Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «Jacques», sayfa 25

Yazı tipi:

XC.
DE SYLVIA A JACQUES

Jacques! reviens, Fernande a besoin de toi; elle est malade de nouveau parce qu'elle vient d'éprouver une grande douleur. Rien ne peut la calmer. Elle t'appelle avec angoisse, elle dit que tous les maux qui lui arrivent viennent de ton abandon; que tu étais sa providence, et que tu l'as quittée. Elle s'effraie de ta longue absence, et dit qu'il faut que tu sois informé de tout pour avoir pris ainsi en horreur ta famille et ta maison. Elle craint que tu ne la haïsses, et la douleur que cette idée lui cause résiste à toutes nos consolations; elle veut mourir, parce que, dit-elle, il n'est pas un instant de repos et d'espoir sur la terre pour quiconque a possédé ton affection et l'a perdue. Prends courage, Jacques, et viens souffrir ici! Tu es encore nécessaire; que cette idée te donne de la force! Il y a autour de toi des êtres qui ont besoin de toi. Et puis ta vie n'est pas finie. N'y a-t-il donc rien autre chose que l'amour? L'amitié que Fernande a pour toi est plus forte que l'amour que lui inspire Octave. Tous ses soins et tout son dévouement, qui s'est vraiment soutenu au delà de mon espérance, échouent auprès d'elle quand il s'agit de toi. Peut-il en être autrement? Peut-elle vénérer un autre homme comme toi? Reviens vivre parmi nous. Me comptes-tu pour rien, dans ta vie? ne t'ai-je pas bien aimé? t'ai-je jamais fait du mal? ne sais-tu pas que tu es ma première et presque ma seule affection? Surmonte l'horreur que t'inspire Octave, ce sera l'affaire d'un jour. J'ai souffert aussi pour m'habituer à le voir à ta place: mais laisse-la-lui et prends-en une meilleure; sois l'ami et le père, le consolateur et l'appui de la famille. N'es-tu pas au-dessus d'une vaine et grossière jalousie? Reprends le coeur de ta femme, laisse le reste à ce jeune homme! L'imagination et les sens de Fernande ont peut-être besoin d'un amour moins élevé que celui que tu veux lui inspirer. Tu t'es résigné à ce sacrifice, résigne-toi à en être le témoin, et que la générosité fasse taire l'amour-propre. Est-ce quelques caresses de plus ou de moins qui entretiennent ou détruisent une affection aussi sainte que la vôtre? Cette jalousie d'enfant n'est pas digne de ta grande âme, et tu as au front bien des cheveux blancs qui te donnent le droit d'être le père de ta femme sans avilir la dignité de ton rôle de mari. Tu ne peux pas douter de la délicatesse avec laquelle Fernande évitera tout ce qui pourrait te blesser. Octave lui-même te deviendra supportable; c'est un assez noble caractère, et depuis ces trois mois, si difficiles pour nous tous, j'ai découvert en lui des vertus sur lesquelles je ne comptais pas. Il tomberait à tes pieds si tu t'expliquais à lui, s'il te comprenait et s'il savait ce que tu es. Reviens donc essuyer les larmes de Fernande, car toi seul pourras rendre un peu de courage et de calme à son coeur. Elle est encore frappée d'un de ces malheurs pour lesquels l'amour n'a point de consolation; toi seul aurais le droit de lui en offrir, parce que tu es de moitié dans son infortune: Tu comprends ce qui est arrivé? Je t'attends!

XCI.
DE JACQUES A SYLVIA

Genève.

J'irai; mais je veux que tu l'avertisses de mon arrivée quelques jours d'avance: je ne veux surprendre personne. Il me serait horrible de trouver sur le visage de Fernande une expression d'embarras ou d'effroi. Dis lui qu'elle se contraigne, s'il le faut, pour ne me laisser rien apercevoir de ce qui se passe; fais-lui croire toujours que je suis sans soupçon, et persuade-lui de m'entretenir soigneusement dans cette confiance. Non, je ne me sens pas assez fort pour être témoin de leurs amours; je ne suis pas un philosophe stoïcien, et une âme de feu brûle encore mon front sous mes cheveux blancs. Ce que tu fais maintenant est bien cruel, Sylvia; j'étais presque enseveli, et tu me rappelles au monde des vivants pour souffrir quelques jours de plus, et m'assurer de nouveau de la nécessité de le quitter pour jamais. Soit, Fernande souffre; elle a besoin de moi, dis-tu: j'en doute; mais je sens que je ne mourrais pas tranquille si j'avais négligé d'adoucir une de ses peines. C'est la dernière qui l'atteindra, elle n'aura plus rien à perdre: privée de ses enfants et délivrée de son mari, elle pourra se livrer à son amour sans partage et sans crainte. Cette intimité que tu crois encore possible entre nous est un rêve romanesque; quand même j'oublierais mes ressentiments, pourraient-ils oublier le mal qu'ils m'ont fait? La vue d'un homme qu'on a rendu malheureux est insupportable: c'est comme le cadavre de l'ennemi qu'on a tué.

J'arriverai deux jours après cette lettre. Je vais donc revoir cette maison funeste! Je comprends ce qui est arrivé: mon fils est mort.

XCII.
D'OCTAVE A FERNANDE

Lyon.

Je me suis soumis à ton ordre, et je pense encore que j'ai dû le faire; mais je n'irai pas plus loin: dix lieues suffisent bien pour mettre le silence et la paix entre lui et moi. De quoi donc as-tu peur pour moi? Crois-tu donc que Jacques songe à tirer vengeance de mon bonheur? Il est trop généreux ou trop sage pour cela. J'ai consenti à m'éloigner parce que ma présence lui serait désagréable; la sienne me ferait moins souffrir qu'il ne pense. Je ne saurais m'imputer des torts réels envers lui: il pouvait m'empêcher d'en avoir, il avait pour lui le droit et la force. Je n'ai pas commis un vol en profitant du bien qu'il me laissait. Est-on coupable parce qu'on lutte avec des êtres indifférents au dommage qu'on leur fait, ou trop magnifiques pour daigner s'en apercevoir? Si Jacques est sublime en ceci, comme tu le crois, raison de plus pour que je le voie avec plaisir, et pour que je lui donne la plus franche poignée de main que j'aie donnée de ma vie. Je ne conçois rien à ces subtilités de sentiment: idées fausses dont tu t'entoures pour te torturer, comme si tu n'étais pas déjà assez malheureuse, ma pauvre enfant! Pleure les pertes cruelles dont le sort t'afflige; je les pleure avec toi, et rien ne me consolera jamais de la mort de ta fille, pas même… ô ma Fernande! pas même cet événement que tu ajoutes à la somme de tes douleurs, et que je considère comme un bienfait du ciel, comme un acte de réconciliation entre lui et moi. Laisse mon coeur bondir de joie à cette idée; laisse-moi faire mille rêves, mille projets délicieux. Elle s'appellera Blanche comme celle qui est morte, car ce sera une fille aussi; elle aura le joli regard et les cheveux blonds de ce petit ange qui te ressemblait tant. Tu verras qu'elle sera toute pareille: aussi belle, aussi caressante, aussi capricieuse et plus forte; car les enfants de l'amour ne meurent jamais: Dieu les doue de plus d'avenir et de vigueur que ceux du mariage, parce qu'il sait qu'il leur faut plus de force pour résister aux maux d'une vie où on les accueille mal; veux-tu donc que cela soit vrai pour ton enfant? Pleureras-tu sur lui, au lieu de l'embrasser le jour où il viendra au monde? Ah! si tu le reçois avec douleur, si tu le repousses, si tu refuses de l'aimer, parce qu'il n'aura pas Jacques pour père, laisse-le-moi et que la Providence l'abandonne: je m'en charge; je le recevrai dans mon sein, je le nourrirai moi-même avec du lait de biche et des fruits, comme les solitaires des vieilles chroniques que nous lisions l'autre jour ensemble. Il reposera à mes côtés, il s'endormira au son de ma flûte; il sera élevé par moi, il aura les talents que tu aimes et les vertus que tu auras besoin de trouver en lui pour être heureuse; et quand il sera en âge de garder son secret et le nôtre, il ira t'embrasser; il te dira: «Je m'appelle Octave, et je n'ai pas besoin d'un autre nom: celui de votre mari me serait moins cher, et ne me servirait à rien. Je vous respecte et vous estime; vous n'avez pas assuré mon existence sociale par un mensonge, vous ne m'avez pas donné pour maître un homme auquel je ne suis rien; c'est mon père qui m'a élevé et qui m'a appris à me passer de richesse et de protection. Je n'ai besoin que de tendresse, donnez-moi la vôtre; je ne vous appellerai jamais ma mère; mais un baiser de vous en secret sur mon front me fera connaître toutes les joies de l'amour filial.» Dis-moi, quand il te parlera ainsi, le repousseras-tu? seras-tu fâchée d'avoir cet ami de plus? Toute la peine qu'il te causera consiste à cacher son existence à ton mari. Pour le présent et pour l'avenir, cela me semble une chose si aisée, que je ne conçois pas comment tu t'en inquiètes. Souffriras-tu de ne pouvoir avouer et produire ton enfant? Mais songe que Jacques a le double de ton âge, ma chère Fernande; tu ne peux pas te dissimuler que tu ne doives lui survivre de beaucoup, et qu'un temps viendra, dans l'ordre de la nature, où tu seras libre. Avant même cette époque présumable, que d'accidents, que de hasards peuvent nous permettre d'être époux! Crois-tu que dans dix ans, comme aujourd'hui, comme dans vingt, je ne serai pas toujours à tes pieds, et que mon plus grand bonheur ne sera pas de dire à la société: Cette femme est à moi; je l'ai conquise par mes prières, par mon obstination, par mes fautes, par mon amour; et si j'ai entaché sa réputation, du moins je ne l'ai pas abandonnée comme font les autres. Je suis resté près d'elle; j'ai laissé ma vie couler tout entière au gré de ce mari, qui certes savait se battre, et qui pouvait à tout instant venir m'égorger dans les bras de sa femme. Je suis resté là pour satisfaire au ressentiment de l'un, ou pour protéger l'autre en cas de besoin; j'ai consacré tous mes instants à celle qui s'était un jour sacrifiée à moi. J'ai commencé par l'obtenir à force de persécutions; mais j'ai fini par la mériter à force de tendresse; à présent, elle m'appartient légitimement. Que les hommes ratifient cette union qu'ils ont en vain combattue!

Tu sais bien, Fernande, que cela est sûr, quant à moi; la Providence peut faire le reste, et elle le fera, n'en doute pas. Notre destinée était de nous rencontrer, de nous comprendre et de nous aimer. Le hasard finit par se soumettre à l'amour; la force attractive surmonte tous les obstacles, et l'aimant va embrasser le fer dans les entrailles de la terre, en dépit du roc qui les sépare. Pauvre femme tremblante, jette-toi donc dans mes bras, je te protégerai contre l'univers entier! Pauvre mère désolée, essuie tes larmes; les enfants que nous aurons ensemble ne mourront pas!

Reviens à l'espérance; souviens-toi des beaux jours que nous avons eus au milieu de tes plus grandes anxiétés; souviens-toi des miracles que fait l'amour. Quand nous sommes dans les bras l'un de l'autre, ne sommes-nous pas perdus dans un monde de délires, où les cris et les plaintes de la terre n'arrivent pas? Sois sûre d'ailleurs que tu ne fais pas à ton mari tout le mal que tu penses: c'est un homme trop supérieur pour se laisser affecter des insultes, de la sottise; il sait qu'elles ne peuvent l'atteindre, et il ne croit certainement pas que nous nous fassions un jeu de l'y exposer. Il sait peut-être que nous nous aimons, ou au moins il s'en doute; et ne vois-tu pas que cela ne lui cause aucune colère? C'est un homme calme et raisonneur; de plus, c'est un homme excellent: s'il savait tes anxiétés, il t'en consolerait, il te rassurerait sur tes craintes, et je gage bien qu'il le fera quelque jour. Encore deux ou trois ans, et il sera vieux, et l'amour-propre de l'amant délaissé fera place à la générosité de l'ami consolé. A présent, il voyage et se tient éloigné, parce que notre position à tous est difficile, et notre contenance désagréable en présence l'un de l'autre. Le temps effacera ces répugnances plus vite peut-être que nous ne l'espérons: l'avenir semble placé au delà de notre atteinte; mais le temps travaille avec une rapidité dont on s'étonne quand on voit son oeuvre accomplie. Abandonne-toi donc à l'amour: il sera toujours le maître; ta résistance ne sert qu'à diminuer les joies qu'il te donne. Oh! elles sont si belles et si enivrantes! Respecte-les comme les dons sacrés du ciel; travaille à les préserver des injures du sort, qui est stupide et aveugle, et qu'il faut gouverner avec force et courage, loin de l'accepter tel qu'il est. Ne crains pas que Jacques te les reproche; s'il savait comme notre amour est irrésistible et notre bonheur immense, il nous permettrait d'en jouir. Réponds-moi vite; dis-moi si Jacques doit rester longtemps. J'ai toute la vie, j'espère, à passer avec toi, et pourtant je ne pourrais me soumettre sans douleur à perdre une semaine. Tu sais que si Jacques, d'accord avec toi, l'exigeait, je pourrais me soumettre à un long exil; mais à présent il lui semblerait peut-être que je le fuis; s'il me demandait, dis-lui que je suis à Lyon; surtout donne-moi de tes nouvelles, et soigne ce que j'ai de plus cher au monde.

XCIII.
DE FERNANDE A OCTAVE

Jacques part bientôt; mais il veut te voir auparavant. Tu as raison, Octave, c'est un homme excellent: il est impossible d'avoir plus de générosité, de douceur, de délicatesse et de raison. Je vois bien qu'il sait tout. J'étais au moment de lui tout avouer, tant je souffrais de ce que je prenais pour un excès de confiance et d'estime; mais, dès les premiers mots, il m'a fait entendre qu'il ne voulait pas en savoir davantage, et il m'a témoigné une amitié si vraie, une indulgence si grande, que je suis pénétrée d'attendrissement et de reconnaissance. Tu avais bien jugé ses intentions, et notre position à tous, mon cher Octave. Il a fait de sérieuses réflexions sur la différence de nos âges, et il a certainement vaincu le reste d'amour qu'il avait pour moi; car il m'a parlé absolument dans le sens de ta lettre. Il m'a dit que certains propos l'obligeaient à se tenir éloigné de nous, afin que le monde ne crût pas qu'il donnait les mains à notre amour. «Et que penses-tu de cet amour? lui ai-je dit; crois-tu que ce soit une calomnie?» J'étais tremblante et prête à embrasser ses genoux. Il a fait semblant de ne pas s'en apercevoir, et il m'a répondu: «Je suis bien sûr que c'est une calomnie.» Mais j'ai vu qu'il savait à quoi s'en tenir, et sa tranquillité a dégagé mon coeur d'un poids énorme. Jacques est bon et affectueux; mais il raisonne. Il n'est plus jeune: il sait que je suis excusable, et, comme tu le dis, sa générosité naturelle est secondée par la sagesse de ses réflexions. Il m'a fait espérer qu'il reviendrait tous les ans passer quelques semaines prés de nous, et que, dans quelques années, il ne nous quitterait plus.

Ta lettre m'aurait décidée à garder le secret sur ma grossesse, quand même Jacques ne m'aurait pas aidée à me taire sur tout le reste. Je me fie et je m'abandonne à toi. Tu savais bien que jamais je n'aurait l'impudence de profiter de la loi qui forcerait Jacques à donner son nom et ses biens à l'enfant de nos amours, encore moins aurais-je eu la bassesse d'aller revendiquer ses caresses pour le tromper sur la légitimité de cet enfant; tu m'aurais tuée plutôt que de le permettre, n'est-ce pas? Et tu le recueilleras, tu le cacheras, tu le soigneras, cet enfant bien-aimé! Nous le confierons à quelque honnête paysanne, bien propre et bien fidèle, qui le nourrira, et nous irons le voir tous les jours. Ah! quel que soit mon sort, et dans quelque circonstance qu'il vienne au monde, sois sûr que je le chérirai autant que ceux qui ne sont plus, et davantage peut-être, à cause de ce que j'ai souffert en les perdant! Si quelques jours Jacques découvre la naissance de celui-là, il ne le haïra pas, il ne le persécutera pas. Qui sait jusqu'où ira sa bonté? Il est capable de tout ce qui est étrange et sublime… Mais combien je suis heureuse que sa générosité aujourd'hui ne lui coûte pas autant que je le croyais! Je n'aurais jamais pu me tranquilliser et t'aimer sans tourments et sans remords, si j'avais vu qu'il fallait briser le noble coeur de Jacques. Heureusement il n'est plus dans l'âge des passions brûlantes; et d'ailleurs il me l'avait toujours dit, et il savait bien ce qu'il disait alors: «Quand tu ne me permettras plus d'être ton amant, je deviendrai ton père.» Il a tenu parole. O mon cher Octave! nous ne passerons jamais une nuit ensemble sans nous agenouiller et sans prier pour Jacques.

Et toi! que tu es bon, et comme tu sais aimer! Oh! je n'ai jamais aimé que toi! J'ai cru avoir de l'amour pour Jacques: mais ce n'était qu'une sainte amitié, car cela ne ressemblait en rien à ce que j'éprouve pour toi. Quels transports que les tiens, et comme tu es sans cesse occupé de moi! Quelle sollicitude! quel dévouement! tu n'es pas mon mari, et tu me consacres ta vie; mes larmes et mes faiblesses ne te rebutent pas, tu ne me reproches aucun de mes défauts. Jacques non plus! Il est bien bon aussi; mais il n'est pas mon égal, mon camarade, mon frère et mon amant comme toi. Il n'est pas enfant comme nous, et puis il y a dans sa vie autre chose que l'amour. La solitude, les voyages, l'étude, la réflexion, il aime tout cela; et nous, nous n'aimons que nous. Aimons-le aussi, cet ami si parfait; viens le voir. Il désire, m'a-t-il dit, te donner une poignée de main avant de repartir. Je lui ai demandé avec un peu d'inquiétude s'il avait quelque chose à te dire. «Non, m'a-t-il répondu; mais pourquoi s'éloigne-t-il quand j'arrive? quelle raison a-t-il de me fuir?» J'ai dit que tu avais été voir Herbert, qui venait de Paris, et qui passait par Lyon pour retourner en Suisse. «Écris-lui bien vite de venir, m'a-t-il dit, et si Herbert est encore à Lyon, qu'il l'amène; nous passerons encore une bonne journée tous ensemble comme autrefois, cela te fera du bien.» Brave Jacques!

P. S. J'ai eu ce matin une étrange frayeur pour une circonstance bien misérable. J'avais laissé ta lettre ouverte sur le bureau de mon cabinet, sans fermer la porte à clef. Jacques n'a jamais songé de sa vie à jeter les yeux sur mes papiers. Il est, à cet égard, d'une discrétion si religieuse, que je n'ai pas pris l'habitude de la prudence. Je fis cette réflexion, je ne sais comment, en me promenant dans le parc avec Sylvia. Je me demandai tout à coup où pouvait être Jacques, et la pensée qu'il devait être dans mon cabinet me troubla tellement, que je quittai le parc et courus vers la maison. Je montai sans rencontrer Jacques, et j'entrai dans mon appartement. Il n'y avait personne, et rien n'était dérangé sur mon bureau. Rassurée, mais encore tremblante, je m'assis et pris cette lettre pour la plier et la serrer. Je trouvai sur les dernières lignes une goutte d'eau toute fraîche. Je m'imaginai que c'était une larme, je faillis m'évanouir d'émotion et de terreur. Cependant je repris courage en voyant d'autres gouttes d'eau sur les papiers voisins, tombés d'un bouquet de roses tout humides de pluie que j'avais mis dans un vase à côté ce ces papiers. Mais alors, vois ma puérilité et l'état de faiblesse imbécile où le chagrin et l'inquiétude ont réduit ma pauvre tête! je m'imaginai que la goutte d'eau de la lettre était chaude, et que les autres étaient froides. Je te vois d'ici rire de cette folie; le fait est qu'elle s'empara si bien de moi que je poussai un cri. J'entendis la voix de Jacques qui m'appelait du salon, pour me demander ce que j'avais, et il monta précipitamment, d'un air effrayé, croyant que j'avais une attaque de nerfs. Je t'avoue que peu s'en fallait. Pourtant la physionomie de Jacques me rassura, et il acheva de me rendre la vie en me disant qu'il voulait que tu vinsses le voir, et toutes les autres choses que je t'ai déjà racontées. Je vis bien que la frayeur que je venais d'éprouver était l'ouvrage d'une imagination malade. Ne suis-je pas tombée dans un état bien ridicule? Reviens! un baiser de toi me fera plus de bien que tout le reste; et quand je verrai ta main dans celle de Jacques, je serai tout à fait tranquille.

XCIV.
DE JACQUES A SYLVIA

Genève.

Ma chère bien-aimée, j'ai fait le voyage jusqu'ici avec Herbert. Tu t'es imaginé que je le quitterais à Lyon; pas du tout. Sa société ne m'a fait nullement souffrir; nous avons constamment parlé de toi. Tu dois t'être aperçue qu'il est amoureux de toi. Je l'ai examiné et questionné de manière à le bien connaître. C'est un digne garçon, simple, loyal, obligeant, sincère. Il a une jolie fortune, une habitation agréable dans le pays que tu aimes, et ses occupations le préservent de l'esprit de tracasserie qui est particulier aux hommes rangés. Il m'a prié de te présenter sa demande en mariage, et je te conseille de l'accepter; non pas à présent, je comprends que tu n'es pas disposée à t'occuper de cela, mais plus tard. Tu ne seras jamais heureuse par l'amour, Sylvia. Tu pourras chercher longtemps un être digne de toi, et, si tu le trouves, tu auras le même sort que moi, il sera trop tard; tu seras trop vieille de coeur pour te faire aimer longtemps. Il y a un désaccord trop complet d'ailleurs entre notre manière de sentir et celle de tous les autres hommes, pour que nous puissions jamais trouver notre semblable en ce monde. Il n'y a pourtant qu'une chose dans la vie, c'est l'amour. Mais l'amour, dans le coeur des femmes surtout, peut être de deux sortes, l'amour d'un homme et l'amour maternel. J'aurais vécu pour mes enfants, tout infortuné que je suis. Ils sont morts! C'est un accident qui me tue. Mais tu pourras élever les tiens, et, à l'abri de tous les maux qui m'accablent, être heureuse par eux. A la manière dont tu chérissais et dont tu soignais les miens, il était facile de voir que tu serais une mère sublime. Deviens-le donc, épouse Herbert. Il suffira que tu aies pour lui de l'estime et de l'amitié. Il en est digne. C'est une de ces belles natures calmes qui ne connaissent ni le transport des passions, ni leurs funestes souffrances. Il ne te demandera pas plus d'affection que tu ne seras disposée à lui en accorder, et, quand tu le connaîtras, tu ne lui en accorderas pas moins qu'il n'en mérite. Vous aurez une vie tranquille et patriarcale. Tu es une véritable Ruth, active, courageuse et dévouée comme la femme forte des beaux temps bibliques; tu feras de tes rêves irréalisés et de tes vains désirs un saint holocauste, et tu répartiras sur tes fils l'amour que tu n'as pu donner à un homme. Ne m'ôte pas cette espérance, et laisse-moi l'emporter dans la tombe. Elle m'est venue l'autre jour, comme nous dînions au rendez-vous de chasse. Je m'étais levé un instant; je revins, et je contemplai ces deux couples assis sur l'herbe, Octave et Fernande, Herbert et toi; Herbert suivait tes moindres mouvements avec sollicitude; il épiait tous tes regards pour trouver l'occasion de te rendre un petit service e de t'entendre lui dire: Merci, Herbert. Les deux autres amants étaient radieux de bonheur, et je leur rends justice avec joie, ils me comblèrent tout le jour d'amitiés e de caresses délicates. Un calme divin est descendu un instant dans mon coeur en voyant que vous étiez tous heureux ou du moins que vous pouviez l'être. Oh! quelle étrange et solennelle journée! c'étaient là des adieux éternels entre vous et moi! Qui l'eût dit? Il y avait des instants où je l'oubliais moi-même, et où je me reportais à notre ancien bonheur, au point de croire que tout ce qui s'est passé depuis était un rêve. Le temps était si beau, l'herbe si verte, les oiseaux chantaient si bien, Fernande était si jolie avec ces pâles roses qui renaissent d'elles-mêmes sur son visage après quelques jours de souffrance! Je dormis un quart d'heure sur le gazon avant le dîner, et, quand je m'éveillai, elle était près de moi et chassait les insectes de mon front avec son bouquet de fleurs sauvages; Octave chantait un duo avec Herbert; tu préparais les fruits pour le dessert, et mes chiens dormaient à mes pieds. C'était un tableau de bonheur rustique si frais et si paisible que je le contemplai quelque temps sans me rappeler la nécessité de mourir. Mais quand cette idée revint au milieu de tout cela!..

Je suis très-calme, mais je souffre encore beaucoup; je te l'ai déjà dit cent fois, tu t'obstines à faire de moi un héros et tu m'invites à vivre comme si j'en avais la force. Souviens-toi donc que j'aimais encore il y a peu de jours, et que je serais furieux si je n'étais anéanti. D'ailleurs tu n'as pas lu ces deux lettres d'Octave et de Fernande! Je les ai lues, et c'est mon arrêt de mort. J'ai vu combien, malgré leur estime et leur amitié pour moi, ma vie leur est à charge. Amants ingénus! ils désirent naïvement que je meure, et se le disent sans s'en apercevoir. Ils ont des raisons bien légitimes pour cela, des raisons que je respecte, mais qui ont mis de la glace dans mon sang. Fernande n'est plus ma femme, c'est celle d'Octave, c'est un être qui ne fait plus partie de moi, et que je ne pourrais plus presser dans mes bras quand même elle viendrait s'y jeter sincèrement. Elle est vraiment ma fille à présent, et toute autre pensée ressemblerait pour moi à celle d'un inceste. Ne me dis donc plus qu'elle peut revenir à moi, et que je peux oublier tout; elle est la mère des enfants d'Octave. Je ne la hais ni ne la méprise pour cela; mais cela rend nécessaire notre éternelle séparation.

C'est la main de Dieu qui a mis cette lettre sous mes yeux. J'allais peut-être me perdre et m'avilir; j'allais accepter le rôle faux et impossible que tu avais rêvé pour moi. Ébranlé par ton éloquence romanesque, touché des pleurs de Fernande et de ses humbles prières, j'allais lui promettre de passer le reste de mes jours entre elle et son amant. J'étais à chaque instant près de lui dire: «Je sais tout, et je pardonne à tous deux; sois ma fille et qu'Octave soit mon fils; laissez-moi vieillir entre vous deux, et que la présence d'un ami malheureux, accueilli et consolé par vous, appelle sur vos amours la bénédiction du ciel.» Ce rayon d'espérance, cette illusion de quelques heures, qui est venue briller sur mon dernier jour avant de m'abandonner à l'éternelle nuit, n'est-ce pas un raffinement de souffrance? Entrevoir un coin du ciel quand on est condamné à descendre vivant dans la tombe! N'importe, je suis bien aise d'avoir fait toutes les réflexions et tous les efforts possibles pour me rattacher à la vie; je mourrai sans regret. Le destin m'a fait entrer dans la chambre où était écrite cette sentence. J'allais y chercher de l'encre et du papier pour écrire à Octave de revenir; en me penchant sur la table, je vis son écriture, et mes yeux rencontrèrent cette phrase terrible qui s'attachait à ma prunelle comme du feu: Les enfants que nous aurons ensemble ne mourront pas. Je voulus savoir mon sort; je sentis que les considérations ordinaires de la délicatesse devaient se taire devant l'oracle du destin; et d'ailleurs, incapable comme je le suis de nuire à Fernande, je pouvais, sans scrupule, violer ses secrets. Sans cela, je me trompais de route, et j'entrais dans une nouvelle série de maux qui m'auraient également conduit où je vais, mais moins courageux et moins pur que je ne le suis aujourd'hui. Oui! j'ai bien fait de lire; tu as vu ma conduite aussitôt après cela. Mon parti a été pris bien vite, et j'ai eu dès ce moment la sérénité du désespoir dans l'âme et sur le visage.

Il a raison, leurs enfants ne mourront pas; la nature bénit et caresse celui qui est aimé, le froid de la mort s'étend sur celui qui ne l'est plus. Tout l'abandonne, et les plantes mêmes se dessèchent sous la main du maudit; la vie s'éloigne de lui, et le cercueil s'ouvre pour le recevoir, lui et les premiers-nés de son amour; l'air qu'il respire est empoisonné, et les hommes le fuient: Ce malheureux, disent-ils, ne mourra donc jamais!

Cette lettre m'a dicté mon devoir, j'ai vu ce qu'il fallait dire à Fernande pour la consoler et la guérir; il le sait, lui, il la connaît mieux que moi maintenant. J'ai réalisé tout ce qu'il lui promettait de ma part; je me suis conformé au caractère qu'il me suppose, et j'ai vu qu'en effet tout ce qu'elle désirait, c'était d'être délivrée de mon amour. Dès que je lui ai dît qu'il était éteint, je l'ai vue renaître, et ses yeux semblaient me dire: «Je puis donc aimer Octave à mon aise!»

Qu'elle l'aime donc! Un homme moins malheureux que moi eût peut-être trouvé l'occasion de se sacrifier pour l'objet de son amour et d'en être récompensé à sa dernière heure par les bénédictions des heureux qu'il eût faits; mais mon sort est tel qu'il faut que je me cache pour mourir. Mon suicide aurait l'air d'un reproche; il empoisonnerait l'avenir que je leur laisse; il le rendrait peut-être impossible; car, après tout, Fernande est un ange de bonté, et son coeur, sensible aux moindres atteintes, pourrait se briser sous le poids d'un remords semblable. D'ailleurs le monde la maudirait, et, après m'avoir poursuivi de ses féroces railleries pendant ma vie, il poursuivrait ma veuve de ses aveugles malédictions après ma mort. Je sais comment les choses se passent; un coup de pistolet dans la tête fait tout à coup un héros ou un saint de celui qu'on méprisait ou qu'on détestait la veille. J'ai horreur de cette ridicule apothéose; je dédaigne trop les hommes au milieu desquels j'ai vécu pour les appeler à mon agonie comme à un spectacle; nul ne saura pourquoi je meurs; je ne veux pas qu'on accuse ceux qui me survivent, et je ne veux pas qu'on fasse grâce à ma mémoire.

J'ai voulu voir Octave avant de partir, et m'assurer par mes yeux que je pouvais lui léguer sans inquiétude ce que j'ai eu de plus cher au monde. C'est un homme d'un étrange égoïsme, mais il sait faire une vertu de ce vice, et sa hardiesse me plaît. J'espère qu'il la rendra heureuse. Il m'a embrassé avec effusion quand je suis parti, et elle aussi. Ils étaient bien contents!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
400 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

Bu kitabı okuyanlar şunları da okudu