Kitabı oku: «La Coupe; Lupo Liverani; Le Toast; Garnier; Le Contrebandier; La Rêverie à Paris»
LA COUPE
George Sand.
FÉERIE
A MON AMI ALEXANDRE MANCEAU
«Il y a trois choses que Dieu ne peut point ne pas accomplir: ce qu'il y a de plus avantageux, ce qu'il y a de plus nécessaire, ce qu'il y a de plus beau pour chaque chose.»
(Mystère des Bardes, tr. 7.)
LIVRE PREMIER
I
L'enfant du prince a voulu se promener bien haut sur la montagne, et son gouverneur l'a suivi. L'enfant a voulu voir de près les belles neiges et les grandes glaces qui ne fondent jamais, et son gouverneur n'a pas osé l'en empêcher. L'enfant a joué avec son chien au bord d'une fente du glacier. Il a glissé, il a crié, il a disparu, et son gouverneur n'a pas osé se jeter après lui; mais le chien s'est élancé dans l'abîme pour sauver l'enfant, et le chien aussi a disparu.
II
Pendant des minutes qui ont paru longues comme des heures, on a entendu le chien japper et l'enfant crier. Le bruit descendait toujours et allait s'étouffant dans la profondeur inconnue, et puis on a vainement écouté: la profondeur était muette. Alors les valets du prince et les pâtres de la montagne ont essayé de descendre avec des cordes; mais ils n'ont vu que la fente verdâtre qui plongeait toujours plus bas et devenait toujours plus rapide.
III
Ils y ont en vain risqué leur vie, et ils ont été dire au prince ce qu'ils avaient fait. Le prince les a fait pendre pour avoir laissé périr son fils. On a tranché la tête à plus de vingt nobles qui pouvaient avoir des prétentions à la couronne et qui avaient bien certainement signé un pacte avec les esprits de la montagne pour faire mourir l'héritier ducal. Quant à maître Bonus, le gouverneur, on a écrit sur tous les murs qu'il serait brûlé à petit feu, ce que voyant, il a tant couru qu'on n'a pu le prendre.
IV
L'enfant a eu bien peur et bien froid dans les profondeurs du glacier. Le chien n'a pu l'empêcher de glisser au plus bas; mais, le retenant toujours par sa ceinture, il l'a empêché de glisser trop vite et de se briser contre les glaces. Entraîné par le poids de l'enfant, il a tant résisté qu'il a les pattes en sang et les ongles presque arrachés. Cependant il n'a pas lâché prise, et quand ils ont enfin trouvé un creux où ils ont pu s'arrêter, le chien s'est couché sur l'enfant pour le réchauffer.
V
Et tous deux étaient si las qu'ils ont dormi. Quand ils se sont réveillés, ils ont vu devant eux une femme si mince et si belle qu'ils n'ont su ce que c'était. Elle avait une robe aussi blanche que la neige et de longs cheveux en or fin qui brillaient comme des flammes répandues sur elle. Elle a souri à l'enfant, mais sans lui parler, et, le prenant par la main, elle l'a fait sortir du glacier et l'a emmené dans une grande vallée sauvage où le chien tout boiteux les a suivis.
VI
Cachée dans un pli profond des montagnes, cette vallée est inconnue aux hommes. Elle est défendue par les hautes murailles de granit et par les glaciers impénétrables. Elle est horrible et riante, comme il convient aux êtres qui l'habitent. Sur ses flancs, les aigles, les ours et les chamois ont caché leurs refuges. Dans le plus profond, la chaleur règne, les plus belles plantes fleurissent; les fées y ont établi leur séjour, et c'est à ses sœurs que la jeune Zilla conduit l'enfant qu'elle a trouvé dans les flancs glauques du glacier.
VII
Quand l'enfant a vu les ours passer près de lui, il a eu peur, et le chien a tremblé et grondé; mais la fée a souri, et les bêtes sauvages se sont détournées de son chemin. Quand l'enfant a vu les fées, il a eu envie de rire et de parler; mais elles l'ont regardé avec des yeux si brillants qu'il s'est mis à pleurer. Alors Zilla, le prenant sur ses genoux, l'a embrassé au front, et les fées ont été en colère, et la plus vieille lui a dit en la menaçant:
VIII
«Ce que tu fais là est une honte: jamais fée qui se respecte n'a caressé un enfant. Les baisers d'une fée appartiennent aux colombes, aux jeunes faons, aux fleurs, aux êtres gracieux et inoffensifs; mais l'animal impur et malfaisant que tu nous amènes souille tes lèvres. Nous n'en voulons point ici, et, quant au chien, nous ne le souffrirons pas davantage. C'est l'ami de l'homme, il a ses instincts de destruction et ses habitudes de rapine; reconduis ces créatures où tu les as prises.
IX
Zilla a répondu à la vieille Trollia: «Vous êtes aussi fière et aussi méchante que si vous étiez née de la vipère ou du vautour. Ne vous souvient-il plus d'avoir été femme avant d'être fée, et vous est-il permis de haïr et de mépriser la race dont vous sortez? Quand, sur les derniers autels de nos antiques divinités, vous avez bu le breuvage magique qui nous fit immortelles, n'avez-vous pas juré de protéger la famille des hommes et de veiller sur leur postérité?»
X
Alors la vieille Trollia: «Oui, j'ai juré, comme vous, de faire servir la science de nos pères au bonheur de leurs descendants; mais les hommes nous ont déliées de notre serment. Comment nous ont-ils traitées? Ils ont servi de nouveaux dieux et nous ont appelées sorcières et démons. Ils nous ont chassées de nos sanctuaires, et, détruisant nos demeures sacrées, brûlant nos antiques forêts, reniant nos lois et raillant nos mystères, ils ont brisé les liens qui nous unissaient à leur race maudite.
XI
»Pour moi, si j'ai jamais regretté de m'être, par le breuvage magique, soustraite à l'empire de la mort, c'est en songeant que j'avais perdu le pouvoir de la donner aux hommes. Autrefois, grâce à la science, nous pouvions jouer avec elle, la hâter ou la reculer. Désormais elle nous échappe et se rit de nous. L'implacable vie qui nous possède nous condamne à respecter la vie. C'est un grand bien pour nous de n'être plus forcées de tuer pour vivre; mais c'est un grand mal aussi d'être forcé de laisser vivre ce que l'on voudrait voir mort.»
XII
En disant ces cruelles choses, la vieille magicienne a levé le bras comme pour frapper l'enfant; mais son bras est retombé sans force; le chien s'est jeté sur elle et a déchiré sa robe, souillée de taches noires qu'on dit être les restes du sang humain versé jadis dans les sacrifices. L'enfant; qui n'a pas compris ses paroles, mais qui a vu son geste horrible, a caché son visage dans le sein de la douce Zilla, et toutes les jeunes fées, ont ri follement de la rage de la sorcière et de l'audace du chien.
XIII
Les vieilles ont tancé et injurié les jeunes, et tant de paroles ont été dites que les ours en ont grogné d'ennui dans leurs tanières. Et tant de cris, de menaces, de rires, de moqueries et d'imprécations ont monté dans les airs, que les plus hautes cimes ont secoué leurs aigrettes de neige sur les arbres de la vallée. Alors la reine est arrivée, et tout est rentré dans le silence, car la reine des fées peut, dit-on, retirer le don de la parole à qui en abuse, et perdre la parole est ce que les fées redoutent le plus.
XIV
La reine est jeune comme au jour où elle a bu la coupe, car, en se procurant l'immortalité, les fées n'ont pu ni se vieillir ni se rajeunir, et toutes sont restées ce qu'elles étaient à ce moment suprême. Ainsi les jeunes sont toujours impétueuses ou riantes, les mûres toujours sérieuses ou mélancoliques, les vieilles toujours décrépites ou chagrines. La reine est grande et fraîche, c'est la plus forte, la plus belle, la plus douce et la plus sage des fées; c'est aussi la plus savante, c'est elle qui jadis a découvert le grand secret de la coupe d'immortalité.
XV
«Trollia, dit-elle, ta colère n'est qu'un bruit inutile. Les hommes valent ce qu'ils valent et sont ce qu'ils sont. Haïr est contraire à toute sagesse. Mais toi, Zilla, tu as été folle d'amener ici cet enfant. Avec quoi le feras-tu vivre? Ne sais-tu pas qu'il faut qu'il respire et qu'il mange à la manière des hommes? Lui permettras-tu de tuer les animaux ou de leur disputer l'œuf, le lait et le miel, ou seulement les plantes qui sont leur nourriture? Ne vois-tu pas qu'avec lui tu fais entrer la mort dans notre sanctuaire?
XVI
– Reine, répond la jeune fée, la mort ne règne-t-elle donc pas ici comme ailleurs? Avons-nous pu la bannir de devant nos yeux? et de ce que les fées ne la donnent pas, de ce que l'arome des fleurs suffit à leur nourriture, de ce que leur pas léger ne peut écraser un insecte, ni leur souffle éthéré absorber un atome de vie dans la nature, s'ensuit-il que les animaux ne se dévorent ni ne s'écrasent les uns les autres? Qu'importe que, parmi ces êtres dont la vie ne s'alimente que par la destruction, j'en amène ici deux de plus?
XVII
– Le chien, je te le passe, dit la reine; mais l'enfant amènera ici la douleur sentie et la mort tragique. Il tuera avec intelligence et préméditation, il nous montrera un affreux spectacle, il augmentera les pensées de meurtre et de haine qui règnent déjà chez quelques-unes d'entre nous, et la vue d'un être si semblable à nous, commettant des actes qui nous sont odieux, troublera la pureté de nos songes. Si tu le gardes, Zilla, tâche de modifier sa terrible nature, ou il me faudra te le reprendre et l'égarer dans les neiges où la mort viendra le chercher.»
XVIII
La reine n'a rien dit de plus. Elle conseille et ne commande pas. Elle s'éloigne et les fées se dispersent. Quelques-unes restent avec Zilla et l'interrogent. «Que veux-tu donc faire de cet enfant? Il est beau, j'en conviens, mais tu ne peux l'aimer. Vierge consacrée, tu as jadis prononcé le vœu terrible; tu n'as connu ni époux ni famille; aucun souvenir de ta vie mortelle ne t'a laissé le regret et le rêve de la maternité. D'ailleurs l'immortalité délivre de ces faiblesses et quiconque a bu la coupe a oublié l'amour.
XIX
– Il est vrai, dit Zilla, et ce que je rêve pour cet enfant n'a rien qui ressemble aux rêves de la vie humaine: il est pour moi une curiosité, et je m'étonne que vous ne partagiez pas l'amusement qu'il me donne. Depuis tant de siècles que nous avons rompu tout lien d'amitié avec sa race, nous ne la connaissons plus que par ses œuvres. Nous savons bien qu'elle est devenue plus habile et plus savante, ses travaux et ses inventions nous étonnent; mais nous ne savons pas si elle en vaut mieux pour cela et si ses méchants instincts ont changé.
XX
– Et tu veux voir ce que deviendra l'enfant des hommes, isolé de ses pareils et abandonné à lui-même, ou instruit par toi dans la haute science? Essaie. Nous t'aiderons à le conduire ou à l'observer. Souviens-toi seulement qu'il est faible et qu'il n'est pas encore méchant. Il te faudra donc le soigner mieux que l'oiseau dans son nid, et tu as pris là un grand souci, Zilla. Tu es aimable et douce, mais tu as plus de caprices que de volontés. Tu te lasseras de cette chaîne, et peut-être ferais-tu mieux de ne pas t'en charger.»
XXI
Elles parlaient ainsi par jalousie, car l'enfant leur plaisait, et plus d'une eût voulu le prendre. Les fées n'aiment pas avec le cœur, mais leur esprit est plein de convoitises et de curiosités. Elles s'ennuient, et ce qui leur vient du monde des hommes, où elles n'osent plus pénétrer ouvertement, leur est un sujet d'agitation et de surprise. Un joyau, un animal domestique, une montre, un miroir, tout ce qu'elles ne savent pas faire et tout ce dont elles n'ont pas besoin les charme et les occupe.
XXII
Elles méprisent profondément l'humanité; mais elles ne peuvent se défendre d'y songer et d'en jaser sans cesse. L'enfant leur tournait la tête. Quelques-unes convoitaient aussi le chien; mais Zilla était jalouse de ses captures, et, trouvant qu'on les lui disputait trop, elle les emmena dans une grotte éloignée du sanctuaire des fées et montra à l'enfant l'enceinte de forêts qu'il ne devait pas franchir sans sa permission. L'enfant pleura en lui disant: «J'ai faim.» Et quand elle l'eut fait manger, voyant qu'elle le quittait, il lui dit: «J'ai peur.»
XXIII
Zilla, qui avait trouvé l'enfant vorace, le trouva stupide, et, ne voulant pas se faire son esclave, elle lui montra où les chevrettes allaitaient leurs petits, où les abeilles cachaient leurs ruches, où les canards et les cygnes sauvages cachaient leurs œufs, et elle lui dit: «Cherche ta nourriture. Cache-toi aussi, toi, pour dérober ces choses, car les animaux deviendraient craintifs ou méchants, et les vieilles fées n'aiment pas à voir déranger les habitudes de leur vie.» L'enfant du prince s'étonna bien d'avoir à chercher lui même une si maigre chère. Il bouda et pleura, mais la fée n'y fit pas attention.
XXIV
Elle n'y fit pas attention, parce qu'elle ne se rappelait que vaguement les pleurs de son enfance, et que ces pleurs ne représentaient plus pour elle une souffrance appréciable. Elle s'en alla au sabbat, et le lendemain l'enfant eut faim et ne bouda plus. Le chien, qui ne boudait jamais, attrapa un lièvre et le mangea bel et bien. Au bout de trois jours, l'enfant pensa qu'il pourrait aisément ramasser du bois mort, allumer du feu et faire cuire le gibier pris par son chien; mais, comme il était paresseux, il se contenta des autres mets et les trouva bons.
XXV
Un peu plus tard, il oublia que les hommes font cuire la viande, et, voyant que son chien la mangeait crue avec délices, il y goûta et s'en rassasia. Quand la fée Zilla revint du concile, elle trouva l'enfant gai et frais, mais sauvage et malpropre. Il avait les dents blanches et les mains ensanglantées, le regard morne et farouche; il ne savait déjà presque plus parler; las de chercher où il était, et pourquoi son sort était si changé, il ne songeait plus qu'à manger et à dormir.
XXVI
Le chien au contraire était propre et avenant. Son intelligence avait grandi dans le dévouement de l'amitié. La fée eut envie d'abandonner l'enfant et d'emmener le chien. Et puis elle se souvint un peu du passé et résolut de civiliser l'enfant à sa manière; mais il fallait se décider à lui parler, et elle ne savait quelle chose lui dire. Elle connaissait bien sa langue, elle n'était pas des moins savantes; mais elle ne se faisait guère d'idée des raisons que l'on peut donner à un enfant pour changer ses instincts.
XXVII
Elle essaya. Elle lui dit d'abord: «Souviens-toi que tu appartiens à une race inférieure à la mienne.» L'enfant se souvint de ce qu'il était et lui répondit: «Tu es donc impératrice? car, moi, je suis prince.» La fée reprit: «Je veux te faire plus grand que tous les rois de la terre.» L'enfant répondit: «Rends-moi à ma mère qui me cherche.» La fée reprit: «Oublie ta mère et n'obéis qu'à moi.» L'enfant eut peur et ne répondit pas. La fée reprit: «Je veux te rendre heureux et sage, et t'élever au-dessus de la nature humaine.» L'enfant ne comprit pas.
XXVIII
La fée essaya autre chose. Elle lui dit: «Aimais-tu ta mère? – Oui, répondit l'enfant. – Veux-tu m'aimer comme elle? – Oui, si vous m'aimez. – Que me demandes-tu là? dit la fée souriant de tant d'audace. Je t'ai tiré du glacier où tu serais mort; je t'ai défendu contre les vieilles fées qui te haïssaient, et caché ici où elles ne songent plus à toi. Je t'ai donné un baiser, bien que tu ne sois pas mon pareil. N'est-ce pas beaucoup, et ta mère eût-elle fait pour toi davantage? – Oui, dit l'enfant, elle m'embrassait tous les jours.»
XXIX
La fée embrassa l'enfant, qui l'embrassa aussi en lui disant: «Comme tu as la bouche froide!» Les fées sont joueuses et puériles comme les gens qui n'ont rien à faire de leur corps. Zilla essaya de faire courir et sauter l'enfant. Il était agile et résolu, et prit d'abord plaisir à faire assaut avec elle; mais bientôt il vit des choses extraordinaires. La fée courait aussi vite qu'une flèche, ses jambes fines ne connaissaient pas la fatigue, et l'enfant ne pouvait la suivre.
XXX
Quand elle l'invita à sauter, elle voulut, pour lui donner l'exemple, franchir une fente de rochers; mais, trop forte et trop sûre de ne pas se faire de mal en tombant, elle sauta si haut et si loin que l'enfant épouvanté alla se cacher dans un buisson. Elle voulut alors l'exercer à la nage, mais il eut peur de l'eau et demanda une nacelle, ce qui fit rire la fée, et lui, voyant qu'elle se moquait, se sentant méprisé et par trop inférieur à elle, il lui dit qu'il ne voulait plus d'elle pour sa mère.
XXXI
Elle le trouva faible et poltron. Pendant quelques jours, elle l'oublia; mais comme ses compagnes lui demandaient ce qu'il était devenu et lui reprochaient de l'avoir pris par caprice et de l'avoir laissé mourir dans un coin, elle courut le chercher et leur montra qu'il était bien portant et bien vivant. «C'est bon, dit la reine; puisqu'il peut se tirer d'affaire sans causer trop de dommage, je consens à ce qu'il soit ici comme un animal vivant à la manière des autres, car je vois bien que tu n'en sauras rien faire de mieux.»
XXXII
Zilla comprit que la sage et bonne reine la blâmait, et elle se piqua d'honneur. Elle retourna tous les jours auprès de l'enfant, y passa plus de temps chaque jour, apprit à lui parler doucement, le caressa un peu plus, mit plus de complaisance à le faire jouer en ménageant ses forces et en exerçant son courage. Elle lui apprit aussi à se nourrir sans verser le sang et elle vit qu'il était éducable, car il s'ennuyait d'être seul, et pour la faire rester avec lui, il obéissait à toutes ses volontés, et même il avait des grâces caressantes qui flattaient l'amour-propre de la fée.
XXXIII
Pourtant l'hiver approchait, et bien que l'enfant n'y songeât point, bien qu'il jouât avec la neige qui peu à peu gagnait la grotte où la fée l'avait logé, le chien commençait à hurler et à aboyer contre les empiétements de cette neige insensible qui avançait toujours. Zilla vit bien qu'il fallait ôter de là l'enfant, si elle ne voulait le voir mourir. Elle l'emmena au plus creux de la vallée, et elle pria ses compagnes de l'aider à lui bâtir une maison, car il est faux que les fées sachent tout faire avec un coup de baguette.
XXXIV
Elles ne savent faire que ce qui leur est nécessaire, et une maison leur est fort inutile. Elles n'ont jamais chaud ni froid que juste pour leur agrément. Elles sautent et dansent un peu plus en hiver qu'en été, sans jamais souffrir tout à fait dans leur corps ni dans leur esprit. Elles gambadent sur la glace aussi volontiers que sur le gazon, et s'il leur plaît de sentir en janvier la moiteur d'avril, elles se couchent avec les ours blottis dans leurs grottes de neige, et elles y dorment pour le plaisir de rêver, car elles ont fort peu besoin de sommeil.
XXXV
Zilla n'eût osé confier l'enfant aux ours. Ils n'étaient pas méchants; mais, à force de le sentir et de le lécher, ils eussent pu le trouver bon. Les jeunes fées qu'elle invita à lui bâtir un gîte s'y prêtèrent en riant et se mirent à l'œuvre pêle-mêle, à grand bruit. Elles voulaient que ce fût un palais plus beau que tous ceux que les hommes construisent et qui ne ressemblât en rien à leurs misérables inventions. La reine s'assit et les regarda sans rien dire.
XXXVI
L'une voulait que ce fût très-grand, l'autre que ce fût très-petit; l'une que ce fût comme une boule, l'autre que tout montât en pointe; l'une qu'on n'employât que des pierres précieuses, l'autre que ce fût fait avec les aigrettes de la graine de chardon; l'une que ce fût découvert comme un nid, l'autre que ce fût enfoui comme une tanière. L'une apportait des branches, l'autre du sable, l'une de la neige, l'autre des feuilles de roses, l'une de petits cailloux, l'autre des fils de la Vierge; le plus grand nombre n'apportait que des paroles.
XXXVII
La reine vit qu'elles ne se décidaient à rien et que la maison ne serait jamais commencée; elle appela l'enfant et lui dit: «Est-ce que tu ne saurais pas bâtir ta maison toi-même? c'est un ouvrage d'homme.» L'enfant essaya. Il avait vu bâtir. Il alla chercher des pierres, il fit, comme il put, du mortier de glaise qu'il pétrit avec de la mousse; il éleva des murs en carré, il traça des compartiments, il entre-croisa des branches, il fit un toit de roseaux et se meubla de quelques pierres et d'un lit de fougère.
XXXVIII
Les fées furent émerveillées d'abord de l'intelligence et de l'industrie de l'enfant, et puis elles s'en moquèrent, disant que les abeilles, les castors et les fourmis travaillaient beaucoup mieux. La reine les reprit de la sorte: «Vous vous trompez; les animaux qui vivent forcément en société ont moins d'intelligence que ceux qui peuvent vivre seuls. Une abeille meurt quand elle ne peut rejoindre sa ruche; un groupe de castors égarés oublie l'art de construire et se contente d'habitations grossières. Dans ce monde-là, personne n'existe, on ne dit jamais moi.
XXXIX
»Ces êtres qui vivent d'une mystérieuse tradition, toujours transmise de tous à chacun, sans qu'aucun d'eux y apporte un changement quelconque, sont inférieurs à l'être le plus misérable et le plus dépourvu dont l'esprit cherche et combine. C'est pour cela que l'homme, notre ancêtre, est le premier des animaux, et que son travail, étant le plus varié et le plus changeant, est le plus beau de tous. Voyez ce qu'il peut faire avec le souvenir, comme il invente l'expérience, et comme il sait accommoder à son usage les matériaux les plus grossiers!
XL
» – L'homme, dit Zilla, serait donc meilleur et plus habile s'il vivait dans l'isolement? – Non, Zilla, il lui faut la société volontaire et non la réunion forcée. Seul il peut lutter contre toutes choses, et là où les autres animaux succombent, il triomphe par l'esprit; mais il a le désir d'un autre bonheur que celui de conserver son corps; c'est pourquoi il cherche le commerce de ses semblables afin qu'ils lui donnent le pain de l'âme, et le besoin qu'il a des autres est encore une liberté.»
XLI
Zilla s'efforça de comprendre la reine, que les autres fées ne comprenaient pas beaucoup. Elles avaient gardé les idées barbares du temps où elles étaient semblables à nous sur la terre, et si leur science les faisait pénétrer mieux que jadis et mieux que nous dans les lois de renouvellement du grand univers, elles ne se rendaient plus compte de la marche suivie par la race humaine dans ce petit monde où elles s'ennuyaient, faute de pouvoir y rien changer. Elles avaient voulu ne plus changer elles-mêmes, il leur fallait bien s'en consoler en méprisant ce qui change.
XLII
Zilla, toute pensive, résolut de procurer à son enfant adoptif tout ce qu'il pouvait souhaiter, afin de voir le parti qu'il en saurait tirer. «Voilà ta maison bâtie, lui dit-elle. Que voudrais-tu pour l'embellir? – J'y voudrais ma mère, dit l'enfant. – Je vais tâcher de te l'amener», dit la fée, et, sachant qu'elle pouvait faire des choses très difficiles, elle partit après avoir mis l'enfant sous la protection de la reine. Elle partit pour le monde des hommes, en se laissant emporter par le torrent.
XLIII
Ce torrent, qui donne naissance à un grand fleuve dont les hommes ne connaissent pas la source, sort du glacier où était tombé l'enfant du prince. Il se divise en mille filets d'argent pour arroser et fertiliser le Val-des-Fées, puis il se réunit à l'entrée d'un massif de roches énormes qui est la barrière naturelle de leur royaume. Là le torrent, devenu rivière, se précipite dans des abîmes effroyables, s'engouffre dans des cavernes où le jour ne pénètre jamais, et de chute en chute arrive par des voies inconnues au pays des hommes.
XLIV
Les fées, pour lesquelles il n'est pas de site infranchissable, peuvent sortir de chez elles par les cimes neigeuses, par les flèches des glaciers ou par les fentes du roc; mais elles préfèrent se laisser emporter par la rivière, qui ne leur fait pas plus de mal qu'à un flocon d'écume en les précipitant dans ses abîmes. En peu d'instants, Zilla se trouva dans les terres cultivées et s'approcha d'un village de bergers et de bûcherons, où elle vit un homme étrangement vêtu qui, monté sur une grosse pierre, parlait à la foule.
XLV
Cet homme disait: «Serfs et vassaux, priez pour la grande duchesse qui est morte hier, et priez aussi pour l'âme de son fils Hermann, qui a péri dans les glaces du Mont-Maudit. La duchesse n'a pu se consoler. Dieu l'a rappelée à lui. Le duc vous envoie ses aumônes afin que vous disiez pour tous deux des prières.» Et le héraut jeta de l'or et de l'argent aux bergers et aux bûcherons, qui se battirent pour le ramasser, et remercièrent Dieu de la mort qui leur procurait cette aubaine.
XLVI
La fée fut contente aussi de la mort de la duchesse. «L'enfant ne me tourmentera plus, pensa-t-elle, pour que je le rende à sa mère. Je vais lui porter quelque chose afin de le consoler,» et, avisant un sac de blé, elle lui fit signe de la suivre, et le sac de blé, obéissant au pouvoir mystérieux qui était en elle, la suivit. Un peu plus loin elle vit un âne et lui commanda de porter le sac de blé. Elle emmena aussi une petite charrue, pensant, d'après ce qu'elle voyait autour d'elle, que ces jouets plairaient au petit Hermann.
XLVII
Pourtant ce n'était pas ce que les hommes qu'elle avait sous les yeux estimaient le plus. Elle les voyait se battre encore pour les pièces de monnaie répandues à terre. Elle suivit le héraut, qui s'en allait avec une mule blanche chargée d'un coffre plein d'or et d'argent, destiné aux libéralités de la dévotion ducale. Elle fit signe à la mule, qui suivit l'âne et la charrue, et le héraut n'y prit pas garde. La fée avait jeté sur lui et sur son escorte un charme qui les fit dormir à cheval pendant plus de quinze lieues.
XLVIII
La fée ne se fit aucune conscience de voler ces choses. C'était pour l'enfant du prince, et tout dans le pays lui appartenait. D'ailleurs les fées ne reconnaissent pas nos lois et ne partagent pas nos idées. Elles nous considèrent comme les plus grands pillards de la création, et ce que nous volons à la nature, elles pensent avoir le droit de nous le reprendre. Comme elles n'ont guère besoin de nos richesses, il faut dire qu'elles ne nous font pas grand tort. Pourtant leurs fantaisies sont dangereuses. Elles ont fait pendre plus d'un malheureux accusé de leurs rapts.
XLIX
Suivie de son butin, Zilla se rapprocha de la montagne, et, connaissant dans la forêt un passage par où elle pouvait rentrer dans le Val-aux-Fées avec sa suite, elle pénétra au plus épais des pins et des mélèzes. Là elle s'arrêta surprise en rencontrant sous ses pieds un être bizarre qui lui causa un certain dégoût: c'était un vieux homme grand et sec, barbu comme une chèvre et chauve comme un œuf, avec un nez fort gros et une robe noire tout en guenilles.
L
Il paraissait mort, car un vautour venait de s'abattre sur lui et commençait à vouloir goûter à ses mains; mais en se sentant mordu, le moribond fit un cri, saisit l'oiseau, et, l'étouffant, il le mordit au cou et se mit à sucer le sang avec une rage horrible et grotesque. C'était la première fois que la fée voyait pareille chose: le vautour mangé par le cadavre! Elle pensa que ce devait être un événement fatidique de sa compétence, et elle demanda au vieillard ce qui le faisait agir ainsi.
LI
«Bonne femme, répondit-il, ne me trahissez pas. Je suis un proscrit qui se cache, et la faim m'a jeté là par terre, épuisé et mourant; mais le ciel m'a envoyé cet oiseau que je mange à demi vivant, comme vous voyez, n'ayant pas le loisir de m'en repaître d'une manière moins sauvage.» Ce malheureux croyait parler à une vieille ramasseuse de bois, car s'il n'est pas prouvé que les fées puissent prendre toutes les formes, il est du moins certain qu'elles peuvent produire toutes les hallucinations.
LII
«Relève-toi et suis-moi, dit-elle. Je vais te conduire en un lieu où tu pourras vivre sans que les hommes t'y découvrent jamais.» Le proscrit suivit la fée jusqu'à une corniche de rochers si étroite et si effrayante que l'âne et le mulet reculèrent épouvantés; mais la fée les charma, et ils passèrent. Quant à l'homme, il avait tellement le désir d'échapper à ceux qui le poursuivaient qu'il ne fut pas nécessaire de lui fasciner la vue. Il suivit les animaux, et, dès qu'il eut mis le pied dans le Val-aux-Fées, il reconnut, dans celle qui le conduisait, une fée du premier ordre.
LIII
«Je ne suis pas un novice et un ignorant, lui dit-il, et j'ai assez étudié la magie pour voir à qui j'ai affaire. Vous me conduisez en un lieu dont je ne sortirai jamais malgré vous, je le sais bien; mais, quel que soit le sort que vous me destinez, il ne peut être pire que celui que me réservaient les hommes. Donc j'obéis sans murmure, sachant bien aussi que toute résistance serait inutile. Peut-être aurez-vous quelque pitié d'un vieillard, et quelque curiosité de le voir mourir de sa belle mort, qui ne saurait tarder.
LIV
– Tu te vantes d'être savant, et tu es inepte, répondit Zilla. Si tu connaissais les fées, tu saurais qu'elles ne peuvent commettre aucun mal. Le grand Esprit du monde ne leur a permis de conquérir l'immortalité qu'à la condition qu'elles respecteraient la vie; autrement votre race n'existerait plus depuis longtemps. Suis-moi et ne dis plus de sottises, ou je vais te reconduire où je t'ai pris. – Dieu m'en garde! – pensa le vieillard, et, prenant un air plus modeste, il arriva avec la fée à la demeure nouvelle du petit prince Hermann.
LV
Depuis un jour entier que la fée était absente, l'enfant, qui était bon, n'avait ni travaillé, ni joué, ni mangé. Il attendait sa mère et ne pensait plus qu'à elle. Quand il vit arriver le vieillard, il courut à lui, croyant qu'il annonçait et précédait la duchesse. «Maître Bonus, dit-il, soyez le bienvenu,» et, se rappelant ses manières de prince, il lui donna sa main à baiser; mais le pauvre gouverneur faillit tomber à la renverse en retrouvant l'enfant qu'il croyait ne jamais revoir, et il pleura de joie en l'embrassant comme si c'eût été le fils d'un vilain.
LVI
Alors la fée apprit à l'enfant que sa mère était morte, sans songer qu'elle lui faisait une grande peine et sans comprendre qu'un être soumis à la mort pût ne pas se soumettre à celle des autres comme à une chose toute naturelle. L'enfant pleura beaucoup, et dans son dépit il dit à la fée que puisqu'elle ne lui rapportait qu'une mauvaise nouvelle, elle eût bien pu se dispenser de lui ramener son précepteur. La fée haussa les épaules et le quitta fâchée. Maître Bonus ne se fâcha pas. Il s'assit auprès de l'enfant et pleura de le voir pleurer.
LVII
Ce que voyant, l'enfant, qui était très-bon, l'embrassa et lui dit qu'il voulait bien le garder près de lui et le loger dans sa maison, à la condition qu'il ne lui parlerait plus jamais d'étudier. «Au fait, dit maître Bonus, puisque nous voilà ici pour toujours, je ne sais trop à quoi nous servirait l'étude. Occupons-nous de vivre. J'avoue que je tiens à cela, et si vous m'en croyez, nous mangerons un peu; il y a si longtemps que je jeûne!» En ce moment, le chien revenait de la chasse avec un beau lièvre entre les dents.