Kitabı oku: «Correspondance, 1812-1876. Tome 3», sayfa 3
CCLXXV
AU MÊME
Paris, 10 avril 1848.
J'espère que tu dors sur les deux oreilles, et que, si les bruits qui circulent jour et nuit dans Paris vont jusqu'en province, où ils doivent prendre des proportions effrayantes, tu n'en crois pas un mot. Nous recommençons l'année de la peur. C'est fabuleux! Hier dans la nuit, chaque quartier de Paris prétendait qu'on avait attaqué et pris deux postes. Cela faisait beaucoup de postes enlevés, et il n'y avait pas seulement un chat qui eût remué.
Ce matin, on a battu le rappel dès l'aurore. Puis on est venu contremander, en disant cependant aux gardes nationaux de rester équipés et prêts à sortir. A toutes les heures circulait une nouvelle nouvelle. Blanqui était arrêté, et puis Cabet attaquait l'hôtel de ville, lui qui fuit de peur! Leroux est devenu invisible, je crois qu'il est retourné à Boussac. Raspail se fait passer pour mort. Et pourtant, à propos de ces trois hommes, on a mis la tête à l'envers, non seulement à toutes les portières de Paris, mais encore à tous les clubs, au gouvernement provisoire, à Caussidière lui-même, à la garde nationale de tous les rangs. On dit à la mobile que la banlieue pille; à la banlieue, que les communistes font des barricades. C'est une vraie comédie. Ils ont tous voulu se faire peur les uns aux autres, et ils ont si bien réussi, qu'ils ont tous peur pour de bon.
Je suis revenue toute seule du ministère de la rue de Grenelle, la nuit dernière à deux heures, et, cette nuit, je rentre seule aussi à une heure et demie. Il fait le plus beau clair de lune possible. Il n'y a pas un chat dans les rues, excepté les patrouilles de vingt pas en vingt pas. Quand un pauvre piéton attardé apparaît au bout de la rue, la patrouille arme ses fusils, présente le front et le regarde passer. C'est de la folie, c'est vraiment, comme je te le disais, la même chose qu'en 89, et cela m'explique l'affaire. Tu sais qu'on ne l'a jamais bien sue et qu'on l'a attribuée, avec beaucoup de probabilité, à vingt causes différentes. Eh bien! je suis sûre que toutes ces causes existaient à la fois comme aujourd'hui, et que ce n'était pas une seule en particulier.
Il y a un moment, dans les révolutions, où chaque parti veut essayer de la peur pour empêcher son adversaire d'agir. C'est ce qui arrive maintenant aux quatre conspirations sourdes que je t'ai signalées hier. On en ajoute une cinquième aujourd'hui, et je crois qu'il y en a deux ou trois autres. Les légitimistes ont voulu faire peur à la République, le juste-milieu, les Guizot et les Régence, les Thiers et Girardin, j'en suis sûre, out aussi joué leur jeu, avec ou sans espoir d'amener un conflit.
Mais toutes ces menaces se paralysent mutuellement; tous les clubs sont en permanence pour la nuit, tous armés, barricadés, ne laissant sortir aucun membre, dans la crainte qu'on ne vienne les assassiner; et, comme tous out la même venette, tous restent enfermés sans bouger; le remède est donc dans le mal même. Il y en a d'exaltés qui seraient d'avis d'attaquer les premiers; mais, comme ils ont peur d'être attaqués auparavant, ils se tiennent sur la défensive. C'est stupide, et la tragédie annoncée devient une comédie.
Je viens de quitter le gros Ledru-Rollin, prêt à se hisser sur un gros cheval, pour faire le tour de Paris, en riant et en se moquant de tout cela. Étienne est en colère et dit que ça l'embête. Borie et son cousin, sont enfermés au club du palais National et pestent, j'en suis sûre, de ne pas être à pioncer dans leur lit.
La population ne dort que d'un oeil, attendant le tocsin et le canon. M. de Lamartine, qui veut être bien avec tout le monde, a offert un asile dans son ministère au grand Cabet, qui se pose en martyr. Tout le monde dit: «Nous sommes trahis!» Enfin, c'est superbe. Si tu étais ici, nous irions passer le reste de la nuit à nous promener dans les rues pour voir la grande mystification. Elle est telle, que beaucoup d'hommes sérieux donnent dedans en plein.
Il ne tiendrait qu'à moi de me poser aussi en victime; car, pour un Bulletin un peu raide que j'ai fait, il y a un déchaînement de fureur incroyable contre moi dans toute la classe bourgeoise. Je suis pourtant fort tranquille, toute seule dans ta cambuse; mais il ne tiendrait qu'à moi d'écrire demain dans tous les journaux, comme Cabet ou comme défunt Marat, que je n'ai plus une pierre où reposer ma tête.
Demain, le gouvernement publie les grandes mesures qu'il a prises hier sur l'impôt progressif, la loi des finances, l'héritage collatéral, etc. Ce sera sans doute la fin de cette panique, et d'une bêtise générale sortira un bien général. J'espère aussi que ce sera la fin de la crise financière. Ainsi soit-il! Ce sera un premier acte de joué dans la grande pièce dont personne ne sait le dénouement.
Bonsoir, mon Bouli! ne sois pas inquiet: je t'écrirais s'il y avait seulement un coup de fusil tiré; ainsi sois tranquille. Je te bige. J'ai vu Solange aujourd'hui. Elle se porte bien. Rien de nouveau pour mes affaires. Ma Revue ne prend guère: on est trop préoccupé, on vit au jour le jour.
Bonsoir encore; j'écoute si la guerre civile commence: je n'entends que les heures qui sonnent au Luxembourg et ta girouette qui se plaint comme un oeuf.
CCLXXVI
AU MÊME
Paris, 21 avril 1848.
Ne t'inquiète pas. Tu ne m'as pas dit quelles raisons tu avais eues pour casser ton conseil, mais il aurait fallu commencer par là.
Quoi qu'il en soit, je te réponds que tu n'auras pas le dessous; j'ai parlé de cela à Ledru-Rollin, qui m'a dit que probablement tu n'avais pas agi ainsi par caprice, que sans doute il y avait nécessité, et que tu devais être appuyé et soutenu. Je viens d'écrire à Fleury un peu ferme là-dessus; ne te laisse pas émouvoir par les récriminations et les menaces.
Tout homme qui agit révolutionnairement en ce moment-ci, qu'il soit membre du gouvernement provisoire ou maire de Nohant-Vic, trouve la résistance, la réaction, la haine, la menace. Est-ce possible autrement, et aurions-nous grand mérite à être révolutionnaires si tout allait de soi-même, et si nous n'avions qu'à vouloir pour réussir? Non, nous sommes, et nous serons peut-être toujours dans un combat obstiné.
Ai-je vécu autrement depuis que j'existe, et avons-nous pu croire que trois jours de combat dans la rue donneraient à notre idée un règne sans trouble, sans obstacle et sans péril? Nous sommes sur la brèche à Paris comme à Nohant. La contre-révolution est sous le chaume comme sous le marbre des palais. Allons toujours! ne t'irrite pas, tiens ferme, et surtout habitue tes nerfs à cet état de lutte qui deviendra bientôt un état normal. Tu sais bien qu'on s'accoutume à dormir dans le bruit. Il, ne faut jamais croire que nous pourrons nous arrêter. Pourvu que nous marchions en avant, voilà notre victoire et notre repos.
La fête de la Fraternité a été la plus belle journée de l'histoire. Un_ million d'âmes,_ oubliant toute rancune, toute différence d'intérêts, pardonnant au passé, se moquant de l'avenir, et s'embrassant d'un bout de Paris à l'autre au cri de Vive la fraternité! c'était sublime. Il me faudrait t'écrire vingt pages pour te raconter tout ce qui s'est passé, et je n'ai pas cinq minutes. Comme spectacle, tu ne peux pas t'en faire d'idée. Tu en trouveras une relation bien abrégée dans le Bulletin de la République et dans la Cause du peuple. La reçois-tu, à propos? J'ai affaire à la plus détestable boutique d'éditeurs qu'il y ait; ils n'envoient pas les numéros et s'étonnent, de ne pas recevoir d'abonnements. Je vais changer tout cela.
Mais, pour revenir à cette fête, elle signifie plus que toutes les intrigues de la journée du 15. Elle prouve que le peuple ne raisonne pas tous nos différends, toutes nos nuances d'idées, mais qu'il sent vivement les grandes choses et qu'il les veut. Courage donc! demain peut-être, tout ce pacte sublime juré par la multitude sera brisé dans la conscience des individus; mais, aussitôt que la lutte essayera de reparaître, le peuple (c'est-à-dire tous) se lèvera et dira:
–Taisez-vous et marchons!
Ah! que t'ai regretté hier! Du haut de l'arc de l'Étoile le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dômes des grands édifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scène humaine qui se soit jamais produite! De la Bastille, de l'Observatoire à l'Arc de triomphe et au delà et en deçà hors de Paris, sur un espace de cinq lieues, quatre cent mille fusils pressés comme un mur qui marche, l'artillerie, toutes les armes de la ligne, de la mobile, de la banlieue, de la garde nationale, tous les costumes, toutes les pompes de l'armée, toutes les guenilles de la sainte canaille, et toute la population de tout âge et de tout sexe pour témoin, chantant, criant, applaudissant, se mêlant au cortège. C'était vraiment sublime. Lis les journaux, ils en valent la peine; tu aurais été fou de voir cela! Je l'ai vu pendant deux heures, et je n'en avais pas assez; et, le soir, les illuminations, le défilé des troupes, la torche en main, une armée de feu, ah! mon pauvre garçon, où étais-tu? J'ai pensé à toi plus de cent fois par heure. Il faut que tu viennes au 5 mai, quand même on devrait brûler Nohant pendant ce temps-là.
Adieu; je t'aime
CCLXXVII
AU CITOYEN CAUSSIDIÈRE, PRÉFET DE POLICE
Nohant, 20 mai 1848.
Citoyen,
J'étais, le 15 mai, dans la rue de Bourgogne, mêlée à la foule, curieuse et inquiète comme tant d'autres, de l'issue d'une manifestation qui semblait n'avoir pour but qu'un voeu populaire en faveur de la Pologne. En passant devant un café, on me montra à la fenêtre du rez-de-chaussée une dame fort animée, qui recevait une sorte d'ovation de la part des passants et qui haranguait la manifestation. Les personnes qui se trouvaient à mes côtés m'assurèrent que cette dame était George Sand; or je vous assure, citoyen, que ce n'était pas moi, et que je n'étais dans la foule qu'un témoin de plus du triste événement du 15 mai.
Puisque j'ai l'occasion de vous fournir un détail de cette étrange journée, je veux vous dire ce que j'ai vu.
La manifestation, était considérable, je l'ai suivie pendant trois heures. C'était une manifestation pour la Pologne, rien de plus pour la grande majorité des citoyens qui l'avaient augmentée de leur concours durant trajet, et pour tous ceux qui l'applaudissaient au passage. On était surpris et charmé du libre accès accordé à cette manifestation jusqu'aux portes de l'Assemblée. On supposait que des ordres avaient été donnés pour laisser parvenir les pétitionnaires; nul ne prévoyait une scène de violence et de confusion au sein de la représentation nationale. Des nouvelles de l'intérieur de la Chambre arrivaient au dehors. L'Assemblée, sympathique au voeu du peuple, se levait en masse pour la Pologne et pour l'organisation du travail, disait-on. Les pétitions étaient lues à la tribune et favorablement accueillies.
Puis, tout à coup, on vint jeter à la foule stupéfaite la nouvelle de la dissolution de l'Assemblée et la formation d'un pouvoir nouveau dont quelques noms pouvaient répondre au voeu du groupe passionné qui violentait l'Assemblée en cet instant, mais nullement, j'en réponds, au voeu de la multitude. Aussitôt cette multitude se dispersa, et la force armée put, sans coup férir, reprendre immédiatement possession du pouvoir constitué.
Je n'ai point à rendre compte ici des opinions et des sympathies de telle ou telle fraction du peuple qui prenait part à la manifestation; mais toute voix en France a le droit de s'élever en ce moment pour dire à l'Assemblée nationale: «Vous avez traversé heureusement un incident inévitable en temps de révolution, et, grâce à la Providence, vous l'avez traversé sans effusion de sang humain. Dans le désordre d'idées où cet événement va vous jeter durant quelques jours, prouvez, citoyens, que vous pouvez maîtriser votre émotion et ne pas perdre la notion d'une équité supérieure aux troubles passagers de la situation.
«Ne confondez point l'ordre, ce mot officiel du passé, avec la méfiance qui aigrit et provoque. Il vous est bien facile de maintenir l'ordre sans porter atteinte à la liberté. Vous n'avez pas droit sur la liberté, conquête du peuple, et, comme ce n'est pas le peuple, que c'est une très petite fraction du peuple qui vous a outragés le 15 mai, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas châtier la France de la faute commise par quelques-uns, en restreignant les droits et les libertés de la France.
«Prenez garde, et n'agissez pas sous l'influence de la réaction; car ce n'est pas le 15 mai que vous avez couru un danger sérieux, c'est aujourd'hui, derrière le rempart de baïonnettes qui vous permet de tout faire. Le danger pour vous, ce n'est pas d'affronter une émeute parlementaire. Tout homme investi d'un mandat comme le vôtre doit envisager de sang-froid le passage de ces petites tempêtes; mais le danger sérieux, c'est de manquer au devoir que ce mandat vous impose, en faisant entrer la République dans une voie monarchique ou dictatoriale; c'est d'étouffer le cri de la France, qui vous demande la vie, et à laquelle un retour vers le passé donnerait la mort; c'est enfin de préparer, par crainte de l'anarchie partielle dont vous venez de sortir sains et saufs, une anarchie générale que vous ne pourriez plus maîtriser.»
GEORGE SAND
CCLXXVIII
AU CITOYEN THÉOPHILE THORÉ, A PARIS
Nohant, 24 mai 1848.
Mon cher Thoré,
Voyez si vous ayez quelques mots à retrancher ou à-ajouter, pour ce qui vous concerne, dans les premières lignes de la lettre que je vous adresse; ces premières lignes sont une réponse à certaines gens qui disent que je me suis sauvée pour n'être pas arrêtée. Comme je ne pouvais pas craindre la moindre chose, je n'avais point à me sauver et je suis fort aisée à trouver à. Nohant.
Vous avez raison de faire comme vous faites. La raison du plus brave est toujours la meilleure. Mais soyez prudent en ce qui concerne nos amis. On m'a envoyé quelques numéros de la Vraie République; après quoi, on s'est arrêté, et, depuis deux jours, je ne reçois plus rien. C'est déplorable, cette négligence! Il est impossible d'écrire à propos dans un journal qu'on ne lit pas.
J'ignore à quelles personnes appartient l'avenir, je n'ai que la passion de l'idée, et je crains bien que l'idée ne soit paralysée pour longtemps. Vive l'idée quand même!
A vous.
GEORGE SAND.
CCLXXIX
AU CITOYEN LEDRU-ROLLIN, A PARIS
Nohant, 28 mai 1848.
Cher concitoyen,
Vous ne savez pas que j'écris dans un journal qui vous est hostile, à vous personnellement moins qu'à tout autre, mais qui se fâche de beaucoup de choses et de beaucoup de gens sans que je sois solidaire de toutes les sympathies et de toutes les antipathies de la Rédaction en chef. Vous n'avez pas le temps de lire les journaux sans doute; mais vous aviez naguère celui de causer de temps en temps quelques minutes avec moi, et je vous impose de me lire; ce qui, j'espère, ne vous prendra guère plus de minutes qu'à l'ordinaire.
C'est parce que probablement vous ne savez pas que je rédige dans la Vraie République que je veux que vous le teniez de moi; et ce que je veux que vous sachiez aussi, c'est que je n'accepte pas la responsabilité des attaques contre les personnes; c'est pour cela que je signe tout ce que j'y écris.
Lorsque j'ai consenti à cette collaboration, la lutte ne s'était pas dessinée; en la voyant naître, j'ai vainement essayé de la tempérer. Mais l'événement du 15 mai est venu, et il y aurait eu lâcheté de ma part à me retirer. Voilà pourquoi je reste attachée à un journal qui vous traite collectivement de Roi, de Consul, de Directoire, etc., et qui vous reproche de rester au pouvoir quand Barbès est en prison. Cela me fait une position fausse et que je dois subir dans mon petit coin, comme beaucoup d'autres la subissent sur un plus grand théâtre. Je reste persuadée que vous ne devez pas abandonner le terrain à la réaction sans avoir essayé de la briser. Mais je ne puis pas dire cela dans ce journal. Ce serait inopportun et imprudent; ce serait peut-être agir contrairement à la voie que vous avez résolu de suivre, quant aux moyens.
En fait de politique proprement dite, je suis on ne peut plus incapable, vous le savez. Mais je vous demande une chose, c'est de me faire signe quand vous consentirez à ce que je dise dans ce même journal, qui vous attaque, et où je garderai toujours le droit d'émettre mon avis sous ma responsabilité personnelle, ce que je sais et ce que je pense de votre caractère, de votre sentiment politique et de votre ligne révolutionnaire.
Si vous n'avez pas le temps d'y songer, je ne vous en voudrai point et je ne me croirai pas indispensable votre justification auprès de quelques personnes dont le jugement ne vous est pas indispensable non plus. Mais, pour l'acquit de ma conscience, de mon affection, je me dois (au risque de faire l'importante) de vous dire cela; vous le comprendrez comme je vous le donne, de bonne foi et de bon coeur.
On me dit ici que j'ai été compromise dans l'affaire du 15 mai. Cela est tout à fait impossible, vous le savez. On me dit aussi que la commission exécutive s'est opposée à ce que je fusse poursuivie. Si cela est, je vous en remercie personnellement; car ce que je déteste le plus au monde, c'est d'avoir l'air de jouer un rôle pour le plaisir de me mettre en évidence. Mais, si l'on venait à vous accuser de la moindre partialité à mon égard, laissez-moi poursuivre, je vous en supplie. Je n'ai absolument rien à craindre de la plus minutieuse enquête. Je n'ai rien su ni avant ni pendant les événements, du moins rien de plus que ce qu'on voyait et disait dans la rue. Mon jugement sur le fait, je ne le cache pas, je l'écris et je le signe; mais je crois que ce n'est pas là conspirer.
Adieu et à vous de tout mon coeur.
GEORGE SAND.
CCLXXX
AU CITOYEN THÉOPHILE THORÉ, A PARIS
Nohant, 28 mai 1848
Cher Thoré,
Je vous enverrai de la copie, non pas une éclatante protestation comme vous me disiez, mais la suite (et non la fin) de la protestation de toute ma vie.
Quant à l'affaire du 15, je passerai à côté. Elle est accomplie, je n'ai plus le droit de la blâmer puisqu'elle est vaincue, et je garderai le silence sur les hommes qui l'ont soulevée et que nous n'aimons pas. Seulement je, peux vous dire, à vous, que, lorsque j'appris, dans la foule, ce bizarre mélange de noms, jetés en défi à l'avenir, je rentrai chez moi décidée à ne pas me faire arracher un cheveu pour des Raspail, des Cabet et des Blanqui. Tant que ces hommes s'inscriront sur notre bannière, je m'abstiendrai. Ce sont des pédants et des théocrates; je ne veux point subir la loi de l'individu et je m'exilerai le jour où nous ferons la faute de les amener au pouvoir.
Ne me dites point de n'avoir pas peur, ce mot-là n'est pas français. Je suis trop lasse de la vie pour éviter une occasion de la perdre, trop ennemie de la propriété pour ne pas désirer de m'en voir débarrassée trop habituée à la fatigue et au travail pour comprendre les avantages du repos.
Mais ma conscience est craintive et je pousse loin le scrupule quand il s'agit de conseiller et d'agiter le peuple dans la rue. Il n'est point de doctrine trop neuve et trop hardie; mais il ne faut pas jouer avec l'action. Je connais, tout comme un homme, l'émotion du combat et l'attrait du coup de fusil. Dans ma jeunesse, j'aurais suivi le diable s'il avait commandé le feu. Mais j'ai appris tant de choses depuis, que je crains beaucoup le lendemain de la victoire. Sommes-nous mûrs pour rendre un bon compte à Dieu et aux hommes? Je dis nous, parce que je ne puis, dans ma pensée, nous séparer du peuple. Eh bien! le peuple n'est pas prêt, et, en le stimulant trop, nous le retardons; c'est là un fait qui n'est pas très logique; le fait l'est si rarement! Mais il est réel, et cela est encore plus sensible en province qu'à Paris.
Barbès est un héros, il raisonne comme un saint, c'est-à-dire fort mal quant aux choses de ce monde. Je l'aime tendrement et je ne saurais comment le défendre, parce que je ne puis admettre qu'il ait eu le droit, au nom du peuple, dans cette triste journée. Ceux qu'on a appelés des factieux étaient, en effet, plus factieux qu'on ne pense. Dans l'ordre politique, ils l'étaient moins que l'Assemblée nationale; mais, dans l'ordre moral et intellectuel, ils l'étaient, n'en doutez pas.
Ils voulaient imposer au peuple, par la surprise, par l'audace (par la force, s'ils l'avaient pu), une idée que le peuple n'a pas encore acceptée. Ils auraient établi la loi de fraternité non comme Jésus, mais comme Mahomet. Au lieu d'une religion, nous aurions eu un fanatisme. Ce n'est pas ainsi que les vraies idées font leur chemin. Au bout de trois mois d'une pareille usurpation philosophique, nous aurions été, non pas républicains, mais cosaques. Est-ce que ces chefs de secte, en supposant même qu'ils eussent eu avec eux seulement chacun dix mille hommes et que l'exaltation de leurs forces réunies eût suffi à tenir Paris contre la province pendant quelques semaines, est-ce que ces chefs de secte se seraient supportés entre eux? Est-ce que Blanqui aurait subi Barbès? Est-ce que Leroux aurait toléré Cabet? Est-ce que Raspail vous aurait accepté? Quelle bataille au sein de cette association impossible! Vous eussiez été forcés de faire bien plus de fautes que le gouvernement provisoire, vous n'auriez pu convoquer une assemblée et vous auriez déjà l'Europe sur les bras.
La réaction ne partirait pas de la bourgeoisie, qu'il est toujours facile d'intimider quand on a le peuple avec soi: elle partirait du peuple même, qui est indépendant et fier à l'endroit de ses croyances plus qu'à celui de son existence matérielle, et qui ne veut pas qu'on violente son ignorance quand il n'a que de l'ignorance à opposer au progrès.
Puisque vous êtes seul et caché, mon pauvre enfant, je puis causer avec vous et vous ennuyer quelques instants. C'est toujours une manière de passer le temps. Pardonnez-moi donc de le faire et de vous sermonner un peu. Vous êtes trop vif et trop dur à l'endroit des personnes. Vous vous pressez trop d'accuser, de traduire devant l'opinion publique les hommes qui out l'air d'abandonner ou de trahir notre cause. Les hommes sont faibles, incertains, personnels, je le sais, et il n'en est pas un depuis le 24 février qui n'ait été au-dessous de sa tâche. Mais nous-mêmes, en les condamnant au jour le jour, nous avons été au-dessous de la nôtre. Nous ayons fait trop de journalisme à la manière du passé, et pas assez de prédication comme il convenait à une doctrine d'avenir. Cela fait, en somme, de la mauvaise politique, inefficace quand elle n'est pas dangereuse. Ce n'est pas l'intelligence qui vous a manqué, à vous, personnellement; car, au milieu de votre fougue, vous arrivez toujours à toucher très juste le point sensible de la situation.
Mais un peu plus de formes (à mes yeux, la véritable politesse est l'esprit de charité), un peu moins de précipitation à déclarer traîtres les irrésolus et les étourdis, n'eût pas nui à votre propagande.
Nous avons tous fait des sottises, disait Napoléon au retour de l'île d'Elbe. Eh bien! nous pouvons nous dire cela les uns aux autres aujourd'hui, et, quand on fait cet aveu de bonne foi, on n'est que plus unis et plus forts. Vous-même, vous dites, dans un des numéros que je reçois aujourd'hui: Nos amis d'hier, qui le seront encore demain. C'est donc vrai, qu'il ne faut pas se brouiller avec ceux qui ont combattu avec nous hier et qui reviendront combattre avec nous demain, quand la réaction sur laquelle ils croient pouvoir agir les chassera du pouvoir.
Voyez-vous, je ne crois pas, moi, qu'on devienne, du jour au lendemain, un misérable et un apostat; et pourtant, notre vie, surtout dans un temps de crise comme celui-ci, est si flottante, si difficile, si troublée, qu'en nous jugeant au jour le jour, on peut aisément nous trouver en faute. Eh bien! on n'est jamais juste envers son semblable quand on le juge ainsi sur une suite variable de faits journaliers. Il faut voir l'ensemble.
Il y a un mois, je me sentais fort montée contre M. de Lamartine, je doutais de sa loyauté, je le voyais courant à la présidence suprême. Il a pourtant compromis, perdu peut-être, sa popularité bourgeoise pour conserver sa popularité démocratique. Vous direz que c'est une vanité mieux entendue; soit! il a toujours eu le goût de faire le bon choix, et le plus courageux dans ce moment-ci. Aujourd'hui, il me semble bien, comme à vous, que Ledru-Rollin devrait se retirer du pouvoir, et, j'ai de plus fortes raisons que vous encore pour le penser.
Mais j'attends, et je compte que le bon élan lui viendra quand il verra clairement la situation. Je le connais, il a du coeur, il a des entrailles, et, de ce qu'il ne voit pas comme nous en ce moment, il ne résulte pas qu'il ne sente pas comme nous quand la grande fibre populaire nous montrera clairement à tous le chemin qu'il faut prendre.
J'en connais d'autres que vous accusez et qui ont bonne intention pourtant. N'accusons donc pas, je vous en supplie, au nom de l'avenir de notre pauvre République, que nos soupçons et nos divisions déchirent dans sa fleur! Ne varions pas pour cela sur les principes. Ne vous gênez pas pour dire aux hommes, même à ceux que vous aimez, qu'ils se trompent, et ne perdez rien de votre vigueur de discussion sur les idées, sur les faits mêmes. Ce que je vous demande en grâce, c'est de ne pas condamner les intentions, les motifs, les caractères. Eussiez-vous raison, ce serait, je le répète, de la mauvaise politique, surtout dans la forme, comme en a fait la Réforme contre le National, du temps de l'autre.
Voilà le tas de lieux communs que j'aurais voulu vous dire de vive voix, avant toutes ces catastrophes, et ce que je disais quelquefois à Barbès. Mais on n'avait pas le temps de se voir, et c'était un mal. Il faut quelquefois entendre le lieu commun, il a souvent la vérité pour lui.
C'est cette absence de formes et de procédés, que j'appellerai, si vous voulez, le savoir-vivre intellectuel, qui me choque particulièrement dans l'affaire du 15. Le peuple a, par-dessus tout, ce savoir-vivre d'aspiration qui rend ses moeurs publiques injurieuses aux nôtres dans le moment où nous vivons. Cela est bien prouvé depuis le 24 février. Nous l'avons vu, dans toutes les manifestations, communier en place publique avec ses ennemis et sacrifier toutes ses haines légitimes, tous ses ressentiments fondés, à l'idée de fraternité ou de générosité. Certes, nous autres, nous n'en faisons pas volontiers autant dans nos relations particulières. Eh bien! le peuple porte au plus haut point le respect des relations publiques. Le 15 mai, il se dirige sur le palais Bourbon avec des intentions pacifiques (sauf les meneurs). On le laisse passer. Soit préméditation, soit inspiration, les baïonnettes disparaissent devant lui. Il avance, il va jusqu'à la porte en chantant et en riant. La tête du défilé forçait les grilles, le milieu n'en savait rien (j'y étais). On se croyait admis, reçu à bras ouverts par l'Assemblée. Je ne le pensais pas, moi; je jugeais que la crainte du sang répandu avait engagé la bourgeoisie à faire contre mauvaise fortune, sinon bon coeur, du moins bonne mine, et j'entendais dire autour de moi qu'on n'abuserait pas de ce bon accueil, qu'on montrerait la force du nombre, et qu'on défilerait décemment, paisiblement en respectant l'Assemblée pour lui apprendre à respecter le peuple. Vous savez le reste; la masse n'a point pénétré, elle est restée calme dans l'attente d'un résultat qu'elle ne prévoyait pas, et tout ce qui a eu le malheur d'entrer dans l'enceinte maudite, s'y est conduit sans dignité, sans ordre et sans force véritable. Tout a fui, à l'approche des baïonnettes. Est-ce qu'une révolution doit fuir? Ceux qui avaient quelque chose d'arrêté dans l'esprit, si toutefois il y avait, de ceux-là, devaient périr là. C'eût été du moins une protestation. Je vous jure que, si j'y fusse entrée, je n'en serais pas sortie vivant (je me suppose homme).
Ce n'est donc ni une protestation ni une révolution, ni même une émeute. C'est tout bonnement un coup de tête, et Barbès ne s'y est trompé que parce qu'il a voulu s'y tromper. Chevalier de la cause, comme vous l'appelez très bien, il s'est dit qu'il fallait se perdre pour elle et avec elle. Honneur à lui toujours! mais malheur à nous! Notre idée s'est déconsidérée dans la personne de certains autres. Ce n'est pas le manque de succès qui la condamne: tant s'en faut. Mais c'est le manque de tenue et de consentement général. On avait mené là, par surprise et à l'aide d'une tromperie, des gens qui n'y comprenaient goutte, et il y a là dedans quelque chose de très contraire au caractère français, quelque chose qui sent la secte, quelque chose enfin que je ne puis souffrir et que je désavouerais hautement, si Barbès, Louis Blanc et vous n'aviez pas été forcés d'en subir la conséquence fatale.
Voilà, mon cher ami, tout ce que j'avais besoin de vous dire, et ne faites pas fi du sentiment d'une femme. Les femmes et les enfants, toujours désintéressés dans les questions politiques, sont en rapport plus direct avec l'esprit qui souffle d'en haut sur les agitations de ce monde. J'écrirai dans la Vraie République quand même, et sans y mettre aucune condition morale. Mais, au nom de la cause, au nom de la vérité, je vous demande d'avoir le feu non moins vif, mais plus pur, la parole non moins hardie mais plus calme. Les grandes convictions sont sereines. Ne vous faites point accuser d'ambition personnelle. On suppose toujours que la passion politique cache cette arrière-pensée chez les hommes. Enfin, écoutez-moi, je vous le demande, sans craindre que vous m'accusiez de présomption. J'ai pour moi l'enfance de l'âme et la vieillesse de l'expérience. Mon coeur est tout entier dans ce que je vous dis; quand vous me connaîtrez tout de bon, vous saurez que vous pouvez vous confier aveuglément à l'instinct de ce coeur-là.
On m'a beaucoup conseillé de me cacher aussi; mes amis m'ont écrit de Paris que je serais arrêtée. Je n'en crois rien et j'attends. Je ne suis pas très en sûreté non plus ici. Les bourgeois out fait accroire aux paysans que j'étais l'ardent disciple du père Communisme, un gaillard très méchant qui brouille tout à Paris et qui veut que l'on mette à mort les enfants au-dessous de trois ans et les vieillards au-dessus de soixante. Cela ressemble à une plaisanterie, c'est pourtant réel. Hors de ma commune, on le croit et on promet de m'enterrer dans les fossés. Vous voyez où nous en sommes. Je vis, pourtant tranquille, et je me promène sans qu'on me dise rien. Jamais les hommes n'ont été si fervents… en paroles. Mais quelle lâche et stupide éducation les habiles donnent aux simples!