Kitabı oku: «La Coupe; Lupo Liverani; Le Toast; Garnier; Le Contrebandier; La Rêverie à Paris», sayfa 8
LE TOAST
En 1634 ou 1635, le gouverneur de Berg-op-Zoom, qui s'appelait, je crois, Sneyders (si je fais quelque faute contre l'histoire, je vous prie de la corriger), Sneyders (nous le nommerons ainsi jusqu'à ce qu'il vous plaise de rectifier ou de constater le fait), Sneyders, vous dis-je, venait d'épouser la belle Juana y Mécilla y… (je vous fais grâce de ses autres noms, elle n'en comptait pas moins de quatorze, fort inutiles à rapporter, comme vous allez voir, pour l'intelligence de cette historiette.)
Doña Juana, née sous le beau ciel de l'Espagne, avait suivi sa famille en Flandre, dont les Espagnols étaient maîtres alors, comme bien vous savez. La Hollande, pays frontière, pays de mêmes mœurs et de mêmes climats, vivait tant bien que mal avec ses voisins les Flamands, et l'on voyait souvent les riches familles originaires des Pays-Bas redorer les écussons poudreux des vieilles noblesses castillanes, en d'autres termes, les bons et lourds négociants de la Dyle et de l'Escaut obtenir la blanche main de ces filles venues des bords de la Guadiana, belles fleurs bientôt flétries sous le ciel froid et brumeux de la Hollande.
Juana, récemment transplantée sur cette terre humide, languissait déjà; déjà ses beaux yeux noirs perdaient leur éclat velouté, déjà ses joues brillantes se décoloraient et prenaient cette teinte d'ivoire qui est demeurée aux figures de Miéris et de van der Werf. Le temps a-t-il produit la décomposition de la couleur dans les productions de ces maîtres? ou bien, trouvant plus de noblesse et de poésie dans le coloris de ces pâles étrangères que chez leurs vermeilles compatriotes, cherchèrent-ils à en reproduire les types? c'est ce que je vous laisse à commenter.
Malgré tout, Juana n'était que plus touchante avec son air mélancolique et souffrant. Le costume élégant et riche de sa nouvelle patrie faisait admirablement ressortir la souplesse de sa taille andalouse et la grâce méridionale de tous ses mouvements; en un mot, c'était la plus belle personne du Brabant. Le gouverneur Sneyders en tirait une assez bonne part de vanité, et le gouverneur Sneyders n'était pas le seul à s'apercevoir des attraits de sa femme.
Mais Juana, rêveuse et triste, haïssait tous ces bons Hollandais si épais et si prosaïques, elle regrettait son beau soleil, et ses beaux fleuves dont les flots tièdes et harmonieux semblent parler d'amour aux fleurs de leurs rivages. Les neiges et les glaces de ces marais lui serraient le cœur, le froid la gagnait jusqu'au fond de l'âme. Joignez à l'influence du climat la société d'un mari fort riche, fort sensé, fort entendu en ce qui touchait ses affaires et son gouvernement, mais fort ennuyeux, il faut bien le dire, et vous comprendrez que la belle et tendre Juana pouvait bien avoir le mal du pays.
Cependant il y avait, dans l'opulente maison du gouverneur, un joli page qu'on appelait Ramire et qui avait vu le jour, comme Juana, sous le ciel de l'Espagne. Le page avait seize ans comme Juana, il était pâle comme Juana, il avait des yeux noirs et un regard triste et passionné comme Juana; il chantait avec une voix douce et voilée qui allait au cœur, il étendait la guitare sur son genou avec une grâce vraiment andalouse, et Juana, en écoutant ces vieilles romances espagnoles, si naïves et si poétiques, sentait parfois venir des larmes dans ses paupières de soie, car il chantait vraiment bien, le joli page; il parlait avec amour de la patrie absente; il avait déjà quelque chose de romanesque et de fier dans le caractère, et il était d'une noble et antique maison, ce qui, dans ce temps-là, ne gâtait rien.
Mais le gouverneur, qui se montrait, en sa qualité de gouverneur d'un pays frontière, plus méfiant et plus observateur qu'il ne convenait à un bon Hollandais, le gouverneur, dis-je, surveillait si bien sa femme, la tendre et belle catholique avait été élevée dans de si chastes principes, l'amour est si timide et si craintif à seize ans, enfin le climat de la Flandre refroidissait tellement l'audace de ces deux imaginations espagnoles, que M. van Sneyders n'avait aucune bonne raison à donner de sa jalousie, ce dont il était contrarié parfois autant que flatté; car il y a certaines liaisons pures, discrètes, mystérieuses, qui font plus de tort au repos d'un mari que de franches et loyales infidélités. Celle-là était pour le bon Sneyders une source de ruses inutiles et de précautions sans effet. Il ne pouvait pas empêcher l'échange d'un triste et long regard, le contact de deux mains qui s'effleuraient à l'occasion d'un gant ramassé, ou d'une coupe remplie, ou d'un message ordonné; il ne pouvait s'offenser de l'empressement avec lequel Ramire plaçait un coussin d'Utrecht sous les petits pieds de madame la gouvernante, ni des caresses qu'il donnait à son chien favori, ni du soin respectueux avec lequel il l'aidait à monter sur son beau genet d'Espagne. Le pauvre Sneyders avait beau assurer que la guitare avait un son aigre et faux, que la langue espagnole était un patois barbare, et que chanter des romances n'était point le fait d'un homme; il n'avait aucune raison valable à donner à sa femme pour lui interdire les chansons du page en son absence. Sneyders, voyant que le mal était sans remède, imagina ce qu'il eût dû imaginer tout de suite, qu'il fallait éloigner Ramire. Le hasard, ou plutôt les événements politiques, lui fournirent le moyen de concilier cette mesure de prudence avec un certain désir de vengeance bien légitime, que le vertueux et désespérant amour du page lui avait inspiré.
Richelieu s'était imaginé de mettre la Hollande en guerre avec l'Espagne, et, à cet effet, il venait de faire un traité d'alliance avec l'Angleterre pour entrer dans les Pays-Bas à main armée. Son projet réussit plus tard, et la division de la Hollande et de la Flandre s'opéra en 1648; mais, jusque-là, il fut fort difficile de soulever les Flamands contre l'Espagne. Le joug de l'Inquisition s'était singulièrement adouci depuis les leçons données au duc d'Albe, et cette population commerçante se méfiait avec raison des suites d'une guerre pour ses intérêts, quel que dût en être le résultat pour sa gloire.
Le gouverneur de Berg-op-Zoom fut à peine initié aux mystères du cabinet de Richelieu, qu'il se crut habile autant que rusé. Il entra comme ses confrères dans les intrigues et entama une négociation secrète avec son parent, le gouverneur d'Anvers (Anvers, citadelle espagnole depuis le fameux siége de 1585), pour le prévenir du coup qui se préparait au dehors. Le but des provinces hollandaises était de séduire les Pays-Bas espagnols et de les porter à la révolte, afin d'éviter les lenteurs du blocus et les chances de la guerre civile, si fatales au commerce des deux nations.
Il se trouva que le gouverneur d'Anvers, vieillard d'une politique hargneuse et susceptible, avait eu dans sa jeunesse d'âcres différends avec le père de Ramire; il avait gardé à cette famille une rancune profonde et semblait ne négliger aucun moyen de la maintenir dans l'état de pauvreté où elle était alors réduite. Van Sneyders s'imagina lui faire un très-grand plaisir en lui dépêchant le jeune Ramire comme porteur de son message politique, et il eut soin d'ajouter en post-scriptum que si le gouverneur d'Anvers jugeait à propos de s'assurer du jeune Espagnol comme d'un otage contre l'Inquisition, il était fort disposé, lui son maître, à ne point le réclamer au nom de la Hollande, l'intervention assurée de la France mettant à couvert toute vengeance particulière des Flamands contre leurs despotes.
Le pauvre enfant partit donc pour la citadelle d'Anvers, chargé d'une lettre de recommandation qui devait le conduire à la prison ou à la potence, suivant l'humeur ou les intérêts du gouverneur.
Depuis plusieurs jours, il avait quitté Berg-op-Zoom pour remonter ce grand bras de l'Escaut qui descend à Anvers; M. Sneyders, n'entendant plus parler de lui, et espérant bien n'en plus entendre parler jamais, se sentait dans une disposition beaucoup plus accorte et bienveillante que de coutume. Il soupa de fort bon appétit, remarqua plusieurs fois que son gros joufflu de page brabançon faisait le service beaucoup plus dextrement que l'Espagnol orgueilleux et distrait, vanta avec amour la bière et les brouillards de sa patrie, maltraita le chien de Juana, qui ne voulait rien accepter de la main du nouveau page; en un mot, il ne perdit aucune occasion d'être agréable et bon mari, en disant force mal de l'Espagne, des femmes, des romances, des petits chiens et des pages qui jouent de la guitare.
Quand le repas fut fini, Juana passa dans le salon, et s'assit mélancolique et silencieuse sur son grand fauteuil; elle tourna le dos à la fenêtre, pour ne pas voir le ciel que son époux venait de vanter et qui, cependant, ne manquait pas de beauté en cet instant où le soleil se couchait dans les brumes violettes de l'horizon; elle plaça elle-même sous ses pieds ce coussin que Ramire avait touché tant de fois avec amour, et, renfermant un soupir, elle écouta d'un air distrait les lourdes fadeurs de son époux.
– Vive Dieu! Madame, s'écria M. le gouverneur de Berg-op-Zoom en voyant que la conversation languissait, il faut que je boive à votre santé un gobelet ou deux de bon vin vieux des Canaries. – Eyck! apportez ici le plus beau de mes flacons et deux verres à tige élancée!
– Bien, mon fils; place cette petite table auprès de madame la gouvernante de Berg-op-Zoom; et maintenant, c'est bien, Eyck; vous êtes un bon serviteur, mon mignon, et vous aurez un beau pourpoint de soie jaune garni de rubans rouges, avec des chausses à dentelles de Malines, si je suis toujours content de vous. Je veux que vous ayez meilleure mine que ce fainéant d'Espagnol, dont nous sommes délivrés pour longtemps, Dieu merci!
En parlant ainsi, Sneyders remplit son verre jusqu'au bord et celui de doña Juana à demi; mais elle le laissa sur la table et ne daigna point y mouiller ses lèvres pâles.
– Eh bien, Madame la gouvernante, dit-il, ne voulez-vous point me faire raison? Refuserez-vous de boire avec moi à la santé de notre digne parent et collègue le gouverneur d'Anvers? ce bon et fidèle protestant qui a jadis, dans nos vieilles guerres de Flandre, occis tant de papistes et d'idolâtres! ce rude et austère magistrat qui rend si bien la justice sans assemblées délibératives et vous fait pendre le premier venu au-dessus des fossés de sa ville, sans qu'il y ait seulement un bourgeois qui en demande la raison, tant sont grands le crédit du gouverneur et la confiance qu'il inspire!
La pauvre Juana, muette de désespoir, écoutait d'un air morne cette gracieuse invitation; elle n'ignorait pas les intentions de son mari, et l'accueil qui attendait le page à Anvers. Mais elle trouva dans sa fierté de femme et d'Andalouse le courage de supporter cette affreuse idée, et de dérober à son mari le plaisir de contempler sa douleur; elle se tourna vers Sneyders, qui s'était appuyé sur le dossier de son fauteuil d'un air à la fois niais et méchant et, saisissant son verre d'une main plus assurée:
– Si la confiance des Anversois dans leur gouverneur est si aveugle, dit-elle, c'est qu'apparemment ils le savent incapable d'une action lâche et d'un crime inutile.
En parlant ainsi, elle souleva son verre, et, comme elle l'approchait de celui de son mari, le son d'une guitare, accompagnée d'une voix triste et voilée, chanta en espagnol, sous la fenêtre, le refrain d'une des romances bien-aimées de Juana; cette voix ne pouvait être méconnue un instant des deux personnes qui l'entendirent. Une expression de stupeur et de dépit se peignit sur la face rouge du gouverneur; les yeux de Juana lancèrent un éclair de joie et de triomphe; l'éclat de la santé reparut sur ses joues, et, frappant de son verre le verre de son mari:
– Je bois, lui dit-elle, à la santé de notre parent et ami, le brave gouverneur d'Anvers!
On chercha Ramire; on ne le retrouva pas. Après avoir rassuré sa maîtresse sur son sort, il s'était enfui du château, et il avait sagement agi, car le gouverneur de Berg-op-Zoom n'eût pas confié, cette fois, à autrui, le soin de sa vengeance. Le page prit du service sous les ordres de Gaston d'Orléans qui vint combattre pour l'Espagne contre le roi de France son frère. On assure que lorsque la paix générale fut conclue, en 1648, Ramire, parvenu à un rang important dans l'armée, rendit de grands services au vieux gouverneur d'Anvers, qui par politique ou par loyauté, avait refusé de seconder les desseins de Sneyders; ce qu'il y a de certain, c'est que Sneyders avait péri durant la guerre, et que le page était guéri de son amour pour la belle Juana, après douze années de guerre et d'ambition. Cependant, je ne saurais assurer qu'en la retrouvant à la cour de l'Empereur, comme elle pouvait être encore jeune, belle et riche, ce qui n'a été un défaut dans aucun temps, que je sache, il n'ait pas senti sa passion se rallumer; l'histoire n'en dit rien, et il ne tient qu'à vous de terminer celle-ci par un mariage, si ce dénoûment vous plaît.
GARNIER
Il y a peu de traits dans l'histoire des peuples et dans les révolutions des empires qui puissent servir de matière à plus d'observations philosophiques et psychologiques, que la manière dont mon ami Garnier devint l'amant de sa maîtresse.
Mon ami Garnier est un homme probe et doux, de mœurs pures, modéré en politique, plein d'idées neuves et de respect pour les convenances. C'est un garçon si rangé, qu'on ne l'entend jamais parler de ses dettes; point fanfaron, point querelleur, incapable de battre son domestique s'il en avait un, conservant d'ailleurs un juste orgueil, principalement ses jours de barbe. Son extrême propreté et la douceur de ses manières ont toujours suffi, dans le petit cercle où il vit, pour lui faire pardonner certain penchant pour l'école satanique. Je ne pense cependant pas qu'il se soit jamais cru absolument lord Byron; mais il s'en faut de si peu que ce n'est pas la peine d'en parler, et la chose est d'ailleurs si simple et commune à tant de gens, que je ne vois pas trop pourquoi il aurait eu la modestie de s'en priver.
Non-seulement il est très-facile aujourd'hui d'être lord Byron, mais il est encore très-difficile de ne pas l'être. Je ne parle pas des littérateurs; s'en abstenir leur est entièrement impossible. La raison en est aisée à concevoir, puisqu'on ne saurait faire un livre sans que les journaux en parlent, et que les journaux ne sauraient en parler sans mentionner Byron. Le nom de Byron se trouve dans tous les articles littéraires imprimés depuis 1826. Mais, pour ne parler que de la vie privée, cette sorte de personnage indispensable dans les coteries se propage de jour en jour dans tous les rangs de la société. Le dandysme a commencé, il est vrai, en Angleterre par exiger que pour remplir ce rôle on boitât d'une manière assez marquée; mais on a aujourd'hui des idées plus tolérantes à cet égard, il suffit qu'on s'en reconnaisse la vocation; et dans le cas où elle serait faible, un valet de chambre bien appris doit, en vous donnant vos gants et votre canne, ajouter avec respect: «Et que Monsieur ait la bonté de se rappeler qu'il imite Byron.»
Garnier, selon ses facultés, avait fait à tout cela quelques petites modifications. La tranquillité de ses occupations et l'éloignement de son quartier ne lui permettaient pas de mépriser les hommes. J'ai dit, d'autre part, qu'il avait peu de dettes; il ne faisait point de vers et détestait les ours et les pintades. En outre, chose importante, il n'avait pas de maîtresse, point de gastrite et possédait un seul habit. En un mot, il n'avait de notablement commun avec le noble lord que les bras et les jambes, encore ne puis-je parler que d'une seule, Garnier étant d'une construction ordinaire et très-ferme sur ses deux larges pieds.
Quoi qu'il en soit, le sort avait réservé à cette douce et bonne créature un des coups les plus frappants. Deux incidents d'une faible importance déterminèrent l'épisode le plus critique de sa vie. Ceux qui liront cette histoire verront qu'il était né pour justifier deux proverbes opposés l'un à l'autre, et ils ne s'en étonneront pas, puisque tous les proverbes ont leur contraire et que la sagesse des nations s'arrange toujours, quand on la consulte, pour répondre oui et non tout à la fois, comme, par exemple: «Qui ne risque rien n'a rien. – Tout vient à point à qui sait attendre.» Bien supérieure en cela aux oracles anciens, qui ne répondaient jamais ni oui ni non.
Certain jour d'un hiver rigoureux, Garnier, tristement appuyé sur son poêle éteint, réfléchissait aux choses de ce monde. Il regardait sa provision de bûches, ses livres, sa table de nuit, sa chandelle et son habit vert, et il disait, en secouant la tête, que ce n'était pas là le véritable bonheur.
Cette provision, il faut l'avouer, était mesquine, ces livres étaient noirs et enfumés, cette chandelle était mourante, et l'habit vert était attendrissant. Oui, si vous l'aviez vu, étalé sur cette chaise à demi rompue, avec ces plis misérables et cet air de bonhomie, lui, l'habit de fête, l'étendard du dimanche! les parements vous eussent navré, le collet vous eût tiré des larmes des yeux.
Ce n'est pas que Garnier n'eût l'âme bien placée: il ne s'aveuglait sur quoi que ce soit et n'accordait pas à un tailleur plus de respect qu'il ne devait. Mais, s'il est vrai que tout homme ait ses mauvais jours, n'est-il pas vrai aussi que la pauvreté n'est pas faite pour les adoucir? La mélancolie, qui se glisse dans les palais sous la forme d'un melon mal digéré ou d'un roman nouveau, est, dit-on, tout aussi réelle que celle qui habite le toit d'un pauvre diable sous la forme d'un mémoire de blanchisseuse ou d'un bouton de moins à un unique habit. Cela n'est ni juste ni charitable. Pour les riches, la tristesse n'est que la sœur de l'ennui; elle entre parfois par les balcons entr'ouverts, pour traverser, comme un fil de la bonne Vierge, les longues galeries; elle s'accroche un instant aux lambris sculptés et aux angles des cadres gothiques. Puis l'aboiement d'un chien, le parfum d'une tasse de thé la chassent et la dissipent dans les airs. Mais elle étend dans les mansardes, de la porte à la fenêtre, sa longue toile d'araignée; de faibles rayons de soleil glissent à peine et se font jour entre ces réseaux épais; un insecte y danse çà et là au milieu d'un flot de poussière, tandis que le monstre aux pattes velues s'y accroche et s'y suspend dans tous les sens.
Garnier ouvrit sa fenêtre. Hélas! quel beau froid il faisait! comme s'il y avait de beaux froids quand on compte ses bûches! le soleil était sans nuages, la terre sèche et nette comme une assiette d'étain. Les voitures allaient et venaient. Et lui aussi il aimait la vie! et lui aussi il était abonné à un cabinet de lecture, et il était plein de désirs, plein de séve et de fermentation, comme un drame moderne!
Et lui aussi il voyait passer dans ses rêves des légions de frêles jeunes filles, des armées d'êtres angéliques et des Andalouses échevelées, tout comme un autre! lui aussi il comprenait profondément le moyen âge, et lui aussi il était l'homme de son temps, l'expression du siècle, comme une préface nouvelle! et lui aussi il était allé aux Italiens la veille; il y avait vu un ange de lumière en robe orange.
Voilà ce qui navrait Garnier. Oh! si à cette heure d'angoisse il avait eu une voiture de remise, il serait allé au bois de Boulogne, et il aurait cherché dans la foule bigarrée et étincelante, dans la grande foule aux mille têtes, la robe orange de sa beauté. Oh! s'il avait eu un coursier espagnol, à la fauve crinière, longue et effilée comme de la soie, au pied sonore, à l'œil sanglant; s'il avait eu un traîneau russe, avec ses grelots d'argent et ses mules bondissantes sous les panaches empourprés! une gondole vénitienne avec son falot sur sa tête de cygne et ses deux rames bleues comme deux ailes palpitantes! oh! s'il avait eu un dromadaire égyptien, un renne lapon, un éléphant siamois! oh! s'il avait eu cent écus!
Damnation! tous les jours le même dîner, le même poêle, le même habit vert! La vie est-elle donc si douce? le suicide n'est-il pas un des besoins du siècle, une des conséquences de la littérature?
Garnier regardait de travers un pistolet accroché à son mur, un pauvre pistolet sans pierre, incapable de nuire à personne.
«Sombre et fidèle ami, s'écria le jeune homme, que renfermes-tu dans tes entrailles de fer? Quel secret mystérieux de doute et de terreur diras-tu à l'oreille de l'homme assez osé pour te poser sur sa tempe amaigrie? Quelle vérité terrible jaillira dans l'éclair de ta vieille batterie noircie par la fumée?
– Hélas! semblait répondre modestement le pauvre pistolet sans fiel, je n'ai plus de ressort, et toi-même tu n'as pas de poudre. Une détonation funeste, si tu me tournais contre toi, annoncerait l'instant de ma propre mort et non de la tienne; les éclats que tu recevrais dans le nez et dans les yeux seraient les seules marques que je pourrais te laisser de mes longs et cruels services.
N'est-ce pas quelque chose de hideux que l'influence d'un quantième? Quand je pense que le premier du mois Garnier voltigeait sur les prairies émaillées, semblable à une bergeronnette des champs! Les rosettes de ses escarpins étaient humides de rosée, de douces larmes erraient dans ses yeux. «Et qui donc lui donnait le bras? – Que vous importe? – Eh bien! oui, c'était une lingère.» O solitude de Meudon! ô jouissance du pauvre! celui qui ne vous connaît pas n'a jamais ni ri ni pleuré.
Garnier prit donc son violon et commença à se frotter les mains; il joua Di tanti palpiti. Un orgue qui passait dans la rue fit entendre aussitôt le chœur des montagnards de la Dame blanche; une grisette se mit à sa fenêtre; le son du cor de chasse partit de l'entresol d'un marchand de vin et fit pousser à un petit chien les plus affreux gémissements. Garnier se sentit inondé du sentiment de l'harmonie, et un déluge de pleurs s'apprêtait à le soulager, lorsqu'on tira le cordon de la sonnette.
Un domestique en livrée parut à la porte. Garnier le reconnut, c'était celui du jeune Trois-Étoiles, son ami d'enfance et son camarade de collége. Souvent l'équipage bruyant de l'homme de plaisir s'était arrêté à la porte du modeste étudiant; souvent Garnier, rasant les boutiques sur la pointe du pied, comme une hirondelle en temps de pluie, s'était rendu à l'hôtel splendide du père de Trois-Étoiles, après avoir, du bout de ses gants beurre frais, soulevé légèrement le marteau nouvellement verni; ses bas de soie mouchetés de crotte s'étaient enfoncés avec onction dans la laine moelleuse des tapis. Souvent inondé de vin, Garnier avait passé de bonnes heures au bruit des verres et des assiettes, et parfois, au dessert, les coudes sur la table, il avait décoché l'anecdote concise dont le trait, tant soit peu satanique, déridait le noble foyer. – Jamais la figure osseuse et abasourdie du laquais qui venait de sonner ne s'était présentée devant lui dans un moment plus opportun; une lettre fut bientôt ouverte. Voici ce qu'elle contenait:
«Mon cher ami, prêt à partir pour, etc., où je reste trois semaines, j'ai à te dire que, etc.
»Signé: Trois-Étoiles.
»Post-scriptum. Fais-moi le plaisir de m'envoyer deux douzaines de crayons et de monter mes chevaux le plus souvent que tu pourras; tu sais qu'ils sont à toi et que cela m'oblige. Adieu, au revoir, Garnier.»
Que pensez-vous que fit Garnier? qu'il se montra joyeux, qu'il courut à son habit vert? Il ne se montra point joyeux; il courut à son habit vert, c'est vrai, je n'en disconviens pas, mais il fronça les sourcils; ses mains allèrent naturellement s'enfoncer dans ses poches, comme pour en braver la profondeur. Son menton disparut dans sa cravate, sa clef dans son gousset, et au moment où il tira sa porte, en disant à François de le suivre, l'ariette la plus folle s'élança de ses lèvres entr'ouvertes.
Je vous prie de remarquer que je ne plaisante point, et que cette histoire n'est point un conte. Garnier demeure rue Poirée; sa famille est de Lons-le-Saunier.
Dès que Garnier fut chez Trois-Étoiles, il monta à cheval. Dès qu'il fut à cheval, il fut au bois; dès qu'il fut au bois, il chercha de côté et d'autre la beauté qu'il avait vue aux Bouffes.
Elle passa aussitôt près de lui, très-lentement et en voiture découverte. Il la regarda à plusieurs reprises; mais il ne la reconnut pas, attendu qu'elle avait oublié de mettre sa robe orange, et qu'elle était en douillette bleue. Quant à elle, elle ne le reconnut pas non plus, quoiqu'il eût toujours son habit vert, attendu que la veille elle n'avait fait aucune attention à lui.
Garnier, depuis trois heures jusqu'à cinq, ne cessa de s'évertuer de la manière la plus affreuse pour découvrir une robe orange. Une légère averse commençait à tomber, les équipages se pressaient en grand nombre à la porte Maillot; les voiles se baissaient, les capotes des voitures se relevaient, les cavaliers anglais ouvraient leurs parapluies, tandis que les français faisaient siffler leurs cravaches contre le vent lourd et humide qui déteignait leurs moustaches frisées. Au moment où Garnier, perdu dans cette foule, venait de piquer des deux vers la rue Poirée, une robe du plus bel orange passa devant lui comme un éclair. Garnier s'arrêta court, c'est-à-dire voulut s'arrêter court; mais son cheval étant d'un autre avis, il y eut entre eux une petite contestation. Le cheval, habitué à une main ferme, donnait de si bonnes raisons pour continuer sa route, que Garnier faillit s'y rendre en tombant à la renverse. Il ne s'entêta pas, et, élevant les guides, il partit comme un trait sur les traces de la robe orange. Il fut bientôt à côté de la voiture, et de la porte Maillot à la rue de Rivoli, ce ne furent qu'œillades meurtrières et soupirs à la dérobée.
Garnier était bien fait de sa personne, petit et joufflu. Une immense forêt de cheveux noirs, dont le désordre annonçait un homme supérieur, lui avait, en dépit de ses prétentions byroniennes, mérité le surnom de Werther crépu. Tant que le cheval de Trois-Étoiles pensait à ses affaires en marchant, Garnier se laissait aller avec assez d'aisance. Son unique habit, par la grande habitude qu'ils avaient de vivre ensemble, avait fini par s'accommoder à sa taille; d'autre part, la pluie augmentait le mérite de sa démarche.
La dame orange, de son côté, était sèche et délibérée; elle avait de la bouche jusqu'aux oreilles, et du front jusqu'à l'occiput; bien faite d'ailleurs, d'une grande et belle taille; une de ces beautés parisiennes qui ont leur éclat au bal, et dont quelqu'un a dit qu'elles devraient aller au Tuileries avec un bougeoir à la main.
Garnier lui revint à la tête au moment où, en rentrant chez elle, sa femme de chambre lui apporta ses pantoufles; elle y pensa jusqu'à six heures un quart, heure, où elle fut dîner en ville.
En sorte que huit jours consécutifs se passèrent de la manière suivante: à quatre heures du soir Garnier montait à cheval, allait au bois, apercevait la dame orange, tâchait de prendre le petit galop et escortait la calèche. La dame regardait Garnier depuis la porte Maillot jusqu'à la rue de Rivoli, et pensait à lui en mettant ses pantoufles, jusqu'à six heures un quart, heure où elle allait dîner en ville ou chez elle.
Le neuvième jour il fit une pluie battante. Voilà où j'attendais Garnier. Plus de cheval, plus de dame orange; un frisson mortel le parcourut: c'était la lune rousse qui commençait.
Le poêle, à demi mort de froid, supporta de nouveau le front rêveur de Garnier. L'habit vert reprit sa pose mélancolique sur la chaise rompue, et le pistolet inoffensif fut regardé de travers chaque matin et chaque soir.
Il fallait en finir. Garnier prit une plume et écrivit:
«Madame, depuis longtemps que je vous suis partout, peut-être ne m'avez-vous pas fait l'honneur…»
Au fait, je suis bien bon de vous dire ce qu'il écrivit; il écrivit ce que tout le monde écrit, ce qu'Adam écrivait à Ève, ce que vous avez écrit hier, et ce que vous écrirez demain.
La dame orange fut émue; elle demanda l'adresse de Garnier, et lui défendit, dans sa réponse, de songer à elle plus longtemps. Garnier, rempli du désespoir le plus affreux, passa le reste de la journée sous ses fenêtres. A la nuit tombante, il causa une demi-heure avec le concierge, faute d'argent, avec la plus grande politesse. La femme de chambre lui entr'ouvrit la porte, et, marchant sur la patte du petit chien, il se précipita aux pieds de la belle Amélie.
Garnier, comme on l'a dit, comprenait la passion échevelée, l'amour dramatique et quantité d'autres belles choses qui sont dans nos habitudes. La dame le fit mettre à la porte après s'être laissé baiser la main.
Le lendemain, contre toute attente, il fit un beau soleil; Garnier, enivré de langueur, envoya chez la dame orange; il lui demandait un rendez-vous, qui lui fut accordé. A quatre heures, il monta à cheval; le rendez-vous était pour neuf heures. La dame orange parut au bois. Ses yeux étaient à demi fermés pour indiquer la fatigue d'une nuit de remords; elle s'était penchée beaucoup plus que de coutume dans le fond de sa voiture, et le peu de rouge qu'elle avait marquait la crainte et l'espérance.
Il arriva qu'un groupe de jeunes gens qui, la veille au soir, s'étaient jeté la dame orange à la tête, dans un cotillon de deux heures et demie, s'arrêta autour de sa voiture. Elle avait dansé comme un ange; sa parure était la plus délicieuse du monde, et Garnier, soufflant dans ses doigts, sentit qu'il fallait payer de sa personne.
J'ai dit plus haut que deux événements, frivoles en apparence et entièrement dus au hasard, décidèrent du sort de Garnier. En ce moment, il était parvenu au plus haut degré du bonheur, son étoile était à son zénith; celle de la dame orange s'en approchait en scintillant comme une tremblante planète. Son idéal descendait sur la terre; et comme le Théodore de Lope de Véga, il était prêt à tendre les bras au ciel en s'écriant: «Fortune, mets un clou d'or à l'essieu de ta roue! car ici tu dois t'arrêter!»
Il s'élança vers la dame orange, voulant se mêler au groupe qui la félicitait. Malheureusement, pour s'élancer, il enfonça imprudemment ses deux éperons dans le ventre du cheval de Trois-Étoiles, qui pensait à ses affaires. Il y eut encore une petite contestation; mais cette fois les raisons du cheval furent si bonnes et si frappantes, que Garnier, convaincu, tomba la tête la première sans se faire le moindre mal.