Kitabı oku: «La Coupe; Lupo Liverani; Le Toast; Garnier; Le Contrebandier; La Rêverie à Paris», sayfa 3
LIVRE DEUXIÈME
I
Pourtant, lorsque Zilla rentra dans la vallée, il lui sembla que tout était changé. L'air lui semblait moins pur, les fleurs moins belles, les nuages moins brillants. Elle s'étonna de ne pas trouver l'oubli et fit beaucoup d'incantations pour l'évoquer. L'oubli ne vint pas, et la fée fit des réflexions qu'elle n'avait jamais faites. Elle cacha à ses sœurs et à la reine le déplaisir qu'elle avait; mais elle eut beau chanter aux étoiles et danser dans la rosée, elle ne retrouva pas la joie de vivre.
II
Des semaines et des mois se passèrent sans que son ennui fût diminué. D'abord elle avait cru qu'Hermann reviendrait; mais il ne revint pas, et elle en conçut de l'inquiétude. La reine lui dit: «Que t'importe ce qu'il est devenu? Il est peut-être mort, et tu dois désirer qu'il le soit. La mort efface le souvenir.» Zilla sentit que le mot de mort tombait sur elle comme une souffrance. Elle s'en étonna et dit à la reine: «Pourquoi ne savons-nous pas où vont les âmes après la mort?
III
– Zilla, répondit la reine, ne songe point à cela, nous ne le saurons jamais; les hommes ne nous l'apprendront pas. Ils ne le savent que quand ils ont quitté la vie, et nous, qui ne la quittons pas, nous ne pouvons ni deviner où ils vont, ni espérer jamais les rejoindre. – Ce monde-ci, reprit Zilla, doit-il donc durer toujours, et sommes-nous condamnées à ne jamais voir ni posséder autre chose? – Telle est la loi que nous avons acceptée, ma sœur. Nous durerons ce que durera la terre, et si elle doit périr, nous périrons avec elle.
IV
– O reine! les hommes doivent-ils donc lui survivre? – Leurs âmes ne périront jamais. – Alors c'est eux les vrais immortels, et nous sommes des éphémères dans l'abîme de l'éternité. – Tu l'as dit, Zilla. Nous savions cela quand nous avons bu la coupe, l'as-tu donc oublié? – J'étais jeune alors, et la gloire de vaincre la mort m'a enivrée. Depuis j'ai fait comme les autres. Le mot d'avenir ne m'a plus offert aucun sens; le présent m'a semblé être l'éternité.
V
– D'où te vient donc aujourd'hui, dit la reine, l'inquiétude que tu me confies et la curiosité qui te trouble? – Je ne le sais pas, répondit Zilla. Si je pouvais connaître la douleur, je te dirais qu'elle est entrée en moi.» Zilla n'eut pas plutôt prononcé cette parole que des larmes mouillèrent ses yeux purs, et la reine la regarda avec une profonde surprise; puis elle lui dit: «J'avais prévu que tu te repentirais d'avoir abandonné l'enfant; mais ton chagrin dépasse mon attente. Il faut qu'il soit arrivé malheur à Hermann, et ce malheur retombe sur toi.
VI
– Reine, dit la jeune fée, je veux savoir ce qu'Hermann est devenu.» Elles firent un charme. Zilla, enivrée par les parfums du trépied magique, pencha sa belle tête comme un lis qui va mourir et la vision se déploya devant elle. Elle vit Hermann au fond d'une prison. Il avait été vite dépouillé, par les menteurs et les traîtres, de l'argent qu'il possédait. Ayant faim, il avait volé quelques fruits, et il comparaissait devant un juge qui ne pouvait lui faire comprendre que, quand on n'a pas de quoi manger, il faut travailler ou mourir.
VII
A cette vision une autre succéda. Hermann, n'ayant pas compris la justice humaine, comparaissait de nouveau devant le juge, qui le condamnait à être battu de verges et à sortir de la résidence ducale. Le jeune homme indigné déclarait alors qu'il était le fils du feu duc, l'aîné du prince régnant, le légitime héritier de la couronne échue à son frère. Zilla le crut sauvé. – Justice lui sera rendue, pensa-t-elle. Il va être prince, et, comme nous l'avons rendu savant et juste, son peuple le respectera et le chérira.
VIII
Mais une autre vision lui montra Hermann accusé d'imposture et de projets séditieux, et condamné à mort. Alors la fée s'éveilla en entendant retentir au loin cette parole: C'est pour demain! Quelque bonne magicienne qu'elle fût, elle n'avait pas le don de transporter son corps aussi vite que son esprit. Si les fées peuvent franchir de grandes distances, c'est parce qu'elles ne connaissent pas la fatigue; mais à toutes choses il faut le temps, et Zilla comprit pour la première fois le prix du temps.
IX
«Donne-moi des ailes!» dit-elle à la reine; mais la reine n'avait point inventé cela. «Fais-moi conduire par un nuage rapide»; mais ni les hommes ni les fées n'avaient découvert cela. «Fais-moi porter par le vent à travers l'espace. – Tu me demandes l'impossible, dit la reine. Pars vite et ne compte que sur toi-même.» Zilla partit, elle se lança dans le torrent, elle fut portée comme par la foudre; mais, arrivée à la plaine, elle se trouva dans une eau endormie, et préféra courir.
X
Elle était légère autant que fée peut l'être, mais elle n'avait jamais eu besoin de se presser, et, l'énergie humaine n'agissant point en elle pour lui donner la fièvre, elle vit que les piétons qui se rendaient à la ville pour voir pendre l'imposteur Hermann allaient plus vite qu'elle. Humiliée de se voir devancer par de lourds paysans, elle avisa un cavalier bien monté et sauta en croupe derrière lui. Il la trouva belle et sourit; mais tout aussitôt il ne la vit plus et crut qu'il avait rêvé.
XI
Cependant le cheval la sentait, car elle l'excitait à courir, et l'animal effrayé se cabra si follement qu'il renversa son maître. Elle lui enfonça son talon brûlant dans la croupe, et il fournit une course désespérée au bout de laquelle, ayant dépassé ses forces, il tomba mort aux portes de la ville. Zilla prit le manteau du cavalier, qui était resté accroché à la selle, et elle se glissa dans la foule qui se ruait vers l'échafaud.
XII
Le peuple était furieux et hurlait des imprécations parce qu'on venait de lui apprendre que l'imposteur Hermann avait réussi à s'évader. Il voulait qu'on pendît à sa place le geôlier, le gouverneur de la prison et le bourreau lui-même, qui ne lui donnait pas le spectacle attendu. Le grand chef de la police parut sur un balcon et apaisa cette foule en lui disant: «On n'a pu encore rattraper l'imposteur Hermann, mais on va vous donner le spectacle quand même.»
XIII
Et des hérauts crièrent aux quatre coins de la place: «Vous allez voir pendre sans jugement le scélérat qui a fait fuir le condamné.» La foule battit des mains, et le bourreau apprêta sa corde. On amena la victime, et la fée vit quelque chose d'extraordinaire: Celui qui avait sauvé Hermann n'était autre que maître Bonus, qui s'avançait résigné en remettant son âme à Dieu. «C'en est fait, dit-il à la fée, qui s'approcha de lui; j'ai mal veillé jadis sur le prince, et on m'a condamné au feu. Je le sauve aujourd'hui, et voici la corde. J'accomplis ma destinée.»
XIV
Maître Bonus, après le départ de son élève, s'était ennuyé dans le royaume des fées. Il avait eu honte de sa couardise; il s'était dit aussi que le prince Hermann, étant le légitime héritier de la couronne, le sauverait du bûcher. Profitant de ce que les fées l'avaient oublié dans son désert, il était parti depuis huit jours déjà, et il avait pu pénétrer dans la ville sans être reconnu sous ses habits de femme. Là, apprenant que le prince était en prison, il avait été trouver le prince régnant.
XV
Il lui avait juré qu'Hermann était son frère, et le prince régnant lui avait permis d'essayer de le faire évader, à la condition qu'ils retourneraient tous deux chez les fées et ne troubleraient plus la paix de ses États. Maître Bonus avait sauvé Hermann en lui donnant sa robe et son chaperon. Il était resté en prison à sa place, comptant qu'il serait respecté en montrant le sauf-conduit du prince régnant; mais, dans sa précipitation à changer d'habit, il avait laissé le sauf-conduit dans la poche de sa robe.
XVI
Et, sans le savoir, Hermann s'en allait avec ce papier, tandis qu'on allait pendre maître Bonus. Zilla résolut de sauver le vieillard, et, faisant claquer ses doigts, elle foudroya le bourreau, qui tomba comme ivre et ne put être réveillé par les cris de la multitude. Des gardes qui voulurent s'emparer de la fée et du patient furent frappés d'immobilité, et tous ceux qui se présentèrent pour les remplacer ne purent secouer l'engourdissement que leur jeta la magicienne.
XVII
Elle conduisit le vieillard dans une forêt où il lui apprit en se reposant la route qu'Hermann avait dû prendre sans risque, grâce au sauf-conduit. «Allons le chercher», dit Zilla, et bien vite ils repartirent. Plusieurs jours après, ils le rejoignirent sur les terres d'un prince voisin, et ils le trouvèrent travaillant à couper et à débiter des arbres pour gagner sa vie. En voyant apparaître ses amis, il jeta sa cognée et voulut les suivre.
XVIII
Mais une jeune fille qui s'approchait en ce moment l'arrêta d'un regard plus puissant que celui de toutes les fées. C'était pourtant une pauvre fille qui marchait pieds nus, la servante du maître bûcheron qui avait enrôlé le prince parmi ses manœuvres. Tous les jours elle apportait sur sa tête l'eau et le pain qu'Hermann mangeait et buvait à midi. Elle allait ainsi servir les autres ouvriers épars dans la forêt, et elle ne s'arrêtait point à causer avec eux.
XIX
Elle avait à peine échangé quelques paroles avec Hermann, mais leurs yeux s'étaient parlé. Elle était belle et modeste. Hermann avait vingt ans, et il n'avait pas encore aimé. Depuis trois jours, il aimait la pauvre Bertha, et quand la fée lui dit: «Partons», il lui répondit: «Jamais, à moins que tu ne me permettes d'emmener cette compagne. – Tu seras toujours un fou, reprit Zilla. Tu as à peine passé une saison parmi les hommes; ils ont voulu te faire mourir, et tu prétends aimer parmi eux.
XX
– Je ne prétends rien, dit Hermann. Hier, j'étais prêt à mourir sur l'échafaud, et je maudissais ma race: aujourd'hui j'aime cette enfant et je sens que l'humanité est ma famille. – Ne vois-tu pas, reprit la fée, que tu vivras ici dans la servitude, le travail et la misère? – J'accepte tous les maux, si j'ai le bonheur d'être aimé.» Zilla prit à part la jeune fille et lui demanda si elle voulait être la compagne d'Hermann. Elle rougit et ne répondit pas. «Songe, lui dit la fée, que son royaume est la solitude.»
XXI
Bertha demanda s'il était exilé. «Pour toujours, dit la fée. – Mais n'êtes-vous pas sa fiancée?» La fée sourit avec dédain. «Pardonnez-moi, dit Bertha, je veux savoir s'il n'aime que moi.» La fée vit que sa beauté rendait Bertha jalouse, et son orgueil s'en réjouit; mais la jeune fille pleura, et Hermann, accourant, dit à la fée: «Pourquoi fais-tu pleurer celle que j'aime? Et si tu ne veux pas qu'elle me suive, comment espères-tu que je te suivrai?
XXII
– Venez donc tous deux, dit la fée; mais si tu t'ennuies encore chez nous avec cette compagne, ne compte plus que je m'intéresserai à toi.» Ils partirent tous les quatre, car maître Bonus, plus que jamais, en avait assez du commerce des humains, et ils retournèrent dans le Val-des-Fées, où l'union d'Hermann et de Bertha fut consacrée par la reine, et puis les jeunes époux allèrent vivre avec maître Bonus dans une belle maison de bois qu'Hermann construisit pour sa compagne.
XXIII
Alors les fées virent quelle chose puissante était l'amour dans deux jeunes cœurs également purs, et quel bonheur ces deux enfants goûtaient dans leur solitude. Maître Bonus avait repris ses habits de femme avec empressement, et ses fonctions de ménagère avec orgueil. Bertha, simple et humble, avait du respect pour lui et admirait sincèrement sa pâtisserie. Hermann, depuis que son précepteur s'était dévoué pour lui, lui pardonnait sa gourmandise et lui témoignait de l'amitié.
XXIV
Il travaillait avec ardeur à cultiver la terre et à préparer les plus douces conditions d'existence à sa famille, car il eut bientôt un fils, puis deux, et puis une fille, et à chaque présent de Dieu il augmentait sa prévoyance et embellissait son domaine. Bertha était si douce qu'elle avait gagné la bienveillance de Zilla et de toutes les jeunes fées; et même Zilla aimait désormais Bertha plus qu'Hermann, et leurs enfants plus que l'un et l'autre.
XXV
Zilla ne se reconnaissait plus elle-même auprès de ces enfants. L'ambition d'être aimée lui était venue si forte que l'équité de son esprit en était troublée. Un jour, elle dit à Bertha: «Donne-moi ta fille. Je veux une âme qui soit à moi sans partage. Hermann ne m'a jamais aimée malgré ce que j'ai fait pour lui. – Vous vous trompez, Madame, répondit Bertha. Il eût voulu vous chérir comme sa mère, c'est vous qui ne l'aimiez pas comme votre fils.
XXVI
– Je ne pouvais l'aimer ainsi, reprit la fée. Je sentais qu'il regrettait quelque chose, ou qu'il aspirait à une tendresse que je ne pouvais lui inspirer; mais ta fille ne te connaît pas encore. Elle ne regrettera personne. Je l'emporterai dans nos sanctuaires, elle ne verra jamais que moi, et j'aurai tout son cœur et tout son esprit pour moi seule. – Et l'aimerez-vous comme je l'aime? dit Bertha, car vous parlez toujours d'être aimée, sans jamais rien promettre en retour.
XXVII
– Qu'importe que je l'aime, dit la fée, si je la rends heureuse? – Jurez de l'aimer passionnément, s'écria Bertha méfiante, ou je jure que vous ne l'aurez pas.» La fée, irritée, alla se plaindre à la reine. «Ces êtres sont insensés, lui dit-elle. Ils ne comprennent pas ce que nous sommes pour eux. Ils nous doivent tout, la sécurité, l'abondance, l'offre de tous les dons de la science et de l'esprit. Eh bien! ils ne nous en savent point de gré. Ils nous craignent peut-être, mais ils ne veulent point nous chérir sans conditions.
XXVIII
– Zilla, dit la reine, ces êtres ont raison. La plus belle et la plus précieuse chose qu'ils possèdent, c'est le don d'aimer, et ils sentent bien que nous ne l'avons pas. Nous qui les méprisons, nous sommes tourmentées du besoin d'inspirer l'affection, et le spectacle de leur bonheur éphémère détruit le repos de notre immortalité. De quoi nous plaindrions-nous? Nous avons voulu échapper aux lois rigides de la mort, nous échappons aux douces lois de la vie, et nous sentons un regret profond que nous ne pouvons pas définir.
XXIX
– O ma reine, dit Zilla, voilà que tu parles comme si tu le ressentais toi-même, ce regret qui me consume! – Je l'ai ressenti longtemps, répondit la reine; il m'a dévorée, mais j'en suis guérie. – Dis-moi ton secret! s'écria la jeune fée. – Je ne le puis, Zilla! Il est terrible et te glacerait d'épouvante. Supporte ton mal et tâche de t'en distraire. Étudie le cours des astres et les merveilles du mystérieux univers. Oublie l'humanité et n'espère pas établir de liens avec elle.»
XXX
Zilla, effrayée, se retira; mais la reine vit bientôt arriver d'autres jeunes fées qui lui firent les mêmes plaintes et lui demandèrent la permission d'aller voler des enfants chez les hommes. «Hermann et Bertha sont trop heureux, disaient-elles. Ils possèdent ces petits êtres qui ne veulent aimer qu'eux, et qui ne nous accordent qu'en tremblant ou avec distraction leurs sourires et leurs caresses. Hermann et Bertha ne nous envient rien, tandis que nous leur envions leur bonheur.
XXXI
– C'est une honte pour nous, dit Régis, qui était la plus ardente dans son dépit. Nous avons accueilli ces êtres faibles et périssables pour avoir le plaisir de comparer leur misère à notre félicité, pour nous rire de leur faiblesse et de leurs travers, pour nous amuser d'eux, en un mot, tout en leur faisant du bien, ce qui est le privilége et le soulagement de la puissance, et les voilà qui nous bravent et qui se croient supérieurs à nous parce qu'ils ont des enfants et qu'ils les aiment.
XXXII
«Fais que nous les aimions aussi, ô reine! qui nous as faites ce que nous sommes. Si tu es plus sage et plus savante que nous, prouve-le aujourd'hui en modifiant notre nature, que tu as laissée incomplète. Ote-nous quelques-uns des priviléges dont tu as doté notre merveilleuse intelligence, et mets-nous dans le cœur ces trésors de tendresse que les êtres destinés à mourir possèdent si fièrement sous nos yeux.»
XXXIII
Les vieilles fées vinrent à leur tour et déclarèrent qu'elles quitteraient ce royaume, si l'on n'en chassait pas la famille d'Hermann, car elles voyaient bien que sa postérité allait envahir la vallée et la montagne, cultiver la terre, briser les rochers, enchaîner les eaux, irriter, détruire ou soumettre les animaux sauvages, chasser le silence, déflorer le mystère du désert et rendre impossibles les cérémonies, les méditations et les études des doctes et vénérables fées.
XXXIV
«S'il vous plaît de faire alliance avec la race impure, dit la vieille Trollia aux jeunes fées, nous ne pouvons nous y opposer; mais nous avons le droit de nous séparer de vous et d'aller chercher quelque autre sanctuaire vraiment inaccessible, où nous pourrons oublier l'existence des hommes et vivre pour nous seules, comme il convient à des êtres supérieurs. Quant à votre reine, ajouta-t-elle en lançant à celle-ci un regard de menace, gardez-la si vous voulez, nous secouons ses lois et lui déclarons la guerre.»
XXXV
Les jeunes fées défendirent avec véhémence l'autorité de la reine. Celles qui n'étaient ni vieilles ni jeunes se partagèrent, et le concile devint si orageux que les daims épouvantés s'enfuirent à travers la vallée, et que Bertha dit en souriant à Hermann: «Les entends-tu là-haut, ces pauvres fées? Elles grondent comme le tonnerre et mugissent comme la bourrasque. Elles ont beau pouvoir tout ce qu'elles veulent, elles ne savent pas être heureuses comme nous. Si elles continuent à se quereller ainsi, elles feront crouler la montagne.»
XXXVI
Hermann s'inquiéta pour Zilla, qu'il aimait plus qu'elle ne voulait le reconnaître. «Je ne sais pas quel mal on peut lui faire, dit-il, je ne suis pas initié à tous leurs secrets; mais je voudrais la savoir à l'abri de cette tempête. – Va la chercher, dit Bertha. Ah! si elle pouvait comprendre que nous l'aimons! Mais son malheur est de parler du cœur des autres comme une taupe parlerait des étoiles. Tâche de l'apaiser. Dis-lui que si elle veut vivre avec nous, je lui prêterai mes enfants pour la distraire.»
XXXVII
«On ne prête pas aux fées, pensa Hermann; elles veulent tout et ne rendent rien.» Il s'en alla dans le haut de la montagne et entendit de près les clameurs de la folle assemblée, car ces âmes vouées au culte obligé de la force et de la sagesse avaient été prises de vertige et demandaient toutes ensemble un changement sur la nature duquel personne n'était d'accord. La reine, immobile et muette, les laissait s'agiter autour d'elle comme des feuilles soulevées par un tourbillon. Elles parlaient dans la langue des mystères; Hermann ne put savoir ce qu'elles disaient.
XXXVIII
Dans l'ivresse de leur inquiétude ardente, elles flottaient sur la bruyère aux derniers rayons du soleil, les unes s'élançant d'un bond fantastique sur les roches élevées pour dominer le tumulte et se faire écouter, d'autres s'entassant aux parois inférieures pour se consulter ou s'exciter. On eût dit un de ces conciliabules étranges que tiennent les hirondelles sur le haut des édifices, au moment de partir toutes ensemble vers un but inconnu. Hermann chercha Zilla dans cette foule et vit qu'elle n'y était pas.
XXXIX
Il s'enfonça dans les sombres plis de la montagne et gagna une grotte de porphyre où il savait qu'elle se tenait souvent. Elle n'était pas là. Il pénétra plus avant dans les régions éloignées où fleurit la gentiane bleue comme le ciel. Il trouva Zilla étendue sur le sol, au bord d'un abîme où s'engouffrait une cascade. La belle fée, affaissée sur le roc tremblant, semblait prête à suivre la chute implacable de l'eau dans le gouffre.
XL
Par un mouvement d'effroi involontaire, Hermann la prit dans ses bras et l'éloigna de ce lieu horrible. «Que fais-tu? lui dit-elle avec un triste sourire; oublies-tu que, si je cherchais la mort, elle ne voudrait pas de moi? Et comment peux-tu t'inquiéter d'ailleurs, puisque tu ne peux m'aimer? – Mère… lui dit Hermann. – Elle l'interrompit: Je n'ai jamais été, je ne serai jamais la mère de personne! – Si je t'offense en t'appelant ainsi, dit Hermann, c'est que tu ne comprends pas ce mot-là.
XLI
«Pourtant lorsque je pleurais, enfant, celle qui m'a mis au monde et que je ne devais plus revoir, tu m'as dit que tu la remplacerais, et tu as fait ton possible pour me tenir parole. J'ai souvent lassé ta patience par mon ingratitude ou ma légèreté; mais toujours tu m'as pardonné et, après m'avoir chassé, tu as couru après moi pour me ramener. Je ne sais pas ce qui nous sépare, ce mystère est au-dessus de mon intelligence; mais il y a une chose que je sais.
XLII
«Cette chose que tu ne comprends pas, toi, c'est que si mon bonheur peut se passer de ta présence, il ne peut se passer de ton bonheur; tu m'as dit souvent qu'il était inaltérable, et je l'ai cru. Alors, ne pouvant te servir et te consoler, j'ai vécu pour ma famille et pour moi; mais si tu m'as trompé, si tu es capable de souffrir, de subir quelque injustice, d'éprouver l'ennui de la solitude, de former un souhait irréalisable, me voilà pour souffrir et pleurer avec toi.
XLIII
«Je sais que je ne peux rien autre chose. Je ne suis pas assez savant pour dissiper ton ennui ni assez puissant pour te préserver de l'injustice, et si ton désir immense veut soumettre et posséder l'univers, je ne puis, moi, atome, te le donner; mais si c'est un cœur filial que tu veux, voilà le mien que je t'apporte. S'il n'apprécie pas bien la grandeur de ta destinée, il adore du moins cette bonté qui réside en toi comme la lumière palpite dans les étoiles. J'ai bien senti que tu ignorais la tendresse, mais j'ai vu que tu ignorais aussi ce qui souille les hommes, la tyrannie et le châtiment.
XLIV
«Et si j'ai souffert quelquefois de te voir si grande, j'ai plus souvent connu la douceur de te sentir si miséricordieuse et infatigable dans ta protection. Et toujours, en dépit de mes langueurs et de mes révoltes, je me suis reproché de ne pouvoir t'aimer comme tu le mérites. Voilà tout ce que je peux te dire, Zilla, et ce n'est rien pour toi. Si tu étais ma pareille, je te dirais: Veux-tu ma vie? Mais la vie d'un homme est peu de chose pour celle qui a vu tomber les générations dans l'abîme du temps.
XLV
«Eh bien! puisque je n'ai rien à t'offrir qui vaille la peine d'être ramassé par toi, vois les regrets amers de mon impuissance, et que cette douleur rachète mon néant. Souviens-toi de ce chien que j'aimais dans mon enfance. Il ne pouvait me parler, il ne comprenait pas ma tristesse et quand je la lui racontais follement pour m'en soulager, il me regardait avec des yeux qui semblaient me dire: «Pardonne-moi de ne pas savoir de quoi tu me parles.»
XLVI
«Il eût voulu, j'en suis certain, avoir une âme pareille à la mienne pour partager ma peine; mais il n'avait que ses yeux pour me parler, et quelquefois j'ai cru y voir des larmes. Moi, j'ai des larmes pour toi, Zilla; c'est un témoignage de faiblesse qu'il ne faut pas mépriser, car c'est l'obscure expression et le suprême effort d'une amitié qui ne peut franchir la limite de l'intelligence humaine et qui te donne tout ce qu'il lui est possible de te donner.
XLVII
– Tu mens! répondit Zilla; j'ai demandé un de tes enfants, ta femme me l'a refusé, et tu ne me l'apportes pas! Hermann sentit son cœur se glacer, mais il se contint. «Il n'est pas possible, dit-il, qu'un si chétif désir trouble la paix immuable de ton âme. – Ah! voilà que tu recules déjà! s'écria la fée, et vois comme tu te contredis! Tu prétendais vouloir me donner ta vie, je te demande beaucoup moins… – Tu me demandes beaucoup plus, répondit Hermann.
XLVIII
– Dis donc, s'écria la fée, que tu crains les larmes et les reproches de Bertha. Ne sais-tu pas que ta fille sera heureuse avec moi? que si elle est malade, je saurai la guérir? que si elle est rebelle, je la soumettrai par la douceur? que si elle est intelligente, je lui donnerai du génie, et que si elle ne l'est pas, je lui donnerai des fêtes et des songes de poésie aussi doux que les révélations de la science sont belles? Avoue donc que ton amour pour elle est égoïste, et que tu veux l'élever dans l'égoïsme humain.
XLIX
– Ne me dis pas tout cela, reprit Hermann, je le sais. Je sais que l'amour est égoïste en même temps qu'il est dévoué dans le cœur de l'homme; mais c'est l'amour, et tu ne le donneras pas à mon enfant! Eh bien! n'importe; je sais que tu ne peux pas voir souffrir, et que si tu la vois malheureuse, tu me la rendras. Tu me parles des larmes de sa mère; oui, je les sens déjà tomber sur mon cœur; mais dis-moi que le tien souffre de ce désir maternel inassouvi qui te rend si tenace, et je cède.
L
– Ne vois-tu pas, dit la fée, que j'en suis venue à ce point de maudire l'éternité de ma vie? que l'ennui m'accable et que je ne me reconnais plus? N'est-ce pas à toi de guérir ce mal, toi qui l'as fait naître? Oui, c'est à force d'essayer de t'aimer dans ton enfance que j'en suis venue à aimer ton enfant! – Tu l'aimes donc? s'écria Hermann. O mère! c'est la première fois que tu dis ce mot-là! C'est Dieu qui le met sur tes lèvres, et je n'ai pas le droit de l'empêcher d'arriver jusqu'à ton cœur.
LI
«Attends-moi ici, ajouta-t-il, je vais te chercher l'enfant.» Et, sans vouloir hésiter ni réfléchir, car il sentait bien qu'il promettait tout ce qu'un homme peut promettre, il redescendit en courant vers sa demeure. Bertha dormait avec sa fille dans ses bras, Hermann prit doucement l'enfant, l'enveloppa dans une douce toison et sortit sans bruit; mais il avait à peine franchi le seuil, que la mère s'élança furieuse, croyant que la fée lui enlevait sa fille.
LII
Et quand elle sut ce que voulait faire Hermann, elle éclata en pleurs et en reproches; mais Hermann lui dit: «Notre grande amie veut aimer notre enfant, et notre enfant, qui nous connaît à peine, ne souffrira pas avec elle. Elle n'aura pas les regrets et les souvenirs qui m'ont tourmenté autrefois ici. Il faut faire ce sacrifice à la reconnaissance, ma chère Bertha. Nous devons tout à la fée, elle m'a sauvé la vie, elle t'a donnée à moi; si nous mourions, elle prendrait soin de nos orphelins.
LIII
«Elle est pour nous la Providence visible. Sacrifions-nous pour reconnaître sa bonté.» Bertha n'osa résister; elle dit à Hermann: «Emporte vite mon trésor, cache-le, va-t'en; si je lui donnais un seul baiser, je ne pourrais plus m'en séparer.» Et quand il eut fait trois pas, elle courut après lui, couvrit l'enfant de caresses et se roula par terre, cachant sa figure dans ses cheveux dénoués pour étouffer ses sanglots. «Ah! cruelle fée! s'écria Hermann vaincu, non! tu n'auras pas notre enfant!
LIV
– Est-ce là ta parole? dit Zilla, qui l'avait furtivement suivi et qui contemplait avec stupeur son désespoir et celui de sa femme; crains mon mépris et mon abandon! – Je ne crains rien de toi, répondit Hermann; n'es-tu pas la sagesse et la force, la douceur par conséquent? Mais je crains pour moi le parjure et l'ingratitude. Je t'ai promis ma fille, prends-la.» Bertha s'évanouit, et la fée, s'emparant de l'enfant comme un aigle s'empare d'un passereau, l'emporta dans la nuit avec un cri de triomphe et de joie.
LV
Ni les larmes ni les caresses de la mère n'avaient troublé le sommeil profond et confiant de la petite fille; mais quand elle se sentit sur le cœur étrange et mystérieux de la fée, elle commença à rêver, à s'agiter, à se plaindre, et quand la fée fut loin dans la forêt, l'enfant s'éveilla glacée d'épouvante, et jeta des cris perçants que Zilla dut étouffer par ses caresses pour les empêcher de parvenir jusqu'aux oreilles d'Hermann et de Bertha.
LVI
Mais plus elle embrassait l'enfant, plus l'enfant éperdue se tordait avec désespoir et criait le seul mot qu'elle sût dire pour appeler sa mère. Zilla gravit la montagne en courant, espérant en vain que la rapidité de sa marche étourdirait et endormirait la petite créature. Quand elle arriva auprès de la cascade, l'enfant, fatiguée de cris et de pleurs, semblait morte. Zilla sut la ranimer par une chanson qui réveilla les rossignols et les rendit jaloux; mais elle ne put arrêter les soupirs douloureux qui semblaient briser la poitrine de l'enfant.
LVII
Et, tout en continuant de chanter, Zilla rêvait au mystère d'amour caché dans le sein de ce petit être qui ne savait ni raisonner, ni marcher, ni parler, et qui déjà savait aimer, regretter, vouloir et souffrir. «Eh quoi! se disait la fée, je n'aurai pas raison de cette résistance morale qui n'a pas conscience d'elle-même!» Elle changea de mélodie; et, dans cette langue sans paroles qu'Orphée chanta jadis sur la lyre aux tigres et aux rochers, elle crut soumettre l'âme de l'enfant à l'ivresse des rêves divins.
LVIII
Ce chant fut si beau que les pins de la montagne en frémirent de la racine au faîte, et que les rochers en eurent de sourdes palpitations; mais l'enfant ne se consola point et continua de gémir. Zilla invoqua l'influence magique de la lune; mais le pâle visage de l'astre effraya l'enfant, et la fée dut prier la lune de ne plus la regarder. La cascade, ennuyée des pleurs qu'elle prenait pour un défi, se mit à rugir stupidement; mais les cris de l'enfant luttèrent contre le tonnerre de la cascade.
LIX
Ce désespoir obstiné vainquit peu à peu la patience et la volonté de Zilla. Il semblait qu'il y eût dans ces larmes d'enfant quelque chose de plus fort que tous les charmes de la magie et de plus retentissant que toutes les voix de la nature. Zilla s'imagina qu'au fond de la vallée, à travers les épaisses forêts et les profondes ravines, Bertha entendait les pleurs de sa fille et accusait la fée de ne pas l'aimer. Une colère monta dans l'esprit de Zilla, un tremblement convulsif agita ses membres. Elle se leva au bord de l'abîme.
LX
«Puisque cet être insensé se refuse à l'amour pour moi, pensait-elle, pourquoi ai-je pris ce tourment, ce vivant reproche qui remplit le ciel et la terre? S'il faut que le désir de cet amour me brûle, ou que le regret de ne pas l'inspirer me brise, le seul remède serait d'anéantir la cause de mon mal. N'est-ce pas une cause aveugle? Cette enfant qui s'éveille à peine à la vie a-t-elle déjà une âme, et d'ailleurs si l'âme des hommes ne meurt pas, est-ce lui nuire que de la délivrer de son corps?»
LXI
Elle étendit ses deux bras sur l'abîme, et l'enfant, avertie de l'horreur du danger par l'infernale joie de la cascade, jeta un cri si déchirant que le cœur glacé de la fée en fut traversé comme par une épée. Elle la rapprocha impétueusement de sa poitrine et lui donna un baiser si ardent et si humain que l'enfant en sentit la vertu maternelle, s'apaisa et s'endormit dans un sourire. Zilla joyeuse, la contemplait, mollement étendue sur ses genoux aux premières pâleurs du matin.