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Kitabı oku: «Contes d'une grand-mère», sayfa 8

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LE MARTEAU ROUGE

J'ai trahi pour vous, mes enfants, le secret du vent et des roses. Je vais vous raconter maintenant l'histoire d'un caillou. Mais je vous tromperais si je vous disais que les cailloux parlent comme les fleurs. S'ils disent quelque chose, lorsqu'on les frappe, nous ne pouvons l'entendre que comme un bruit sans paroles. Tout dans la nature a une voix, mais nous ne pouvons attribuer la parole qu'aux êtres. Une fleur est un être pourvu d'organes et qui participe largement à la vie universelle. Les pierres ne vivent pas, elles ne sont que les ossements d'un grand corps, qui est la planète, et, ce grand corps, on peut le considérer comme un être; mais les fragments de son ossature ne sont pas plus des êtres par eux-mêmes qu'une phalange de nos doigts ou une portion de notre crâne n'est un être humain.

C'était pourtant un beau caillou, et ne croyez pas que vous eussiez pu le mettre dans votre poche, car il mesurait peut-être un mètre sur toutes ses faces. Détaché d'une roche de cornaline, il était cornaline lui-même, non pas de la couleur de ces vulgaires silex sang de boeuf qui jonchent nos chemins, mais d'un rose chair veiné de parties ambrées, et transparent comme un cristal. Vitrification splendide, produite par l'action des feux plutoniens sur l'écorce siliceuse de la terre, il avait été séparé de sa roche par une dislocation, et il brillait au soleil, au milieu des herbes, tranquille et silencieux depuis des siècles dont je ne sais pas le compte. La fée Hydrocharis vint enfin un jour à le remarquer. La fée Hydrocharis (beauté des eaux) était amoureuse des ruisseaux clairs et tranquilles, parce qu'elle y faisait pousser ses plantes favorites, que je ne vous nommerai pas, vu que vous les connaissez maintenant et que vous les chérissez aussi.

La fée avait du dépit, car, après une fonte de neiges assez considérable sur les sommets de montagnes, le ruisseau avait ensablé de ses eaux troublées et grondeuses les tapis de fleurs et de verdure que la fée avait caressés et bénis la veille. Elle s'assit sur le gros caillou et, contemplant le désastre, elle se fit ce raisonnement:

– La fée des glaciers, ma cruelle ennemie, me chassera de cette région, comme elle m'a chassée déjà des régions qui sont au-dessus et qui, maintenant, ne sont plus que des amas de ruines. Ces roches entraînées par les glaces, ces moraines stériles où la fleur ne s'épanouit plus, où l'oiseau ne chante plus, où le froid et la mort règnent stupidement, menacent de s'étendre sur mes riants herbages et sur mes bosquets embaumés. Je ne puis résister, le néant veut triompher ici de la vie, le destin aveugle et sourd est contre moi. Si je connaissais, au moins, les projets de l'ennemi, j'essayerais de lutter. Mais ces secrets ne sont confiés qu'aux ondes fougueuses dont les mille voix confuses me sont inintelligibles. Dès qu'elles arrivent à mes lacs et à mes étangs, elles se taisent, et, sur mes pentes sinueuses, elles se laissent glisser sans bruit. Comment les décider à parler de ce qu'elles savent des hautes régions d'où elles descendent et où il m'est interdit de pénétrer?

La fée se leva, réfléchit encore, regarda autour d'elle et accorda enfin son attention au caillou qu'elle avait jusque-là méprisé comme une chose inerte et stérile. Il lui vint alors une idée, qui était de placer ce caillou sur le passage incliné du ruisseau. Elle ne prit pas la peine de pousser le bloc, elle souffla dessus, et le bloc se mit en travers de l'eau courante, debout sur le sable où il s'enfonça par son propre poids, de manière à y demeurer solidement fixé. Alors, la fée regarda et écouta.

Le ruisseau, évidemment irrité de rencontrer cet obstacle, le frappa d'abord brutalement pour le chasser de son chemin; puis il le contourna et se pressa sur ses flancs jusqu'à ce qu'il eût réussi à se creuser une rigole de chaque côté, et il se précipita dans ces rigoles en exhalant une sourde plainte.

– Tu ne dis encore rien qui vaille, pensa la fée, mais je vais t'emprisonner si bien que je te forcerai de me répondre.

Alors, elle donna une chiquenaude au bloc de cornaline qui se fendit en quatre. C'est si puissant un doigt de fée! L'eau, rencontrant quatre murailles au lieu d'une, s'y laissa choir, et, bondissant de tous côtés en ruisselets entrecoupés, il se mit à babiller comme un fou, jetant ses paroles si vite, que c'était un bredouillage insensé, impossible.

La fée cassa encore une fois le bloc et des quatre morceaux en fit huit qui, divisant encore le cours de l'eau, la forcèrent à se calmer et à murmurer discrètement. Alors, elle saisit son langage, et, comme les ruisseaux sont de nature indiscrète et babillarde, elle apprit que la reine des glaciers avait résolu d'envahir son domaine et de la chasser encore plus loin.

Hydrocharis prit alors toutes ses plantes chéries dans sa robe tissue de rayons de soleil, et s'éloigna, oubliant au milieu de l'eau les pauvres débris du gros caillou, qui restèrent là jusqu'à ce que les eaux obstinées les eussent emportés ou broyés.

Rien n'est philosophe et résigné comme un caillou. Celui dont j'essaye de vous dire l'histoire n'était plus représenté un peu dignement que par un des huit morceaux, lequel était encore gros comme votre tête, et, à peu près aussi rond, vu que les eaux qui avaient émietté les autres, l'avaient roulé longtemps. Soit qu'il eût eu plus de chance, soit qu'on eût eu des égards pour lui, il était arrivé beau, luisant et bien poli jusqu'à la porte d'une hutte de roseaux où vivaient d'étranges personnages.

C'était des hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes, portant de longues barbes et de longs cheveux, faute de ciseaux pour les couper, ou parce qu'ils se trouvaient mieux ainsi, et peut-être n'avaient-ils pas tort. Mais, s'ils n'avaient pas encore inventé les ciseaux, ce dont je ne suis pas sûr, ces hommes primitifs n'en étaient pas moins d'habiles couteliers. Celui qui habitait la hutte était même un armurier recommandable.

Il ne savait pas utiliser le fer, mais les cailloux grossiers devenaient entre ses mains des outils de travail ingénieux ou des armes redoutables. C'est vous dire que ces gens appartenaient à la race de l'âge de pierre qui se confond dans la nuit des temps avec les premiers âges de l'occupation celtique. Un des enfants de l'armurier trouva sous ses pieds le beau caillou amené par le ruisseau, et, croyant que c'était un des nombreux éclats ou morceaux de rebut jetés çà et là autour de l'atelier de son père, il se mit à jouer avec et à le faire rouler. Mais le père, frappé de la vive couleur et de la transparence de cet échantillon, le lui ôta des mains et appela ses autres enfants et apprentis pour l'admirer. On ne connaissait dans le pays environnant aucune roche d'où ce fragment pût provenir. L'armurier recommanda à son monde de bien surveiller les cailloux que charriait le ruisseau; mais ils eurent beau chercher et attendre, ils n'en trouvèrent pas d'autre et celui-ci resta dans l'atelier comme un objet des plus rares et des plus précieux.

A quelques jours de là, un homme bleu descendit de la colline et somma l'armurier de lui livrer sa commande. Cet homme bleu, qui était blanc en dessous, avait la figure et le corps peints avec le suc d'une plante qui fournissait aux chefs et aux guerriers ce que les Indiens d'aujourd'hui appellent encore leur peinture de guerre. Il était donc de la tête aux pieds d'un beau bleu d'azur et la famille de l'armurier le contemplait avec admiration et respect.

Il avait commandé une hache de silex, la plus lourde et la plus tranchante qui eût été jamais fabriquée depuis l'âge du renne, et cette arme formidable lui fut livrée, moyennant le prix de deux peaux d'ours, selon qu'il avait été convenu. L'homme bleu ayant payé, allait se retirer, lorsque l'armurier lui montra son caillou de cornaline en lui proposant de le façonner pour lui en hache ou en casse-tête. L'homme bleu, émerveillé de la beauté de la matière, demanda un casse-tête qui serait en même temps un couteau propre à dépecer les animaux après les avoir assommés. On lui fabriqua donc avec ce caillou merveilleux un outil admirable auquel, à force de patience, on put même donner le poli jusqu'alors inconnu à une industrie encore privée de meules; et, pour porter au comble la satisfaction de l'homme bleu, un des fils de l'armurier, enfant très-adroit et très-artiste, dessina avec une pointe faite d'un éclat, la figure d'un daim sur un des côtés de la lame. Un autre, apprenti très-habile au montage, enchâssa l'arme dans un manche de bois fendu par le milieu et assujetti aux extrémités par des cordes de fibres végétales très-finement tressées et d'une solidité à toute épreuve.

L'homme bleu donna douze peaux de daim pour cette merveille et l'emporta, triomphant, dans sa mardelle immense, car il était un grand chef de clan, enrichi à la chasse et souvent victorieux à la guerre.

Vous savez ce qu'est une mardelle: vous avez vu ces grands trous béants au milieu de nos champs, aujourd'hui cultivés, jadis couverts d'étangs et de forêts. Plusieurs ont de l'eau au fond tandis qu'à un niveau plus élevé, on a trouvé des cendres, des os, des débris de poteries et des pierres disposées en foyer.

On peut croire que les peuples primitifs aimaient à demeurer sur l'eau, témoins les cités lacustres trouvées en si grand nombre et dont vous avez entendu beaucoup parler.

Moi, j'imagine que, dans les pays de plaine comme les nôtres, où l'eau est rare, on creusait le plus profondément possible, et, autant que possible, aussi dans le voisinage d'une source. On détournait au besoin le cours d'un faible ruisseau et on l'emmagasinait dans ces profonds réservoirs, puis l'on bâtissait sur pilotis une spacieuse demeure, qui s'élevait comme un îlot dans un entonnoir et dont les toits inaperçus ne s'élevaient pas au-dessus du niveau du sol, toutes conditions de sécurité contre le parcours des bêtes sauvages ou l'invasion des hordes ennemies.

Quoi qu'il en soit, l'homme bleu résidait dans une grande mardelle (on dit aussi margelle), entourée de beaucoup d'autres plus petites et moins profondes, où plusieurs familles s'étaient établies pour obéir à ses ordres en bénéficiant de sa protection. L'homme bleu fit le tour de toutes ces citernes habitées, franchit, pour entrer chez ses clients, les arbres jetés en guise de ponts, se chauffa à tous les foyers, causa amicalement avec tout le monde, montrant sa merveilleuse hache rose, et laissant volontiers croire qu'il l'avait reçue en présent de quelque divinité. Si on le crut, ou si l'on feignit de le croire, je l'ignore; mais la hache rose fut regardée comme un talisman d'une invincible puissance, et, lorsque l'ennemi se présenta pour envahir la tribu, tous se portèrent au combat avec une confiance exaltée. La confiance fait la bravoure et la bravoure fait la force. L'ennemi fut écrasé, la hache rose du grand chef devint pourpre dans le sang des vaincus. Une gloire nouvelle couronna les anciennes gloires de l'homme bleu, et, dans sa terreur, l'ennemi lui donna le nom de Marteau-Rouge, que sa tribu et ses descendants portèrent après lui.

Ce marteau lui porta bonheur car il fut vainqueur dans toutes ses guerres comme dans toutes ses chasses, et mourut, plein de jours, sans avoir été victime d'aucun des hasards de sa vie belliqueuse. On l'enterra sous une énorme butte de terre et de sable suivant la coutume du temps, et, malgré le désir effréné qu'avaient ses héritiers de posséder le marteau rouge, on enterra le marteau rouge avec lui. Ainsi le voulait la loi religieuse conservatrice du respect dû aux morts.

Voilà donc notre caillou rejeté dans le néant des ténèbres après une courte période de gloire et d'activité. La tribu du Marteau-Rouge eut lieu de regretter la sépulture donnée au talisman, car les tribus ennemies, longtemps épouvantées par la vaillance du grand chef, revinrent en nombre et dévastèrent les pays de chasse, enlevèrent les troupeaux et ravagèrent même les habitations.

Ces malheurs décidèrent un des descendants de Marteau-Rouge 1er à violer la sépulture de son aïeul, à pénétrer la nuit dans son caveau et à enlever secrètement le talisman, qu'il cacha avec soin dans sa mardelle. Comme il ne pouvait avouer à personne cette profanation, il ne pouvait se servir de cette arme excellente et ranimer le courage de son clan, en la faisant briller au soleil des batailles. N'étant plus secouée par un bras énergique et vaillant, – le nouveau possesseur était plus superstitieux que brave, – elle perdit sa vertu, et la tribu, vaincue, dispersée, dut aller chercher en d'autres lieux des établissements nouveaux. Ses mardelles conquises furent occupées par le vainqueur, et des siècles s'écoulèrent sans que le fameux marteau enterré entre deux pierres fût exhumé. On l'oublia si bien, que, le jour où une vieille femme, en poursuivant un rat dans sa cuisine, le retrouva intact, personne ne put lui dire à quoi ce couteau de pierre avait pu servir. L'usage de ces outils s'était perdu. On avait appris à fondre et à façonner le bronze, et, comme ces peuples n'avaient pas d'histoire, ils ne se souvenaient pas des services que le silex leur avait rendus.

Toutefois, la vieille femme trouva le marteau joli et l'essaya pour râper les racines qu'elle mettait dans sa soupe. Elle le trouva commode, bien que le temps et l'humidité l'eussent privé de son beau manche à cordelettes. Il était encore coupant. Elle en fit son couteau de prédilection. Mais, après elle, des enfants voulurent s'en servir et l'ébrêchèrent outrageusement.

Quand vint l'âge du fer, cet ustensile méprisé fut oublié sur le bord de la margelle tarie et à demi comblée. On construisait de nouvelles habitations à fleur de terre avec des cultures autour. On connaissait la bêche et la cognée, on parlait, on agissait, on pensait autrement que par le passé. Le glorieux marteau rouge redevînt simple caillou et reprit son sommeil impassible dans l'herbe des prairies.

Bien des siècles se passèrent encore lorsqu'un paysan chasseur qui poursuivait un lièvre réfugié dans la mardelle, et qui, pour mieux courir, avait quitté ses sabots, se coupa l'orteil sur une des faces encore tranchantes du marteau rouge. Il le ramassa, pensant en faire des pierres pour son fusil, et l'apporta chez lui, où il l'oublia dans un coin. A l'époque des vendanges, il s'en servit pour caler sa cuve; après quoi, il le jeta dans son jardin, où les choux, ces fiers occupants d'une terre longtemps abandonnée à elle-même, le couvrirent de leur ombre et lui permirent de dormir encore à l'abri du caprice de l'homme.

Cent ans plus tard, un jardinier le rencontra sous sa bêche, et, comme le jardin du paysan s'était fondu dans un parc seigneurial, ce jardinier porta sa trouvaille au châtelain, en lui disant:

– Ma foi, monsieur le comte, je crois bien que j'ai trouvé dans mes planches d'asperges un de ces marteaux anciens dont vous êtes curieux.

M. le comte complimenta son jardinier sur son oeil d'antiquaire et fit grand cas de sa découverte. Le marteau rouge était un des plus beaux spécimens de l'antique industrie de nos pères, et, malgré les outrages du temps, il portait la trace indélébile du travail de l'homme à un degré remarquable. Tous les amis de la maison et tous les antiquaires du pays l'admirèrent. Son âge devint un sujet de grande discussion. Il était en partie dégrossi et taillé au silex comme les spécimens des premiers âges, en partie façonné et poli comme ceux d'un temps moins barbare. Il appartenait évidemment à un temps de transition, peut-être avait-il été apporté par des émigrants; à coup sûr, dirent les géologues, il n'a pas été fabriqué dans le pays, car il n'y a pas de trace de cornaline bien loin à la ronde.

Les géologues n'oublièrent qu'une chose, c'est que les eaux sont des conducteurs de minéraux de toute sorte, et les antiquaires ne songèrent pas à se demander si l'histoire des faits industriels n'étaient pas démentie à chaque instant par des tentatives personnelles dues au caprice ou au génie de quelque artisan mieux doué que les autres. La figure tracée sur la lame présentait encore quelques linéaments qui furent soigneusement examinés. On y voyait bien encore l'intention de représenter un animal. Mais était-ce un cheval, un cerf, un ours des cavernes ou un mammouth?

Quand on eut bien examiné et interrogé le marteau rouge, on le plaça sur un coussinet de velours. C'était la plus curieuse pièce de la collection de M. le comte. Il eut la place d'honneur et la conserva pendant une dizaine d'années.

Mais M. le comte vint à mourir sans enfants, et madame la comtesse trouva que le défunt avait dépensé pour ses collections beaucoup d'argent qu'il eût mieux employé à lui acheter des dentelles et à renouveler ses équipages. Elle fit vendre toutes ces antiquailles, pressée qu'elle était d'en débarrasser les chambres de son château. Elle ne conserva que quelques gemmes gravées et quelques médailles d'or qu'elle pouvait utiliser pour sa parure, et, comme le marteau rouge était tiré d'une cornaline particulièrement belle, elle le confia à un lapidaire chargé de le tailler en plaques destinées à un fermoir de ceinture.

Quand les fragments du marteau rouge furent taillés et montés, madame trouva la chose fort laide et la donna à sa petite nièce âgée de six ans qui en orna sa poupée. Mais ce bijou trop lourd et trop grand ne lui plut pas longtemps et elle imagina d'en faire de la soupe. Oui vraiment, mes enfants, de la soupe pour les poupées. Vous savez mieux que moi que la soupe aux poupées se compose de choses très-variées: des fleurs, des graines, des coquilles, des haricots blancs et rouges, tout est bon quand cela est cuit à point dans un petit vase de fer-blanc sur un feu imaginaire. La petite nièce manquant de carottes pour son pot-au-feu, remarqua la belle couleur de la cornaline, et, à l'aide d'un fer à repasser, elle la broya en mille petits morceaux qui donnèrent très-bonne mine à la soupe et que la poupée eût dû trouver succulente.

Si le marteau rouge eût été un être, c'est-à-dire s'il eût pu penser, quelles réflexions n'eût-il pas faites sur son étrange destinée? Avoir été montagne, et puis bloc; avoir servi sous cette forme à l'oeuvre mystérieuse d'une fée, avoir forcé un ruisseau à révéler les secrets du génie des cimes glacées; avoir été, plus tard, le palladium d'une tribu guerrière, la gloire d'un peuple, le sceptre d'un homme bleu; être descendu à l'humble condition de couteau de cuisine jusqu'à ratisser, Dieu sait quels légumes, chez un peuple encore sauvage; avoir retrouvé une sorte de gloire dans les mains d'un antiquaire, jusqu'à se pavaner sur un socle de velours aux yeux des amateurs émerveillés: et tout cela pour devenir carotte fictive dans les mains d'un enfant, sans pouvoir seulement éveiller l'appétit dédaigneux d'une poupée!

Le marteau rouge n'était pourtant pas absolument anéanti. Il en était resté un morceau gros comme une noix que le valet de chambre ramassa en balayant et qu'il vendit cinquante centimes au lapidaire. Avec ce dernier fragment, le lapidaire fit trois bagues qu'il vendit un franc chacune. C'est très-joli, une bague de cornaline, mais c'est vite cassé et perdu. Une seule existe encore, elle a été donnée à une petite fille soigneuse qui la conserve précieusement sans se douter qu'elle possède la dernière parcelle du fameux marteau rouge, lequel n'était lui-même qu'une parcelle de la roche aux fées.

Tel est le sort des choses. Elles n'existent que par le prix que nous y attachons, elles n'ont point d'âme qui les fasse renaître, elles deviennent poussière; mais, sous cette forme, tout ce qui possède la vie les utilise encore. La vie se sert de tout, et ce que le temps et l'homme détruisent renaît sous des formes nouvelles, grâce à cette fée qui ne laisse rien perdre, qui répare tout et qui recommence tout ce qui est défait. Cette reine des fées, vous la connaissez fort bien: c'est la nature.

LA FÉE POUSSIÈRE

Autrefois, il y a bien longtemps, mes chers enfants, j'étais jeune et j'entendais souvent les gens se plaindre d'une importune petite vieille qui entrait par les fenêtres quand on l'avait chassée par les portes. Elle était si fine et si menue, qu'on eût dit qu'elle flottait au lieu de marcher, et mes parents la comparaient à une petite fée. Les domestiques la détestaient et la renvoyaient à coups de plumeau, mais on ne l'avait pas plus tôt délogée d'une place qu'elle reparaissait à une autre.

Elle portait toujours une vilaine robe grise traînante et une sorte de voile pâle que le moindre vent faisait voltiger autour de sa tête ébouriffée en mèches jaunâtres.

A force d'être persécutée, elle me faisait pitié et je la laissais volontiers se reposer dans mon petit jardin, bien qu'elle abîmât beaucoup mes fleurs. Je causais avec elle, mais sans en pouvoir tirer une parole qui eût le sens commun. Elle voulait toucher à tout, disant qu'elle ne faisait que du bien. On me reprochait de la tolérer, et, quand je l'avais laissée s'approcher de moi, on m'envoyait laver et changer, en me menaçant de me donner le nom qu'elle portait.

C'était un vilain nom que je redoutais beaucoup. Elle était si malpropre qu'on prétendait qu'elle couchait dans les balayures des maisons et des rues, et, à cause de cela, on la nommait la fée Poussière.

– Pourquoi donc êtes-vous si poudreuse? lui dis-je, un jour qu'elle voulait m'embrasser.

– Tu es une sotte de me craindre, répondit-elle alors d'un ton railleur: tu m'appartiens, et tu me ressembles plus que tu ne penses. Mais tu es une enfant esclave de l'ignorance, et je perdrais mon temps à te le démontrer.

– Voyons, repris-je, vous paraissez vouloir parler raison pour la première fois. Expliquez-moi vos paroles.

– Je ne puis te parler ici, répondit-elle. J'en ai trop long à te dire, et, sitôt que je m'installe quelque part chez vous, on me balaye avec mépris; mais, si tu veux savoir qui je suis, appelle-moi par trois fois cette nuit, aussitôt que tu seras endormie.

Là-dessus, elle s'éloigna en poussant un grand éclat de rire, et il me sembla la voir se dissoudre et s'élever en grande traînée d'or, rougi par le soleil couchant.

Le même soir, j'étais dans mon lit et je pensais à elle en commençant à sommeiller.

– J'ai rêvé tout cela, me disais-je, ou bien cette petite vieille est une vraie folle. Comment me serait-il possible de l'appeler en dormant?

Je m'endormis, et tout aussitôt je rêvai que je l'appelais. Je ne suis même pas sûre de n'avoir pas crié tout haut par trois fois: «Fée Poussière! fée Poussière! fée Poussière!»

A l'instant même, je fus transportée dans un immense jardin au milieu duquel s'élevait un palais enchanté, et sur le seuil de cette merveilleuse demeure, une dame resplendissante de jeunesse et de beauté m'attendait dans de magnifiques habits de fête.

Je courus à elle et elle m'embrassa en me disant:

– Eh bien, reconnais-tu, à présent, la fée Poussière?

– Non, pas du tout, madame, répondis-je, et je pense que vous vous moquez de moi.

– Je ne me moque point, reprit-elle; mais, comme tu ne saurais comprendre mes paroles, je vais te faire assister à un spectacle qui te paraîtra étrange et que je rendrai aussi court que possible. Suis-moi.

Elle me conduisit dans le plus bel endroit de sa résidence. C'était un petit lac limpide qui ressemblait à un diamant vert enchâssé dans un anneau de fleurs, et où se jouaient des poissons de toutes les nuances de l'orange et de la cornaline, des carpes de Chine couleur d'ambre, des cygnes blancs et noirs, des sarcelles exotiques vêtues de pierreries, et, au fond de l'eau, des coquillages de nacre et de pourpre, des salamandres aux vives couleurs et aux panaches dentelés, enfin tout un monde de merveilles vivantes glissant et plongeant sur un lit de sable argenté, où poussaient des herbes fines, plus fleuries et plus jolies les unes que les autres. Autour de ce vaste bassin s'arrondissait sur plusieurs rangs une colonnade de porphyre à chapiteaux d'albâtre. L'entablement fait des minéraux les plus précieux, disparaissait presque sous les clématites, les jasmins, les glycines, les bryones et les chèvrefeuilles où mille oiseaux faisaient leurs nids. Des buissons de roses de toutes nuances et de tous parfums, se miraient dans l'eau, ainsi que le fût des colonnes et les belles statues de marbre de Paros placées sous les arcades. Au milieu du bassin jaillissait en mille fusées de diamants et de perles un jet d'eau qui retombait dans de colossales vasques de nacre.

Le fond de l'amphithéâtre d'architecture s'ouvrait sur de riants parterres qu'ombrageaient des arbres géants couronnés de fleurs et de fruits, et dont les tiges enlacées de pampres formaient, au delà de la colonnade de porphyre, une colonnade de verdure et de fleurs.

La fée me fit asseoir avec elle au seuil d'une grotte d'où s'élançait une cascade mélodieuse et que tapissaient les beaux rubans des scolopendres et le velours des mousses fraîches diamantées de gouttes d'eau.

– Tout ce que tu vois là, me dit-elle, est mon ouvrage. Tout cela est fait de poussière; c'est en secouant ma robe dans les nuages que j'ai fourni tous les matériaux de ce paradis. Mon ami le feu qui les avait lancés dans les airs, les a repris pour les recuire, les cristalliser ou les agglomérer après que mon serviteur le vent les a eu promenés dans l'humidité et dans l'électricité des nues, et rabattus sur la terre; ce grand plateau solidifié s'est revêtu alors de ma substance féconde et la pluie en a fait des sables et des engrais, après en avoir fait des granits, des porphyres, des marbres, des métaux et des roches de toute sorte.

J'écoutais sans comprendre et je pensais que la fée continuait à me mystifier. Qu'elle eût pu faire de la terre avec de la poussière, passe encore; mais qu'elle eût fait avec cela du marbre, des granits et d'autres minéraux, qu'en se secouant elle aurait fait tomber du ciel, je n'en croyais rien. Je n'osais pas lui donner un démenti, mais je me retournai involontairement vers elle pour voir si elle disait sérieusement une pareille absurdité.

Quelle fut ma surprise de ne plus la trouver derrière moi! mais j'entendis sa voix qui partait de dessous terre et qui m'appelait. En même temps, je m'enfonçai sous terre aussi, sans pouvoir m'en défendre, et je me trouvai dans un lieu terrible où tout était feu et flamme. On m'avait parlé de l'enfer, je crus que c'était cela. Des lueurs rouges, bleues, vertes, blanches, violettes, tantôt livides, tantôt éblouissantes, remplaçaient le jour, et, si le soleil pénétrait en cet endroit, les vapeurs qui s'exhalaient de la fournaise le rendaient tout à fait invisible.

Des bruits formidables, des sifflements aigus, des explosions, des éclats de tonnerre remplissaient cette caverne de nuages noirs où je me sentais enfermée.

Au milieu de tout cela, j'apercevais la petite fée Poussière qui avait repris sa face terreuse et son sordide vêtement incolore. Elle allait et venait, travaillant, poussant, tassant, brassant, versant je ne sais quels acides, se livrant en un mot à des opérations incompréhensibles.

– N'aie pas peur, me cria-t-elle d'une voix qui dominait les bruits assourdissants de ce Tartare. Tu es ici dans mon laboratoire. Ne connais-tu pas la chimie?

– Je n'en sais pas un mot, m'écriai-je, et ne désire pas l'apprendre en un pareil endroit.

– Tu as voulu savoir, il faut te résigner à regarder. Il est bien commode d'habiter la surface de la terre, de vivre avec les fleurs, les oiseaux et les animaux apprivoisés; de se baigner dans les eaux tranquilles, de manger des fruits savoureux en marchant sur des tapis de gazon et de marguerites. Tu t'es imaginée que la vie humaine avait subsisté de tout temps ainsi, dans des conditions bénies. Il est temps de t'aviser du commencement des choses et de la puissance de la fée Poussière, ton aïeule, ta mère et ta nourrice.

En parlant ainsi, la petite vieille me fit rouler avec elle au plus profond de l'abîme à travers les flammes dévorantes, les explosions effroyables, les âcres fumées noires, les métaux en fusion, les laves au vomissement hideux et toutes les terreurs de l'éruption volcanique.

– Voici mes fourneaux, me dit-elle, c'est le sous-sol où s'élaborent mes provisions. Tu vois, il fait bon ici pour un esprit débarrassé de cette caparace qu'on appelle un corps. Tu as laissé le tien dans ton lit et ton esprit seul est avec moi. Donc, tu peux toucher et brasser la matière première. Tu ignores la chimie, tu ne sais pas encore de quoi cette matière est faite, ni par quelle opération mystérieuse ce qui apparaît ici sous l'aspect de corps solides provient d'un corps gazeux qui a lui dans l'espace comme une nébuleuse et qui plus tard a brillé comme un soleil. Tu es une enfant, je ne peux pas t'initier aux grands secrets de la création et il se passera encore du temps avant que tes professeurs les sachent eux-mêmes. Mais je peux te faire voir les produits de mon art culinaire. Tout est ici un peu confus pour toi. Remontons d'un étage. Prends l'échelle et suis-moi.

Une échelle, dont je ne pouvais apercevoir ni la base ni le faîte, se présentait en effet devant nous. Je suivis la fée et me trouvai avec elle dans les ténèbres, mais je m'aperçus alors qu'elle était toute lumineuse et rayonnait comme un flambeau. Je vis donc des dépôts énormes d'une pâte rosée, des blocs d'un cristal blanchâtre et des lames immenses d'une matière vitreuse noire et brillante que la fée se mit à écraser sous ses doigts; puis elle pila le cristal en petits morceaux et mêla le tout avec la pâte rose, qu'elle porta sur ce qu'il lui plaisait d'appeler un feu doux.

– Quel plat faites-vous donc là? lui demandai-je.

– Un plat très-nécessaire à ta pauvre petite existence, répondit-elle; je fais du granit, c'est-à-dire qu'avec de la poussière je fais la plus dure et la plus résistante des pierres. Il faut bien cela, pour enfermer le Cocyte et le Phlégéthon. Je fais aussi des mélanges variés des mêmes éléments. Voici ce qu'on t'a montré sous des noms barbares, les gneiss, les quartzites, les talcschistes, les micaschistes, etc. De tout cela, qui provient de mes poussières, je ferai plus tard d'autres poussières avec des éléments nouveaux, et ce seront alors des ardoises, des sables et des grès. Je suis habile et patiente, je pulvérise sans cesse pour réagglomérer. La base de tout gâteau n'est-elle pas la farine? Quant à présent, j'emprisonne mes fourneaux en leur ménageant toutefois quelques soupiraux nécessaires pour qu'ils ne fassent pas tout éclater. Nous irons voir plus haut ce qui se passe. Si tu es fatiguée, tu peux faire un somme, car il ma faut un peu de temps pour cet ouvrage.