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CCCLXXVIII
A M. VICTOR BORIE, A PARIS
Nohant, 31 juillet 1854.
Mon pauvre gros,
Es-tu de retour de ton triste voyage? As-tu de meilleures espérances pour ton pauvre vieux père? As-tu rapporté un peu de tranquillité, ou encore plus de chagrin? Ta santé est-elle moins détraquée après tout cela?
Ta lettre nous a bien attristés et nous te le disons tous, comme nous faisons des voeux tous pour toi, et pour une existence moins accablée et moins éprouvée. Il ne faut pourtant pas voir en noir comme tu fais. Le départ des chers vieux parents, qui vont, comme tu dis, au repos éternel, est une loi de la nature; et, quant à toi qui es jeune et qui as le devoir d'être courageux, tu n'as pas le droit de désespérer de Dieu et des hommes. Pense que tu as des amis, mon cher vieux, et qu'un temps viendra où, plus libre et mieux portant, tu seras content de les retrouver et de te retrouver toi-même en possession d'une vie plus heureuse.
Nous avons bien du regret de ne t'avoir pas pu arrêter un moment dans ta route. Écris-nous; nous sommes impatients tous d'avoir de tes nouvelles.
G. SAND.
CCCLXXIX
A M. CHARLES PONCY, A TOULON
Nohant, 11 août 1854,
Mon cher enfant, je vous remercie de m'écrire, et je vous écris aussi, bien que ce ne soit qu'un mot, pour que vous ne soyez pas inquiet de nous: Nous avons aussi le voisinage du choléra. Il sévit assez sérieusement à Châteauroux. Peut-être ne viendra-t-il pas jusqu'ici. Il ne faudrait pourtant pas trop s'y fier; mais je n'en suis pas frappée et effrayée comme vous l'êtes, et permettez-moi de vous dire qu'il faut combattre un peu cette préoccupation qui pourrait être nuisible, si vous étiez atteint même d'un léger mal. Tant d'autres dangers roulent incessamment sur nos têtes, qu'un de plus ne devrait pas assumer sur lui nos angoisses. Je suis bien d'avis qu'il faut s'y soustraire autant que possible et reculer devant le péril qui se particularise, à cause surtout de ceux que nous aimons. Mais, quand on a fait ce qu'on peut et ce qu'on doit, il faut attendre la destinée avec calme. Quand le tonnerre gronde, on fait bien de ne pas se mettre sous les grands arbres. Mais, une fois en plein champ, il faut se dire qu'on a toutes les chances, sauf une, pour qu'il ne vous atteigne pas. Vous me direz que cette chance, grande comme la main, est aussi importante dans le domaine de l'inconnu, du hasard, que la surface entière du globe. Eh bien, alors, n'y pensons pas pour nous-mêmes, puisqu'un aérolithe peut tout aussi bien tomber sur nous du fond d'un ciel pur.
Écrivez-moi et dites-moi quand même vos idées noires, si vous ne pouvez les surmonter. J'aime mieux cela que votre silence. Les journaux nous disent que le fléau se retire de vous. Mais je ne crois pas absolument à ce qui est imprimé.
Voilà bien un autre choléra en Espagne! Encore une fois, la glace est brisée; mais le peuple en sortira-t-il plus heureux? Avant un mois, Espartero bombardera ces bonnes villes qui l'appellent comme un sauveur et qui ont déjà oublié ses bombes à peine refroidies! C'est partout et toujours la même histoire qui recommence, et c'est à dégoûter des articles de foi, dans quelque sens qu'on les envisage.
J'ai eu beaucoup de chagrin et d'inquiétude pour ma fille, qui se croyait fort malade et qui m'envoyait presque ses derniers adieux. Son médecin m'écrit qu'elle n'a presque rien et que je me tienne tranquille.
J'embrasse Solange et Désirée. Mille tendresses d'ici, toujours.
CCCLXXX
A M. ARMAND BARBÈS, A BELLE-ISLE EN MER
Nohant, le 5 octobre 1854.
Dieu soit béni pour avoir envoyé au dictateur cette bonne pensée, cette pensée de justice; car toute pensée de cette nature émane de la volonté de Dieu? Votre lettre, votre fragment de lettre cité dans les journaux est une pensée divine aussi; car Dieu veut qu'en dépit des erreurs de point de vue et des haines de parti, et de tous, les griefs fondés ou non, nous aimions la patrie. Comment n'aimerions-nous pas la nôtre, qui représente, à travers toutes les vicissitudes, les idées les plus avancées, de l'univers? Où est donc, ailleurs, le maître absolu qui sentirait qu'un patriotisme héroïque, inébranlable, dans le sein d'un homme enchaîné, est une raison plus forte que la raison d'État? Il faut gouverner des Français pour avoir cette lueur, de vérité, au milieu de l'enivrement du pouvoir.
Acceptez, quoi qu'on vous dise; car il est des gens qui vous crieront de refuser, j'en suis sûre. Vous serez forcé, d'ailleurs! La prison ne reprend pas les victimes volontaires. Mais va-t-on vous conseiller de quitter la France? Non, ne le faites pas. Vous êtes libre sans conditions, cela est dit officiellement. Je ne pense pas qu'il y ait une porte de derrière pour vous exiler après cette parole?
Restez donc en France, si les pouvoirs de second ordre ne vous chassent pas. Ils ne l'oseront pas, j'espère.
Restez avec nous; on s'amoindrit à l'étranger, on voit faux, on s'aigrit; on arrive, par nostalgie, à maudire la patrie ingrate, et, par là, on devient ingrat soi-même. Venez à nous qui avons soif de vous voir; rappelez-vous ce rêve doux et déchirant que je faisais encore, pendant que vous étiez en jugement à Bourges: je vous appelais à Nohant, je voulais vous y garder longtemps, refaire votre santé ébranlée, et vous demander de me donner, à moi, cette santé morale qui ne vous a jamais abandonné. Venez, venez! dans huit ou dix jours, je serai à Paris pour une quinzaine, et je veux, de là, vous ramener à Nohant. Je vous y verrai, n'est-ce pas, tout de suite, à Paris? Écrivez-moi un mot, que je sache où vous êtes. Moi, je demeure rue Racine, 3, près l'Odéon.
Il y aura des misérables, peut-être, qui diront que vous avez fait agir pour obtenir votre liberté. Oui, il y a, en tout temps, des calomniateurs, des lâches qui haïssent par instinct la candeur et la vertu. J'espère que vous n'allez pas vous occuper de cette fange. Moi, je me tiens sur la brèche pour cracher dessus; j'ai une lettre, une dernière lettre de vous, où vous me dites ce qu'il y a dans celle que l'empereur a lue. Je l'ai baisée avec respect, cette lettre qui me confirmait dans mon sentiment intime et profond de la patrie. Gardons-le, ce sentiment; défendons-le contre la hideuse joie d'une partie de notre parti. Rappelons-nous que l'on a tué la République en disant: «Tout! les Cosaques même, plutôt que le socialisme!» Affrontons avec courage ceux qui disent aujourd'hui: «Tout! les Cosaques mêmes, plutôt que l'Empire.» Et, si l'on nous dit que nous trahissons notre foi, tenez, rions-en, il n'y a pas autre chose à faire!—Mais, si vous ne pouvez pas en rire, vous dont le noble coeur a tant saigné, acceptez ceci comme un martyre de plus. Dieu vous rendra un jour la justice que vous refusent les hommes.
J'attends avec impatience un mot de vous; si vous aviez vu comme Maurice était rayonnant en m'apportant cette nouvelle, ce matin, à mon réveil! Quelle joie dans la maison, même pour ceux qui ne vous connaissent pas!
Si vous n'avez pas le temps d'écrire, faites-moi donner avis de ce que vous faites, par quelque ami.
GEORGE SAND.
CCCLXXXI
AU MÊME
Paris, 28 octobre 1854
Mon ami,
Vous vous calomniez quand vous dites: «J'ai agi dans un moment de surprise, en songeant plutôt à mes intérêts propres qu'à ceux de la cause.»
Non, ce n'est pas comme cela: vous avez cru sacrifier encore une fois votre vie et votre repos à l'intérêt moral de la cause. Moi, j'aurais eu, j'avais une autre appréciation de cet intérêt. Votre action n'en est pas moins pure et moins belle. Mais laissez-moi vous dire mon sentiment. Il y a les belles actions, et les bonnes actions. La charité peut faire taire l'honneur même. Je ne dis pas le véritable honneur, celui qu'on garde intact et serein au fond de la conscience, mais l'honneur visible et brillant, l'honneur à l'état d'oeuvre d'art et de gloire historique. Cet honneur-là, de même que celui du coeur, s'est emparé de votre existence. Vous êtes déjà passé à l'état de figure historique et vous représentez, de nos jours, le type du héros, perdu dans notre triste société.
Laissez-moi pourtant défendre la charité, cette vertu toute religieuse, toute intérieure, toute secrète peut-être, dont l'histoire ne parlera pas et qu'elle pourra même méconnaître absolument. Eh bien, selon moi, la charité vous criait: «Restez, taisez-vous! acceptez cette grâce; votre fierté chevaleresque rive les fers et les verrous des cachots. Elle condamne à l'exil éternel les proscrits de Décembre, à la mendicité ou à la misère dont on meurt, sans se plaindre, des familles entières, des familles nombreuses.»
Ah! vous avez vécu dans votre force et dans votre sainteté! vous n'avez pas vu pleurer les femmes et les enfants?
Dans ce cruel parti dont nous sommes, on blâme, on flétrit les pères de famille qui demandent à revenir gagner le pain de leurs enfants, cela est odieux. J'en ai vu rentrer, de ces malheureux, qui ont mieux aimé jurer de ne jamais s'occuper de politique sous l'Empire que d'abandonner leurs fils à la honte de la mendicité et leurs filles à celle de la prostitution; car vous savez bien que le résultat de l'extrême détresse; c'est la mort ou l'infamie.
Ces farouches politiques! Ils exigeaient que tous leurs frères fussent des saints! En avaient-ils le droit? Vous seul peut-être aviez ce droit-là! mais l'a-t-on jamais? je ne me suis pas senti l'avoir, moi; j'ai fait rentrer ou sortir tant que j'ai pu: rentrer ceux que l'exil eût tués, sortir ceux qui en restant eussent été immolés. J'ai pu bien peu; je ne sais pas si on me le reproche, si quelques rigoristes le trouvent mauvais; ah! cela m'est bien égal! Je ne méprise pas les hommes qui ne sont pas des héros et des saints. Il me faudrait mépriser trop de gens, et moi-même, dont les entrailles ne peuvent pas s'endurcir au spectacle de la souffrance.
Et puis, je ne suis pas bien sûre que ceux qui ont sacrifié leur activité, leur carrière, leur avenir politique, leur réputation même, n'aient pas été, en certaines circonstances, les vrais saints et les vrais martyrs. L'intolérance et le soupçon, l'orgueil et le mépris, voilà de tristes chemins pour marcher vers le temple de la Fraternité!
Et puis encore, je vous disais, je crois, que toute bonne pensée vient de Dieu. S'il en envoie à nos adversaires, devons-nous y répondre par le dédain? si nous le faisons, quand reviendront-elles, ces pensées de justice et de réparation? Nous ne voulons pas que ce joug devienne moins lourd. Nous sommes fiers, de la force de nos fronts, nous ne songeons pas aux faibles qui succombent!
Vous allez me trouver trop femme, je le sens bien. Mais je suis femme, et je ne peux pas en rougir, devant vous surtout, qui avez tant de tendresse et de piété dans le coeur.
Maintenant, vais-je trop loin dans l'amour de l'abnégation, et, vous, avez-vous été trop loin dans l'amour de votre propre dignité? Que Dieu, qui sait nos intentions pures, pardonne à celui de nous qui se trompe. Dans un monde plus brillant et plus libre, comme ceux que nous promet Jean Reynaud, nous verrons plus clair et nous agirons avec plus de certitude. Le but pour nous dans ce purgatoire qu'il nous attribue, c'est d'agir selon nos forces et nos croyances, de manière à pouvoir monter toujours.
J'ai à cet égard une sérénité d'espérance qui m'a toujours soutenue ou consolée, et je vous donne rendez-vous avec confiance dans un astre mieux éclairé, où nous reparlerons-de ces petits événements d'aujourd'hui qui nous paraissent si grands.
Nous reverrons-nous dans celui-ci? Je l'ignore. Mille choses disent oui, mille autres choses disent non. Si nous avions pu causer à Nohant, je vous aurais dit le livre que vous avez à faire et que vous ferez quand même, lorsqu'un peu de calme et de repos vous aura fait apparaître dans son ensemble et dans sa signification le résumé de votre propre mission.
Ce livre, j'y pensais le jour où j'ai appris votre délivrance. Je vous entendais me dire: «Je ne suis pas un écrivain de métier, je ne suis pas un assembleur de paroles.» Et je vous répondais, dans mon rêve: «Vous le ferez à Nohant; je l'écrirai sous votre dictée, et il remplira le monde d'une grande pensée et d'une utile leçon.» Il y a un point de vue plus vaste et plus humain que l'étroite piété de Silvio Pellico. Et le nôtre, nous eussions pu le dire sans être condamnés ni poursuivis par aucun gouvernement, tant nous eussions été dans des vérités supérieures à toute société et à nous-mêmes.
Vous ferez ce livre, je le répète. Vous le ferez autrement; je regrette seulement de ne vous pas apporter la part d'inspiration qui nous fût venue en commun.
Adieu, mon ami; je n'ai pas le temps de vous en dire davantage aujourd'hui. Je vis dans le mouvement du théâtre en ce moment-ci. Il me tarde de retourner à mon silence de Nohant. J'y serai dans peu de jours; c'est là que vous pourrez toujours m'écrire. Ne me laissez pas ignorer ce que vous devenez.
A vous.
G. SAND.
CCCLXXXII
AU MÊME
Nohant, 27 novembre 1854.
Mon ami,
Vous êtes bon; oui, bon! ce qui est être grand plus que ceux qui ne sont que grands. Je vous ai presque grondé, et vous me répondez, avec la douceur d'un enfant, que j'ai eu raison. Il n'y a qu'une seule chose, qu'un seul point, où je puisse avoir la raison absolue pour moi. C'est quand je m'afflige et me désole de ne pas vous voir. Je ne vous écris pas aujourd'hui: mon Maurice vient d'être non dangereusement, mais assez cruellement malade. Il va bien; mais, moi, je suis lasse, lasse, et je me trouve dans un arriéré de travail effrayant.
Où que vous soyez, écrivez-moi quelquefois. À présent que vous êtes un peu plus à vous-même qu'en prison, causons de loin; mais, au moins, causons de temps en temps.
Où que vous soyez, après avoir repris à la vie physique, dont vous devez avoir besoin sans vous en rendre compte, lisez et écrivez. Vous avez de bonnes choses à nous dire, même en dehors de ce vain monde des faits. Votre âme a monté plus haut que les nôtres, et ces romans que vous avez faits, entre ciel et terre dans les rêveries de la prison, vous nous les devez.
Adieu, pour cette nuit de fatigue. Je suis à vous de coeur et d'esprit.
G. SAND.
30 novembre. Emile, occupé pour Maurice d'une copie assez longue, ne m'a remis que ce soir la lettre que j'attendais pour vous envoyer la mienne. Je me vois donc quelques instants de calme pour vous redire que je pense à vous souvent; oui, bien souvent! Dans toutes les émotions, chagrin ou contentement, réflexion ou lecture, chaque fois que mon âme travaille, languit ou s'élève, je me compose un ciel, c'est-à-dire, selon Jean Reynaud, une terre, un monde, où j'espère aller, et tout de suite j'y appelle ceux de ce monde-ci que je veux et compte y retrouver. Et puis, dans les épreuves véritables, je pense aussi aux devoirs de cette vie où nous sommes, et votre patience, votre vertu (pardonnez-moi un mot vieilli, mais toujours bon), se présentent devant moi pour me donner de la volonté. Vous avez été bien malheureux, mon ami, et, pourtant, il me semble qu'au fond du coeur vous êtes le plus heureux des hommes, parce que vous avez la conscience la plus pure et l'équilibre le plus divin. Vous avez la certitude d'une récompense là-haut, tandis que, nous autres, nous n'avons que l'espoir d'un dédommagement.
Je vous demande pardon pour la lettre prolixe d'Émile. Il est prolixe, c'est sa nature, en écrivant. Il ne vous entretient que de nos malades, comme si c'était bien intéressant. Il ne se dit pas assez que vous recevez trop de lettres et que vous y répondez trop fidèlement.—La seule chose bonne de sa lettre, c'est la conversion qu'il vous doit, et dont il n'est pas encore bien rempli; car il ne me l'a fait savoir qu'en me permettant de lire l'aveu qu'il en fait. Nous avions des querelles sur ce sujet, et il en avait surtout avec Maurice, qui brûlait d'aller là-bas, et qui y aurait été, sans la crainte de mon désespoir en dedans. Je ne l'aurais pourtant pas empêché de suivre son idée, qui était à la fois artistique et patriotique. Mais j'aurais bien souffert!—Voilà que je fais comme Émile, et que je vous entretiens de nous. Rien de tout cela ne vaut la peine d'être dit.
Quand c'est à vous que je parle, je voudrais n'avoir à vous entretenir que de choses divines. J'en ai pourtant l'esprit tout plein, et je veux, un jour ou l'autre, faire un livre là-dessus que je vous dédierai. Je travaille comme un nègre pour de l'argent; il en faut pour les autres. Mais ce devoir-là est bien lourd! Quand donc, mon Dieu, aurai-je un an à moi, pour faire un livre qui ne me rapportera rien?
Encore adieu. Maurice, bien portant, vous embrasse, et vous déclare qu'il n'a pas eu la gale, mais tout bonnement une urticaire.
CCCLXXXIII
A M. CHARLES JACQUE, A BARBIZON
Nohant, 7 janvier 1855.
Ils et elles sont arrivés ce soir bien vivants, et je ne peux pas vous dépeindre la scène d'étonnement et d'admiration de toute la famille, bêtes et autres, à la vue de ces superbes animaux.
Quand tout cela ne donnerait ni oeufs ni poulets, c'est tellement beau à voir, qu'on se le payerait encore avec plaisir. On a tout de suite installé la compagnie dans son domicile et mis à l'engrais toute la valetaille, indigne de frayer avec pareille seigneurie. Vos instructions vont être affichées à toutes les portes de l'établissement, et j'aurai le plaisir d'y veiller; car ce monde-là en vaut la peine.
Que de remerciements je vous dois, monsieur, pour tant de soins et d'obligeance! C'est si aimable à vous et si fort sans gêne de ma part, que je ne sais comment vous dire combien je vous sais gré d'avoir pris cet embarras! Je ne croyais pas que vous seriez forcé de veiller vous-même à tout ce détail, et je vois que vous avez choisi de main de maître et surveillé cet envoi avec une complaisance tout amicale. Merci donc mille fois; mais je ne me tiens pas quitte.
J'aime bien les poules que vous expédiez; j'aime encore mieux celles que vous faites; mais j'aimerais mieux encore vous voir à Nohant mettre le nez dans notre famille, parce que je suis sûre que vous vous y trouveriez bien, et qu'une fois venu, vous y reviendriez. Vous me l'aviez promis, et je ne compte pas vous laisser tranquille que vous ne teniez parole.
Maurice vous envoie toutes ses poignées de main et remerciements; car il était comme un enfant devant l'ouverture de ce panier plein de merveilles, et tous ces grands airs de prisonniers orgueilleux qui relevaient leurs aigrettes en nous regardant de travers.
Veuillez croire à toutes mes sympathies et sentiments vrais pour vous.
GEORGE SAND.
CCCLXXXIV
A M. CHARLES-EDMOND, A PARIS
Nohant, 7 février 1855.
Je vous remercie bien cordialement, monsieur, et de l'envoi de cette relique, et des bonnes et vraies paroles que vous savez me dire. Je ne peux pas encore parler de cette douleur, elle m'étouffe toujours et j'en dirais trop!
Le plus affreux; c'est qu'on me l'a tuée, ma pauvre enfant11, tuée de toute façon. Ah! monsieur, sauvez la vôtre, ne la laissez pas sortir de l'infirmerie, et, quand elle sera guérie, ôtez-la de cette pension où la malpropreté est sordide. Les parents ne laissent pas si facilement mourir leurs enfants quand ils les ont auprès d'eux. Ils ne se fatiguent pas d'une longue convalescence à surveiller, les parents qui sont de vrais parents.
Il y en a qui sont fous et qui croient qu'un enfant est une chose qu'on peut négliger et oublier. Ma pauvre fille n'eût pas laissé mourir la sienne, et moi aussi, je suis bien sûre que je l'aurais sauvée! Je n'ai pas l'honneur de vous connaître, monsieur, mais je suis bien touchée de ce que vous me dites.
Merci mille fois! je fais des voeux bien tendres et bien sincères pour votre chère petite. Ma fille vous remercie aussi.
GEORGE SAND.
CCCLXXXV
A ÉDOUARD CHARTON, A PARIS
Nohant, 14 février 1855.
Cher ami,
Je vous ai laissé souffrant. Êtes-vous mieux? Parlez-moi de vous. Il y a bien longtemps que je veux vous écrire. J'allais vous adresser une longue lettre sur le beau livre dont nous parlions ensemble. Je l'avais lu12. Mais que de chagrins m'ont frappée tout à coup! d'abord j'ai perdu deux de mes amis, et faut-il être assez malheureux pour avoir à le dire, cela n'était rien! J'ai perdu subitement cette petite-fille que j'adorais, ma Jeanne dont je vous avais parlé et dont l'absence, vous le savez, m'était si cruelle. J'allais la ravoir, le tribunal me l'avait confiée. Le père résistait par amour-propre: sans M. B…, qu'une haine sournoise, instinctive, non motivée sur des faits que je sache, mais ancienne et tenace, excitait contre moi, ce père m'eût de lui-même ramené l'enfant. Il le voulait, il l'avait voulu. L'avocat—le conseil—ne voulait pas. Ils appelaient donc du jugement, et ce jugement n'était pas exécutoire sur-le-champ. J'écrivais en vain à ce dur et froid avocat que ma pauvre petite était mal soignée, triste et comme consternée dans cette pension où il l'avait mise, lui! Et, pendant ces pourparlers, le père faisait sortir sa fille, en plein janvier, sans s'apercevoir qu'elle était en robe d'été. Le soir, il la ramène malade à la pension et s'en va chasser loin de Paris, on ne sait où. L'enfant avait la scarlatine. Elle en guérit très vite, mais le médecin de la pension juge qu'elle peut sortir de l'infirmerie. Il faut au moins quarante jours de soins extrêmes et d'atmosphère égale. On n'en a pas tenu compte. On a appelé sa mère et on a consenti à lui laisser soigner l'enfant quand on l'a vue perdue. Elle est morte dans ses bras en souriant et en parlant, étouffée par une enflure générale, sans se douter qu'elle fût malade, mais frappée de je ne sais quelle divination et disant d'un air tranquille: «Non, va, ma petite maman, je n'irai pas à Nohant, je ne sortirai pas d'ici, moi!»—Ma pauvre fille me l'a apportée, elle est à Nohant!—Elle a de la force et de la santé, Dieu merci; moi, j'ai eu du courage, je devais en avoir; mais, maintenant que tout est calmé, arrangé, et que la vie recommence avec cet enfant supprimé de ma vie…, je ne peux pas vous dire ce qui se passe en moi, et je crois qu'il vaut mieux ne pas le dire.—Ce que je veux vous dire, c'est que le livre m'a fait du bien, lui et Leibnitz. Je savais tout cela, je n'aurais pas pu le dire, je ne saurais pas l'établir, mais j'en étais sûre et j'en suis sûre. Je vois la vie future et éternelle devant moi comme une certitude, comme une lumière dans l'éclat de laquelle les objets sont insaisissables; mais la lumière y est, c'est tout ce qu'il me faut. Je sais bien que ma Jeanne n'est pas morte, je sais bien qu'elle est mieux que dans ce triste monde, où elle a été la victime des méchants et des insensés. Je sais bien que je la retrouverai et qu'elle me reconnaîtra, quand même elle ne se souviendrait pas, ni moi non plus. Elle était une partie de moi-même, et cela ne peut être changé. Mais ces beaux livres qui excitent notre soif de partir ont leur côté dangereux. On se sent partir avec eux, on s'en va sur leurs ailes, et il faudrait savoir rester tout le temps qu'on doit rester ici. J'en ai bien la volonté; le devoir est si clairement tracé, qu'il n'y a pas de révolte possible; mais je sens mon âme qui s'en va malgré moi. Elle ne se détache pas de mes autres enfants ni de mes amis. Elle voudrait suffire à sa tâche et donner encore du bonheur aux autres. Mais plus elle voit ce qu'il y a au delà de la vie de ce monde, plus elle se sépare de la volonté, qui se trouve insuffisante. Je dis l'âme, faute de savoir dire ce que c'est qui me quitte; car la volonté ne devrait pas être quelque chose en dehors de l'âme; mais la volonté ne retient pourtant pas l'âme quand l'heure est venue.
Ne répondez pas à tout cela, cher ami; si mes enfants, qui lisent quelquefois mes lettres au hasard, me savaient si ébranlée, ils s'affecteraient trop. Je veux, pour vivre avec eux le plus longtemps possible, faire tout ce qui me sera possible. J'irai avec mon fils passer le mois prochain dans le Midi pour me guérir d'un état d'étouffement qui a augmenté et qui n'a rien de sérieux cependant.
Je passerai quatre ou cinq jours à Paris au commencement de mars, pour prendre mon passeport. Je ne veux voir personne; mais vous, cependant, je voudrais bien vous voir et vous charger de dire à l'auteur de Ciel et Terre tout ce que je ne vous dis pas ici, troublée que je suis trop personnellement, et justement à cause de cette question de vie et de mort qui est là. C'est un des plus beaux livres qui soient sortis de l'esprit humain.
Il m'avait jetée dans une joie extraordinaire. Je voulais faire un volume pour le louer comme je le sens.—Je le ferai plus tard, si je peux me remettre à écrire. Mais, entre nous soit dit, je ne suis pas sûre que ce côté de la vie me revienne jamais. Je ne vis plus du tout de moi ni en moi, ma vie avait passé dans cette petite fille depuis deux ans. Elle m'a emporté tant de choses, que je ne sais pas ce qui me reste, et je n'ai pas encore le courage d'y regarder. Je ne regarde que ses poupées, ses joujoux, ses livres, son petit jardin que nous faisions ensemble, sa brouette, son petit arrosoir, son bonnet, ses petits ouvrages, ses gants, tout ce qui était resté autour de moi, l'attendant. Je regarde et je touche tout cela, hébétée, et me demandant si j'aurai mon bon sens, le jour où je comprendrai enfin qu'elle ne reviendra pas et que c'est elle qu'on vient d'enterrer sous mes yeux.
Vous voyez, je retombe toujours dans mon déchirement. Voilà pourquoi je ne peux écrire presque à personne. Il y a peu de coeurs que je ne fatiguerais pas, ou que je ne ferais pas trop souffrir. Je vous parle, à vous, parce que vous êtes comme moi à moitié dans l'autre vie, et, pour le moment, j'espère avec la bienfaisante placidité que j'avais naguère, quand je n'étais pas si fatiguée d'attendre.—Mais vous aviez le corps malade. Dites-moi donc que vous êtes mieux, avant que je quitte Nohant. Vous avez une grande ressource: c'est de pouvoir vivre à l'habitude dans le monde des idées où je vois trop en poète, c'est-à-dire avec ma sensibilité plus qu'avec mon raisonnement. Vous avez une lucidité soutenue dans ce monde-là, il me semble. C'est là qu'il faudrait pouvoir toujours regarder, sans préoccupation des soucis inévitables de la vie matérielle, des devoirs qui excèdent quelquefois nos forces, et sans ces déchirements d'entrailles que rien ne peut apaiser. C'est une loi providentielle à coup sûr que la tendresse folle des mères; mais la Providence est bien dure à l'homme, à la femme surtout. Cher ami, adieu; je suis à vous de coeur et d'esprit.
G. SAND