Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)»
TOME CINQUIÈME
CHAPITRE TROISIEME
Rose et Julie. — Diplomatie maternelle de ma grand'mère. — Je retrouve mon chez nous. — L'intérieur de mon grand-oncle. —Voir, c'est avoir.— Les dîners fins de mon grand-oncle, ses tabatières. — Mme de la Marlière. — Mme de Pardaillan. — Mme de Béranger et sa perruque. — Mme de Ferrières et ses beaux bras. — Mme de Maleteste et son chien. — Les abbés. — Premiers symptômes d'un penchant à l'observation. — Les cinq générations de la rue de Grammont. — Le bal d'enfans. — La fausse grâce. — Les talons rouges littéraires de nos jours.
Quand ma fièvre se fut dissipée, et que je n'eus plus à garder le lit que par précaution, j'entendis Mlle Julie et Rose qui causaient à demi-voix de ma maladie et de la cause qui l'avait rendue si forte.
Il faut que je dise d'abord quelles étaient ces deux personnes à l'empire desquelles j'ai été beaucoup trop livrée depuis, pour le bonheur de mon enfance.
Rose avait été déjà au service de ma mère, du vivant de mon père, et ma mère étant satisfaite de son attachement et de plusieurs bonnes qualités qu'elle avait, l'ayant retrouvée à Paris, sans place, et désirant mettre auprès de moi une femme propre et honnête, avait persuadé à ma grand'mère de la prendre pour me soigner, me promener et me distraire. Rose était une rousse forte, active et intrépide. Elle était bâtie comme un garçon, montait à cheval jambe de çà, jambe de là, galopant comme un démon, sautant les fossés, tombant quelquefois, se fendant le crâne, et ne se rebutant de rien. En voyage, elle était précieuse à ma grand'mère, parce qu'elle n'oubliait rien, prévoyait tout, mettait le sabot à la roue, relevait le postillon s'il se laissait choir, raccommodait les traits et eût volontiers, en cas de besoin, pris les bottes fortes et mené la voiture. C'était une nature puissante, comme l'on voit, une véritable charretière de la Brie, où elle avait été élevée aux champs. Elle était laborieuse, courageuse, adroite, propre comme une servante hollandaise, franche, juste, pleine de cœur et de dévoûment. Mais elle avait un défaut cruel dont je m'aperçus bien par la suite et qui tenait à l'ardeur de son sang et à l'exubérance de sa vie. Elle était violente et brutale. Comme elle m'aimait beaucoup, m'ayant bien soignée dans ma première enfance, ma mère croyait m'avoir donné une amie, et elle me chérissait en effet; mais elle avait des emportemens et des tyrannies qui devaient m'opprimer plus tard et faire de ma seconde enfance une sorte de martyre.
Pourtant, je lui ai tout pardonné, et chose bizarre, malgré l'indépendance de mon caractère et les souffrances dont elle m'a accablée, je ne l'ai jamais haïe. C'est qu'elle était sincère, c'est que le fond était généreux, c'est surtout qu'elle aimait ma mère et qu'elle l'a toujours aimée. C'était tout le contraire avec Mlle Julie: celle-ci était douce, polie, n'élevait jamais la voix, montrait une patience angélique en toutes choses; mais elle manquait de franchise, et c'est là un caractère que je n'ai jamais pu supporter. C'était une fille d'un esprit supérieur, je n'hésite pas à le dire. Sortie de sa petite ville de La Châtre sans avoir rien appris, sachant à peine lire et écrire, elle avait occupé ses longs loisirs de Nohant à lire toute espèce de livres. D'abord ce furent des romans, dont toutes les femmes de chambre ont la passion, ce qui fait que je pense souvent à elles quand j'en écris. Ensuite ce furent des livres d'histoire, et enfin des ouvrages de philosophie. Elle connaissait son Voltaire mieux que ma grand'mère elle-même, et j'ai vu dans ses mains le Contrat social, de Rousseau, qu'elle comprenait fort bien. Tous les mémoires connus ont été avalés et retenus par cette tête froide, positive et sérieuse. Elle était versée dans toutes les intrigues de la cour de Louis XIV, de Louis XV, de la czarine Catherine, de Marie-Thérèse et du grand Frédéric, comme un vieux diplomate, et si l'on était embarrassé de rappeler quelque parenté de seigneurs de l'ancienne France avec les grandes familles de l'Europe, on pouvait s'adresser à elle: elle avait cela au bout de son doigt. J'ignore si, dans sa vieillesse elle a conservé cette aptitude et cette mémoire, mais je l'ai connue vraiment érudite en ce genre, solidement instruite à plusieurs autres égards, bien qu'elle ne sût pas mettre un mot d'orthographe.
J'aurai encore beaucoup à parler d'elle, car elle m'a fait beaucoup souffrir, et ses rapports de police sur mon compte, auprès de ma grand'mère, m'ont rendue beaucoup plus malheureuse que les criailleries et les coups dont Rose, par bonne intention, travaillait à m'abrutir; mais, je ne me plaindrai ni de l'une ni de l'autre avec amertume. Elles ont travaillé à mon éducation physique et morale selon leur pouvoir, et chacune d'après un système qu'elle croyait le meilleur.
Je conviens que Julie me déplaisait particulièrement parce qu'elle haïssait ma mère. En cela elle croyait témoigner son dévoûment à sa maîtresse, et elle faisait à celle-ci plus de mal que de bien. En résumé, il y avait chez nous le parti de ma mère, représenté par Rose, Ursule et moi, le parti de ma grand'mère, représenté par Deschartres et par Julie.
Il faut dire à l'éloge des deux suivantes de ma bonne maman, que cette différence d'opinion ne les empêcha pas de vivre ensemble sur le pied d'une grande amitié, et que Rose, sans jamais abandonner la défense de sa première maîtresse, professa toujours un grand respect et un grand dévoûment pour la seconde. Elles ont soigné ma grand'mère jusqu'à son dernier jour avec un zèle parfait; elles lui ont fermé les yeux. Je leur ai donc pardonné tous les ennuis et toutes les larmes qu'elles m'ont coûté, l'une par sa sollicitude féroce pour ma personne, l'autre par l'abus de son influence sur ma bonne maman.
Elles étaient donc dans ma chambre à chuchotter, et que de choses de ma famille j'ai su par elles, que j'aurais bien mieux aimé ne pas savoir si tôt!.. Et ce jour-là, elles disaient: (Julie.) «Voyez comme cette petite est folle d'adorer sa mère! sa mère ne l'aime point du tout. Elle n'est pas venue une seule fois la voir depuis qu'elle est malade. — Sa mère! disait Rose, elle est venue tous les jours savoir de ses nouvelles. Mais elle n'a pas voulu monter, parce qu'elle est fâchée contre madame, à cause de Caroline. — C'est égal, reprenait Julie, elle aurait pu venir voir sa fille sans entrer chez madame; mais elle a dit à M. de Beaumont qu'elle avait peur d'attraper la rougeole. Elle craint pour sa peau! — Vous vous trompez, Julie, répartit Rose; ce n'est pas comme cela. C'est qu'elle a peur d'apporter la rougeole à Caroline, et pourquoi faudrait-il que ses deux filles fussent malades à la fois? C'est bien assez d'une.»
Cette explication me fit du bien et calma mon désir d'embrasser ma mère. Elle vint le lendemain jusqu'à la porte de ma chambre et me cria: Bonjour, à travers. «Va-t'en, ma petite mère, lui dis-je; n'entre pas. Je ne veux pas envoyer ma rougeole à Caroline. — Voyez, dit ma mère à je ne sais quelle personne qui était avec elle. Elle me connaît bien, elle! Elle ne m'accuse pas. On aura beau faire et beau dire, on ne l'empêchera pas de m'aimer...»
On voit, d'après ces petites scènes d'intérieur, qu'il y avait autour de mes deux mères, des gens qui leur redisaient tout, et qui envenimaient leurs dissentimens. Mon pauvre cœur d'enfant commençait à être ballotté par leur rivalité. Objet d'une jalousie et d'une lutte perpétuelles, il était impossible que je ne fusse pas la proie de quelque prévention, comme j'étais la victime des douleurs que je causais.
Dès que je fus en état de sortir, ma grand'mère m'enveloppa soigneusement, me prit avec elle dans une voiture et me conduisit chez ma mère où je n'avais pas encore été depuis mon retour à Paris. Je crois qu'elle demeurait alors rue Duphot, si je ne me trompe. L'appartement était petit, sombre et bas, pauvrement meublé, et le pot-au-feu bouillait dans la cheminée du salon. Tout était fort propre, mais ne sentait ni la richesse ni la prodigalité. On a tant reproché à ma mère d'avoir mis du désordre dans la vie de mon père et de lui avoir fait faire des dettes, que je suis bien aise de la retrouver dans tous mes souvenirs, économe, presque avare pour elle-même.
La première personne qui vint nous ouvrir fut Caroline; elle me parut jolie comme un ange, malgré son petit nez retroussé. Elle était plus grande que moi relativement à nos âges respectifs; elle avait la peau moins brune, les traits plus délicats, et une expression de finesse un peu froide et railleuse. Elle soutint avec aplomb la rencontre de ma grand'mère, elle se sentait chez elle; elle m'embrassa avec transport, me fit mille caresses, mille questions, avança tranquillement et fièrement un fauteuil à ma bonne maman en lui disant: «Asseyez-vous, madame Dupin, je vais faire appeler maman qui est chez la voisine.» Puis, ayant averti la portière qui faisait leurs commissions, car elles n'avaient pas de servante, elle revint s'asseoir auprès du feu, me prit sur ses genoux, et se remit à me questionner et à me caresser, sans s'occuper davantage de la grande dame qui lui avait fait un si cruel affront.
Ma bonne maman avait certainement préparé quelque bonne et digne parole à dire à cette enfant pour la rassurer et la consoler, car elle s'était attendue à la trouver timide, effrayée ou boudeuse, et à soutenir une scène de larmes ou de reproches. Mais, voyant qu'il n'y avait rien de ce qu'elle avait prévu, elle éprouva, je crois, un peu d'étonnement et de malaise, car je remarquai qu'elle prenait beaucoup de tabac prise sur prise.
Ma mère arriva au bout d'un instant. Elle m'embrassa passionnément, et salua ma grand'mère avec un regard sec et enflammé. Celle-ci vit bien qu'il fallait aller au devant de l'orage. — Ma fille, dit-elle avec beaucoup de calme et de dignité, sans doute quand vous avez envoyé Caroline chez moi, vous aviez mal compris mes intentions à l'égard des relations qui doivent exister entre elle et Aurore. Je n'ai jamais eu la pensée de contrarier ma petite-fille dans ses affections. Je ne m'opposerai jamais à ce qu'elle vienne vous voir et à ce qu'elle voie Caroline chez vous. Faisons donc en sorte, ma fille, qu'il n'y ait plus de malentendu à cet égard.»
Il était impossible de s'en tirer plus sagement et avec plus d'adresse et de justice. Elle n'avait pas été toujours aussi équitable dans cette affaire. Il est bien certain qu'elle n'avait pas voulu consentir, dans le principe, à ce que je visse Caroline, même chez ma mère, et que ma mère avait été forcée de s'engager à ne me point amener chez elle dans nos promenades, engagement qu'elle avait fidèlement observé. Il est bien certain aussi qu'en voyant dans mon cœur plus de mémoire et d'attachement qu'elle ne pensait, ma bonne maman avait renoncé à une résolution impossible et mauvaise. Mais, cette concession faite, elle conservait son droit de ne pas admettre chez elle une personne dont la présence lui était désagréable. Son explication adroite et nette coupait court à toute récrimination: ma mère le sentit et son courroux tomba. «A la bonne heure, maman,» dit-elle, et elles parlèrent à dessein, d'autre chose. Ma mère était entrée avec une tempête dans l'âme, et, comme de coutume, elle était étonnée, devant la fermeté souple et polie de sa belle-mère, d'avoir à plier ses voiles et à rentrer au port.
Au bout de quelques instans, ma grand'mère se leva pour continuer ses visites, priant ma mère de me garder jusqu'à ce qu'elle vînt me reprendre: c'était une concession et une délicatesse de plus, pour bien montrer qu'elle ne prétendait pas gêner et surveiller nos épanchemens. Pierret arriva à temps pour lui offrir son bras jusqu'à la voiture. Ma grand'mère avait de la déférence pour lui, à cause du grand dévoûment qu'il avait témoigné à mon père. Elle lui faisait très bon accueil, et Pierret n'était pas de ceux qui excitaient ma mère contre elle. Bien au contraire, il n'était occupé qu'à la calmer et à l'engager à vivre dans de bons rapports avec sa belle-mère. Mais il rendait à celle-ci de très rares visites. C'était pour lui trop de contrainte que de rester une demi-heure sans allumer son cigare, sans faire de grimaces et sans proférer à chaque phrase son jurement favori: sac à papier!
Quelle joie ce fut pour moi que de nous retrouver dans ce qui me semblait ma seule, ma véritable famille! Que ma mère me semblait bonne, ma sœur aimable, mon ami Pierret drôle et complaisant! Et ce petit appartement si pauvre et si laid en comparaison des salons ouatés de ma grand'mère (c'est ainsi que je les appelais par dérision), devint pour moi en un instant la terre promise de mes rêves. Je l'explorais dans tous les coins, je regardais avec amour les moindres objets, la petite pendule en albâtre, les vases de fleurs en papier, jaunies sous leur cylindre de verre, les pelottes que Caroline avait brodées en chenille, à sa pension, et jusqu'à la chaufferette de ma mère, ce meuble prolétaire banni des habitudes élégantes, ancien trépied de mes premières improvisations dans la rue Grange-Batelière. Comme j'aimais tout cela! Je ne me lassais pas de dire: «Je suis ici chez nous. Là-bas, je suis chez ma bonne maman. —Sac à papier! disait Pierret, qu'elle n'aille pas dire chez nous devant Mme Dupin: elle nous reprocherait de lui apprendre à parler comme aux z-halles.» Et Pierret de rire aux éclats, car il riait volontiers de tout, et ma mère de se moquer de lui, et moi de crier: Comme on s'amuse chez nous!
Caroline me faisait des pigeons avec ses doigts; ou, avec un bout de fil que nous passions et croisions dans les doigts l'une de l'autre, elle m'apprenait toutes ces figures et ces combinaisons de lignes que les enfans appellent le lit, le bateau, les ciseaux, la scie, etc. Les belles poupées et les beaux livres d'images de ma bonne maman ne me paraissaient plus rien auprès de ces jeux qui me rappelaient mon enfance; car, encore enfant, j'avais déjà une enfance, un passé derrière moi, des souvenirs, des regrets, une existence accomplie et qui ne devait pas m'être rendue.
La faim me prit. Il n'y avait chez nous ni gâteaux ni confitures, mais le classique pot-au-feu pour toute nourriture: mon goûter passa en un instant de la cheminée sur la table. Avec quel plaisir je retrouvai mon assiette de terre de pipe! Jamais je ne mangeai de meilleur cœur. J'étais comme un voyageur qui rentre chez lui après de longues tribulations, et qui jouit de tout dans son petit ménage.
Ma grand'mère revint me chercher; mon cœur se serra, mais je compris que je ne devais pas abuser de sa générosité. Je la suivis en riant avec des yeux pleins de larmes.
Ma mère ne voulut pas abuser non plus de la concession faite, et ne me mena chez elle que les dimanches. C'étaient les jours de congé de Caroline, qui était encore en pension, ou qui, peut-être, commençait à apprendre le métier de graveuse de musique, qu'elle a continué depuis et exercé jusqu'à son mariage avec beaucoup de labeur et quelque petit profit. Ces heureux dimanches, si impatiemment attendus, passaient comme des rêves. A cinq heures, Caroline allait dîner chez ma tante Maréchal; maman et moi, nous allions retrouver ma grand'mère chez mon grand-oncle de Beaumont. C'était un vieil usage de famille fort doux que ce dîner hebdomadaire qui réunissait invariablement les mêmes convives. Il s'est presque perdu dans la vie agitée et désordonnée que l'on mène aujourd'hui. C'était la manière la plus agréable et plus commode de se voir pour les gens de loisir et d'habitudes régulières. Mon grand-oncle avait pour cuisinière un cordon bleu qui, n'ayant jamais affaire qu'à des palais d'une expérience et d'un discernement consommés, mettait un amour-propre immense à les contenter. Mme Bourdieu, la gouvernante de mon oncle, et mon oncle lui-même, exerçaient une surveillance éclairée sur ces importans travaux. A cinq heures précises, nous arrivions, ma mère et moi, et nous trouvions déjà autour du feu ma grand'mère dans un vaste fauteuil placé vis-à-vis du vaste fauteuil de mon grand-oncle, et Mme de la Marlière entre eux, les pieds allongés sur les chenets, la jupe un peu relevée, et montrant deux maigres jambes chaussées de souliers très pointus. Mme de la Marlière était une ancienne amie intime de la feue comtesse de Provence, la femme de celui qui fut depuis Louis XVIII. Son mari, le général de la Marlière, était mort sur l'échafaud. Il est souvent question de cette dame dans les lettres de mon père, si l'on s'en souvient. C'était une personne fort bonne, fort gaie, expansive, babillarde, obligeante, dévouée, bruyante, railleuse, un peu cynique dans ses propos. Elle n'était point du tout pieuse alors, et se gaussait des curés, voire même d'autre chose, avec une liberté extrême. A la Restauration, elle devint dévote, et elle a vécu jusqu'à l'âge de 98 ans, je crois, en odeur de sainteté: c'était, en somme, une excellente femme, sans préjugés au temps où je l'ai connue, et je ne pense pas qu'elle soit jamais devenue bigote et intolérante. Elle n'en avait guère le droit après avoir tenu si peu de compte des choses saintes pendant les trois quarts de sa vie. Elle était fort bonne pour moi, et comme c'était la seule des amies de ma grand'mère, qui n'eût aucune prévention contre ma mère, je lui témoignais plus de confiance et d'amitié qu'aux autres. Pourtant j'avoue qu'elle ne m'était pas naturellement sympathique. Sa voix claire, son accent méridional, ses étranges toilettes, son menton aigu dont elle me meurtrissait les joues en m'embrassant, et surtout la crudité de ses expressions burlesques, m'empêchaient de la prendre au sérieux et de trouver du plaisir à ses gâteries.
Mme Bourdieu allait et venait légèrement de la cuisine au salon; elle n'avait guère alors qu'une quarantaine d'années: c'était une brune forte, replète et d'un type très accusé. Elle était de Dax, et avait un accent gascon encore plus sonore que celui de Mme de la Marlière. Elle appelait mon grand-oncle papa, et ma mère aussi avait cette habitude. Mme de la Marlière, qui aimait à faire l'enfant, disait papa aussi, ce qui faisait paraître mon grand-oncle plus jeune qu'elle.
L'appartement qu'il a occupé tout le temps de ma vie où je l'ai connu, c'est-à-dire pendant une vingtaine d'années, était situé rue Guénégaud, au fond d'une cour triste et vaste, dans une maison du temps de Louis XIV, d'un caractère très homogène dans toutes ses parties. Les fenêtres étaient hautes et longues: mais il y avait tant de rideaux, de tentures, de paravens, de draperies et de tapis pour défendre à l'air extérieur de s'introduire par la moindre fissure, que toutes les pièces étaient sombres et sourdes comme des caves. L'art de se préserver du froid en France, et surtout à Paris, commençait à se perdre sous l'Empire, et il s'est tout à fait perdu maintenant pour les gens d'une fortune médiocre, malgré les nombreuses inventions de chauffage économique dont le progrès nous a enrichis. La mode, la nécessité et la spéculation, qui, de concert, nous ont amené à bâtir des maisons percées de plus de fenêtres qu'il ne reste de parties pleines dans l'édifice, le manque d'épaisseur des murailles, et la hâte avec laquelle ces constructions laides et fragiles se sont élevées, font que plus un appartement est petit, plus il est froid et coûteux à réchauffer. Celui de mon grand-oncle était une serre-chaude, créée par ses soins assidus dans une maison épaisse et massive, comme devraient l'être toutes les habitations d'un climat aussi ingrat et aussi variable que le nôtre. Il est vrai qu'autrefois on s'installait là pour toute sa vie, et en y bâtissant son nid, on y creusait sa tombe.
Les vieilles gens que j'ai connues à cette époque et qui avaient une existence retirée ne vivaient que dans leur chambre à coucher. Elles avaient un salon vaste et beau, où elles recevaient une ou deux fois l'an, et où elles n'entraient jamais d'ailleurs. Mon grand-oncle et ma grand'mère, ne recevant jamais, eussent pu se passer de ce luxe inutile qui doublait le prix de leur loyer. Mais ils eussent cru n'être pas logés s'il en eût été autrement.
Le mobilier de ma grand'mère était du temps de Louis XVI, et elle n'avait pas de scrupule d'y introduire de temps en temps un objet plus moderne, lorsqu'il lui semblait commode ou joli. Mais mon grand-oncle était trop artiste pour se permettre le moindre disparate. Tout chez lui était du même style Louis XIV: les moulures des portes ou les ornemens du plafond. Je ne sais s'il avait hérité de ce riche ameublement ou s'il l'avait collectionné lui-même; mais ce serait aujourd'hui une trouvaille pour un amateur que ce mobilier complet dans son ancienneté, depuis la pincette et le soufflet jusqu'au lit et aux cadres des tableaux. Il avait des peintures superbes dans son salon et des meubles de Boule d'une grandeur et d'une richesse respectables. Comme tout cela n'était point redevenu de mode et qu'on préférait à ces belles choses, véritables objets d'art, les chaises curules de l'empire et les détestables imitations d'Herculanum en acajou plaqué ou en bois peint couleur bronze, le mobilier de mon grand-oncle n'avait guère de prix que pour lui-même. J'étais loin de pouvoir apprécier le bon goût et la valeur artistique d'une semblable collection, et même j'entendais dire à ma mère que tout cela était trop vieux pour être beau. Pourtant les belles choses portent avec elles une impression que subissent souvent ceux même qui ne les comprennent pas. Quand j'entrais chez mon oncle, il me semblait entrer dans un sanctuaire mystérieux, et comme le salon était, en effet, un sanctuaire fermé, je priais tout bas Mme Bourdieu de m'y laisser pénétrer. Alors, pendant que mes grands parens jouaient aux cartes après dîner, elle me donnait un petit bougeoir, et, me conduisant comme en cachette dans ce grand salon, elle m'y laissait quelques instans, me recommandant bien de ne pas monter sur les meubles et de ne pas répandre de bougie. Je n'avais garde d'y manquer; je posais ma lumière sur une table, et je me promenais gravement dans cette vaste pièce à peine éclairée jusqu'au plafond par mon faible luminaire. Je ne voyais donc que très confusément les grands portraits de Largillière, les beaux intérieurs flamands et les tableaux des maîtres italiens qui couvraient les murs; je me plaisais au scintillement des dorures, aux grands plis des rideaux, au silence et à la solitude de cette pièce respectable, que l'on semblait ne pas oser habiter, et dont je prenais possession à moi toute seule.
Cette possession fictive me suffisait, car, dès mes plus jeunes années, la possession réelle des choses n'a jamais été un plaisir pour moi. Jamais rien ne m'a fait envie, en fait de palais, de voitures, de bijoux et même d'objets d'art; et pourtant j'aimais à parcourir un beau palais, à voir passer un équipage élégant et rapide, à toucher et à retourner des bijoux bien travaillés, à contempler les produits d'art ou d'industrie où l'intelligence de l'homme s'est révélée sous une forme quelconque. Mais je n'ai jamais éprouvé le besoin de me dire: Ceci est à moi; et je ne comprends même pas qu'on ait ce besoin-là. On a tort de me donner un objet rare ou précieux, parce qu'il m'est impossible de ne pas le donner bientôt à un ami qui l'admire et chez qui je vois le désir de la possession. Je ne tiens qu'aux choses qui me viennent des êtres que j'ai aimés et qui ne sont plus. Alors j'en suis avare, quelque peu de valeur qu'elles aient, et j'avoue que le créancier qui me forcerait à vendre les vieux meubles de ma chambre, me ferait beaucoup de peine, parce qu'ils me viennent presque tous de ma grand'mère, et qu'ils me la rappellent à tous les instans de ma vie. Pour tout ce qui est aux autres, je n'en suis jamais tentée et je me sens de la race de ces bohémiens dont Béranger a dit:
Voir, c'est avoir.
Je ne haïs pas le luxe, tout au contraire, je l'aime; mais je n'en ai que faire pour moi. J'aime les bijoux surtout de passion. Je ne trouve pas de création plus jolie que ces combinaisons de métaux et de pierres précieuses, qui peuvent réaliser les formes les plus riantes et les plus heureuses dans de si délicates proportions. J'aime à examiner les parures, les étoffes, les couleurs: le goût me charme. Je voudrais être bijoutier ou costumier, pour inventer toujours, et pour donner, par ce miracle du goût, une sorte de vie à ces riches matières. Mais tout cela n'est d'aucun usage agréable pour moi. Une belle robe est gênante, les bijoux égratignent: et, en toutes choses, la mollesse des habitudes nous vieillit et nous tue. Enfin, je ne suis pas née pour être riche, et si les malaises de la vieillesse ne commençaient à se faire sentir, je vivrais très réellement dans une chaumière du Berry, pourvu qu'elle fût propre1, avec autant de contentement que dans une villa italienne.
Ce n'est point vertu, ni prétention à l'austérité républicaine. Est-ce qu'une chaumière n'est pas souvent, pour l'artiste, plus belle, plus riche de couleur, de grâce, d'arrangement et de caractère, qu'un vilain palais moderne construit et décoré dans le goût constitutionnel, le plus pitoyable style qui existe dans l'histoire des arts? Aussi n'ai-je jamais compris que les artistes de mon temps eussent tant de vénalité, de besoins de luxe et d'ambitions de fortune. Si quelqu'un au monde peut se passer de luxe et se créer à lui-même une vie selon ses rêves, avec peu, avec presque rien, c'est l'artiste, puisqu'il porte en lui le don de poétiser les moindres choses et de se construire une cabane selon les règles du goût ou les instincts de la poésie. Le luxe me paraît la ressource des gens bêtes.
Ce n'était pourtant point le cas pour mon grand-oncle; son goût était luxueux de sa nature, et j'approuve beaucoup qu'on se meuble avec de belles choses quand on peut se les procurer, par d'heureuses rencontres, à meilleur marché que de laides. C'est probablement ce qui lui était arrivé, car il avait une mince fortune et il était fort généreux, ce qui équivaut à dire qu'il était pauvre et n'avait pas de folies et de caprices à se permettre.
Il était gourmand, quoiqu'il mangeât fort peu: mais il avait une gourmandise sobre et de bon goût comme tout le reste, point fastueuse, sans ostentation, et qui se piquait même d'être positive. Il était plaisant de l'entendre analyser ses théories culinaires, car il le faisait tantôt avec une gravité et une logique qui eussent pu s'appliquer à toutes les données de la politique et de la philosophie, tantôt avec une verve comique et indignée. «Rien n'est si bête, disait-il avec ses paroles enjouées dont l'accent distingué corrigeait la crudité, que de se ruiner pour sa gueule. Il n'en coûte pas plus d'avoir une omelette délicieuse que de se faire servir, sous prétexte d'omelette, un vieux torchon brûlé. Le tout, c'est de savoir soi-même ce que c'est qu'une omelette; et quand une ménagère l'a bien compris, je la préfère dans ma cuisine, à un savant prétentieux qui se fait appeler monsieur par ses marmitons, et qui baptise une charogne des noms les plus pompeux.»
Tout le temps du dîner, la conversation était sur ce ton et roulait sur la mangeaille. J'en ai donné cet échantillon pour qu'on se figure bien cette nature de chanoine qui n'a plus guère de type dans le temps présent. Ma grand'mère, qui était d'une friandise extrême, bien que très petite mangeuse, avait aussi des théories scientifiques sur la manière de faire une crême à la vanille et une omelette soufflée. Mme Bourdieu se faisait quereller par mon oncle, parce qu'elle avait laissé mettre dans la sauce quelques parcelles de muscade de plus ou de moins; ma mère riait de leurs disputes. Il n'y avait que la mère la Marlière qui oubliât de babiller au dîner, parce qu'elle mangeait comme un ogre. Quant à moi, ces longs dîners servis, discutés, analysés et savourés avec tant de solennité m'ennuyaient mortellement. J'ai toujours mangé vite, et en pensant à autre chose. Une longue séance à table m'a toujours rendue malade, et j'obtenais la permission de me lever de temps en temps, pour aller jouer avec un vieux caniche qui s'appelait Babet, et qui passait sa vie à faire des petits et à les allaiter dans un coin de la salle à manger.
La soirée me paraissait bien longue aussi. Il fallait que ma mère prît des cartes et fît la partie des grands-parens, ce qui ne l'amusait pas non plus, mon oncle étant beau joueur et ne se fâchant pas comme Deschartres, et la mère la Marlière gagnant toujours parce qu'elle trichait. Elle convenait elle-même que le jeu sans tricherie l'ennuyait. C'est pourquoi elle ne voulait pas jouer d'argent2.
Pendant ce temps, la bonne Bourdieu tâchait de me distraire. Elle me faisait faire des châteaux de cartes ou des édifices de dominos. Mon oncle qui était taquin, se retournait pour souffler dessus ou pour donner un coup de coude à notre petite table. Et puis, il disait à Mme Bourdieu qui s'appelait Victoire, comme ma mère: «Victoire, vous abrutissez cette enfant. Montrez-lui quelque chose d'intéressant. Tenez, faites-lui voir mes tabatières!» Alors on ouvrait un coffret et l'on me faisait passer en revue une douzaine de tabatières fort belles, ornées de charmantes miniatures. C'étaient les portraits d'autant de belles dames en costume de nymphes, de déesses ou de bergères. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle avait tant de belles dames sur ses tabatières. Quant à lui, il n'y tenait plus, et cela ne lui paraissait plus avoir d'autre utilité que d'amuser les regards d'un petit enfant. Donnez donc des portraits aux abbés! heureusement ce n'est plus la mode.
Ma bonne maman me menait aussi quelquefois chez Mme de la Marlière; mais celle-ci, n'ayant qu'une très mince existence, ne donnait pas de dîners. Elle occupait, rue Villedot, no 6, un petit appartement au troisième, qu'elle n'a pas quitté, je crois, depuis le Directoire jusqu'à sa mort, arrivée en 1841 ou 42. Son intérieur, moins beau que celui de mon grand-oncle, était curieux aussi pour son homogénéité, et je ne crois pas que depuis le temps de Louis XVI, dont il était un petit spécimen complet, il eût subi le moindre changement.
Et elles le sont presque toutes, j'aime à le dire.
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J'ai fait depuis une remarque qui m'a paru triste. C'est que la plupart des femmes trichent au jeu et sont malhonnêtes en affaires d'intérêt. Je l'ai constaté chez des femmes riches, pieuses et considérées. Il faut le dire, puisque cela est, et que signaler un mal c'est le combattre. Cet instinct de duplicité qu'on peut observer, même chez les jeunes filles qui jouent sans que la partie soit intéressé, tient-il à un besoin inné de tromper, ou à l'âpreté d'une volonté nerveuse qui veut se soustraire à la loi du hasard? Cela ne vient-il pas plutôt de ce que leur éducation morale est incomplète. Il y a deux sortes d'honneur dans le monde; celui des hommes porte sur la bravoure et sur la loyauté dans les transactions pécuniaires. Celui des femmes n'est attaché qu'à la pudeur et à la fidélité conjugale. Si l'on se permettait de dire ici aux hommes qu'un peu de chasteté et de fidélité ne leur nuiraient pas, ils lèveraient certainement les épaules: mais nieront-ils qu'une honnête femme, qui serait en même temps un honnête homme, aurait doublement droit à leur respect et à leur confiance?
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