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Kitabı oku: «Histoire de ma Vie, Livre 3 (Vol. 10 - 13)», sayfa 2

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Mon mari n'était nullement religieux, mais il trouvait fort bon que je le fusse. Je ne lui parlais pas de mes combats intérieurs à l'endroit de la foi: il n'eût rien compris à un genre d'angoisse qu'il n'avait jamais éprouvée.

Je fus reçue dans mon couvent avec des tendresses infinies, et comme j'étais réellement souffrante, on m'y entoura de soins maternels; ce n'était pas là peut-être ce qu'il m'eût fallu pour me rattacher à ma vie nouvelle. Toute cette bonté suave, toutes ces délicates sollicitudes me rappelaient un bonheur dont la privation m'avait été si longtemps insupportable, et me faisaient paraître le présent vide, l'avenir effrayant. J'errais dans les cloîtres avec un cœur navré et tremblant. Je me demandais si je n'avais pas résisté à ma vocation, à mes instincts, à ma destinée, en quittant cet asile de silence et d'ignorance, qui eût enseveli les agitations de mon esprit timoré et enchaîné à une règle indiscutable une inquiétude de volonté dont je ne savais que faire. J'entrais dans cette petite église où j'avais senti tant d'ardeurs saintes et de divins ravissemens. Je n'y retrouvais que le regret des jours où je croyais avoir la force d'y prononcer des vœux éternels. Je n'avais pas eu cette force, et maintenant je sentais que je n'avais pas celle de vivre dans le monde.

Je m'efforçais aussi de voir le côté sombre et asservi de la vie monastique, afin de me rattacher aux douceurs de la liberté que je pouvais reprendre à l'instant même. Le soir, quand j'entendais la ronde de la religieuse qui fermait les nombreuses portes des galeries, j'aurais bien voulu frissonner au grincement des verrous et au bruit sonore des échos bondissans de la voûte; mais je n'éprouvais rien de semblable: le cloître n'avait pas de terreurs pour moi. Il me semblait que je chérissais et regrettais tout dans cette vie de communauté où l'on s'appartient véritablement, parce qu'en dépendant de tous, on ne dépend réellement de personne. Je voyais tant d'aise et de liberté, au contraire, dans cette captivité qui vous préserve, dans cette discipline qui assure vos heures de recueillement, dans cette monotonie de devoirs qui vous sauve des troubles de l'imprévu!

J'allais m'asseoir dans la classe, et sur ces bancs froids, au milieu de ces pupitres enfumés, je voyais rire les pensionnaires en récréation. Quelques-unes de mes anciennes compagnes étaient encore là, mais il fallut qu'on me les nommât, tant elles avaient déjà grandi et changé. Elles étaient curieuses de mon existence, elles enviaient ma libération tandis que je n'étais occupée intérieurement qu'à ressaisir les mille souvenirs que me retraçaient le moindre coin de cette classe, le moindre chiffre écrit sur la muraille, la moindre écornure du poêle ou des tables.

Ma chère bonne mère Alicia ne m'encourageait pas plus que par le passé à me nourrir de vains rêves. «Vous avez un charmant enfant, disait-elle, c'est tout ce qu'il faut pour votre bonheur en ce monde. La vie est courte.»

Oui, la vie paisible est courte. Cinquante ans passent comme un jour dans le sommeil de l'âme; mais la vie d'émotions et d'événemens résume en un jour des siècles de malaise et de fatigue.

Pourtant, ce qu'elle me disait du bonheur d'être mère, bonheur qu'elle ne se permettait pas de regretter, mais qu'elle eût vivement savouré, on le voyait bien, répondait à un de mes plus intimes instincts. Je ne comprenais pas comment j'aurais pu me résigner à perdre Maurice, et, tout en aspirant malgré moi à ne pas sortir du couvent, je le cherchais autour de moi à chaque pas que j'y faisais. Je demandai de le prendre avec moi. «Ah, oui-dà! dit Poulette en riant, un garçon chez des nonnes! Est-il bien petit, au moins, ce monsieur-là? Voyons-le: s'il passe par le tour, on lui permettra d'entrer.»

Le tour est un cylindre creux tournant sur un pivot dans la muraille. Il a une seule ouverture où l'on met les paquets qu'on apporte du dehors; on la tourne vers l'intérieur, et on déballe. Maurice se trouva fort à l'aise dans cette cage et sauta en riant au milieu des nonnes accourues pour le recevoir. Tous ces voiles noirs, toutes ces robes blanches l'étonnèrent un peu, et il se mit à crier un des trois ou quatre mots qu'il savait: «Lapins! lapins!» Mais il fut si bien accueilli, et bourré de tant de friandises, qu'il s'habitua vite aux douceurs du couvent et put s'ébattre dans le jardin sans qu'aucun gardien farouche vînt lui reprocher, comme à Ormesson, la place que ses pieds foulaient sur le gazon.

On me permit de l'avoir tous les jours. On le gâtait, et ma bonne mère Alicia l'appelait orgueilleusement son petit-fils. J'aurais voulu passer ainsi tout le carême: mais un mot de sœur Hélène me fit partir.

J'avais retrouvé cette chère sainte guérie et fortifiée au physique comme au moral. Au physique, c'était bien nécessaire, car je l'avais laissée encore une fois en train de mourir. Mais au moral, c'était superflu, c'était trop. Elle était devenue rude et comme sauvage de prosélytisme. Elle ne me fit pas un grand accueil, me reprocha sèchement mon bonheur terrestre, et comme je lui montrais mon enfant pour lui répondre, elle le regarda dédaigneusement et me dit en anglais, dans son style biblique: «Tout est déception et vanité, hors l'amour du Seigneur. Cet enfant si précieux n'a que le souffle. Mettre son cœur en lui, c'est écrire sur le sable.»

Je lui fis observer que l'enfant était rond et rose, et, comme si elle n'eût pas voulu avoir le démenti d'une sentence où elle avait mis toute sa conviction, elle me dit, en le regardant encore: «Bah! il est trop rose, il est probablement phthisique!»

Justement l'enfant toussait un peu. Je m'imaginai aussitôt qu'il était malade et je me laissai frapper l'esprit par la prétendue prophétie d'Hélène. Je sentis contre cette nature entière et farouche que j'avais tant admirée et enviée une sorte de répulsion subite. Elle me faisait l'effet d'une sybille de malheur. Je montai en fiacre, et je passai la nuit à me tourmenter du sommeil de mon petit garçon, à écouter son souffle, à m'épouvanter de ses jolies couleurs vives.

Le médecin vint le voir dès le matin. Il n'avait rien du tout, et il me fut prescrit de le soigner beaucoup moins que je ne faisais. Pourtant l'effroi que j'avais m'ôta l'envie de retourner au couvent. Je n'y pouvais garder Maurice la nuit, et il y faisait d'ailleurs affreusement froid le jour. J'allai faire mes adieux et mes remercîmens.

CHAPITRE VINGT-TROISIEME

Mort mystérieuse de Deschartres, peut-être un suicide

Deschartres s'était logé à la place Royale. Il avait là, pour fort peu d'argent, un très joli appartement. Il s'était meublé, et paraissait jouir d'un certain bien-être. Il nous entretenait de petites affaires qui avaient manqué, mais qui devaient aboutir à une grande affaire d'un succès infaillible. Qu'était-ce que cette grande affaire? Je n'y comprenais pas grand'chose; je ne pouvais prendre sur moi de prêter beaucoup d'attention aux lourdes expositions de mon pauvre pédagogue. Il était question d'huile de navette et de colza. Deschartres était las de l'agriculture pratique. Il ne voulait plus semer et récolter, il voulait acheter et vendre. Il avait noué des relations avec des gens à idées, comme lui, hélas! Il faisait des projets, des calculs sur le papier, et, chose étrange! lui si peu bienveillant et si obstiné à n'estimer que son propre jugement, il accordait sa confiance et prêtait ses fonds à des inconnus.

Mon beau-père lui disait souvent: «Monsieur Deschartres, vous êtes un rêveur, vous vous ferez tromper.» Il levait les épaules et n'en tenait compte.

Au printemps de 1825 nous retournâmes à Nohant, et trois mois s'écoulèrent sans que Deschartres me donnât de ses nouvelles. Etonnée de voir mes lettres sans réponse, et ne pouvant m'adresser à mon beau-père, qui avait quitté Paris, j'envoyai aux informations à la place Royale.

Le pauvre Deschartres était mort. Toute sa petite fortune avait été risquée et perdue dans des entreprises malheureuses. Il avait gardé un silence complet jusqu'à sa dernière heure. Personne n'avait rien su et personne ne l'avait vu, lui, depuis assez longtemps. Il avait légué son mobilier et ses effets à une blanchisseuse qui l'avait soigné avec dévoûment. Du reste, pas un mot de souvenir, pas une plainte, pas un appel, pas un adieu à personne. Il avait disparu tout entier, emportant le secret de son ambition déçue ou de sa confiance trahie; calme probablement, car, en tout ce qui touchait à lui seul, dans les souffrances physiques, comme dans les revers de fortune, c'était un véritable stoïcien.

Cette mort m'affecta plus que je ne voulus le dire. Si j'avais éprouvé d'abord une sorte de soulagement involontaire à être délivrée de son dogmatisme fatigant, j'avais déjà bien senti qu'avec lui j'avais perdu la présence d'un cœur dévoué et le commerce d'un esprit remarquable à beaucoup d'égards. Mon frère, qui l'avait haï comme un tyran, plaignit sa fin, mais ne le regretta pas. Ma mère ne lui faisait pas grâce au-delà de la tombe, et elle écrivait: «Enfin Deschartres n'est plus de ce monde!» Beaucoup des personnes qui l'avaient connu ne lui firent pas la part bien belle dans leurs souvenirs. Tout ce que l'on pouvait accorder à un être si peu sociable, c'était de le reconnaître honnête homme. Enfin, à l'exception de deux ou trois paysans dont il avait sauvé la vie et refusé l'argent, selon sa coutume, il n'y eut guère que moi au monde qui pleurai le grand homme, et encore dus-je m'en cacher pour n'être pas raillée, et pour ne pas blesser ceux qu'il avait trop cruellement blessés. Mais, en fait, il emportait avec lui dans le néant des choses finies toute une notable portion de ma vie, tous mes souvenirs d'enfance, agréables et tristes, tout le stimulant, tantôt fâcheux, tantôt bienfaisant, de mon développement intellectuel. Je sentis que j'étais un peu plus orpheline qu'auparavant. Pauvre Deschartres, il avait contrarié sa nature et sa destinée en cessant de vivre pour l'amitié. Il s'était cru égoïste, il s'était trompé: il était incapable de vivre pour lui-même et par lui-même.

L'idée me vint qu'il avait fini par le suicide. Je ne pus avoir sur ses derniers momens aucun détail précis. Il avait été malade pendant quelques semaines, malade de chagrin probablement; mais je ne pouvais croire qu'une organisation si robuste pût être si vite brisée par l'appréhension de la misère. D'ailleurs, il avait dû recevoir une dernière lettre de moi, où je l'invitais encore à venir à Nohant. Avec son esprit entreprenant et sa croyance aux ressources inépuisables de son génie, n'eût-il pas repris espoir et confiance, s'il se fût laissé le temps de la réflexion? N'avait-il pas plutôt cédé à une heure de découragement, en précipitant la catastrophe par quelque remède énergique, propre à emporter le mal et le chagrin avec la vie? Il m'avait tant chapitrée sur ce sujet, que je n'eusse guère cru à une funeste inconséquence de sa part, si je ne me fusse rappelé que mon pauvre précepteur était l'inconséquence personnifiée. En d'autres momens, il m'avait dit: «Le jour où votre père est mort, j'ai été bien près de me brûler la cervelle.» Une autre fois, je l'avais entendu dire à quelqu'un: «Si je me sentais infirme et incurable, je ne voudrais être à charge à personne. Je ne dirais rien, et je m'administrerais une dose d'opium pour avoir plus tôt fini.» Enfin, il avait coutume de parler de la mort avec le mépris des anciens, et d'approuver les sages qui s'étaient volontairement soustraits par le suicide à la tyrannie des choses extérieures.

CHAPITRE VINGT-QUATRIEME

Guillery, le château de mon beau-père. — Les chasses au renard. —Peyrounine et Tant belle. — Les Gascons, gens excellens et bien calomniés. — Les paysans, les bourgeois et les gentilshommes grands mangeurs, paresseux splendides, bons voisins et bons amis. — Voyage à la Brède. — Digressions sur les pressentimens. — Retour par Castel-Jaloux, la nuit, à cheval, au milieu des bois, avec escorte de loups. — Pigon mangé par les loups. — Ils viennent sous nos fenêtres. — Un loup mange la porte de ma chambre. — Mon beau-père attaqué par quatorze loups. — Les Espagnols pasteurs nomades et bandits dans les Landes. — La culture et la récolte du liége. — Beauté des hivers dans ce pays. — Mort de mon beau-père. — Portrait et caractère de sa veuve, la baronne Dudevant. — Malheur de sa situation. — Retour à Nohant. — Parallèle entre la Gascogne et le Berri. — Blois. — Le Mont-d'Or. — Ursule. — M. Duris-Dufresne, député de l'Indre. — Une chanson. — Grand scandale à la Châtre. — Rapide résumé de divers petits voyages et circonstances jusqu'en 1831.

Guillery, le château de mon beau-père, était une maisonnette de cinq croisées de front, ressemblant assez à une guinguette des environs de Paris, et meublée comme toutes les bastides méridionales, c'est-à-dire très modestement. Néanmoins l'habitation en était agréable et assez commode. Le pays me sembla d'abord fort laid; mais je m'y habituai vite. Quand vint l'hiver, qui est la plus agréable saison de cette région de sables brûlans, les forêts de pins et de chênes-liéges prirent, sous les lichens, un aspect druidique, tandis que le sol, raffermi et rafraîchi par les pluies, se couvrit d'une végétation printanière qui devait disparaître à l'époque qui est le printemps au nord de la France. Les genêts épineux fleurirent, des mousses luxuriantes semées de violettes s'étendirent sous les taillis, les loups hurlèrent, les lièvres bondirent, Colette arriva de Nohant et la chasse résonna dans les bois.

J'y pris grand goût. C'était la chasse sans luxe, sans vaniteuse exhibition d'équipages et de costumes, sans jargon scientifique, sans habits rouges, sans prétentions ni jalousies de sport, c'était la chasse comme je pouvais l'aimer, la chasse pour la chasse. Les amis et les voisins arrivaient la veille, on envoyait vite boucher le plus de terriers possible; on partait avec le jour, monté comme on pouvait, sur des chevaux dont on n'exigeait que de bonnes jambes et dont on ne raillait pourtant pas les chutes, inévitables quelquefois dans des chemins traversés de racines que le sable dérobe absolument à la vue et contre lesquelles toute prévoyance est superflue. On tombe sur le sable fin, on se relève, et tout est dit. Je ne tombai cependant jamais; fût-ce par bonne chance ou par la supériorité des instincts de Colette, je n'en sais rien.

On se mettait en chasse quelque temps qu'il fît. De bons paysans aisés des environs, fins braconniers, amenaient leur petite meute, bien modeste en apparence, mais bien plus exercée que celle des amateurs. Je me rappellerai toujours la gravité modeste de Peyrounine amenant ses trois couples et demie au rendez-vous, prenant tranquillement la piste, et disant de sa voix douce et claire, avec un imperceptible sourire de satisfaction: «Aneim, ma tan belo! aneim, c'est allons, courage; c'est le animo des Italiens; Tan belo, c'était Tant-Belle, la reine des bassets à jambes torses, la dépisteuse, l'obstinée, la sagace, l'infatigable par excellence, toujours la première à la découverte, toujours la dernière à la retraite.

Nous étions assez nombreux, mais les bois sont immenses et la promenade n'était plus, comme aux Pyrénées, une marche forcée sur une corniche qui ne permet pas de s éparpiller. Je pouvais m'en aller seule à la découverte sans craindre de me perdre, en me tenant à portée de la petite fanfare que Peyrounine sifflait à ses chiens. De temps en temps, je l'entendais, sous bois, admirer, à part lui, les prouesses de sa chienne favorite et manifester discrètement son orgueil en murmurant: «Oh! ma tant belle! oh! ma tant bonne!»

Mon beau-père était enjoué et bienveillant; colère, mais tendre, sensible et juste. J'aurais volontiers passé ma vie auprès de cet aimable vieillard, et je suis certaine que nul orage domestique n'eût approché de nous; mais j'étais condamnée à perdre tous mes protecteurs naturels, et je ne devais pas conserver longtemps celui-là.

Les Gascons sont de très excellentes gens, pas plus menteurs, pas plus ventards que les autres provinciaux, qui le sont tous un peu. Ils ont de l'esprit, peu d'instruction, beaucoup de paresse, de la bonté, de la libéralité, du cœur et du courage. Les bourgeois, à l'époque que je raconte, étaient, pour l'éducation et la culture de l'esprit, très au-dessous de ceux de ma province; mais ils avaient une gaîté plus vraie, le caractère plus liant, l'âme plus ouverte à la sympathie. Les caquets de village étaient là aussi nombreux, mais infiniment moins méchans que chez nous, et s'il m'en souvient bien, ils ne l'étaient même pas du tout.

Les paysans, que je ne pus fréquenter beaucoup, car ce fut seulement vers la fin de mon séjour que je commençai à entendre un peu leur idiome, me parurent plus heureux et plus indépendans que ceux de chez nous. Tous ceux qui entouraient, à quelque distance, la demeure isolée de Guillery étaient fort aisés, et je n'en ai jamais vu aucun venir demander des secours. Loin de là, ils semblaient traiter d'égal à égal avec monsu le varon, et quoique très polis et même cérémonieux, ils avaient presque l'air de s'entendre pour lui accorder une sorte de protection, comme à un voisin honorable qu'ils étaient jaloux de récompenser. On le comblait de présens, et il vivait tout l'hiver des volailles et du gibier vivans qu'on lui apportait en étrennes. Il est vrai que c'était en échange de réfection pantagruélesque. Ce pays est celui de la déesse Manducée. Les jambons, les poulardes farcies, les oies grasses, les canards obèses, les truffes, les gâteaux de millet et de maïs y pleuvent comme dans cette île où Panurge se trouvait si bien; et la maisonnette de Guillery, si pauvre de bien-être apparent, était, sous le rapport de la cuisine, une abbaye de Thélème d'où nul ne sortait, qu'il fût noble ou vilain, sans s'apercevoir d'une notable augmentation de poids dans sa personne.

Ce régime ne m'allait pas du tout. La sauce à la graisse était pour moi une espèce d'empoisonnement, et je m'abstenais souvent de manger, quoique ayant grand'faim au retour de la chasse. Aussi je me portais fort mal et maigrissais à vue d'œil, au milieu des innombrables cages où les ortolans et les palombes étaient occupés à mourir d'indigestion.

A l'automne, nous avions fait une course à Bordeaux, mon mari et moi, et nous avions poussé jusqu'à la Bréde, où la famille de Zoé avait une maison de campagne. J'eus là un très violent chagrin, dont cette inappréciable amie me sauva par l'éloquence du courage et de l'amitié. L'influence que son intelligence vive et sa parole nette eurent sur moi en ce moment de désespérance absolue disposa de plusieurs années de ma vie et fit entrer ma conscience dans un équilibre vainement cherché jusqu'alors. Je revins à Guillery brisée de fatigue, mais calme, après avoir promené sous les grands chênes plantés par Montesquieu des pensées enthousiastes et des méditations riantes où le souvenir du philosophe n'eut aucune part, je l'avoue.

Et pourtant j'aurais pu faire ce jeu de mots que l'Esprit des lois était entré d'une certaine façon et à certains égards dans ma nouvelle manière d'accepter la vie.

Nous avions descendu la Garonne pour aller à Bordeaux; la remonter pour retourner à Nérac eût été trop long, et je ne m'absentais pas trois jours sans être malade d'inquiétude sur le compte de Maurice. Le mot de sœur Hélène au couvent et un mot d'Aimée à Cauterets m'avaient mis martel en tête, au point que je me faisais et me fis longtemps de l'amour maternel un véritable supplice. Je me laissais surprendre par des terreurs imbéciles et de prétendus pressentimens. Je me souviens qu'un soir, ayant dîné chez des amis à La Châtre, il me passa par l'imagination que Nohant brûlait et que je voyais Maurice au milieu des flammes. J'avais honte de ma sottise et ne disais rien. Mais je demande mon cheval, je pars à la hâte, et j'arrive au triple galop, si convaincue de mon rêve, qu'en voyant la maison debout et tranquille, je ne pouvais en croire mes yeux.

Je revins donc de Bordeaux par terre afin d'arriver plus vite. A cette époque, les routes manquaient ou étaient mal servies. Nous arrivâmes à Castel-Jaloux à minuit, et, au sortir d'une affreuse patache, je fus fort aise de trouver mon domestique qui avait amené nos chevaux à notre rencontre. Il ne nous restait que quatre lieues à faire, mais des lieues de pays sur un chemin détestable, par une nuit noire et à travers une forêt de pins immense, absolument inhabitée, un véritable coupe-gorge où rôdaient des bandes d'Espagnols, désagréables à rencontrer même en plein jour. Nous n'aperçûmes pourtant pas d'autres êtres vivans que des loups. Comme nous allions forcément au pas dans les ténèbres, ces messieurs nous suivaient tranquillement. Mon mari s'en aperçut à l'inquiétude de son cheval, et il me dit de passer devant et de bien tenir Colette pour qu'elle ne s'effrayât pas. Je vis alors briller deux yeux à ma droite, puis je les vis passer à gauche. Combien y en a-t-il? demandai-je. Je crois qu'il n'y en a que deux, me répondit mon mari; mais il en peut venir d'autres; ne vous endormez pas. C'est tout ce qu'il y a à faire.

J'étais si lasse, que l'avertissement n'était pas de trop. Je me tins en garde, et nous gagnâmes la maison, à quatre heures du matin, sans accident.

On était très habitué alors à ces rencontres dans les forêts de pins et de liéges. Il ne passait pas de jour que l'on n'entendît les bergers crier pour s'avertir, d'un taillis à l'autre, de la présence de l'ennemi. Ces bergers, moins poétiques que ceux des Pyrénées, avaient cependant assez de caractère, avec leurs manteaux tailladés et leurs fusils en guise de houlette. Leurs maigres chiens noirs étaient moins imposans, mais aussi hardis que ceux de la montagne.

Pendant quelque temps il y eut bonne défense aussi à Guillery. Pigon était un métis plaine et montagne, non-seulement courageux, mais héroïque à l'endroit des loups. Il s'en allait, la nuit, tout seul, les provoquer dans les bois, et il revenait, le matin, avec des lambeaux de leur chair et de leur peau, attachés à son redoutable collier hérissé de pointes de fer. Mais un soir, hélas! on oublia de lui remettre son armure de guerre; l'intrépide animal partit pour sa chasse nocturne et ne revint pas.

L'hiver fut un peu plus rude que de coutume en ce pays. La Garonne déborda et, par contre, ses affluens. Nous fûmes bloqués pendant quelques jours; les loups affamés devinrent très hardis; ils mangèrent tous nos jeunes chiens. La maison était bâtie en pleine campagne, sans cour ni clôture d'aucune sorte. Ces bêtes sauvages venaient donc hurler sous nos fenêtres, et il y en eut une qui s'amusa, pendant une nuit, à ronger la porte de notre appartement, situé au niveau du sol. Je l'entendais fort bien. Je lisais dans une chambre, mon mari dormait dans l'autre. J'ouvris la porte vitrée et appelai Pigon, pensant que c'était lui qui revenait et voulait entrer. J'allais ouvrir le volet, quand mon mari s'éveilla et me cria: «Eh non, non, c'est le loup!» Telle est la tranquillité de l'habitude, que mon mari se rendormit sur l'autre oreille et que je repris mon livre, tandis que le loup continuait à manger la porte. Il ne put l'entamer beaucoup, elle était solide; mais il la mâchura de manière à y laisser ses traces. Je ne crois pas qu'il eût de mauvais desseins. Peut-être était-ce un jeune sujet qui voulait faire ses dents sur le premier objet venu, à la manière des jeunes chiens.

Un jour que, vers le coucher du soleil, mon beau-père allait voir un de ses amis à une demi-lieue de maison, il rencontra à mi-chemin, un loup, puis deux, puis trois, et en un instant il en compta quatorze. Il n'y fit pas grande attention; les loups n'attaquent guère, ils suivent: ils attendent que le cheval s'effraie, qu'il renverse son cavalier, ou qu'il bronche et tombe avec lui. Alors il faut se relever vite; autrement ils vous étranglent. Mon beau-père, ayant un cheval habitué à ces rencontres, continua assez tranquillement sa route; mais lorsqu'il s'arrêta à la grille de son voisin pour sonner, un de ses quatorze acolytes sauta au flanc de son cheval et mordit le bord de son manteau. Il n'avait pour défense qu'une cravache, dont il s'escrima sans effrayer l'ennemi; alors il imagina de sauter à terre et de secouer violemment son manteau au nez des assaillans, qui s'enfuirent à toutes jambes. Cependant il avouait avoir trouvé la grille bien lente à s'ouvrir et l'avoir vue enfin ouverte avec une grande satisfaction.

Cette aventure du vieux colonel était déjà ancienne. A l'époque de mon récit, il était si goutteux qu'il fallait deux hommes pour le mettre sur son cheval et l'en faire descendre. Pourtant, lorsqu'il était sur son petit bidet brun miroité, à crinière blonde, malgré sa grosse houppelande, ses longues guêtres en drap olive et ses cheveux blancs flottant au vent, il avait encore une tournure martiale et maniait tout doucement sa monture mieux qu'aucun de nous.

J'ai parlé des bandes d'Espagnols qui couraient le pays. C'étaient des Catalons principalement, habitans nomades du revers des Pyrénées. Les uns venaient chercher de l'ouvrage comme journaliers et inspiraient assez de confiance malgré leur mauvaise mine; les autres arrivaient par groupes avec des troupeaux de chèvres qu'ils faisaient pâturer dans les vastes espaces incultes des landes environnantes; mais ils s'aventuraient souvent sur la lisière des bois, où leurs bêtes étaient fort nuisibles. Les pourparlers étaient désagréables. Ils se retiraient sans rien dire, prenaient leur distance, et, maniant la fronde ou lançant le bâton avec une grande adresse, ils vous donnaient avis de ne pas trop les déranger à l'avenir. On les craignait beaucoup, et j'ignore si on est parvenu à se débarrasser de leur parcours. Mais je sais que cet abus persistait encore il y a quelques années, et que des propriétaires avaient été blessés et même tués dans ces combats.

C'était pourtant la même race d'hommes que ces montagnards austères dont j'avais envié aux Pyrénées le poétique destin. Ils étaient fort dévots, et qui sait s'ils ne croyaient pas consacrer comme un droit religieux l'occupation de nos landes par leurs troupeaux? Peut-être regardaient-ils cette terre immense et quasi-déserte comme un pays que Dieu leur avait livré, et qu'ils devaient défendre en son nom, contre les envahissemens de la propriété individuelle.

C'était donc un pays de loups et de brigands que Guillery, et pourtant nous y étions tranquilles et joyeux. On s'y voyait beaucoup. Les grands et petits propriétaires d'alentour n'ayant absolument rien à faire, et cultivant, en outre, le goût de ne rien faire, leur vie se passait en promenades, en chasses, en réunions et en repas les uns chez les autres.

Le liége est un produit magnifiquement lucratif de ces contrées. C'est le seul coin de la France où il pousse abondamment; et, comme il reste fort supérieur en qualité à celui de l'Espagne, il se vend fort cher. J'étais étonnée quand mon beau-père, me montrant un petit tas d'écorces d'arbres empilées sous un petit hangar, me disait: «Voici la récolte de l'année, quatre cents francs de dépense et vingt-cinq mille francs de profit net.»

Le chêne-liége est un gros vilain arbre en été. Son feuillage est rude et terne; son ombre épaisse étouffe toute végétation autour de lui, et le soin qu'on prend de lui enlever son écorce, qui est le liége même, jusqu'à la naissance des maîtresses branches, le laisse dépouillé et difforme. Les plus frais de ces écorchés sont d'un rouge sanglant, tandis que d'autres, brunis déjà par un commencement de nouvelle peau, sont d'un noir brûlé ou enfumé, comme si un incendie avait passé et pris ces géans jusqu'à la ceinture. Mais, l'hiver, cette verdure éternelle a son prix. La seule chose dont j'eusse vraiment peur dans ces bois, c'était des troupeaux innombrables de cochons tachetés de noir, qui erraient en criant, d'un ton aigre et sauvage, à la dispute de la glandée.

Le surier ou chêne-liége n'exige aucun soin. On ne le taille ni ne le dirige. Il se fait sa place, et vit enchanté d'un sable aride en apparence. A vingt ou trente ans, il commence à être bon à écorcher. A mesure qu'il prend de l'âge, sa peau devient meilleure et se renouvelle plus vite, car dès lors tous les dix ans on procède à sa toilette en lui faisant deux grandes incisions verticales en temps utile. Puis, quand il a pris soin lui-même d'aider, par un travail naturel préalable, au travail de l'ouvrier, celui-ci lui glisse un petit outil ad hoc entre cuir et chair, et s'empare aisément du liége, qui vient en deux grands morceaux proprement coupés. Je ne sais pourquoi cette opération me répugnait comme une chose cruelle. Pourtant ces arbres étranges ne paraissaient pas en souffrir le moins du monde et grandissaient deux fois centenaires sous le régime de cette décortication périodique2.

Les pignades (bois de pins) de futaie n'étaient guère plus gaies que les surettes (bois de liéges). Ces troncs lisses et tous semblables comme des colonnes élancées, surmontés d'une grosse tête ronde d'une fraîcheur monotone, cette ombre impénétrable, ces blessures d'où pleurait la résine, c'était à donner le spleen quand on avait à faire une longue route sans autre distraction que ce que mon beau-père appelait compter les orangers lanusquets. Mais, en revanche, les jeunes bois, coupés de petits chemins de sable bien sinueux et ondulés, les petits ruisseaux babillant sous les grandes fougères, les folles clairières tourbeuses qui s'ouvraient sur la lande immense, infinie, rase et bleue comme la mer; les vieux manoirs pittoresques, géans d'un autre âge, qui semblaient grandir de toute la petitesse, particulière à ce pays, des modernes constructions environnantes, enfin, la chaîne des Pyrénées, qui, malgré la distance de trente lieues à vol d'oiseau, tout à coup, en de certaines dispositions de l'atmosphère, se dressait à l'horizon comme une muraille d'argent rosé, dentelée de rubis; c'était, en somme, une nature intéressante sous un climat délicieux.

2
  Le grand débit du liége ne consiste pas dans les bouchons, auxquels on ne sacrifie que les rognures et le rebut; il s'expédie en planches d'écorce que l'on décourbe et aplatit, et dont on tapisse tous les appartemens riches en Russie, entre la muraille et la tenture. C'est donc une denrée d'une cherté excessive, puisqu'elle croît sur un rayon de peu d'étendue.


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12+
Litres'teki yayın tarihi:
13 ekim 2017
Hacim:
530 s. 1 illüstrasyon
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