Kitabı oku: «Consuelo», sayfa 6
X. La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermée au verrou…
La veille du jour solennel, Anzoleto trouva la porte de Consuelo fermée au verrou, et, après qu’il eut attendu presque un quart d’heure sur l’escalier, il fut admis enfin à voir son amie revêtue de sa toilette de fête, dont elle avait voulu faire l’épreuve devant lui. Elle avait une jolie robe de toile de Perse à grandes fleurs, un fichu de dentelles, et de la poudre. Elle était si changée ainsi, qu’Anzoleto resta quelques instants incertain, ne sachant si elle avait gagné ou perdu à cette transformation. L’irrésolution que Consuelo lut dans ses yeux fut pour elle un coup de poignard.
Ah! tiens, s’écria-t-elle, je vois bien que je ne te plais pas ainsi. À qui donc semblerai-je supportable, si celui qui m’aime n’éprouve rien d’agréable en me regardant?
– Attends donc un peu, répondit Anzoleto; d’abord je suis frappé de ta belle taille dans ce long corsage, et de ton air distingué sous ces dentelles. Tu portes à merveille les larges plis de ta jupe. Mais je regrette tes cheveux noirs… du moins je le crois… Mais c’est la tenue du peuple, et il faut que tu sois demain une signora.
– Et pourquoi faut-il que je sois une signora? Moi, je hais cette poudre qui affadit, et qui vieillit les plus belles. J’ai l’air empruntée sous ces falbalas; en un mot, je me déplais ainsi, et je vois que tu es de mon avis. Tiens, j’ai été ce matin à la répétition, et j’ai vu la Clorinda qui essayait aussi une robe neuve. Elle était si pimpante, si brave, si belle (oh! celle-là est heureuse, et il ne faut pas la regarder deux fois pour s’assurer de sa beauté), que je me sens effrayée de paraître à côté d’elle devant le comte.
– Sois tranquille, le comte l’a vue; mais il l’a entendue aussi.
– Et elle a mal chanté?
– Comme elle chante toujours.
– Ah! mon ami, ces rivalités gâtent le cœur. Il y a quelque temps si la Clorinda, qui est une bonne fille malgré sa vanité, eût fait fiasco devant un juge, je l’aurais plainte du fond de l’âme, j’aurais partagé sa peine et son humiliation. Et voilà qu’aujourd’hui je me surprends à m’en réjouir! Lutter, envier, chercher à se détruire mutuellement; et tout cela pour un homme qu’on n’aime pas, qu’on ne connaît pas! Je me sens affreusement triste, mon cher amour, et il me semble que je suis aussi effrayée de l’idée de réussir que de celle d’échouer. Il me semble que notre bonheur prend fin, et que demain après l’épreuve, quelle qu’elle soit, je rentrerai dans cette pauvre chambre, tout autre que je n’y ai vécu jusqu’à présent.»
Deux grosses larmes roulèrent sur les joues de Consuelo.
Eh bien, tu vas pleurer, à présent? s’écria Anzoleto. Y songes-tu? tu vas ternir tes yeux et gonfler tes paupières? Tes yeux, Consuelo! ne va pas gâter tes yeux, qui sont ce que tu as de plus beau.
– Ou de moins laid! dit-elle en essuyant ses larmes. Allons, quand on se donne au monde, on n’a même pas le droit de pleurer.»
Son ami s’efforça de la consoler, mais elle fut amèrement triste tout le reste du jour; et le soir, lorsqu’elle se retrouva seule, elle ôta soigneusement sa poudre, décrêpa et lissa ses beaux cheveux d’ébène, essaya une petite robe de soie noire encore fraîche qu’elle mettait ordinairement le dimanche, et reprit confiance en elle-même en se retrouvant devant sa glace telle qu’elle se connaissait. Puis elle fit sa prière avec ferveur, songea à sa mère, s’attendrit, et s’endormit en pleurant. Lorsque Anzoleto vint la chercher le lendemain pour la conduire à l’église, il la trouva à son épinette, habillée et peignée comme tous les dimanches, et repassant son morceau d’épreuve.
Eh quoi! s’écria-t-il, pas encore coiffée, pas encore parée! L’heure approche. À quoi songes-tu, Consuelo?
– Mon ami, répondit-elle avec résolution, je suis parée, je suis coiffée, je suis tranquille. Je veux rester ainsi. Ces belles robes ne me vont pas. Mes cheveux noirs te plaisent mieux que la poudre. Ce corsage ne gêne pas ma respiration. Ne me contredis pas: mon parti est pris. J’ai demandé à Dieu de m’inspirer, et à ma mère de veiller sur ma conduite. Dieu m’a inspiré d’être modeste et simple. Ma mère est venue me voir en rêve, et elle m’a dit ce qu’elle me disait toujours: Occupe-toi de bien chanter, la Providence fera le reste. Je l’ai vue qui prenait ma belle robe, mes dentelles et mes rubans, et qui les rangeait dans l’armoire; après quoi, elle a placé ma robe noire et ma mantille de mousseline blanche sur la chaise à côté de mon lit. Aussitôt que j’ai été éveillée, j’ai serré la toilette comme elle l’avait fait dans mon rêve, et j’ai mis la robe noire et la mantille: me voilà prête. Je me sens du courage depuis que j’ai renoncé à plaire par des moyens dont je ne sais pas me servir. Tiens, écoute ma voix, tout est là, vois-tu.»
Elle fit un trait.
Juste ciel! nous sommes perdus! s’écria Anzoleto; ta voix est voilée, et tes yeux sont rouges. Tu as pleuré hier soir, Consuelo; voilà une belle affaire! Je te dis que nous sommes perdus, que tu es folle avec ton caprice de t’habiller de deuil un jour de fête; cela porte malheur et cela t’enlaidit. Et vite, et vite! reprends ta belle robe, pendant que j’irai t’acheter du rouge. Tu es pâle comme un spectre.»
Une discussion assez vive s’éleva entre eux à ce sujet. Anzoleto fut un peu brutal. Le chagrin rentra dans l’âme de la pauvre fille; ses larmes coulèrent encore. Anzoleto s’en irrita davantage, et, au milieu du débat, l’heure sonna, l’heure fatale, le quart avant deux heures, juste le temps de courir à l’église, et d’y arriver en s’essoufflant. Anzoleto maudit le ciel par un jurement énergique. Consuelo, plus pâle et plus tremblante que l’étoile du matin qui se mire au sein des lagunes, se regarda une dernière fois dans sa petite glace brisée: puis se retournant, elle se jeta impétueusement dans les bras d’Anzoleto.
Ô mon ami, s’écria-t-elle, ne me gronde pas, ne me maudis pas. Embrasse-moi bien fort, au contraire, pour ôter à mes joues cette pâleur livide. Que ton baiser soit comme le feu de l’autel sur les lèvres d’Isaïe, et que Dieu ne nous punisse pas d’avoir douté de son secours!»
Alors, elle jeta vivement sa mantille sur sa tête, prit ses cahiers, et, entraînant son amant consterné, elle courut aux Mendicanti, où déjà la foule était rassemblée pour entendre la belle musique du Porpora. Anzoleto, plus mort que vif, alla joindre le comte, qui lui avait donné rendez-vous dans sa tribune; et Consuelo monta à celle de l’orgue, où les chœurs étaient déjà en rang de bataille et le professeur devant son pupitre. Consuelo ignorait que la tribune du comte était située de manière à ce qu’il vît beaucoup moins dans l’église que dans la tribune de l’orgue, que déjà il avait les yeux sur elle, et qu’il ne perdait pas un de ses mouvements.
Mais il ne pouvait pas encore distinguer ses traits; car elle s’agenouilla en arrivant, cacha sa tête dans ses mains, et se mit à prier avec une dévotion ardente. Mon Dieu, disait-elle du fond de son cœur, tu sais que je ne te demande point de m’élever au-dessus de mes rivales pour les abaisser. Tu sais que je ne veux pas me donner au monde et aux arts profanes pour abandonner ton amour et m’égarer dans les sentiers du vice. Tu sais que l’orgueil n’enfle pas mon âme, et que c’est pour vivre avec celui que ma mère m’a permis d’aimer, pour ne m’en séparer jamais, pour assurer sa joie et son bonheur, que je te demande de me soutenir et d’ennoblir mon accent et ma pensée quand je chanterai tes louanges.
Lorsque les premiers accords de l’orchestre appelèrent Consuelo à sa place, elle se releva lentement; sa mantille tomba sur ses épaules, et son visage apparut enfin aux spectateurs inquiets et impatients de la tribune voisine. Mais quelle miraculeuse transformation s’était opérée dans cette jeune fille tout à l’heure si blême et si abattue, si effarée par la fatigue et la crainte! Son large front semblait nager dans un fluide céleste, une molle langueur baignait encore les plans doux et nobles de sa figure sereine et généreuse. Son regard calme n’exprimait aucune de ces petites passions qui cherchent et convoitent les succès ordinaires. Il y avait en elle quelque chose de grave, de mystérieux et de profond, qui commandait le respect et l’attendrissement.
Courage, ma fille, lui dit le professeur à voix basse; tu vas chanter la musique d’un grand maître, et ce maître est là qui t’écoute.
– Qui, Marcello? dit Consuelo voyant le professeur déplier les psaumes de Marcello sur le pupitre.
– Oui, Marcello, répondit le professeur. Chante comme à l’ordinaire, rien de plus, rien de moins, et ce sera bien.»
En effet, Marcello, alors dans la dernière année de sa vie, était venu revoir une dernière fois Venise, sa patrie, dont il faisait la gloire comme compositeur, comme écrivain, et comme magistrat. Il avait été plein de courtoisie pour le Porpora, qui l’avait prié d’entendre son école, lui ménageant la surprise de faire chanter d’abord par Consuelo, qui le possédait parfaitement, son magnifique psaume: I cieli immensi narrano. Aucun morceau n’était mieux approprié à l’espèce d’exaltation religieuse où se trouvait en ce moment l’âme de cette noble fille. Aussitôt que les premières paroles de ce chant large et franc brillèrent devant ses yeux, elle se sentit transportée dans un autre monde. Oubliant le comte Zustiniani, les regards malveillants de ses rivales, et jusqu’à Anzoleto, elle ne songea qu’à Dieu et à Marcello, qui se plaçait dans sa pensée comme un interprète entre elle et ces cieux splendides dont elle avait à célébrer la gloire. Quel plus beau thème, en effet, et quelle plus grande idée!
I cieli immensi narrano
Del grande Iddio la gloria;
Il firmamento lucido
All’universo annunzia
Quanto sieno mirabili
Della sua destra le opere.
Un feu divin monta à ses joues, et la flamme sacrée jaillit de ses grands yeux noirs, lorsqu’elle remplit la voûte de cette voix sans égale et de cet accent victorieux, pur, vraiment grandiose, qui ne peut sortir que d’une grande intelligence jointe à un grand cœur. Au bout de quelques mesures d’audition, un torrent de larmes délicieuses s’échappa des yeux de Marcello. Le comte, ne pouvant maîtriser son émotion, s’écria:
Par tout le sang du Christ, cette femme est belle! C’est sainte Cécile, sainte Thérèse, sainte Consuelo! c’est la poésie, c’est la musique, c’est la foi personnifiées!»
Quant à Anzoleto, qui s’était levé et qui ne se soutenait plus sur ses jambes fléchissantes que grâce à ses mains crispées sur la grille de la tribune, il retomba suffoqué sur son siège, prêt à s’évanouir et comme ivre de joie et d’orgueil.
Il fallut tout le respect dû au lieu saint pour que les nombreux dilettanti et la foule qui remplissait l’église n’éclatassent point en applaudissements frénétiques, comme s’ils eussent été au théâtre. Le comte n’eut pas la patience d’attendre la fin des offices pour passer à l’orgue, et pour exprimer son enthousiasme au Porpora et à Consuelo. Il fallut que, pendant la psalmodie des officiants, elle allât recevoir, dans la tribune du comte, les éloges et les remerciements de Marcello. Elle le trouva encore si ému qu’il pouvait à peine lui parler.
Ma fille, lui dit-il d’une voix entrecoupée, reçois les actions de grâce et les bénédictions d’un mourant. Tu viens de me faire oublier en un instant des années de souffrance mortelle. Il me semble qu’un miracle s’est opéré en moi, et que ce mal incessant, épouvantable, s’est dissipé pour toujours au son de ta voix. Si les anges de là-haut chantent comme toi, j’aspire à quitter la terre pour aller goûter une éternité des délices que tu viens de me faire connaître. Sois donc bénie, enfant, et que ton bonheur en ce monde réponde à tes mérites. J’ai entendu la Faustina, la Romanina, la Cuzzoni, toutes les plus grandes cantatrices de l’univers; elles ne te vont pas à la cheville. Il t’est réservé de faire entendre au monde ce que le monde n’a jamais entendu, et de lui faire sentir ce que nul homme n’a jamais senti.»
La Consuelo, anéantie et comme brisée sous cet éloge magnifique, courba la tête, mit presque un genou en terre, et sans pouvoir dire un mot, porta à ses lèvres la main livide de l’illustre moribond; mais en se relevant, elle laissa tomber sur Anzoleto un regard qui semblait lui dire: «Ingrat, tu ne m’avais pas devinée!»
XI. Durant le reste de l’office, Consuelo déploya une énergie et des ressources
Durant le reste de l’office, Consuelo déploya une énergie et des ressources qui répondirent à toutes les objections qu’eût pu faire encore le comte Zustiniani. Elle conduisit, soutint et anima les chœurs, faisant tour à tour chaque partie et montrant ainsi l’étendue prodigieuse et les qualités diverses de sa voix, plus la force inépuisable de ses poumons, ou pour mieux dire la perfection de sa science; car qui sait chanter ne se fatigue pas, et Consuelo chantait avec aussi peu d’effort et de travail que les autres respirent. On entendait le timbre clair et plein de sa voix par-dessus les cent voix de ses compagnes, non qu’elle criât comme font les chanteurs sans âme et sans souffle, mais parce que son timbre était d’une pureté irréprochable et son accent d’une netteté parfaite. En outre elle sentait et elle comprenait jusqu’à la moindre intention de la musique qu’elle exprimait. Elle seule, en un mot, était une musicienne et un maître, au milieu de ce troupeau d’intelligences vulgaires, de voix fraîches et de volontés molles. Elle remplissait donc instinctivement et sans ostentation son rôle de puissance; et tant que les chants durèrent, elle imposa naturellement sa domination qu’on sentait nécessaire. Après qu’ils eurent cessé, les choristes lui en firent intérieurement un grief et un crime; et telle qui, en se sentant faiblir, l’avait interrogée et comme implorée du regard, s’attribua tous les éloges qui furent donnés en masse à l’école du Porpora. À ces éloges, le maître souriait sans rien dire; mais il regardait Consuelo, et Anzoleto comprenait fort bien.
Après le salut et la bénédiction, les choristes prirent part à une collation friande que leur fit servir le comte dans un des parloirs du couvent. La grille séparait deux grandes tables en forme de demi-lune, mises en regard l’une de l’autre; une ouverture, mesurée sur la dimension d’un immense pâté, était ménagée au centre du grillage pour faire passer les plats, que le comte présentait lui-même avec grâce aux principales religieuses et aux élèves. Celles-ci, vêtues en béguines, venaient par douzaines s’asseoir alternativement aux places vacantes dans l’intérieur du cloître. La supérieure, assise tout près de la grille, se trouvait ainsi à la droite du comte placé dans la salle extérieure. Mais à la gauche de Zustiniani, une place restait vacante; Marcello, Porpora, le curé de la paroisse, les principaux prêtres qui avaient officié à la cérémonie, quelques patriciens dilettanti et administrateurs laïques de la Scuola; enfin le bel Anzoleto, avec son habit noir et l’épée au côté, remplissaient la table des séculiers. Les jeunes chanteuses étaient fort animées ordinairement en pareille occasion; le plaisir de la gourmandise, celui de converser avec des hommes, l’envie de plaire ou d’être tout au moins remarquées, leur donnaient beaucoup de babil et de vivacité. Mais ce jour-là le goûter fut triste et contraint. C’est que le projet du comte avait transpiré (quel secret peut tourner autour d’un couvent sans s’y infiltrer par quelque fente?) et que chacune de ces jeunes filles s’était flattée en secret d’être présentée par le Porpora pour succéder à la Corilla. Le professeur avait eu même la malice d’encourager les illusions de quelques-unes, soit pour les disposer à mieux chanter sa musique devant Marcello, soit pour se venger, par leur dépit futur, de tout celui qu’elles lui causaient aux leçons. Ce qu’il y a de certain, c’est que la Clorinda, qui n’était qu’externe à ce conservatoire, avait fait grande toilette pour ce jour-là, et s’attendait à prendre place à la droite du comte; mais quand elle vit cette guenille de Consuelo, avec sa petite robe noire et son air tranquille, cette laideron qu’elle affectait de mépriser, réputée désormais la seule musicienne et la seule beauté de l’école, s’asseoir entre le comte et Marcello, elle devint laide de colère, laide comme Consuelo ne l’avait jamais été, comme le deviendrait Vénus en personne, agitée par un sentiment bas et méchant. Anzoleto l’examinait attentivement, et, triomphant de sa victoire, il s’assit auprès d’elle, et l’accabla de fadeurs railleuses qu’elle n’eût pas l’esprit de comprendre et qui la consolèrent bientôt. Elle s’imagina qu’elle se vengeait de sa rivale en fixant l’attention de son fiancé, et elle n’épargna rien pour l’enivrer de ses charmes. Mais elle était trop bornée et l’amant de Consuelo avait trop de finesse pour que cette lutte inégale ne la couvrît pas de ridicule.
Cependant le comte Zustiniani, en causant avec Consuelo, s’émerveillait de lui trouver autant de tact, de bon sens et de charme dans la conversation, qu’il lui avait trouvé de talent et de puissance à l’église. Quoiqu’elle fût absolument dépourvue de coquetterie, elle avait dans ses manières une franchise enjouée et une bonhomie confiante qui inspirait je ne sais quelle sympathie soudaine, irrésistible. Quand le goûter fut fini, il l’engagea à venir prendre le frais du soir, dans sa gondole avec ses amis. Marcello en fut dispensé, à cause du mauvais état de sa santé. Mais le Porpora, le comte Barberigo, et plusieurs autres patriciens acceptèrent. Anzoleto fut admis. Consuelo, qui se sentait un peu troublée d’être seule avec tant d’hommes, pria tout bas le comte de vouloir bien inviter la Clorinda, et Zustiniani, qui ne comprenait pas le badinage d’Anzoleto avec cette pauvre fille, ne fut pas fâché de le voir occupé d’une autre que de sa fiancée. Ce noble comte, grâce à la légèreté de son caractère, grâce à sa belle figure, à son opulence, à son théâtre, et aussi aux mœurs faciles du pays et de l’époque, ne manquait pas d’une bonne dose de fatuité. Animé, par le vin de Grèce et l’enthousiasme musical, impatient de se venger de sa perfide Corilla, il n’imagina rien de plus naturel que de faire la cour à Consuelo; et, s’asseyant près d’elle dans la gondole, tandis qu’il avait arrangé chacun de manière à ce que l’autre couple de jeunes gens se trouvât à l’extrémité opposée, il commença à couver du regard sa nouvelle proie d’une façon fort significative. La bonne Consuelo n’y comprit pourtant rien du tout. Sa candeur et sa loyauté se seraient refusées à supposer que le protecteur de son ami pût avoir de si méchants desseins; mais sa modestie habituelle, que n’altérait en rien le triomphe éclatant de la journée, ne lui permit pas même de croire de tels desseins possibles. Elle s’obstina à respecter dans son cœur le seigneur illustre qui l’adoptait avec Anzoleto, et à s’amuser ingénument d’une partie de plaisir où elle n’entendait pas malice.
Tant de calme et de bonne foi surprirent le comte, au point qu’il resta incertain si c’était l’abandon joyeux d’une âme sans résistance ou la stupidité d’une innocence parfaite. À dix-huit ans, cependant, une fille en sait bien long, en Italie, je veux dire en savait, il y a cent ans surtout, avec un ami comme Anzoleto. Toute vraisemblance était donc en faveur des espérances du comte. Et cependant, chaque fois qu’il prenait la main de sa protégée, ou qu’il avançait un bras pour entourer sa taille, une crainte indéfinissable l’arrêtait aussitôt, et il éprouvait un sentiment d’incertitude et presque de respect dont il ne pouvait se rendre compte.
Barberigo trouvait aussi la Consuelo fort séduisante dans sa simplicité; et il eût volontiers élevé des prétentions du même genre que celle du comte, s’il n’eût cru fort délicat de sa part de ne pas contrarier les projets de son ami. «À tout seigneur tout honneur, se disait-il en voyant nager les yeux de Zustiniani dans une atmosphère d’enivrement voluptueux. Mon tour viendra plus tard.» En attendant, comme le jeune Barberigo n’était pas trop habitué à contempler les étoiles dans une promenade avec des femmes, il se demanda de quel droit ce petit drôle d’Anzoleto accaparait la blonde Clorinda, et, se rapprochant d’elle, il essaya de faire comprendre au jeune ténor que son rôle serait plutôt de prendre la rame que de courtiser la donzelle. Anzoleto n’était pas assez bien élevé, malgré sa pénétration merveilleuse, pour comprendre au premier mot. D’ailleurs il était d’un orgueil voisin de l’insolence avec les patriciens. Il les détestait cordialement, et sa souplesse avec eux n’était qu’une fourberie pleine de mépris intérieur. Barberigo, voyant qu’il se faisait un plaisir de le contrarier, s’avisa d’une vengeance cruelle.
Parbleu, dit-il bien haut à la Clorinda, voyez donc le succès de votre amie Consuelo! Où s’arrêtera-t-elle aujourd’hui? Non contente de faire fureur dans toute la ville par la beauté de son chant, la voilà qui fait tourner la tête à notre pauvre comte, par le feu de ses œillades. Il en deviendra fou, s’il ne l’est déjà, et voilà les affaires de madame Corilla tout à fait gâtées.
– Oh! il n’y a rien à craindre! répliqua la Clorinda d’un air sournois. Consuelo est éprise d’Anzoleto, que voici; elle est sa fiancée, ils brûlent l’un pour l’autre depuis je ne sais combien d’années.
– Je ne sais combien d’années d’amour peuvent être oubliées en un clin d’œil, reprit Barberigo, surtout quand les yeux de Zustiniani se mêlent de décocher le trait mortel. Ne le pensez-vous pas aussi, belle Clorinda?»
Anzoleto ne supporta pas longtemps ce persiflage. Mille serpents se glissaient déjà dans son cœur. Jusque-là il n’avait eu ni soupçon ni souci de rien de pareil: il s’était livré en aveugle à la joie de voir triompher son amie; et c’était autant pour donner à son transport une contenance, que pour goûter un raffinement de vanité, qu’il s’amusait depuis deux heures à railler la victime de cette journée enivrante. Après quelques quolibets échangés avec Barberigo, il feignit de prendre intérêt à la discussion musicale que le Porpora soutenait sur le milieu de la barque avec les autres promeneurs; et, s’éloignant peu à peu d’une place qu’il n’avait plus envie de disputer, il se glissa dans l’ombre jusqu’à la proue. Dès le premier essai qu’il fit pour rompre le tête-à-tête du comte avec sa fiancée, il vit bien que Zustiniani goûtait peu cette diversion; car il lui répondit avec froideur et même avec sécheresse. Enfin, après plusieurs questions oiseuses mal accueillies, il lui fut conseillé d’aller écouter les choses profondes et savantes que le grand Porpora disait sur le contrepoint.
Le grand Porpora n’est pas mon maître, répondit Anzoleto d’un ton badin qui dissimulait sa rage intérieure aussi bien que possible; il est celui de Consuelo; et s’il plaisait à votre chère et bien-aimée seigneurie, ajouta-t-il tout bas en se courbant auprès du comte d’un air insinuant et caressant, que ma pauvre Consuelo ne prît pas d’autres leçons que celles de son vieux professeur…
– Cher et bien-aimé Zoto, répondit le comte d’un ton caressant, plein d’une malice profonde, j’ai un mot à vous dire à l’oreille; et, se penchant vers lui, il ajouta: Votre fiancée a dû recevoir de vous des leçons de vertu qui la rendront invulnérable! Mais si j’avais quelque prétention à lui en donner d’autres, j’aurais le droit de l’essayer au moins pendant une soirée.»
Anzoleto se sentit froid de la tête aux pieds.
Votre gracieuse seigneurie daignera-t-elle s’expliquer? dit-il d’une voix étouffée.
– Ce sera bientôt fait, mon gracieux ami, répondit le comte d’une voix claire: gondole pour gondole.»
Anzoleto fut terrifié en voyant que le comte avait découvert son tête-à-tête avec la Corilla. Cette folle et audacieuse fille s’en était vantée à Zustiniani dans une terrible querelle fort violente qu’ils avaient eue ensemble. Le coupable essaya vainement de faire l’étonné.
Allez donc écouter ce que dit le Porpora sur les principes de l’école napolitaine, reprit le comte. Vous viendrez me le répéter, cela m’intéresse beaucoup.
– Je m’en aperçois, excellence, répondit Anzoleto furieux et prêt à se perdre.
– Eh bien! tu n’y vas pas? dit l’innocente Consuelo, étonnée de son hésitation. J’y vais, moi, seigneur comte. Vous verrez que je suis votre servante.» Et avant que le comte pût la retenir, elle avait franchi d’un bond léger la banquette qui la séparait de son vieux maître, et s’était assise sur ses talons à côté de lui.
Le comte, voyant que ses affaires n’étaient pas fort avancées auprès d’elle, jugea nécessaire de dissimuler.
Anzoleto, dit-il en souriant et en tirant l’oreille de son protégé un peu fort, ici se bornera ma vengeance. Elle n’a pas été aussi loin à beaucoup près que votre délit. Mais aussi je ne fais pas de comparaison entre le plaisir d’entretenir honnêtement votre maîtresse un quart d’heure en présence de dix personnes, et celui que vous avez goûté tête à tête avec la mienne dans une gondole bien fermée.
– Seigneur comte, s’écria Anzoleto, violemment agité, je proteste sur mon honneur…
– Où est-il, votre honneur? reprit le comte, est-il dans votre oreille gauche?» Et en même temps il menaçait cette malheureuse oreille d’une leçon pareille à celle que l’autre venait de recevoir.
Accordez-vous donc assez peu de finesse à votre protégé, dit Anzoleto, reprenant sa présence d’esprit, pour ne pas savoir qu’il n’aurait jamais commis une pareille balourdise?
– Commise ou non, répondit sèchement le comte, c’est la chose du monde la plus indifférente pour moi en ce moment.» Et il alla s’asseoir auprès de Consuelo.