Kitabı oku: «Jacques», sayfa 10
XXIX.
DE JACQUES A SYLVIA
Je n'ai pas faibli dans ma résolution, je ne me suis pas une seule fois abandonné à l'impatience, je n'ai pas commis d'injustice, je n'ai pas agi en mari; pourtant le mal fait, ce me semble, des progrès rapides, et si quelque circonstance étrangère ne vient pas le distraire, si quelque révolution ne s'opère dans les idées de Fernande, nous aurons bientôt cessé d'être amants. Je souffre, je l'avoue; il n'est qu'un bonheur au monde, c'est l'amour; tout le reste n'est rien, et il faut l'accepter par vertu. J'accepterai tout, je me contenterai de l'amitié, je ne me plaindrai de rien; mais laisse-moi verser dans ton sein quelques larmes amères que le monde ne verra pas, et que Fernande, surtout, n'aura pas la douleur d'ajouter aux siennes. Six mois d'amour, c'est bien peu! encore combien de jours, parmi les derniers, ont été empoisonnés! Si c'est la volonté du ciel, soit. Je suis prêt à la fatigue et à la douleur; mais, encore une fois, c'est perdre bien vite une félicité au sein de laquelle je me flattais de rester enivré plus longtemps.
Mais de quoi ai-je à me plaindre? je savais bien que Fernande était une enfant, que son âge et son caractère devaient lui inspirer des sentiments et des pensées que je n'ai plus; je savais que je n'aurais ni le droit ni la volonté de lui en faire un crime. J'étais préparé à tout ce qui m'arrive; je ne me suis trompé que sur un point: la durée de notre illusion. Les premiers transports de l'amour sont si violents et si sublimes, que tout se range à leur puissance; toutes les difficultés s'aplanissent, tous les germes de dissension se paralysent, tout marche au gré de ce sentiment, qu'on appelle avec raison l'âme du monde, et dont on aurait dû faire le dieu de l'univers; mais quand il s'éteint, toute la nudité de la vie réelle reparaît, les ornières se creusent comme des ravins, les aspérités grandissent comme des montagnes. Voyageur courageux, il faut marcher sur un chemin aride et périlleux jusqu'au jour de la mort; heureux celui qui peut espérer de ressentir un nouvel amour! Dieu m'a longtemps béni, longtemps il m'a donné la faculté de guérir et de renouveler mon coeur à celle flamme divine, mais j'ai fait mon temps, je suis arrivé à mon dernier tour de roue: je ne dois plus, je ne puis plus aimer. Je croyais du moins que ce dernier amour réchaufferait les dernières années de la jeunesse de mon coeur et les prolongerait davantage. Je n'ai pas cessé d'aimer encore; je serais encore prêt, si Fernande pouvait calmer ses agitations et réparer d'elle-même le mal qu'elle nous a fait; à oublier ces orages et à retourner à l'enivrement des premiers jours; mais je ne me flatte pas que ce miracle puisse s'opérer en elle: elle a déjà trop souffert. Avant peu elle détestera son amour; elle en a fait un tourment, un cilice, qu'elle porte encore par enthousiasme et par dévouement. Ces choses-là sont des rêves de jeune femme: le dévouement tue l'amour et le change en amitié. Eh bien, l'amitié nous restera; j'accepterai la sienne, et laisserai longtemps encore à la mienne le nom d'amour, afin qu'elle ne la méprise pas. Mon amour, mon pauvre dernier amour! je l'embaumerai en silence, et mon coeur lui servira éternellement de sépulcre; il ne s'ouvrira plus pour recevoir un amour vivant. Je sens la lassitude des vieillards et le froid de la résignation qui envahissent toutes ses fibres; Fernande seule peut le ranimer encore une fois, parce qu'il est encore chaud de son étreinte. Mais Fernande laisse éteindre le feu sacré et s'endort en pleurant; le foyer se refroidit, bientôt la flamme se sera envolée.
Tu me donnes un conseil bien impossible à suivre; tu mets le doigt sur la plaie en disant que nous ne nous comprenons pas; mais tu m'engages à me faire comprendre, et tu ne songes pas que l'amour ne se démontre pas comme les autres sentiments. L'amitié repose sur des faits et se prouve par des services; l'estime peut se soumettre à des calculs mathématiques; l'amour vient de Dieu; il y retourne et il en redescend au gré d'une puissance qui n'est pas dans les mains de l'homme. Pourquoi ne te fais-tu pas comprendre d'Octave? par les mêmes raisons qui font que Fernande ne me comprend plus? Octave n'a pu atteindre à ce degré d'enthousiasme qui fait l'amour grand et sublime; Fernande l'a déjà perdu. Le soupçon a empêché l'amour d'Octave de prendre son développement; un peu d'égoïsme a paralysé celui de Fernande. Comment veux-tu que je lui prouve qu'elle doit me préférer à elle-même et me cacher ses souffrances comme je lui cache les miennes? J'ai la force de renfermer ma douleur et d'étouffer mes légers ressentiments; chaque jour, après quelques instants de lutte solitaire, je reviens à elle sans rancune, prêt à oublier tout et à ne lui adresser jamais une plainte; mais je retrouve ses yeux humides, son coeur oppressé et le reproche sur ses lèvres; non ce reproche évident et grossier qui ressemble à l'injure, et qui me guérirait sur-le-champ et de l'amour et de l'amitié, mais le reproche délicat, timide, qui fait une blessure imperceptible et profonde. Ce reproche-là, je le comprends, je le recueille; il entre jusqu'au fond de mon coeur. Oh! quelle souffrance pour l'homme qui voudrait au prix de sa vie ne l'avoir jamais fait naître, et qui sent dans les plus secrets replis de son âme qu'il ne l'a jamais mérité! Elle souffre, la malheureuse enfant, parce qu'elle est faible, parce qu'elle s'abandonne à ces misérables chagrins que j'étouffe, parce qu'elle sent qu'elle a tort de s'y abandonner et qu'elle perd à mes yeux de sa dignité. Son orgueil souffre alors, et mes efforts pour le relever et le guérir sont vains; elle les attribue à la générosité, A la compassion, et n'en est que plus triste et plus humiliée. Mon amour devient trop sévère pour elle; elle se croit obligée de l'implorer, elle ne le comprend plus.
Il y a quelque temps, elle se jeta à mes pieds pour me le redemander. Un mari eût été touché peut-être de cet acte de soumission; pour moi, j'en fus révolté. Il me rappela les scènes orageuses que plusieurs fois j'ai eu à supporter quand, après avoir perdu mon estime, les femmes que j'ai aimées ont voulu en vain ressaisir mon amour. Voir Fernande dans cette situation! elle si sainte et si vierge de souillure! cela me fit horreur. Oh! ce n'est pas ainsi que je veux être aimé; inspirer à ma femme le sentiment qu'un esclave a pour son maître! Il me sembla qu'elle se mettait dans cette altitude pour faire abjuration de notre amour et me promettre quelque autre sentiment. Elle ne comprit pas le mal qu'elle me faisait, et elle me fit peut-être dans son coeur un crime de n'avoir pas été reconnaissant de ce qu'elle tentait pour me guérir. Pauvre Fernande!
Tu me recommandes d'être avec elle ce que j'ai été avec toi! Tu crois donc, Sylvia, que c'est moi qui t'ai faite ce que tu es? Tu crois qu'une créature humaine peut donner à une autre la force et la grandeur? Souviens-toi de la fable de Prométhée, que les dieux punirent, non pour avoir fait un homme, mais pour s'être flatté de lui donner une âme. La tienne était déjà vaste et brûlante quand j'y versai la faible lumière de ma réflexion et de mon expérience; mais, loin de l'exalter, je ne m'occupai qu'à l'éclairer; je lâchai de diriger vers un but digne d'elle la vigueur de son élan et l'ardeur de ses affections. Je ne fis que lui ouvrir une route; c'est Dieu qui lui avait donné des ailes pour s'y élancer. Tu avais été élevée au désert; ton intelligence était si verte et si fraîche, qu'elle s'ouvrait à toutes les idées; mais cela n'eût pas suffi, si ton coeur n'eût pas été préparé aux sentiments dont je te parlais: tu aurais tout compris sans rien sentir. En un mot, je ne songeai point à t'inspirer, je cherchai à t'instruire. Si je ne l'eusse pas fait, peut-être n'aurais-tu pas appris l'usage des dons de Dieu; mais certainement ils ne se seraient point perdus sans t'enseigner une conduite noble et ferme dans toutes les occasions sérieuses de ta vie.
Fernande, avec une organisation moins puissante, a eu à combattre les funestes influences des préjugés au milieu desquels elle a grandi; meilleure peut-être que tout ce qui appartient à la société, elle ne pourra jamais se défaire impunément des idées que la société révère. On ne lui a pas fait, comme à toi, un corps et une âme de fer; on lui a parlé de prudence, de raison, de certains calculs pour éviter certaines douleurs, et de certaines réflexions pour arriver à un certain bien-être que la société permet aux femmes à de certaines conditions. On ne lui a pas dit comme à toi: «Le soleil est âpre et le vent es rude; l'homme est fait pour braver la tempête sur mer, la femme pour garder les troupeaux sur la montagne brûlante. L'hiver, viennent la neige et la glace, tu iras dans les mêmes lieux, et tu tâcheras de te réchauffer à un feu que tu allumeras avec les branches sèches de la forêt; si tu ne veux pas le faire, tu supporteras le froid comme tu pourras. Voici la montagne, voici la mer, voici le soleil; le soleil brûle, la mer engloutit, la montagne fatigue. Quelquefois les bêtes sauvages emportent les troupeaux et l'enfant qui les garde: tu vivras au milieu de tout cela comme tu pourras; si tu es sage et brave, on te donnera des souliers pour te parer le dimanche.» Quelles leçons pour une femme qui devait un jour vivre dans la société et profiter des raffinements de la civilisation! Au lieu de cela, on apprenait à Fernande comment on fuit le soleil, le vent et la fatigue. Quant aux dangers que tu affrontais tranquillement, elle savait à peine s'ils pouvaient exister dans la contrée où elle vivait; elle en lisait avec effroi la relation dans quelque voyage au Nouveau Monde. Son éducation morale fut la conséquence de cette éducation physique. Nul n'eut la sagesse de lui dire: «La vie est aride et terrible, le repos est une chimère, la prudence est inutile; la raison seule ne sert qu'à dessécher le coeur; il n'y a qu'une vertu, l'éternel sacrifice de soi-même.» C'est avec cette rudesse que je te traitai quand tu m'adressas les premières questions; c'était te rejeter bien loin des contes de fée dont tu t'étais nourrie; mais cet amour du merveilleux n'avait rien gâté en toi. Quand je te retrouvai au couvent, tu ne croyais déjà plus aux prodiges, mais tu les aimais encore, parce que ton imagination y trouvait la personnification allégorique de toutes les idées d'équité chevaleresque et de courage entreprenant qui ressortaient de ton caractère. Je te parlai de vivre et de souffrir, d'accepter tous les maux et de ne faire plier à aucune des lois de ce monde l'amour de la justice. Je ne trouvai pas nécessaire de t'en dire davantage: tu avais dans le caractère des particularités que le monde eût appelées défauts, et que je respectai comme les conséquences d'un tempérament hardi et généreux. J'ai horreur de ce tempérament de convention que la société fait aux femmes, et qui est le même pour toutes. Le bon coeur sincère et ingénu de Fernande se révolta contre ce joug, et je l'ai aimée à cause de sa haine pour la pédanterie et la fausseté de son sexe. Mais cette forte éducation que je n'avais pas craint de te donner, je n'aurais jamais osé l'essayer avec Fernande; elle s'était fait à elle-même un monde d'illusions tel que se le font les femmes dont l'âme aimante veut résister au bandeau flétrissant du préjugé; elle avait ce caractère adorable, mais funeste, que l'on appelle romanesque, et qui consiste à ne voir les choses ni comme elles sont dans la société, ni comme elles sont dans la nature; elle croyait à un amour éternel, à un repos que rien ne devait troubler. Un instant j'eus envie d'essayer son courage et de lui dire qu'elle se trompait; mais ce courage me manqua à moi-même. Comment aurais-je pu, lorsqu'elle m'appelait son Messie, lorsqu'elle aussi, à dix-sept ans, me traitait en génie de conte féerique, comme toi à dix ans, me résoudre à lui dire: «Le repos n'existe pas, l'amour n'est qu'un rêve de quelques années au plus; l'existence que je t'offre de partager avec moi sera pénible et douloureuse, comme toutes les existences de ce monde!» J'essayai bien de le lui faire comprendre lorsqu'elle me demanda, enfant qu'elle est! le serment d'un amour éternel. Elle feignit d'accepter tous les dangers de l'avenir, elle se persuada du moins qu'elle les acceptait; mais je vis bien qu'elle n'y croyait pas. Son découragement et sa consternation me prouvent assez maintenant qu'elle n'avait pas prévu les plus simples contrariétés de la vie ordinaire. Eh! que ferai-je aujourd'hui? Irai-je lui parler en pédagogue de souffrance, de résignation et de silence? Irai-je tout à coup la réveiller au milieu de son rêve et lui dire: «Tu es trop jeune, viens à moi qui suis vieux, afin que je te vieillisse? Voilà que ton amour s'en va; il en devait être ainsi, et il en sera de même de tous les bonheurs de ta vie!» Non. Si je n'ai pas su lui donner le présent, je veux lui laisser du moins l'avenir. Je ne puis pas causer avec elle, tu le vois! Il m'arriverait de me faire détester, et un matin elle lirait mes trente-cinq ans sur mon visage. Il faut que je la traite en enfant le plus longtemps possible; au fait, je pourrais être son père, pourquoi dérogerais-je à ce rôle? Je ne la consolerai, je ne prolongerai son amour, s'il est possible, que par de douces paroles et de douces caresses; et quand elle ne m'aimera plus que comme un père, je la délivrerai de mes caresses et je l'entourerai de mes soins. Je ne me sens ni offensé ni blessé de sa conduite; j'accepte sans colère et sans désespoir la perte de mon illusion; ce n'est ni sa faute ni la mienne.
Mais je suis triste à la mort. O solitude! solitude du coeur!
XXX.
DE FERNANDE A CLÉMENCE
Jacques m'a fait aujourd'hui un très-grand plaisir: il m'a donné une preuve de confiance. «Mou amie, m'a-t-il dit, je désire appeler auprès de nous une personne que j'aime beaucoup, et que, j'en suis sûr, vous aimerez aussi. Il faudra que vous m'aidiez à l'arracher à la solitude où elle vit, et à l'attacher, au moins pour quelque temps, auprès de nous. – Je ferai ce que vous voudrez, et j'aimerai qui tu voudras, ai-je répondu, à moitié triste et à moitié gaie, comme je suis souvent maintenant. – Je ne t'ai jamais parlé, a-t-il repris, d'une amie qui m'est bien chère, et que j'ai, pour ainsi dire, élevée: c'est la fille naturelle de mon meilleur ami, qui me l'a recommandée à son lit de mort. Ne me fais jamais de question à cet égard; j'ai fait serment de ne jamais dire le nom des parents de cette jeune fille qu'en de certaines circonstances dont moi seul puis être juge. C'est moi qui l'ai mise au couvent, et qui l'en ai retirée pour l'établir dans les divers pays où elle a désiré vivre, d'abord en Italie, puis en Allemagne, maintenant en Suisse; elle vit loin de la société, dans une indépendance que le monde trouverait bizarre, mais qui n'a rien que de raisonnable et de légitime chez celui qui ne demande rien au monde et qui ne s'ennuie pas de l'isolement.
– Est-elle jeune? ai-je demandé. – Vingt-cinq ans. – Et jolie? ai-je ajouté avec précipitation. – Très-jolie,» a répondu Jacques sans paraître s'apercevoir de la rougeur qui me montait au visage. J'ai fait beaucoup d'autres questions sur son caractère, auxquelles Jacques a répondu de manière à me faire aimer cette inconnue; mais néanmoins j'ai fait un grand effort pour lui dire que j'aurais beaucoup de plaisir à l'avoir près de moi, et quand je me suis trouvée seule, j'ai senti que j'éprouvais tous les tourments de la jalousie. Je ne croyais certes pas que Jacques fût amoureux de cette femme et qu'il voulût l'amener dans notre maison pour en faire de nouveau sa maîtresse. Jacques est trop noble, trop délicat pour cela; mais je craignais que cette amitié si vive entre lui et cette jeune femme n'eût commencé par quelque autre sentiment. Il ne s'y sera pas abandonné, pensais-je; la raison et l'honneur auront vaincu cette tendresse trop vive pour sa protégée; mais il aura souvent été ému près d'elle; il n'aura pas vu impunément tant de beauté, d'esprit et de talents; il aura peut-être songé plus d'une fois à en faire sa femme, et il lui sera resté au moins pour elle cet indéfinissable sentiment qu'on doit avoir pour l'objet d'un ancien amour. Jacques est si étrange quelquefois! Peut-être qu'il veut la placer entre nous comme conciliatrice au milieu de nos chagrins; peut-être qu'il me la proposera pour modèle, ou qu'au moins, comme elle sera beaucoup plus parfaite que moi, il fera malgré lui, quand j'aurai quelque tort, des comparaisons entre elle et moi qui ne seront point à mon avantage. Cette idée me remplissait de douleur et de colère; je ne sais pourquoi j'éprouvais un besoin invincible de questionner encore Jacques, mais je ne l'osais pas, et je craignais qu'il ne devinât mes soupçons. Enfin, vers le soir, comme nous causions assez gaiement de choses générales qui pouvaient avoir un rapport éloigné avec notre position, je pris courage, et, feignant de plaisanter, je lui demandai presque clairement ce que je désirais savoir. Il resta quelques instants silencieux; j'observai son visage, et il me fut impossible d'en interpréter l'expression. Jacques est souvent ainsi, et je défie qui que ce soit de savoir s'il est calme ou mécontent dans ces moments-là. Enfin, il me tendit la main, en me disant d'un air grave: «Est-ce que tu me croirais capable d'une lâcheté? – Non, m'écriai-je vivement en portant sa main à mes lèvres. – Mais d'une trahison? ajouta-t-il. – Non, non, jamais. – Mais de quoi donc alors? car tu m'as soupçonné de quelque chose, ajouta-t-il en me regardant avec cet air de pénétration auquel je ne saurais résister. – Eh bien, oui, répondis-je avec embarras, je t'ai accusé d'imprudence. – Explique-toi, dit-il. – Non, répondis-je; fais-moi un serment, et je serai à jamais tranquille. – Un serment entre nous! dit-il d'un ton de reproche. – Ah! tu sais que je suis faible, répondis-je, et qu'il faut me traiter avec condescendance; que ton orgueil ne se révolte pas, et qu'il s'humanise un peu avec moi; jure-moi que tu n'as jamais eu d'amour pour cette jeune personne et que tu es sûr de n'en avoir jamais.» Jacques sourit et me demanda de lui dicter la formule du serment. Je lui dis de jurer par son honneur et par notre amour. Il y consentit avec douceur et me demanda si j'étais contente. Alors, voyant que j'avais été folle, je me sentis très-honteuse et craignis de l'avoir offensé; mais il me rassura par des paroles et des manières affectueuses. Je pense donc à présent que j'ai bien fait d'être franche et de lui avouer mes inquiétudes sans fausse honte. Avec quelques mots d'explication, il m'a tranquillisée pour toujours, et je n'ai plus la moindre répugnance à bien accueillir son amie. Peut-être que si je lui avais toujours dit naturellement ce qui se passait dans ma pauvre tête, nous n'aurions jamais souffert. Depuis cette explication, je me sens heureuse et tranquille plus que je ne l'ai été depuis longtemps. Je suis reconnaissante de la complaisance que Jacques a eue de me rassurer par une formule qui me semble à moi-même à présent réellement puérile, mais sans laquelle je serais peut-être au désespoir aujourd'hui. En général, Jacques me traite ou trop en enfant, ou trop en grande personne; il s'imagine que je dois l'entendre à demi-mot, et ne jamais donner une interprétation déraisonnable à ce qu'il dit. S'il s'aperçoit qu'il n'en est point ainsi, il désespère de redresser mon jugement, et il m'abandonne à mon erreur avec une sorte de dédain qui m'offense, au lieu de m'accorder quelques paroles qui me guériraient complètement. Jacques est trop parfait pour moi, voilà ce qu'il y a de sûr; il ne sait pas assez me dissimuler mon infériorité; il sait consoler mon coeur, il ne sait pas ménager mon amour-propre. Je sens ce qu'il faudrait être pour être son égale, et je sens que cela me manque. Oh! combien mon sort est différent de ce que j'avais rêvé! Ni mon espoir, ni mes craintes ne se sont réalisés; Jacques est mille fois au-dessus de ce que j'avais espéré; je n'avais pas l'idée d'un caractère aussi généreux, aussi calme, aussi impassible; mais je comptais sur des joies que je ne trouve pas avec lui, sur plus d'abandon, d'épanchement et de camaraderie. Je me croyais son égale, et je ne le suis pas.