Kitabı oku: «Jacques», sayfa 19
LXIII.
DE FERNANDE A JACQUES
Mon ami, puisque tu ne reviens que demain, je veux t'écrire aujourd'hui, et te faire une demande qui me coûte beaucoup; mais tu m'as parlé hier soir avec tant de bonté et d'affection que cela m'encourage. Tu m'as dit que, si j'éprouvais quelque ennui dans ce pays-ci, tu te ferais un plaisir de me procurer toutes les distractions que je pourrais désirer. Je n'ai pas accepté sur-le-champ, parce que je ne savais comment t'expliquer ce que j'éprouve, et je ne sais pas encore comment je vais te le dire. De l'ennui? auprès de toi, et dans un si beau lieu, avec mes enfants et deux amis comme ceux que nous avons, il est impossible que je connaisse l'ennui; rien ne manque à mon bonheur, ô mon cher Jacques! et tu es le meilleur et le plus parfait des amis et des époux. Mais que te dirais-je? Je suis triste parce que je souffre, et je souffre sans savoir de quoi. J'ai des idées sombres, je ne dors pas, tout m'agite et me fatigue; j'ai peut-être une maladie de nerfs; je m'imagine que je vais mourir et que l'air que je respire m'étouffe et m'empoisonne. Enfin je sens, non pas le désir, mais le besoin de changer de lieu. C'est peut-être une fantaisie, mais c'est une fantaisie de malade, dont tu auras compassion. Éloigne-moi d'ici pour quelque temps; j'imagine que je serai guérie, et que je pourrai revenir avant peu. Tu me disais l'autre jour que M. Borel t'engageait beaucoup à acheter les terres de M. Raoul, et tu me lisais une lettre où Eugénie se joignait à lui pour te supplier de venir examiner cette propriété et de m'amener passer l'été chez elle; j'ai comme un vague désir de prendre la distraction de ce voyage et de revoir ces bons amis. Engage notre chère Sylvia à nous accompagner; je ne saurais me séparer d'elle sans une douleur au-dessus de mes forces. Réponds-moi par le retour du domestique que je t'envoie. Epargne-moi l'embarras de m'expliquer davantage sur un caprice dont je sens le ridicule, mais que je ne puis surmonter. Traite-moi avec cette indulgence et cette divine douceur à laquelle tu m'as accoutumée. Bonjour, mon bien-aimé Jacques. Nos enfants se portent bien.
LXIV.
DE JACQUES A FERNANDE
Tes désirs sont des ordres, ma douce petite malade; partons, allons où tu voudras; prépare et commande le départ pour la semaine prochaine, pour demain si tu veux; je n'ai pas d'affaire dans la vie plus importante que ta santé et ton bien-être. J'écris à l'instant même à Borel pour lui dire que j'accepte son obligeante proposition. Précisément j'ai des fonds à déplacer, et il me sera agréable de les porter en Touraine, sous les yeux d'un ami qui en surveillera le revenu. Il m'eût été cruel de faire sans toi ce voyage; je ne sais pas si notre Sylvia pourra nous accompagner. Cela présente plus de difficultés et d'inconvénients que tu ne penses; j'en parlerai avec elle, et si la chose n'est pas impossible absolument, elle ne te quittera pas. Nous partirons donc pour aussi longtemps que tu voudras, ma bonne fille chérie; mais souviens-toi que si tu t'ennuies et te déplais à Cerisy, fût-ce le lendemain de notre arrivée, je serai tout prêt à te conduire ailleurs, ou à te ramener ici. Ne crains pas de me paraître fantasque: je sais que tu souffres, et je donnerais ma vie pour alléger ton mal. Adieu. Un baiser pour moi à Sylvia, et mille à nos enfants.
LXV.
D'OCTAVE A FERNANDE
Ainsi, vous partez! Je vous ai offensée, et vous m'abandonnez au désespoir, pour ne pas entendre les inutiles lamentations d'un importun. Vous avez raison; mais cela vous ôte beaucoup de votre mérite à mes yeux. Vous étiez bien plus grande quand vous me disiez que vous ne m'aimiez pas, mais que vous aviez pitié de moi, et que vous me supporteriez auprès de vous tant que j'aurais besoin de vos consolations et de votre appui. A présent, vous ne dites plus rien. Je vous parle de mon amour dans le délire de la fièvre, et vous avez la charité de ne pas me répondre, pour ne pas me désespérer, apparemment; mais vous n'avez pas la patience de m'entendre davantage, et vous partez! Vous vous êtes lassée trop tôt, Fernande, du rôle sublime dont vous aviez conçu l'idée, mais que vous n'avez pas eu la force de remplir. Mon amour n'a pas eu le temps de guérir; mais il s'est aigri, et la plaie est plus âcre et plus envenimée qu'auparavant.
Votre conduite est fort prudente. Je ne vous aurais jamais crue si ingénieuse: vous avez arrangé tout cela en un clin d'oeil, et vous avez surmonté tous les obstacles avec toute l'habileté et tout le sang-froid du tacticien le plus expérimenté. Cela est bien beau pour votre âge! Sylvia était brutale et franche; elle partait en me laissant des billets où elle m'apprenait sans façon qu'elle ne m'aimait pas. Vous êtes plus politique; vous savez profiter des occasions et les saisir au vol; vous arrangez tout d'une manière si savante et si vraisemblable, qu'on jurerait que c'est votre mari qui vous entraîne, tandis que son coeur généreux et brave hésite, s'étonne et se soumet sans savoir ce qui vous passe par l'esprit. Sylvia se soucie médiocrement d'aller s'installer chez des gens qu'elle ne connaît pas, et qui la traiteront peut-être fort lestement; mais vous ne tenez compte de rien. Vous me comblez devant eux d'hypocrites témoignages de regret et d'attachement, et vous évitez si bien de vous trouver seule un instant avec moi, que, si je n'étais furieux, je serais désespéré. Soyez tranquille; j'ai autant d'orgueil qu'un autre quand on m'irrite par le mépris. Vous auriez dû me témoigner le vôtre dès le jour où j'ai eu l'insolence de vous parler d'amour: je serais parti sur-le-champ, et vous seriez débarrassée de moi depuis longtemps. Pourquoi prendre tant de peine aujourd'hui? pourquoi quitter votre maison et déplacer toute votre famille, quand vous n'avez qu'un mot à dire pour me renvoyer en Suisse? Croyez-vous que je veuille m'attacher à vos pas et vous fatiguer de mes poursuites? Vous avez choisi pour refuge la maison Borel, pensant que c'était le seul lieu du monde où je n'oserais pas vous suivre: eh! mon Dieu, c'est trop de soin; restez et vivez en paix; je pars dans un quart d'heure. Défaites vos malles; dites à votre mari que vous avez changé d'idée: je vous ai vue ce matin pour la dernière fois de ma vie. Adieu, Madame.
LXVI.
DE FERNANDE A OCTAVE
Vous vous trompez absolument sur les causes de mon départ et de ma conduite avec vous. J'exige que vous restiez jusqu'à demain, à moins que vous ne vouliez faire deviner à mon mari un secret qui peut compromettre son bonheur et mon repos. Ce soir, à neuf heures, nous partirons, après nous être pressé la main. Allez au grand ormeau, vous trouverez sous la pierre mon dernier billet, mon dernier adieu.
DE FERNANDE A OCTAVE
(Billet placé sous la pierre de l'ormeau.)
Je pars parce que je vous aime; vous le dire et résister à vos transports m'eût été impossible. Partir sans vous le dire est également au-dessus de mes forces. Je suis un être faible et souffrant; je ne puis commander à mon coeur; j'aime mes devoirs et je veux sincèrement les remplir. Ce que j'entends par mes devoirs, ce ne sont pas les seules lois de la société; la société châtie sévèrement ceux qui lui désobéissent; mais Dieu est plus indulgent qu'elle, et il pardonne. Je saurais braver pour vous le ridicule et le blâme qui s'attachent aux fautes d'une femme; mais ce que je ne puis vous immoler, le sacrifice que vous refuseriez, c'est le bonheur de Jacques. Que n'est-il moins parfait! que n'a-t il eu envers moi quelque tort qui m'autorise à disposer de mon honneur et de mon repos comme je l'entendrais! Mais, quand toute sa conduite est sublime envers moi et envers vous, que pouvons-nous faire? Nous soumettre, nous fuir, et mourir de chagrin plutôt que d'abuser de sa confiance.
Je ne sais pas quand j'ai commencé à vous aimer. Peut-être est-ce dès le premier jour que je vous ai vu, peut-être Clémence avait-elle tristement raison en m'écrivant que je réussissais à donner le change à ma conscience, mais que j'étais déjà perdue lorsque je croyais travailler à voire réconciliation avec Sylvia. Je ne sais plus maintenant apprécier au juste ce qui s'est passé dans ma pauvre tête depuis un an; je suis brisée de fatigue, de combats, d'émotions. Il est temps que je parte; je ne sais plus ce que je fais; je suis comme vous étiez il y a un mois. Alors je me sentais encore de la force; d'ailleurs, la crainte de vous perdre m'en donnait. Que n'aurais-je pas imaginé, que ne me serais-je pas persuadé, que n'aurais-je pas juré à Dieu et aux hommes, plutôt que de renoncer à vous voir? Cette idée était trop affreuse, je ne pouvais l'accueillir; mais la victoire que nous nous flattions de remporter était au-dessus des forces humaines; à peine vous vis-je au point d'enthousiasme et de courage où je vous priais d'atteindre, que mon âme se brisa comme une corde trop tendue; je tombai dans une tristesse inexplicable, et quand j'en sortais pour contempler avec admiration votre dévouement et votre vertu, je sentais qu'il fallait vous fuir ou me perdre avec vous. Que Dieu nous protège! A présent le sacrifice est consommé; si je succombe, souvenez-vous de moi pour me plaindre et pour me pardonner ce que je vous ai fait souffrir.
Si vous voulez m'accorder une grâce, restez encore quelques jours à Saint-Léon; et puisque Silvia n'a pu se décider à me suivre, profitez de cette sainte amitié que la Providence vous offre comme une consolation. Elle est triste aussi; j'ignore ce qu'elle a; peut-être devine-t-elle que je suis malheureuse. Elle se dévoue à mes enfants; elle leur servira de mère. Voyez-les, ces pauvres enfants que j'abandonne aussi, pour fuir tout ce que j'ai de plus cher au monde à la fois; leur vue vous rappellera mes devoirs et les vôtres; vous souffrirez moins pendant ces premiers jours. Si, au lieu de vous plonger dans la solitude, vous vous nourrissez l'âme du témoignage de notre honnête amitié et du spectacle de ces lieux, où tout vous parlera des graves et augustes devoirs de la famille et de l'honneur, vous vous souviendrez d'y avoir été heureux par la vertu, et vous vous réjouirez de n'avoir pas souillé la pureté de ce souvenir.
LXVII.
DE SYLVIA A JACQUES
Saint-Léon
Vous avez bien fait de me laisser vos enfants; ce voyage eût fait beaucoup da mal à ta fille, qui n'est pas bien portante. Son indisposition ne sera rien, j'espère; elle serait devenue sérieuse dans une voiture, loin des mille petits soins qui lui sont nécessaires. Ne parle pas à ta femme de cette indisposition, qui sera guérie sans doute quand tu recevras ma lettre. C'est une grande terreur pour moi que la moindre souffrance de tes enfants, surtout à présent que je suis seule. Je tremble de voir leur santé s'altérer par ma faute; je ne les quitte pourtant pas d'une minute, et je ne goûterai pas un instant de sommeil que notre chère petite ne soit tout à fait bien.
Je suis heureuse d'apprendre que vous avez fait un bon voyage, et que vous avez reçu le plus aimable accueil; mais je m'afflige et m'effraie de la tristesse épouvantable où tu me dis que Fernande est plongée. Pauvre chère enfant! Peut-être as-tu mal fait de céder si vite à son désir; il eût fallu lui donner le temps de réfléchir et de se raviser. Il m'a semblé qu'au moment de partir, elle était au désespoir, et que, sans la crainte de te déplaire, elle eût renoncé à ce voyage. Je n'augure rien de bon de cette séparation. Octave est comme fou. J'ai réussi à le retenir jusqu'à présent, mais je désespère de le calmer. J'ai essayé de le faire parler; j'espérais qu'en ouvrant son coeur et en l'épanchant dans le mien, il se calmerait ou se pénétrerait davantage de la nécessité d'être fort; mais la force n'est pas dans l'organisation d'Octave; et quand même j'obtiendrais quelques nobles promesses, sa résolution serait l'enthousiasme de quelques heures. Je le connais, et le voyant aussi sérieusement épris de Fernande, j'espère peu à présent qu'il la seconde dans ses généreux projets. Il est dans une agitation effrayante; sa souffrance paraît si vive et si profonde, que j'en suis émue de compassion et que je pleure sur lui du fond de mon âme. Sois indulgent et miséricordieux, ô mon Jacques! car ils sont bien à plaindre. Je n'ai jamais été dans cette situation, et je ne sais vraiment pas ce que je ferais à leur place. Ma position indépendante, mon isolement de toute considération sociale, de tout devoir de famille, sont cause que je me suis livrée à mon coeur lorsqu'il a parlé. Si j'ai de la force, ce n'est pas à me combattre que je l'ai acquise; car je n'en ai jamais eu l'occasion. L'idée de sacrifier une passion réelle et profonde à ce monde que je hais me parait si horrible, que je ne m'en crois pas capable. Il est vrai que les seuls devoirs réels de Fernande sont envers toi; et ta conduite en impose de tels à tous ceux qui t'aiment, qu'il ne doit plus y avoir un instant de bonheur pour ceux qui te trahissent. Aide-la donc avec douceur à accomplir cet holocauste de son amour; j'essaierai d'obtenir quelque chose de la vertu d'Octave; mais il me ferme l'accès de son coeur, et je ne puis vaincre la répugnance que j'éprouve à forcer la confiance d'une âme qui souffre, fût-ce avec l'espoir de la guérir.
LXVIII.
D'OCTAVE A HERBERT
Je suis dans un état déplorable, mon cher Herbert; plains-moi et n'essaie pas de me conseiller; je suis hors d'état d'écouter quoi que ce soit. Elle a tout gâté en me disant qu'elle m'aime; jusque-là, je me croyais méprisé; le dépit m'aurait donné des forces; mais, en me quittant, elle me dit qu'elle m'aime, et elle espère que je me résignerai à la perdre! Non, c'est impossible; qu'ils disent ce qu'ils voudront, ces trois êtres étranges parmi lesquels je viens de passer un an qui m'apparaît comme un rêve, comme une excursion de mon âme dans un monde imaginaire! Qu'est-ce que la vertu dont ils parlent sans cesse? La vraie force est-elle d'étouffer ses passions ou de les satisfaire? Dieu nous les a-t-il données pour les abjurer? et celui qui les éprouve assez vivement pour braver tous les devoirs, tous les malheurs, tous les remords, tous les dangers, n'est-il pas plus hardi et plus fort que celui dont la prudence et la raison gouvernent et arrêtent tous les élans? Qu'est-ce donc que cette fièvre que je sens dans mon cerveau? Qu'est-ce donc que ce feu qui me dévore la poitrine, ce bouillonnement de mon sang qui me pousse, qui m'entraîne vers Fernande? Est-là les sensations d'un être faible? Ils se croient forts parce qu'ils sont froids. D'ailleurs, qui sait le fond de leurs pensées? qui peut deviner leurs intentions réelles? Ce Jacques qui m'abandonne et me livre au danger pendant un an, et qui, malgré sa pénétration exquise en toute autre chose, ne s'aperçoit pas que je deviens fou sous ses yeux; cette Sylvia qui redouble d'affection pour moi, à mesure que je me console de ses dédains et que je les brave en aimant une autre femme, sont-ils sublimes ou imbéciles? Avons-nous affaire à de froids raisonneurs qui contemplent notre souffrance avec la tranquillité de l'analyse philosophique, et qui assisteront à notre défaite avec la superbe indifférence d'une sagesse égoïste? à des héros de miséricorde, à des apôtres de la morale du Christ qui acceptent le martyre de leurs affections et de leur orgueil? A présent que j'ai perdu l'aimant qui m'attachait à eux, je ne les connais plus; je ne sais plus s'ils me raillent, s'ils me pardonnent ou s'ils me trompent. Peut-être qu'ils me méprisent; peut-être qu'ils s'applaudissent de leur ascendant sur Fernande, et de la facilité avec laquelle ils m'ont séparé d'elle au moment où elle allait être à moi. Oh! s'il en était ainsi, malheur à eux! Vingt fois par jour je suis au moment de partir pour la Touraine.
Mais cette Sylvia m'arrête et me fait hésiter. Maudite soit-elle! Elle exerce encore sur moi une influence qui a quelque chose d'irrésistible et de fatal. Toi qui crois au magnétisme, tu aurais ici beau jeu pour expliquer le pouvoir qu'elle a encore sur moi après que mon amour pour elle est éteint, et quand nos caractères s'accordent et se ressemblent si peu. Quand Fernande était ici, j'étais si heureux, si enivré au milieu de toutes mes souffrances, que je pensais tout ce qu'elle disait. Sylvia était mon amie, ma soeur chérie, comme elle était l'amie et la soeur chérie de Fernande. A présent, elle m'étonne et m'inspire de la méfiance. Je ne peux pas croire qu'elle ne soit pas mon ennemie, et la pitié qu'elle me marque m'humilie comme le plus superbe témoignage de mépris qu'une femme puisse donner à un ancien amant. Ah! si je pouvais me livrer à elle, pleurer dans son sein, lui dire ce que je souffre, et si j'étais sûr qu'elle y compatît! Mais à quoi cela me mènerait-il? Elle est la soeur de Jacques, ou du moins il a en elle une amie si intime, qu'elle ne peut que blâmer et contrarier mon amour. Quand même elle serait assez généreuse pour désirer de me voir heureux avec une autre qu'elle, Fernande est précisément la seule femme qu'elle ne peut pas m'aider à obtenir. Ah! si elle me méprise, elle a bien raison, car je suis un homme sans caractère et sans conviction. Je sens que je ne suis ni méchant, ni vicieux, ni lâche; mais je me laisse aller à tous les flots qui me ballottent, à tous les vents qui me poussent. J'ai eu dans ma vie des moments de folle et sainte exaltation, puis des découragements affreux, puis des doutes cruels et un profond dégoût des gens et des choses qui m'avaient paru sublimes la veille. J'ai aimé Sylvia avec ferveur; j'ai cru pouvoir m'élever jusqu'à elle, qui me paraissait à demi cachée dans les cieux; puis je l'ai méprisée jusqu'à la soupçonner d'être une courtisane; puis je l'ai estimée au point de vivre son ami après avoir été repoussé comme amant; maintenant elle me fait peur et j'ai comme une sorte de haine contre elle; et pourtant je ne puis m'arracher encore aux lieux qu'elle habite; il me semble qu'elle a à me dire quelque parole qui pourra me sauver.
Mais pourquoi suis-je ainsi? pourquoi ne puis-je ni rien croire, ni rien nier décidément? Oh! j'ai eu une belle nuit avec Fernande! j'ai versé à ses pieds des larmes qui m'ont semblé descendre du ciel; mais peut-être n'était-ce qu'une comédie que je jouais vis-à-vis de moi-même, et dont j'étais à la fois l'acteur inspiré et le spectateur niaisement émerveillé! Qui sait, qui peut dire ce qu'il est? Et à quoi sert de se chauffer le cerveau jusqu'à ce qu'il éclate? à quoi mène cette exaltation qui tombe d'elle-même comme la flamme? Fernande était sincère dans ses résolutions, dans sa confiance, la pauvre enfant; et tout en jurant à Dieu qu'elle ne m'aimerait point, elle m'aimait déjà en secret. Elle s'arrache au danger de me le dire, et elle me l'écrit naïvement! Oh! c'est cela qui me la fait aimer! c'est cette faiblesse adorable qui met son coeur au niveau du mien! D'elle, au moins, je n'ai jamais douté; je sens ce que j'ai senti dès le premier jour: c'est que nous sommes faits l'un pour l'autre, et que son être est de la même nature que le mien. Ah! je n'ai jamais aimé Sylvia, c'est impossible, nous nous ressemblons si peu! Presser Fernande dans mes bras, c'est presser une femme, la femme de mon choix et de mon amour! et on s'imagine que j'y renoncerai? Mais qu'arrivera-t-il? Que m'importe? si on la rend malheureuse, je l'enlèverai avec sa fille, que j'adore, et nous irons vivre au fond de quelque vallée de ma patrie. Tu me donneras bien un asile? Ah! ne me sermonne pas, Herbert; je sais bien que je me rends malheureux, et que je fais folie sur folie; je sais bien que, si j'avais une profession, je ne serais pas oisif; que, si j'étais comme toi, ingénieur des ponts et chaussées, je ne serais pas amoureux; mais que veux-tu que j'y fasse? je ne suis propre à aucun métier; je ne puis me plier à aucune règle, à aucune contrainte. L'amour m'enivre comme le vin; si je pouvais, comme toi, porter deux bouteilles de vin du Rhin sans extravaguer, j'aurais pu passer un an entre deux femmes charmantes sans être amoureux de l'une ni de l'autre.
Adieu; ne m'écris pas, car je ne sais pas où je vais. Je fais mon portemanteau vingt fois par jour; tantôt je veux aller à Genève oublier Fernande, Jacques et Sylvia, et me consoler avec mon fusil et mes chiens; tantôt je veux aller me cacher à Tours, dans quelque auberge d'où je serai à portée d'écrire à Fernande et de recevoir ses réponses; tantôt je ris de pitié en me voyant si absurde; tantôt je pleure de rage d'être si malheureux.