Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)», sayfa 30
J'allais prendre une ou deux leçons. «Continuez, me disait Deschartres. Vous comprenez! — Vous croyez? lui répondais-je. — Certainement, et tout est là. — Mais retenir? — Ça viendra.»
Et quand nous avions travaillé quelques heures: «Grand homme lui disais-je (je l'appelais toujours ainsi), vous me croirez si vous voulez, mais cela me tue. C'est trop long, le but est trop loin. Vous avez beau me mâcher la besogne, croyez bien que je n'ai pas la tête faite comme vous. Je suis pressée d'aimer Dieu, et s'il faut que je pioche ainsi toute la vie pour arriver à me dire, sur mes vieux jours, pourquoi et comment je dois l'aimer, je me consumerai en attendant, et j'aurai peut-être dévoré mon cœur aux dépens de ma cervelle.
VIII p. 160 — Il s'agit bien d'aimer Dieu! disait le naïf pédagogue. Aimez-le tant que vous voudrez, mais il vient là comme à propos de bottes!
— Ah! c'est que vous ne comprenez pas pourquoi je veux m'instruire.
— Bah! on s'instruit... pour s'instruire! répondait-il en levant les épaules.
— Justement, c'est ce que je ne veux pas faire. Allons, bonsoir, je vais écouter les rossignols.»
Et je m'en allais, non pas fatiguée d'esprit (Deschartres démontrait trop bien pour irriter les fibres du cerveau), mais accablée de cœur, chercher à l'air libre de la nuit et dans les délices de la rêverie la vie qui m'était propre et que je combattais en vain. Ce cœur avide se révoltait dans l'inaction où le laissait le travail sec de l'attention et de la mémoire. Il ne voulait s'instruire que par l'émotion, et je trouvais dans la poésie des livres d'imagination et dans celle de la nature, se renouvelant et se complétant l'une par l'autre, un intarissable élément à cette émotion intérieure, à ce continuel transport divin que j'avais goûtés au couvent, et qu'alors j'appelais la grâce.
FIN DU TOME HUITIÈME
TOME NEUVIÈME
CHAPITRE DIX-SEPTIEME.
(SUITE.)
Leibnitz. — Relâchement dans les pratiques de la dévotion, avec un redoublement de foi. — Les églises de campagne et de province. — Jean-Jacques Rousseau, le Contrat social.
Je dois donc dire que les poètes et les moralistes à formes éloquentes ont agi en moi plus que les métaphysiciens et les philosophes profonds pour y conserver la foi religieuse.
Serai-je ingrate envers Leibnitz pourtant, et dirai-je qu'il ne m'a servi de rien, parce que je n'ai pas tout compris et tout retenu? Non, je mentirais. Il est certain que nous profitons des choses dont nous oublions la lettre, quand leur esprit a passé en nous, même à petites doses. On ne se souvient guère du dîner de la veille, et pourtant il a nourri notre corps. Si ma raison s'embarrasse peu, encore à cette heure, des systèmes contraires à mon sentiment; si les fortes objections que soulève contre la Providence, à mes propres yeux, le spectacle du terrible dans la nature et du mauvais dans l'humanité, sont vaincues par un instant de rêverie tendre; si, enfin, je sens mon cœur plus fort que ma raison, pour me donner foi en la sagesse et en la bonté suprême de Dieu, ce n'est peut-être pas uniquement au besoin inné d'aimer et de croire, que je dois ce rassérénement et ces consolations. J'ai assez compris de Leibnitz, sans être capable d'argumenter de par sa science, pour savoir qu'il y a encore plus de bonnes raisons pour garder la loi que pour la rejeter.
Ainsi, par ce coup d'œil rapide et troublé que j'avais hasardé dans le royaume des merveilles ardues, j'avais à peu près rempli mon but en apparence. Cette pauvre miette d'instruction que Deschartres trouvait surprenante de ma part, réalisait parfaitement la prédiction de l'abbé, en m'apprenant que j'avais tout à apprendre, et le démon de l'orgueil, que l'Église présente toujours à ceux qui désirent s'instruire, m'avait laissée bien tranquille, en vérité. Comme je n'en ai jamais beaucoup plus appris depuis, je peux dire que j'attends encore sa visite, et qu'à tous les complimens erronés, sur ma science et ma capacité, je ris toujours intérieurement, en me rappelant la plaisanterie de mon jésuite: Peut-être que jusqu'à présent il n'y a pas sujet de craindre beaucoup cette tentation.
Mais le peu que j'avais arraché au règne des ténèbres m'avait fortifiée dans la foi religieuse en général, dans le christianisme en particulier. Quant au catholicisme... y avais-je songé?
Pas le moins du monde. Je m'étais à peine doutée que Leibnitz fût protestant et Mably philosophe. Cela n'était pas entré pour moi dans la discussion intérieure. M'élevant au-dessus des formes de la religion, j'avais cherché à embrasser l'idée mère. J'allais à la messe et n'analysais pas encore le culte.
Cependant, en me le rappelant bien, je dois le dire, le culte me devenait lourd et malsain. J'y sentais refroidir ma piété. Ce n'était plus les pompes charmantes, les fleurs, les tableaux, la propreté, les doux chants de notre chapelle, et les profonds silences du soir, et l'édifiant spectacle des belles religieuses prosternées dans leurs stalles. Plus de recueillement, plus d'attendrissement, plus de prières du cœur possibles pour moi dans ces églises publiques où le culte est dépouillé de sa poésie et de son mystère.
J'allais tantôt à ma paroisse de Saint-Chartier, tantôt à celle de La Châtre. Au village, c'était la vue des bons saints et des bonnes dames de dévotion traditionnelle, horribles fétiches qu'on eût dits destinés à effrayer quelque horde sauvage; les beuglemens absurdes de chantres inexpérimentés, qui faisaient en latin les plus grotesques calembours de la meilleure foi du monde; et les bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet en ronflant tout haut; et le vieux curé qui jurait au beau milieu du prône contre les indécences des chiens introduits dans l'église. A la ville, c'étaient les toilettes provinciales des dames, leurs chuchotemens, leurs médisances et cancans apportés en pleine église comme en un lieu destiné à s'observer et à se diffamer les unes les autres, c'était aussi la laideur des idoles et les glapissemens atroces des collégiens qu'on laissait chanter la messe, et qui se faisaient des niches tout le temps qu'elle durait. Et puis tout ce tripotage de pain bénit et de gros sous qui se fait pendant les offices, les querelles des sacristains et des enfans de chœur à propos d'un cierge qui coule ou d'un encensoir mal lancé. Tout ce dérangement, tous ces incidens burlesques et le défaut d'attention de chacun qui empêchait celle de tous à la prière m'étaient odieux. Je ne voulais pas songer à rompre avec les pratiques obligatoires, mais j'étais enchantée qu'un jour de pluie me forçât à lire la messe dans ma chambre et à prier seule à l'abri de ce grossier concours de chrétiens pour rire.
Et puis, ces formules de prières quotidiennes, qui n'avaient jamais été de mon goût, me devenaient de plus en plus insipides. M. de Prémord m'avait permis d'y substituer les élans de mon âme quand je m'y sentirais entraînée, et insensiblement je les oubliais si bien, que je ne priais plus que d'inspiration et par improvisation libre. Ce n'était pas trop catholique, mais on m'avait laissée composer des prières au couvent. J'en avais fait circuler quelques-unes en anglais et en français, qu'on avait trouvées si fleuries qu'on les avait beaucoup goûtées. Je les avais aussitôt dédaignées en moi-même, ma conscience et mon cœur décrétant que les mots ne sont que des mots, et qu'un élan aussi passionné que celui de l'âme à Dieu ne peut s'exprimer par aucune parole humaine. Toute formule était donc une règle que j'adoptais par esprit de pénitence et qui finit par me sembler une corvée abrutissante et mortelle pour ma ferveur.
Voilà dans quelle situation j'étais quand je lus l'Émile, la Profession de foi du vicaire savoyard, les Lettres de la montagne, le Contrat social et les discours.
La langue de Jean-Jacques et la forme de ses déductions s'emparèrent de moi comme une musique superbe éclairée d'un grand soleil. Je le comparais à Mozart; je comprenais tout! Quelle jouissance pour un écolier malhabile et tenace d'arriver enfin à ouvrir les yeux tout à fait et à ne plus trouver de nuages devant lui! Je devins, en politique, le disciple ardent de ce maître, et je le fus bien longtemps sans restrictions. Quant à la religion, il me parut le plus chrétien de tous les écrivains de son temps, et, faisant la part du siècle de croisade philosophique où il avait vécu, je lui pardonnai d'autant plus facilement d'avoir abjuré le catholicisme, qu'on lui en avait octroyé les sacremens et le titre d'une manière irréligieuse bien faite pour l'en dégoûter. Protestant né, redevenu protestant par le fait de circonstances justifiables, peut-être inévitables, sa nationalité dans l'hérésie ne me gênait pas plus que n'avait fait celle de Leibnitz. Il y a plus, j'aimais fort les protestans, parce que, n'étant pas forcée de les admettre à la discussion du dogme catholique, et me souvenant que l'abbé de Prémord ne damnait personne et me permettait cette hérésie dans le silence de mon cœur, je voyais en eux des gens sincères, qui ne différaient de moi que par des formes sans importance absolue devant Dieu.
Jean-Jacques fut le point d'arrêt de mes travaux d'esprit. A partir de cette lecture enivrante, je m'abandonnai aux poètes et aux moralistes éloquens, sans plus de souci de la philosophie transcendante. Je ne lus pas Voltaire. Ma grand'mère m'avait fait promettre de ne le lire qu'à l'âge de trente ans. Je lui ai tenu parole. Comme il était pour elle ce que Jean-Jacques a été si longtemps pour moi: l'apogée de son admiration, elle pensait que je devais être dans toute la force de ma raison pour en goûter les conclusions. Quand je l'ai lu, je l'ai beaucoup goûté, en effet, mais sans en être modifiée en quoi que ce soit. Il y a des natures qui ne s'emparent jamais de certaines autres natures, quelque supérieures qu'elles leur soient. Et cela ne tient pas, comme on pourrait se l'imaginer, à des antipathies de caractère, pas plus que l'influence entraînante de certains génies ne tient à des similitudes d'organisation chez ceux qui la subissent. Je n'aime pas le caractère privé de Jean-Jacques Rousseau; je ne pardonne à son injustice, à son ingratitude, à son amour-propre malade, et à mille autres choses bizarres, que par la compassion que ses douleurs me causent. Ma grand'mère n'aimait pas les rancunes et les cruautés d'esprit de Voltaire, et faisait fort bien la part des égaremens de sa dignité personnelle.
D'ailleurs, je ne tiens pas trop à voir les hommes à travers leurs livres, les hommes du passé surtout. Dans ma jeunesse, je les cherchais encore moins sous l'arche sainte de leurs écrits. J'avais un grand enthousiasme pour Chateaubriand, le seul vivant de mes maîtres d'alors. Je ne désirais pas du tout le voir, et ne l'ai vu dans la suite qu'à regret.
Pour mettre de l'ordre dans mes souvenirs, je devrais peut-être continuer le chapitre de mes lectures; mais on risque fort d'ennuyer en parlant trop longtemps de soi seul, et j'aime mieux entremêler cet examen rétrospectif de moi-même de quelques-unes des circonstances extérieures qui s'y rattachent.
CHAPITRE DIX-HUITIEME
Le fils de Mme d'Épinay et de mon grand-père. — Étrange système de prosélytisme. — Attitude admirable de ma grand'mère. — Elle exige que j'entende sa confession. — Elle reçoit les sacremens. — Mes réflexions et les sermons de l'archevêque. — Querelle sérieuse avec mon confesseur. — Le vieux curé et sa servante. — Conduite déraisonnable d'un squelette. — Claudius. — Bonté et simplicité de Deschartres. — Esprit et charité des gens de la Châtre. — La fête du village. — Causeries avec mon pédagogue, réflexions sur le scandale. — Définition de l'opinion.
Aux plus beaux jours de l'été, ma grand'mère éprouva un mieux très sensible et s'occupa même de reprendre ses correspondances, ses relations de famille et d'amitié. J'écrivais sous sa dictée des lettres aussi charmantes et aussi judicieuses qu'elle les eût jamais faites. Elle reçut ses amis, qui ne comprirent pas qu'elle eût subi l'altération de facultés dont nous nous étions tant affligés et dont nous nous affligions encore, Deschartres et moi. Elle avait des heures où elle causait si bien, qu'elle semblait être redevenue elle-même, et même plus brillante et plus gracieuse encore que par le passé.
Mais quand la nuit arrivait, peu à peu la lumière faiblissait dans cette lampe épuisée. Un grand trouble se faisait sentir dans les idées, ou une apathie plus effrayante encore, et les nuits n'étaient pas toutes sans délire, un délire inquiet, mélancolique et enfantin. Je ne pensais plus du tout à lui demander de faire acte de religion, bien que ma bonne Alicia me conseillât de profiter de ce moment de santé pour l'amener sans effroi à mes fins. Ses lettres me troublaient et me ramenaient quelques scrupules de conscience; mais elles n'eurent jamais le pouvoir de me décider à rompre la glace.
Pourtant la glace fut rompue d'une manière tout à fait imprévue. L'archevêque d'Arles en écrivit à ma grand'mère, lui annonça sa visite et arriva.
M. L... de B... longtemps évêque de S... et nommé récemment alors archevêque d'A... in partibus, ce qui équivalait à une belle sinécure de retraite, était mon oncle par bâtardise. Il était né des amours très passionnées et très divulguées de mon grand-père Francueil et de la célèbre Mme d'Épinay. Ce roman a été trahi par la publication, bien indiscrète et bien inconvenante, d'une correspondance charmante, mais trop peu voilée entre les deux amans.
Le bâtard, né au ***, nourri et élevé au village ou à la ferme de B... reçut ces deux noms et fut mis dans les ordres dès sa jeunesse. Ma grand'mère le connut tout jeune encore lorsqu'elle épousa M. de Francueil, et veilla sur lui maternellement. Il n'était rien moins que dévot à cette époque; mais il le devint à la suite d'une maladie grave où les terreurs de l'enfer bouleversèrent son esprit faible.
Il était étrange que le fils de deux êtres remarquablement intelligens fût à peu près stupide. Tel était cet excellent homme, qui, par compensation, n'avait pas un grain de malice dans sa balourdise. Comme il y a beaucoup de bêtes fort méchantes, il faut tenir compte de la bonté, qu'elle soit privée ou accompagnée, d'intelligence.
Ce bon archevêque était le portrait frappant de sa mère, qui, comme Jean-Jacques a pris soin de nous le dire, et comme elle le proclame elle-même avec beaucoup de coquetterie, était positivement laide. J'ai encore un des portraits qu'elle donna à mon grand-père; mais elle était fort bien faite. Ma bonne maman en a donné un autre à mon cousin Villeneuve, où elle était représentée en costume de naïade, c'est-à-dire avec aussi peu de costume que possible.
Mais elle avait beaucoup de physionomie, dit-on, et fit toutes les conquêtes qu'elle put souhaiter. L'archevêque avait sa laideur toute crue et pas plus d'expression qu'une grenouille qui digère. Il était, avec cela, ridiculement gras, gourmand ou plutôt goinfre, car la gourmandise exige un certain discernement qu'il n'avait pas; très vif, très rond de manières, insupportablement gai, quelque chagrin qu'on eût autour de lui; intolérant en paroles, débonnaire en actions; grand diseur de calembours et de calembredaines monacales; vaniteux comme une femme de ses toilettes d'apparat, de son rang et de ses priviléges; cynique dans son besoin de bien-être; bruyant, colère, évaporé, bonnasse, ayant toujours faim ou soif, ou envie de sommeiller, ou envie de rire pour se désennuyer, enfin le chrétien le plus sincère à coup sûr, mais le plus impropre au prosélytisme que l'on puisse imaginer.
C'était justement le seul prêtre qui pût amener ma grand'mère à remplir les formalités catholiques, parce qu'il était incapable de soutenir aucune discussion contre elle, et ne l'essaya même pas.
«Chère maman, lui dit-il, résumant sa lettre, sans préambule, dès la première heure qu'il passa auprès d'elle, vous savez pourquoi je suis venu; je ne vous ai pas prise en traître et n'irai pas par quatre chemins. Je veux sauver votre âme. Je sais bien que cela vous fait rire; vous ne croyez pas que vous serez damnée parce que vous n'aurez pas fait ce que je vous demande; mais moi, je le crois, et comme, grâce à Dieu, vous voilà guérie, vous pouvez bien me faire ce plaisir-là, sans qu'il vous en coûte la plus petite frayeur d'esprit. Je vous prie donc, vous qui m'avez toujours traité comme votre fils, d'être bien gentille et bien complaisante pour votre gros enfant. Vous savez que je vous crains trop pour discuter contre vous et vos beaux esprits reliés en veau. Vous en savez beaucoup trop long pour moi; mais il ne s'agit pas de ça; il s'agit de me donner une grande marque d'amitié, et me voilà tout prêt à vous la demander à genoux. Seulement, comme mon ventre me gênerait fort, voilà votre petite fille qui va s'y mettre à ma place.»
Je restai stupéfaite d'un pareil discours, et ma grand'mère se prit à rire. L'archevêque me poussa à ses pieds: «Allons donc, dit-il, je crois que tu te fais prier pour m'aider, toi!»
Alors ma grand'mère me regardant agenouillée, passa du rire à une émotion subite. Ses yeux se remplirent de larmes, et elle me dit en m'embrassant: «Eh bien! tu me croiras donc damnée si je te refuse? — Non! m'écriai-je impétieusement, emportée par l'élan d'une vérité intérieure plus forte que tous les préjugés religieux. Non, non! je suis à genoux pour vous bénir et non pas pour vous prêcher.
— En voilà une petite sotte!» s'écria l'archevêque, et me prenant par le bras, il voulut me mettre à la porte; mais ma grand'mère me retint contre son cœur. «Laissez-la, mon gros Jean le blanc, lui dit-elle. Elle prêche mieux que vous. Je te remercie, ma fille. Je suis contente de toi, et pour te le prouver, comme je sais qu'au fond du cœur tu désires que je dise oui, je dis oui. Êtes-vous content, monseigneur?»
Monseigneur lui baisa la main en pleurant d'aise. Il était véritablement touché de tant de douceur et de tendresse. Puis il frotta ses mains et se frappa sur la bedaine en disant: «Allons, voilà qui est enlevé! Il faut battre le fer pendant qu'il est chaud. Demain matin, votre vieux curé viendra vous confesser et vous administrer. Je me suis permis de l'inviter à déjeuner avec nous. Ce sera une affaire faite, et demain soir vous n'y penserez plus.
— C'est probable», dit ma grand'mère avec malice.
Elle fut gaie tout le reste de la journée. L'archevêque encore plus, riant, batifolant en paroles, jouant avec les gros chiens, répétant à satiété le proverbe qu'un chien peut bien regarder un évêque, me grondant un peu de l'avoir si mal aidé, d'avoir failli tout faire manquer, et nous mettre dans de beaux draps par ma niaiserie; me reprochant de n'avoir pas pour deux sous de courage, et disant que si l'on m'eût laissée faire, nous étions frais.
J'étais navrée de voir aller ainsi les choses. Il me semblait que fourrer ainsi les sacremens à une personne qui n'y croyait pas et qui n'y voyait qu'une condescendance envers moi, c'était nous charger d'un sacrilége. J'étais décidée à m'en expliquer avec ma grand'mère, car de raisonner avec monseigneur, cela faisait pitié.
Mais tout changea d'aspect en un instant, grâce au grand esprit et au tendre cœur de cette pauvre infirme qui, le lendemain, était mourante par le corps et comme ressuscitée au moral.
Elle passa une très mauvaise nuit, pendant laquelle il me fut impossible de songer à autre chose qu'à la soigner. Le lendemain matin, la raison était nette et la volonté arrêtée. «Laisse-moi faire, dit-elle, dès les premiers mots que je lui adressai: Je crois qu'en effet je vais mourir. Eh bien, je devine tes scrupules. Je sais que si je meurs sans faire ma paix avec ces gens-là, ou tu te le reprocheras, ou ils te le reprocheront. Je ne veux pas mettre ton cœur aux prises avec ta conscience, ou te laisser aux prises avec tes amis. J'ai la certitude de ne faire ni une lâcheté ni un mensonge en adhérant à des pratiques qui, à l'heure de quitter ceux qu'on aime, ne sont pas d'un mauvais exemple. Aie l'esprit tranquille, je sais ce que je fais.»
Pour la première fois depuis sa maladie je la sentais redevenue la grand'mère, le chef de famille capable de diriger les autres et par conséquent elle-même. Je me renfermai dans l'obéissance passive.
Deschartres lui trouva beaucoup de fièvre et entra en fureur contre l'archevêque. Il voulait le mettre à la porte, et lui attribuait, probablement avec raison, la nouvelle crise qui se produisait dans cette existence chancelante.
Ma grand'mère l'apaisa et lui dit même: «Je veux que vous vous teniez tranquille, Deschartres.»
Le curé arriva, toujours ce même vieux curé dont j'ai parlé et qu'elle avait trouvé trop rustique pour être mon confesseur. Elle n'en voulut pas d'autre, sentant combien elle le dominerait.
Je voulus sortir avec tout le monde pour les laisser ensemble. Elle m'ordonna de rester; puis s'adressant au curé:
«Asseyez-vous là, mon vieux ami, lui dit-elle. Vous voyez que je suis trop malade pour sortir de mon lit, et je veux que ma fille assiste à ma confession.
— C'est bien, c'est bien, ma chère dame, répondit le curé tout troublé et tout tremblant.
— Mets-toi à genoux pour moi, ma fille, reprit ma grand'mère, et prie pour moi, tes mains dans les miennes. Je vais faire ma confession. Ce n'est pas une plaisanterie. J'y ai pensé. Il n'est pas mauvais de se résumer en quittant ce monde, et si je n'avais craint de froisser quelque usage, j'aurais voulu que tous mes serviteurs fussent présens à cette récapitulation de ma conscience. Mais, après tout, la présence de ma fille me suffit. Dites-moi les formules, curé; je ne les connais pas, ou je les ai oubliées. Quand ce sera fait, je m'accuserai.»
Elle se conforma aux formules et dit ensuite: «Je n'ai jamais ni fait ni souhaité aucun mal à personne. J'ai fait tout le bien que j'ai pu faire. Je n'ai à confesser ni mensonge, ni dureté, ni impiété d'aucune sorte. J'ai toujours cru en Dieu. — Mais écoute ceci, ma fille: je ne l'ai pas assez aimé. J'ai manqué de courage, voilà ma faute, et depuis le jour où j'ai perdu mon fils, je n'ai pu prendre sur moi de le bénir et de l'invoquer en aucune chose. Il m'a semblé trop cruel de m'avoir frappé d'un coup au-dessus de mes forces. Aujourd'hui qu'il m'appelle, je le remercie et le prie de me pardonner ma faiblesse. C'est lui qui me l'avait donné, cet enfant, c'est lui qui me l'a ôté, mais qu'il me réunisse à lui, et je vais l'aimer et le prier de toute mon âme.»
Elle parlait d'une voix si douce et avec un tel accent de tendresse et de résignation que je fus suffoquée de larmes et retrouvai toute ma ferveur des meilleurs jours pour prier avec elle.
Le vieux curé, attendri profondément, s'éleva et lui dit, avec une grande onction et dans son parler paysan, qui augmentait avec l'âge: «Ma chère sœur, je serons tous pardonnés, parce que le bon Dieu nous aime, et sait bien que quand je nous repentons, c'est que je l'aimons. Je l'ai bien pleuré aussi, moi, votre cher enfant, allez! et je vous réponds ben qu'il est à la droite de Dieu, et que vous y serez avecques lui. Dites avec moi votre acte de contrition, et je vas vous donner l'absolution.»
Quand il eut prononcé l'absolution, elle lui ordonna de faire rentrer tout le monde, et me dit dans l'intervalle: «Je ne crois pas que ce brave homme ait eu le pouvoir de me pardonner quoi que ce soit, mais je crois que Dieu a ce pouvoir, et j'espère qu'il a exaucé nos bonnes intentions à tous trois.»
L'archevêque, Deschartres, tous les domestiques de la maison et les ouvriers de la ferme assistèrent à son viatique; elle dirigea elle-même la cérémonie, me fit placer à côté d'elle et disposa les autres personnes à son gré, suivant l'amitié qu'elle leur portait. Elle interrompit plusieurs fois le curé pour lui dire à demi-voix, car elle entendait fort bien le latin, je crois à cela, ou il importe peu. Elle était attentive à toutes choses, et, conservant l'admirable netteté de son esprit et la haute droiture de son caractère, elle ne voulait pas acheter sa réconciliation officielle au prix de la moindre hypocrisie. Ces détails ne furent pas compris de la plupart des assistans. L'archevêque feignit de ne pas y prendre garde, le curé n'y tenait nullement. Il était là avec son cœur et avait mis d'avance son jugement de prêtre à la porte. Deschartres était fort troublé et irrité, craignant de voir la malade succomber à la suite d'un si grand effort moral. Moi seule j'étais attentive à toutes choses autant que ma grand'mère et, ne perdant aucune de ses paroles, aucune de ses expressions de visage, je la vis avec admiration résoudre le problème de se soumettre à la religion de son temps et de son pays sans abandonner un instant ses convictions intimes et sans mentir en rien à sa dignité personnelle.
Avant de recevoir l'hostie, elle prit encore la parole et dit très haut: «Je veux mourir en paix ici avec tout le monde. Si j'ai fait du tort à quelqu'un, qu'il le dise, pour que je le répare. Si je lui ai fait de la peine, qu'il me le pardonne, car je le regrette.»
Un sanglot d'affection et de bénédiction lui répondit de toutes parts. Elle fut administrée, puis demanda du repos et resta seule avec moi.
Elle était épuisée et dormit jusqu'au soir. Quelques jours d'accablement succédèrent à cette émotion. Puis les apparences de la santé revinrent, et nous retrouvâmes encore quelques semaines d'une sorte de sécurité.
Cet événement de famille me fit et me laissa une forte impression. Ma grand'mère, bien qu'elle fût retombée dans un demi-engourdissement de ses facultés, avait, par ce jour de courage et de pleine raison, repris, à mes yeux, toute l'importance de son rôle vis-à-vis de moi, et je ne m'attribuais plus aucun droit de juger sa conscience et sa conduite. J'étais frappée d'un grand respect en même temps que d'une tendre gratitude pour l'intention qu'elle avait eue de me complaire, et il m'était impossible de ne pas accepter de tous points sa manière de se repentir et de se réconcilier avec le ciel, comme digne, méritoire et agréable à Dieu. Je récapitulais toute la phase de sa vie dont j'avais été le témoin et le but; j'y trouvais, à l'égard de ma mère, de ma sœur et de moi, quelques injustices irréfléchies ou involontaires, toujours réparées par de grands efforts sur elle-même et par de véritables sacrifices. Dans tout le reste, une longanimité sage, une douceur généreuse, une droiture parfaite, un désintéressement, un mépris du mensonge, une horreur du mal, une bienfaisance, une assistance de cœur pour tous, vraiment inépuisables, enfin les plus admirables qualités, les vertus chrétiennes les plus réelles.
Et ce qui couronnait cette noble carrière, c'était précisément cette faute dont elle avait voulu s'accuser avant de mourir. C'était cette douleur immense, inconsolable, qu'elle n'avait pu offrir à Dieu comme un hommage de soumission, mais qui ne l'avait pas empêchée de rester grande et généreuse avec tous ses semblables. Ah! qu'elles me semblaient vénielles et pardonnables maintenant, ces crises d'amertume, ces paroles d'injustice, ces larmes de jalousie qui m'avaient tant fait souffrir dans mon plus jeune âge! Comme je me sentais petite et personnelle, moi qui ne les avais pas pardonnées sur l'heure! Avide de bonheur, indignée de souffrir, lâche dans mes muettes rancunes d'enfant, je n'avais pas compris ce que souffrait cette mère désespérée, et je m'étais comptée pour quelque chose, quand j'aurais dû deviner les profondes racines de son mal et l'adoucir par un complet abandon de moi-même!
Mon cœur gagna beaucoup dans ces repentirs. J'y noyai, dans des larmes abondantes, l'orgueil de mes résistances, et toute intolérance dévote s'y dissipa pour jamais. Ce cœur qui n'avait encore connu que la passion dans l'amour filial et dans l'amour divin s'ouvrit à des tendresses inconnues; et, faisant sur moi-même un retour aussi sérieux que celui que j'avais fait au couvent, lors de ma conversion, je sentis toutes les puissances du sentiment et de la raison me commander l'humilité, non plus seulement comme une vertu chrétienne, mais comme une conséquence forcée de l'équité naturelle.
Tout cela me faisait sentir d'autant plus vivement que la vérité absolue n'était pas plus dans l'Église que dans toute autre forme religieuse, qu'il y eût plus de vérité relative, voilà ce que je pouvais lui accorder, et voilà pourquoi je ne songeais pas encore à me séparer d'elle.
Les sacremens acceptés par ma grand'mère n'avaient été qu'un compromis de conscience de la part de l'archevêque, puisque l'archevêque, faute de ces sacremens, l'eût damnée en pleurant, mais sans appel. Que l'on observe et sache bien qu'il n'était pas hypocrite, ce bon prélat. Il ne s'agissait pas pour lui de faire triompher l'Église devant des provinciaux ébahis; il était étranger à la politique et croyait dur comme fer, c'était son expression, à l'infaillibilité des papes et à la lettre des conciles. Il aimait réellement ma grand'mère; n'ayant pas connu d'autre mère, il la regardait comme la sienne; il s'en allait disant: «Qu'elle meure maintenant, ça m'est égal, je ne suis pas jeune, et je la rejoindrai bientôt. La vie n'est pas une si grosse affaire! mais je ne me serais jamais consolé de sa perte, si elle eût persisté dans l'impénitence finale.»
Je me permettais de le contredire. «Je vous jure, monseigneur, lui disais-je, qu'elle ne croit pas plus aujourd'hui qu'hier à l'infaillibilité. Ce qu'elle a fait est très chrétien. Avec ou sans cela, elle eût été sauvée; mais ce n'est pas catholique, ou bien l'Église admet deux catholicismes, l'un qui s'abandonne à toutes ses prescriptions, l'autre qui fait ses réserves et proteste contre la lettre.