Kitabı oku: «Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8», sayfa 8
LUCIFER
On l'apprend dans la terre.
CAÏN
Mais pourrai-je le connaître?
LUCIFER
Comme je n'ai rien de commun avec la mort, je ne puis répondre.
CAÏN
Je ne serais qu'une poussière tranquille, il n'y aurait pas de mal; et que n'ai-je jamais été autre chose!
LUCIFER
Ce vœu est ignoble; il est même indigne de ton père: car, du moins, il souhaita de connaître.
CAÏN
Mais non pas de vivre; car il eût dépouillé l'arbre de vie.
LUCIFER
Il en fut empêché.
CAÏN
Erreur mortelle, de n'avoir pas d'abord cueilli ce fruit; mais avant de ravir la science, il ne connaissait pas la mort. Hélas! à peine si j'entrevois ce qu'elle est, et pourtant je la redoute: – je tremble devant ce que j'ignore!
LUCIFER
Et moi, je ne crains rien, parce que je connais tout: voilà quelle est la vraie science.
CAÏN
Veux-tu m'apprendre tout?
LUCIFER
Oui, à une condition.
CAÏN
Désigne-la.
LUCIFER
C'est que tu t'inclineras pour adorer en moi-ton seigneur.
CAÏN
Tu n'es pas le seigneur que mon père adore.
LUCIFER
Non.
CAÏN
Es-tu son égal?
LUCIFER
Non; – je n'ai rien de commun avec lui! je ne le voudrais pas. Je veux être au-dessus, – au-dessous, tout enfin, plutôt que de partager ou de reconnaître son pouvoir. Je reste à part, mais pourtant je suis grand; – il en est beaucoup qui m'adorent, un plus grand nombre encore m'adorera dans la suite: – sois au nombre des premiers.
CAÏN
Jusqu'à présent, je ne me suis pas incliné devant le Dieu de mon père, bien que mon frère Abel me conjurât souvent de me joindre à lui dans un commun sacrifice: – pourquoi fléchirais-je devant toi?
LUCIFER
N'as-tu jamais fléchi le genou devant lui?
CAÏN
Je te l'ai dit; – et quel besoin de le dire? ta science suprême ne doit-elle pas te l'apprendre?
LUCIFER
Celui qui n'a pas fléchi devant lui s'incline devant moi!
CAÏN
Je ne fléchis devant personne.
LUCIFER
Tu n'en es pas moins mon adorateur: lui refuser son hommage, c'est par cela même me l'accorder.
CAÏN
Que veux-tu dire?
LUCIFER
Tu le sauras-et bientôt.
CAÏN
Découvre-moi du moins le mystère de mon existence.
LUCIFER
Suis-moi où je te conduirai.
CAÏN
Mais je dois retourner pour travailler à la terre; – j'ai promis-
LUCIFER
Quoi?
CAÏN
De cueillir les prémices de quelques fruits.
LUCIFER
Pourquoi?
CAÏN
Pour les offrir sur un autel avec Abel.
LUCIFER
N'as-tu pas dit que jamais tu n'avais fléchi devant celui qui t'a créé?
CAÏN
Oui; – mais les vives instances d'Abel m'ont entraîné: l'offrande est plutôt la sienne que la mienne, – et Adah-
LUCIFER
Pourquoi hésiter ainsi?
CAÏN
C'est ma sœur, née le même jour, des mêmes entrailles; elle m'a arraché à force de pleurs cette promesse: car pour ne pas la voir pleurer, il me semble que je supporterais tout, et que j'adorerais tout.
LUCIFER
Alors, suis-moi!
CAÏN
Volontiers.
(Entre Adah.)
ADAH
Mon frère, je viens vers toi; c'est l'heure du repos et du bonheur, – et nous en jouissons moins en ton absence. Tu n'as pas travaillé ce matin; mais j'ai fait nos deux tâches. Viens! les fruits sont mûrs; ils sont colorés comme la lumière à laquelle ils doivent leur saveur: viens!
CAÏN
Ne vois-tu pas?
ADAH
Je vois un ange; nous en avons vu beaucoup. Voudrait-il partager nos instans de repos? – il est le bien-venu.
CAÏN
Il ne ressemble pas aux anges que nous avons vus.
ADAH
Est-ce qu'il en est d'autres? Il est le bien-venu, s'il leur ressemble. Ils n'ont pas dédaigné de s'asseoir quelquefois à notre table. – Que veut-il?
CAÏN, à Lucifer
Le veux-tu?
LUCIFER
Et toi, veux-tu être à moi?
CAÏN
Il faut que je m'éloigne avec lui.
ADAH
Quoi! nous laisser?
CAÏN
Oui.
ADAH
Moi!
CAÏN
Chère Adah!
ADAH
Laisse-moi te suivre.
LUCIFER
Non! elle ne le doit pas.
ADAH
Qui es-tu pour te mettre ainsi entre nos deux cœurs?
CAÏN
C'est un dieu.
ADAH
Comment le sais-tu?
CAÏN
Il parle comme un dieu.
ADAH
Le serpent aussi, et il mentait.
LUCIFER
Tu te trompes, Adah! – L'arbre dont il parlait n'était-il pas celui de la science?
ADAH
Oui, – pour notre malheur éternel.
LUCIFER
Encore ce malheur était-il la science: – il n'a donc pas menti. S'il vous a perdus, il n'a pas, du moins, trahi la vérité; et l'essence de la vérité ne peut être que bonne.
ADAH
Tout ce que nous savons d'elle, c'est qu'elle a réuni sur nos têtes tous les maux: expulsion de notre patrie, terreur, travail, sueur et lassitude; regrets du passé, espérance de ce qui ne se réalise pas. Caïn! ne va pas avec cet esprit; souffre encore ce que nous avons déjà souffert, et aime-moi. – Je t'aime.
LUCIFER
Tu l'aimes? Quoi! plus que ta mère et que ton père?
ADAH
Oui; est-ce un péché encore?
LUCIFER
Non, – pas encore; mais plus tard c'en sera un-pour vos enfans.
ADAH
Comment! ma fille ne pourra-t-elle pas aimer son frère Énoch?
LUCIFER
Comme tu aimes Caïn? non.
ADAH
O mon Dieu! ils ne s'aimeraient pas? ils ne reproduiraient pas des êtres aimans comme eux? N'ont-ils pas sucé le lait du même sein? Leur père n'était-il pas sorti des mêmes flancs, et à la même heure que moi? Ne nous aimons-nous pas l'un l'autre? et multipliant notre existence, ne multiplions-nous pas des êtres qui se chériront encore, et comme je te chéris, mon Caïn? Oh! ne va pas avec cet esprit; il n'est pas des nôtres.
LUCIFER
Le péché dont je parle n'est pas de mon œuvre; en vous, il ne peut être un péché, – bien qu'il le paraisse dans ceux auxquels vous transmettrez votre humanité.
ADAH
Qu'est-ce qu'un péché qui n'est pas péché en lui-même? Les circonstances peuvent-elles tour à tour transformer le péché en vertu? – S'il en est ainsi, nous sommes donc les esclaves de-
LUCIFER
Des êtres plus élevés que vous sont esclaves; et de plus élevés qu'eux ont préféré la liberté des tortures aux lentes agonies d'une adulation qui s'exhalait en hymnes, en concerts, en prières intéressées vers le Tout-Puissant, non parce qu'il inspirait de l'amour, mais parce qu'il était tout-puissant, parce qu'il éveillait leur ambition ou leur terreur.
ADAH
La toute-puissance doit s'unir à la toute-bonté.
LUCIFER
Alors, que signifie Éden?
ADAH
Démon! ne me tente pas par ta beauté; plus que le serpent, tu es beau: tu es aussi menteur que lui.
LUCIFER
Aussi sincère. Demandez à Ève, votre mère; n'a-t-elle pas conquis la science du bien et du mal?
ADAH
O ma mère! tu as cueilli un fruit plus fatal à tes descendans qu'à toi-même. Toi, du moins, tu as passé ta jeunesse dans le paradis, jouissant de l'innocence et du bonheur de converser avec des esprits bienheureux; pour nous, tes enfans, ignorans de l'Éden, nous vivons environnés par les démons qui, s'emparant des paroles de Dieu, nous séduisent, en profitant de nos propres pensées, de nos regrets et de notre curiosité. – Ainsi devins-tu la proie du serpent dans tes plus beaux jours de simplicité, de candeur et de joie. Je ne sais que répondre à l'être immortel qui se tient devant moi; je ne puis le détester; je le contemple avec une inquiétude qui n'est pas sans charme, et pourtant je ne puis m'éloigner de lui. Dans son regard est une attraction magique qui fixe sur les siens mes yeux éblouis; mon cœur bat avec rapidité; je tremble, et pourtant je me rapproche plus près, – toujours plus près. Caïn! ô Caïn! défends-moi de lui!
CAÏN
Pourquoi craindre, mon Adah? ce n'est pas un mauvais ange.
ADAH
Ce n'est pas Dieu; – il n'est pas à Dieu. J'ai vu les chérubins et les séraphins: il ne regarde pas comme eux.
CAÏN
Mais il est des esprits plus élevés encore: – les archanges.
LUCIFER
De plus élevés encore que les archanges.
ADAH
Oui; – mais ils ne sont pas heureux.
LUCIFER
Si le bonheur consiste dans l'esclavage, – non.
ADAH
J'ai entendu dire que les séraphins aimaient le plus, – les chérubins connaissaient le mieux: – celui-ci doit être un chérubin, – car il n'aime pas.
LUCIFER
Et si la science la plus élevée affaiblit l'amour, comment se fait-il que vous cessiez d'aimer en commençant à connaître? Puisque les chérubins qui savent tout, aiment le moins, l'amour des séraphins ne peut être que l'ignorance: qu'ils soient incompatibles, la sentence portée contre tes malheureux parens le prouve assez. Choisissez donc entre l'amour et la science: – il n'est pas d'autre choix. Votre père s'est déjà décidé: son culte n'est que de la peur.
ADAH
O Caïn! choisis l'amour.
CAÏN
Oui, pour toi, chère Adah! mais le choix est inutile: – il est né avec moi; – je n'aime rien de plus.
ADAH
Et nos parens?
CAÏN
Nous aimaient-ils quand ils enlevèrent de l'arbre ce qui nous exila tous du paradis?
ADAH
Alors nous n'étions pas née; – et quand nous l'aurions été, ne devrions-nous pas les aimer, ainsi que nos enfans, Caïn?
CAÏN
Mon petit Énoch! et sa sœur encore bégayante! Ah! si je pouvais les croire heureux, j'oublierais à demi-mais jamais on ne l'oubliera, même après trois milliers de générations! jamais les hommes ne chériront la mémoire de l'homme qui, dans la même heure, perpétua la source du mal et de l'humanité. Ils se sont emparés de l'arbre de la science et du péché; – non contens de leur propre infortune, ils nous ont imposé, à moi, – à toi, au petit nombre des êtres aujourd'hui vivans, à la multitude innombrable des êtres à venir, l'obligation d'hériter d'une agonie que le tems ne peut qu'accroître encore! – Et je serai le père de tant d'infortunés! et ta beauté, ton amour, – ma tendresse, les momens ravissans écoulés dans tes bras; tout ce que nous aimons dans nous-mêmes et dans nos enfans, doit les conduire, après de longues années de péchés et de douleur, – ou même après quelques instans également pénibles, et mêlés à peine d'une courte lueur de plaisir; tout cela doit les mener à la mort, – ce fantôme inconnu! Non! l'arbre de la science n'a pas acquitté sa promesse: – s'ils ont péché, ils devaient du moins, en échange, savoir tout ce qui est du domaine de la science, et, par conséquent, les mystères qui environnent la mort! Que savent-ils? – qu'ils sont misérables. Quel besoin de serpens et de fruits pour nous l'apprendre?
ADAH
Je ne serais pas à plaindre, Caïn, si tu étais heureux. -
CAÏN
Sois donc heureuse seule: – je ne veux pas d'un bonheur qui m'avilit, moi et les miens.
ADAH
Seule, je ne pourrais, je ne voudrais pas être heureuse; mais je pense qu'entourée de leurs bras je puis l'être, en dépit de la mort que je ne redoute pas, puisque je l'ignore, bien qu'elle paraisse un fantôme terrible, – si j'en juge d'après ce que j'en entends dire.
LUCIFER
Et, dis-tu, tu pourrais être heureuse seule?
ADAH
Seule! O mon Dieu! qui pourrait être heureux ou bon dans la solitude? L'isolement est à mes yeux un péché; si ce n'est quand je pense que bientôt je reverrai mon frère, son frère, nos enfans et nos parens.
LUCIFER
Ton Dieu est pourtant seul: est-il heureux, est-il bon?
ADAH
Tu te trompes; il a les anges et les mortels à rendre heureux: son bonheur consiste à le répandre autour de lui; et quel bonheur peut-il exister qu'on ne cherche à répandre?
LUCIFER
Interrogez votre père sur son exil d'Éden, – sur son premier-né; – interrogez votre propre cœur: il n'est pas tranquille.
ADAH
Hélas! non; et vous-êtes-vous du ciel?
LUCIFER
Si je n'en suis pas, jugez quel est ce bonheur universel que se plaît à répandre (comme vous le dites) ce créateur tout-puissant et souverainement bon de la vie et des choses vivantes; c'est là son secret, et il le garde. Nous devons souffrir, quelques-uns de nous doivent résister, et le tout en vain, à entendre ces séraphins. Mais il faut en faire l'épreuve, puisque d'ailleurs nous ne serions pas mieux. Il y a dans les esprits un sens qui leur indique toujours le juste, comme au sein des nuits vos yeux, jeunes mortels, se dirigent naturellement vers l'étoile vigilante qui annonce le matin.
ADAH
C'est une ravissante étoile; sa beauté me force à l'aimer.
LUCIFER
Et pourquoi ne l'adorez-vous pas?
ADAH
Notre père n'adore que l'être invisible.
LUCIFER
Le symbole de l'invisible est ce qu'il y a de plus ravissant dans ce qui est visible; et cet astre brillant est le conducteur de l'armée céleste.
ADAH
Notre père dit qu'il a vu le Dieu même qui le créa, lui et ma mère.
LUCIFER
Toi, l'as-tu vu!
ADAH
Oui, – dans ses œuvres.
LUCIFER
Mais en lui-même?
ADAH
Non, – si ce n'est dans mon père qui est l'image de Dieu, ou dans ses anges qui te ressemblent, – plus brillans encore, mais moins beaux, et d'un aspect moins imposant. Ils nous apparaissent éclatans comme le silencieux milieu du jour; mais pour toi, tu ressembles à la nuit éthérée, quand de longs et blancs nuages croisent l'immensité violette, quand d'innombrables étoiles étincellent sur l'admirable et mystérieuse voûte entourée d'objets qui semblent tentés de briller comme le soleil; leur beauté, leur multitude, leurs mouvemens, leurs doux rayons, tout nous entraîne vers eux: ils remplissent mes yeux de larmes; tu produis sur moi le même effet. Tu ne sembles pas heureux; ah! ne nous entraîne pas dans ton malheur, et je pleurerai sur toi.
LUCIFER
Hélas! ces pleurs! tu ne sais pas quels océans doivent en être répandus-
ADAH
Par moi?
LUCIFER
Par tous.
ADAH
Comment, tous?
LUCIFER
Par des millions, des myriades, – par toute la terre peuplée, – la terre non peuplée, – par l'enfer toujours encombré des êtres dont ton sein doit être le germe.
ADAH
O Caïn! cet esprit nous maudit.
CAÏN
Laisse-le dire; je veux le suivre.
ADAH
Où?
LUCIFER
Dans un endroit d'où il pourra revenir vers toi dans une heure; mais d'ici là, il verra des objets de plusieurs siècles.
ADAH
Comment cela peut-il être?
LUCIFER
Votre créateur n'a-t-il pas fait en quelques jours, du débris des anciens mondes, celui que vous habitez? et moi qui l'ai aidé dans cette œuvre, ne pourrais-je montrer dans une heure ce qu'il a fait en plusieurs, ou détruit en moins de tems encore?
CAÏN
Je suis prêt à te suivre.
ADAH
Mais dans une heure, reviendra-t-il sain et sauf?
LUCIFER
Oui. Pour nous, les actes sont indépendans des entraves du tems; nous pouvons franchir en une heure l'éternité, ou bien transporter dans le cercle d'une heure tout ce que l'éternité renferme. Notre souffle ne se règle pas comme celui des mortels-mais cela est un mystère. Caïn, viens avec moi.
ADAH
Reviendra-t-il?
LUCIFER
Oui, femme! lui seul entre tous les mortels (le premier et le dernier, à l'exception d'un…) reviendra de ces lieux, et te sera rendu pour peupler avec toi cette contrée silencieuse et aride, comme le sera votre monde, aujourd'hui borné à quelques habitans.
ADAH
Où demeures-tu?
LUCIFER
Au milieu des espaces. Où devrais-je demeurer? près de ton ou tes dieux: – il n'en est rien. C'est en ma présence que toutes les divisions s'opèrent; la vie et la mort, – le tems et l'éternité, – le ciel et la terre. – Ce qui n'est ni ciel ni terre est habité de l'ombre de ceux qui jadis l'habitaient ou plus tard l'habiteront: – voilà mes domaines! Du moins puis-je les séparer de son empire, et posséder un royaume qui n'est pas sien; et si je n'étais pas ce que je dis, pourrais-je demeurer en ces lieux? vous ne faites qu'entrevoir ses anges.
ADAH
En effet; ils apparurent quand le beau serpent parla pour la première fois à notre mère.
LUCIFER
Caïn! tu m'as entendu. Soupires-tu après la science? je puis assouvir ta soif: je ne te demande pas de partager des fruits qui pourraient te ravir un seul des biens que vous ait laissés le vainqueur. Suis-moi.
CAÏN
Esprit! je l'ai dit.
(Caïn et Lucifer sortent.)
ADAH s'écrie en les suivant:
Caïn! Caïn! mon frère!
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
(L'abîme de l'espace.)
CAÏN, LUCIFER
CAÏN
Je foule l'air et ne tombe pas; cependant je tremble de tomber.
LUCIFER
Si tu as foi en moi, les airs te soutiendront, les airs dont je suis souverain.
CAÏN
Mais puis-je le faire sans impiété?
LUCIFER
Croire est ne pas tomber, douter est périr! Tel est l'édit que porte l'autre Dieu, celui qui me donne devant ses anges le nom de Démon. Ce nom, ils le répètent en écho à des êtres misérables qui, ne connaissant rien au-dessus de leurs sens rétrécis, s'inclinent devant le mot qui frappe leur oreille, et croient toujours sincèrement le bien ou le mal que l'on proclame devant leur faiblesse. Je n'exige rien de pareil: honore-moi ou ne m'honore pas, tu franchiras des mondes au-delà de ton petit monde; quelques doutes conçus par toi durant ta fragile existence ne seront pas récompensés par des tortures de ma conception. Une heure viendra qu'en planant sur quelques gouttes d'eau, un homme dira à un homme: Crois en moi, et marche sur les eaux; alors l'homme pourra braver les vagues en sécurité. Je ne te dirai pas: Crois en moi, comme la condition de ton salut; mais: Suis mes pas sur le gouffre des espaces, et je te montrerai ce que tu ne pourras prendre pour un mensonge, l'histoire des mondes passés, présens et futurs.
CAÏN
O dieu, démon, ou ce que tu peux être, est-ce là votre terre?
LUCIFER
Eh quoi! tu ne reconnais pas la poussière dont votre père fut formé?
CAÏN
Se peut-il? Ce petit cercle bleu nageant dans l'espace éthéré, et près de lui un cercle plus étroit encore, et dont la lueur rappelle celle de notre nuit terrestre; est-ce là notre paradis?
LUCIFER
Indique-moi la position de ce paradis.
CAÏN
Comment le pourrais-je? A mesure que nous avançons, il devient toujours plus petit; et en diminuant progressivement, il s'entoure d'une auréole semblable à la lumière qui jaillit de la plus belle des étoiles, quand je la contemple des limites du paradis. En nous écartant, je crois les voir toutes deux se joindre aux innombrables étoiles qui nous entourent, et augmenter ainsi leur multitude infinie.
LUCIFER
Et s'il existait des mondes plus grands que le tien, habités par des formes plus grandes; si ces mondes étaient plus nombreux que la poussière de la triste terre, multipliée comme elle le sera en atomes animés, tous vivans, tous condamnés au malheur et à la mort, que penserais-tu?
CAÏN
Je serais fier de la pensée qui comprend de telles choses.
LUCIFER
Mais si cette haute pensée était enchaînée à une masse servile de matière; si, connaissant de telles choses, aspirant après elles, et après une science encore plus élevée, tu demeurais l'esclave des besoins les plus grossiers et les plus misérables; si tes plaisirs les plus purs n'étaient qu'un avilissement déguisé, une illusion énervante et honteuse, dont le seul but serait de t'entraîner à renouveler des corps et des ames toutes condamnées à la même fragilité, presque toutes à la même infortune-
CAÏN
Esprit! je ne connais pas la mort, si ce n'est que c'est un être terrible, un hideux héritage qu'avec la vie je dois à mes parens, et dont je les ai entendu parler; double et triste héritage, autant que j'en puis juger encore. Mais enfin, si notre sort est tel que tu me le dépeins (et je sens en moi le douloureux pressentiment de la vérité), permets-moi de mourir ici; car donner le jour à des êtres dont le partage serait de souffrir longues années, et puis enfin mourir, ce n'est après tout que propager la mort et multiplier le meurtre.
LUCIFER
Tu ne peux pas mourir tout-à-fait; – il est quelque chose qui doit survivre.
CAÏN
L'autre n'en a rien dit à mon père, quand il le chassa du paradis, avec la mort écrite sur son front. Mais au moins laisse-moi détruire ce qu'il y a de mortel en moi, pour que je sois, quant au reste, semblable aux anges.
LUCIFER
Je suis de l'essence angélique: voudrais-tu me ressembler?
CAÏN
Je ne sais pas ce que tu es: je sens ton pouvoir. Tu me montres des objets qui surpassent mes facultés, et qu'il ne serait pas en ma puissance de voir; bien qu'ils soient encore inférieurs à mes désirs et à ma conception.
LUCIFER
Quelles sont-elles, ces conceptions d'un orgueil assez humble pour séjourner avec les vers dans une enveloppe de terre?
CAÏN
Et toi-même, qui es-tu pour affecter un esprit si hautain, pour jouir des priviléges des choses créées et des choses immortelles, et qui cependant sembles dévoré de chagrin?
LUCIFER
Je parais ce que je suis; voilà pourquoi je te demande si tu voudrais être immortel.
CAÏN
Tu l'as dit; il faut, même en dépit de moi, que je sois immortel. Je l'ignorais; – mais puisqu'il le faut, permets-moi, heureux ou malheureux, d'anticiper aujourd'hui sur mon immortalité.
LUCIFER
Tu l'anticipais avant de me connaître.
CAÏN
Comment?
LUCIFER
En souffrant.
CAÏN
Les tourmens seraient-ils immortels?
LUCIFER
Nous verrons, moi et tes fils. Mais regarde maintenant, n'es-tu pas ravi?
CAÏN
Que vois-je, et qu'êtes-vous, magnifiques espaces que l'imagination n'aurait pu rêver? Qu'êtes-vous, globes infinis d'une lumière toujours plus éblouissante? Quel est ce désert azuré, ces champs de l'air sans bornes où vous roulez, semblables aux feuilles que je voyais flotter sur les ondes limpides de l'Éden? Votre course est-elle mesurée? ou parcourez-vous un espace sans bornes, un univers aérien toujours nouveau, auquel mon ame, éblouie par l'idée de l'éternité, ne peut penser sans vertige? O dieu! dieux! ou qui que vous soyez! que vous êtes beaux à contempler! quelle merveille dans vos effets ou dans vos accidens! Que je meure comme un atôme (s'il en est qui meurent), ou que je sois initié au mystère de votre nature! Mes pensées, en ce moment, ne sont pas aussi indignes que la poussière qui les recèle, des objets que je contemple. Esprit! donne-moi la mort, ou laisse-moi approcher davantage.
LUCIFER
N'es-tu pas assez près? Baisse les yeux vers votre terre!
CAÏN
Ou est-elle? je ne vois plus rien qu'une masse d'innombrables lueurs.
LUCIFER
Regarde-là.
CAÏN
Je ne vois rien.
LUCIFER
Elle brille cependant encore.
CAÏN
Quoi! ce point imperceptible?
LUCIFER
Oui.
CAÏN
Se peut-il? J'ai vu des vers luisans et d'autres insectes lumineux étinceler sur les gazons dans un sombre crépuscule; ils répandaient un éclat plus vif que le monde qui les contient.
LUCIFER
Eh bien! tu as vu briller des vers et des mondes; – qu'en penses-tu?
CAÏN
Qu'ils sont beaux chacun dans leur propre sphère; et qu'au milieu des nuits auxquelles ils doivent leur beauté, l'imperceptible insecte, dans sa course lumineuse, et l'étoile immortelle, dans son immense carrière, doivent également être guidés.
LUCIFER
Mais comment et par qui?
CAÏN
Montre-le-moi.
LUCIFER
Oses-tu le demander?
CAÏN
N'ai-je pas osé connaître ce que j'oserai en ce moment voir? Tu ne m'as rien montré qui satisfasse encore mon imagination.
LUCIFER
Avance donc avec moi. Veux-tu contempler les objets mortels ou immortels?
CAÏN
Que vois-je là?
LUCIFER
Des objets qui participent des deux natures: lequel saisit le plus ton cœur?
CAÏN
Les choses que je vois.
LUCIFER
Mais qui te frappe le plus?
CAÏN
Les choses que je n'ai vues et ne verrai jamais: – les mystères de la mort.
LUCIFER
Mais si je te montre les choses qui sont mortes, comme je t'ai montré plusieurs de celles qui ne mourront pas?
CAÏN
Fais-le.
LUCIFER
Avance donc sur nos ailes puissantes.
CAÏN
Oh! comme nous fendons les airs! les astres s'éteignent peu à peu. La terre! où est ma terre? Laisse-moi, que je la regarde encore; c'est d'elle que je fus formé.
LUCIFER
Elle est aujourd'hui moins que toi dans l'univers. Cependant, ne crois pas pouvoir lui échapper; bientôt tu lui seras rendu et à toute sa vile poussière: c'est une partie de ton éternité et de la mienne.
CAÏN
Où me conduis-tu?
LUCIFER
A ce qui existait avant toi. C'est le fantôme d'un monde dont le tien n'offre que les débris.
CAÏN
Eh quoi! notre monde n'est-il pas nouveau?
LUCIFER
Pas plus que ne l'est la vie, et ce qui était avant que toi ou moi ne fussions, et les objets qui nous semblent plus grands que moi-même. Maintes choses n'auront pas de fin; quelques-unes, prétendant n'avoir pas eu de commencemens, en ont eu d'aussi misérables que le tien; et si de plus nobles substances ont été éteintes, c'est pour faire place à d'autres plus méprisables que nous ne pourrions l'imaginer: car il n'y a d'éternellement immobile que les momens et l'espace. Le changement n'est pas la mort, si ce n'est pour la matière; mais tu es matière, et tu ne peux comprendre que les êtres de la même nature: je t'en montrerai.
CAÏN
Matière, esprits, je puis contempler tout ce que tu voudras.
LUCIFER
Avance donc!
CAÏN
Les astres disparaissent; quelques-uns, au contraire, s'agrandissent à notre approche, et semblent de véritables mondes.
LUCIFER
Ce qu'ils sont en effet.
CAÏN
Quoi! chacun d'eux aurait-il un Éden?
LUCIFER
Peut-être.
CAÏN
Et des hommes?
LUCIFER
Oui, ou des êtres plus grands.
CAÏN
Ont-ils aussi des serpens?
LUCIFER
Voudrais-tu des hommes sans serpens, et que nul ne pût ramper à l'exception de tes semblables?
CAÏN
Comme tous les flambeaux disparaissent! Où fuyons-nous?
LUCIFER
Vers le monde des fantômes; celui des êtres passés, et des ombres qui n'existent pas encore.
CAÏN
Mais l'obscurité augmente de plus en plus; – il n'y a plus d'astres.
LUCIFER
Cependant tu vois encore.
CAÏN
Sinistre lumière! pas de lune, pas de soleil, pas une immensité d'étoiles. L'azur nuancé de pourpre de la nuit disparaît lui-même en un crépuscule glacial; je vois des masses épaisses, mais elles ne ressemblent pas aux mondes que tu viens de me montrer, et qui, environnés de lumières, semblaient encore pleins de vie, quand avait disparu leur atmosphère radieuse; déroulant alors aux yeux surpris les formes variées de profondes vallées ou de vastes montagnes; quelques-uns lançant des jets de feu, d'autres déployant de vastes plaines liquides, d'autres placés à quelques pas de comètes étincelantes et de lunes régulières qui semblaient prendre les traits capricieux de ces belles terres: – mais ici, tout est sombre et terrible.
LUCIFER
Rien, toutefois, n'y semble confus. Tu demandes à voir la mort et les objets morts?
CAÏN
Je ne le demande pas; mais comme je sais qu'il en existe, et que, par le péché de mon père, nous sommes condamnés, lui, moi, et tous ceux qui nous remplaceront, à la subir, je veux la voir une fois de mon plein gré, avant d'être un jour entraîné à la voir malgré moi.
LUCIFER
Regarde.
CAÏN
C'est la nuit.
LUCIFER
C'est ainsi qu'elle sera toujours; mais franchissons le seuil.
CAÏN
D'énormes nuages l'environnent; – quel est ceci?
LUCIFER
Entre.
CAÏN
Pourrai-je revenir?
LUCIFER
Revenir! assurément. Comment pourrait être d'ailleurs peuplé cet empire? Son enceinte actuelle est déserte auprès de ce qu'elle doit être, grâce aux tiens et à toi-même.
CAÏN
Les vapeurs s'épaississent de plus en plus; elles forment autour de nous des cercles fantastiques.
LUCIFER
Avance!
CAÏN
Mais toi?
LUCIFER
Ne crains rien; tu ne pourrais sans moi entrer dans ce royaume. En avant!
(Ils disparaissent à travers les nuages.)
SCÈNE II
(Le séjour des ombres.)
Entrent LUCIFER et CAÏN
CAÏN
Quel silence! quelle obscure immensité! Ils ne semblent former qu'un seul être, et cependant ces mondes sont plus peuplés que les orbes brillans et lumineux qui parsèment les champs supérieurs de l'air. Telle était cependant leur multitude, que je les prenais plutôt pour de légères étincelles égarées dans les célestes espaces, que pour des mondes habités eux-mêmes; mais en m'approchant davantage, je m'aperçus qu'ils se transformaient en autant de mondes matériels, faits plutôt pour servir de demeure à la vie, que pour vivre par eux-mêmes. Ici, au contraire, tout est si ténébreux, ou d'une lueur si épaisse, qu'on y reconnaît l'image d'un jour qui n'est plus.
LUCIFER
C'est le royaume de la mort. – Désires-tu la voir maintenant?
CAÏN
Comment répondrais-je avant de savoir précisément ce qu'elle est? Mais si j'en juge d'après les longues homélies de mon père, c'est une chose-grand Dieu! je n'ose y penser! Maudit soit celui qui inventa la vie pour conduire à la mort! ou bien maudite la grossière masse de vie qui ne put retenir ses priviléges, et transmit les conséquences de son crime aux innocens eux-mêmes!
LUCIFER
Tu maudis ton père?
CAÏN
Ne m'a-t-il pas maudit en me donnant le jour? Ne m'a-t-il pas maudit avant ma naissance, en osant arracher le fruit défendu?
LUCIFER
Tu dis vrai: entre ton père et toi la malédiction est mutuelle. Mais tes enfans et ton frère?
CAÏN
Qu'ils la partagent avec moi; qu'ils héritent de ce qu'on m'a légué. Mais vous, royaumes obscurs, séjour d'ombres éternelles et de formes immenses, les unes complètement tracées, les autres indistinctes, mais toutes également imposantes et mélancoliques: – qui êtes-vous? Vivez-vous, ou vécûtes-vous un jour?
LUCIFER
Quelque chose de l'un et de l'autre.
CAÏN
Alors, qu'est-ce que la mort?
LUCIFER
Eh quoi! celui qui vous a créés ne vous a-t-il pas dit qu'il existait une autre vie?
CAÏN
Jusqu'à présent, il ne nous a dit qu'une chose: c'est que nous devions tous mourir.
LUCIFER
Peut-être vous dévoilera-t-il un jour le reste.
CAÏN
Jour heureux!
LUCIFER
Oui, heureux! quand à travers d'inexprimables agonies, avant-courières d'agonies éternelles, il sera révélé à une multitude innombrable d'êtres animés, qu'ils n'ont reçu la vie que pour souffrir à jamais!
CAÏN
Quels sont ces fantômes puissans que je vois flotter autour de moi? – Ils n'ont pas la forme des intelligences que j'ai vu errer autour de notre regretté paradis; ils n'ont pas celle de l'homme, telle que je l'ai remarquée dans Adam, dans Abel et en moi-même, ni dans mes sœurs, ni dans mes enfans. Toutefois, leur aspect, différent de celui des hommes et des anges, révèle des substances qui, s'ils le cèdent aux derniers; semblent l'emporter sur mes semblables; altiers, fiers, d'une beauté et d'une force remarquable, mais d'une expression inexplicable, jamais rien de tel ne s'offrit à ma vue. Ils n'ont pas l'aile du séraphin, la figure de l'homme, ou la forme des plus grands animaux; ils n'ont rien de ce qui respire aujourd'hui: grands, toutefois, et beaux comme les plus beaux et les plus grands des êtres animés, et cependant si différens d'eux, que je puis à peine supposer qu'ils existent.
LUCIFER
Ils vécurent cependant.
CAÏN
Où?
LUCIFER
Où tu vis toi-même.
CAÏN
Quand?
LUCIFER
Ils ont habité sur ce que tu nommes aujourd'hui la terre.
CAÏN
Adam est pourtant le premier.
LUCIFER
De ta race, je l'avoue; – mais il est en même tems le dernier de ceux-là.
CAÏN
Et quels sont-ils?
LUCIFER
Ce que tu seras.
CAÏN
Mais enfin, qu'étaient-ils?
LUCIFER
Vivans, forts, intelligens, bons, grands et glorieux; des êtres en tout aussi supérieurs à ton père, dans l'Éden, que toi et ton fils le serez à votre soixante-millième génération, lorsqu'elle aura atteint le dernier degré de dégradation; – et juge, par ta propre faiblesse, de ce qu'ils devront être.
CAÏN
O ciel! et tous ils ont péri?
LUCIFER
Ils ont quitté leur terre comme tu quitteras la tienne.
CAÏN
Mais la mienne fut-elle la leur?