Kitabı oku: «La Daniella, Vol. I», sayfa 3
IV
Marseille, le 12 mars 185…
Me voilà en route, mon ami. J'ai fini par calmer mon oncle et par emporter sa bénédiction et ma liberté. Vous aviez sans doute raison de me dire que la patience n'est pas le génie; mais je suis tenté de croire que c'est la vertu, car ce n'est qu'à force de patience que j'ai amené mon père adoptif à ne pas souffrir de ma résolution. J'étais décidé à ne point le quitter sans avoir atteint ce résultat. Je devais cela à son affection, à ses bontés pour moi.
Je pense partir demain pour Gênes. Le passage des Alpes serait, m'a-t-on dit, assez pénible à un piéton en cette saison de bourrasques. C'est ce qui m'a décidé à prendre la voie de Marseille; mais, à vrai dire, la mer n'est pas beaucoup plus praticable en cette saison. Le ciel est noir et le mistral souffle avec furie. Il s'est apaisé un peu ce soir, et on espère que le Castor, vapeur génois très-bon marcheur, pourra sortir du port.
J'étais déjà venu à Marseille, dans mon enfance, avec mon père. Il était, comme vous savez, d'origine provençale, et nous avions ici un vieux parent. Ce parent est mort aussi, et je n'ai plus personne ici que je me soucie de voir. J'ai très-bien reconnu les masses principales de la ville et des plans qui l'environnent. Je me rappelais avoir dîné avec mon père dans une baraque sur les rochers; on appelle cet endroit la Réserve, et l'on y mange un certain coquillage très-recherché des indigènes, bien qu'assez coriace, qui parque naturellement en ce seul endroit du rivage. La baraque a brûlé; à la place s'élève un élégant pavillon qui va, dit-on, disparaître aussi pour faire place à des constructions nouvelles.
J'ai poussé plus loin ma promenade. Courbé en deux par un vent terrible, j'ai vu la mer bien belle, plus belle que je ne me la rappelais. Enfant, elle m'avait terrifié; aujourd'hui, sa grandeur m'a ébloui. Pourtant, c'est une chose formidablement triste que cette masse d'eau fouettée par la tempête. Aucune image n'exprime plus énergiquement la pensée d'un immense désespoir sous les coups d'une torture acharnée. Mais c'est un désespoir tout physique. L'âme humaine ne s'identifie que par la pensée des naufrages à cette tourmente du géant. C'est en vain qu'il mugit, qu'il se tord, qu'il se déchire en lambeaux, sur le flanc des rochers, les inondant de larmes furieuses et leur crachant des montagnes d'écume enragée: c'est un monstre aveugle, et ce petit point noir là-bas, cette pauvre barque qui se débat contre l'orage, porte, dans le moindre atome des êtres qui la guident, la vraie force, c'est-à-dire la volonté.
La nature est terrible sur cette petite planète où nous sommes. Il est donc bon que l'homme soit hardi. Certes, j'ai compris aujourd'hui ma frayeur d'enfant devant ce bruit, cette agitation, cette immensité! Je n'avais vu jusqu'alors que des blés et des foins courbés par les rafales de nos plaines tempérées. Mon père fut obligé de me prendre dans ses bras. J'avais tout aussi peur ainsi; ce n'était pas d'être emporté ou englouti que je tremblais contre son sein: c'était un vertige moral. Il me semblait que mon souffle était arraché de ma poitrine et que mon âme tournoyait éperdue sur ces abîmes. J'ai eu un peu de la même sensation, cette fois-ci, mais plutôt agréable que pénible. L'idée de la destruction se dresse devant l'enfant comme un spectre effroyable. Devant l'homme, habitué à la lutte, ce spectre appelle plus qu'il ne menace, et le vertige est presque une volupté.
J'ai eu un étrange plaisir à voir entrer, dans cette passe difficile de l'ancien port, quelques petits bâtiments plus ou moins en péril, selon leur construction, leur pilote et la force de la lame. Tous s'en sont bien tirés. Un petit chasse-marée, d'apparence assez fragile, m'a intéressé particulièrement. C'était le moment de tourner pour entrer dans la rade, le moment critique! La vague, sur laquelle il bondissait comme un oiseau des tempêtes, le prenait alors en flanc. Il s'est couché si à plat, que ses vergues effleuraient la crête des flots; mais aussitôt il s'est relevé, agile, élastique comme un arc bien tendu. Il a franchi légèrement une vraie montagne bouillonnante, et il s'est trouvé dans les eaux calmes, fier comme un cygne qui reprend possession de son nid. Rien ne trahissait l'épouvante dans les mouvements du petit équipage, et j'étais fier, pour ma part, comme si j'eusse été de la partie. Oui, l'homme doit être intrépide, et le spectacle le plus attrayant, c'est, on le conçoit bien, le déploiement des forces humaines. Les tempêtes et les océans ne sont rien: l'âme universelle émanée de Dieu a son foyer le plus pur en nous, qui méprisons la mort, et ce n'est pas la terre et la mer seulement qu'il faut peindre, n'est-ce pas, mon ami? c'est l'homme et sa vie!
Puis un navire plus lourd est arrivé. Son entrée a demandé plus de cérémonies. Dans ces crises où le sort de l'équipage dépend de la manoeuvre, on entend des cris à bord; mais c'est le commandement de l'intelligence ou de l'expérience, et cette voix-là domine à bon droit les rugissements de la mer.
Le tout était bizarrement accompagné du son clair et strident d'une petite harpe, partant d'assez près de moi. Tandis que flots et navires s'étreignaient dans la lutte, sur l'esplanade d'une baraque servant de cabaret, dansaient des filles et des marins endimanchés. Un artiste de grand chemin, un bohème harpiste, chevelu, déguenillé, jouait, avec une verve saccadée et diabolique, une sorte de tarentelle à mouvement détraqué, sur lequel polkaient avec fureur des créatures avinées. Le contraste était curieux, je vous jure, et résumait toute l'audace insouciante et aventureuse de l'homme de mer.
Arrivés le matin d'un voyage au long cours, bronzés par de terribles soleils et de terribles tempêtes, ces marins, rasés de frais et chaussés d'escarpins brillants, valsaient avec des filles en robe de soie, pirouettant dans sept étages de falbalas gonflés par le vent. Il faisait un froid atroce, un ciel de plomb. La vague, déferlant jusque sur les planches vermoulues de la terrasse, semblait, à chaque instant, devoir emporter baraque et orgie. Le navire, approchant comme malgré lui, semblait devoir échouer sur le bal. Personne n'y songeait, si ce n'est moi. Le harpiste eût, je crois, marqué le rhythme au milieu des affres de la mort, et le rire échevelé des lionnes de guinguette se fût perdu sans transition dans le râle de l'agonie.
J'ai dîné seul dans un autre cabaret plus tranquille, et j'ai vu, avec la chute du jour, l'apaisement rapide de la bourrasque. Le vent est devenu tout à coup tiède, et, quand l'obscurité a tout envahi, je suis resté sans lumière dans le petit recoin où l'on m'avait oublié.
Pendant que je me reposais, en me laissant aller à ma rêverie, une conversation, établie de l'autre côté d'une mince cloison, allait son train, sans m'inspirer aucun intérêt. Pourtant, je fus frappé de ces paroles prononcées distinctement par un Anglais, s'exprimant avec facilité dans notre langue:
– Croyez-vous donc que cela serve à quelque chose, d'avoir de la volonté?
Cette réflexion s'adaptait si bien à mes pensées du moment, que je ne pus m'empêcher de prêter l'oreille, et alors j'entendis, après quelques paroles banales échangées entre les deux interlocuteurs et interrompues par le petit bruit de leurs couteaux sur les assiettes, le récit que je vais vous transcrire et qui m'a paru renfermer une grande moralité.
– Bah! j'avais dix-neuf ans (c'est l'Anglais qui parlait) quand on me dit que j'étais en âge d'épouser miss Harriet. Moi, je me trouvais trop jeune et j'étais effrayé d'entrer dans le grand monde, que je ne connaissais pas et que je n'étais pas bien pressé de connaître. J'étais un cadet de famille; j'avais très-peu de quoi vivre. J'avais déjà fait avec vous ce voyage aux Antilles. Je n'aimais pas précisément la marine; mais j'avais le goût de l'indépendance et de la locomotion. Miss Harriet m'avait pris en amitié, Dieu sait pourquoi! J'avais un beau nom, soit; mais pas d'usage, pas de talent, et pas grand esprit, comme vous savez! mais elle était sentimentale, amoureuse de ma pauvreté et un peu monomane, je suppose. Des souvenirs d'enfance, une pitié que je ne lui demandais pas, un point d'honneur excentrique, le ciel vous préserve, mon cher, des femmes excentriques! l'orgueil d'enrichir un pauvre parent… Dieu me damne si je sais quoi; enfin elle était folle de moi et mourait de consomption si nous n'étions pas mariés au plus vite. J'avais juré que je ferais le voyage de Ceylan avant de me mettre la corde au cou.
– Pourquoi Ceylan? demanda le Français.
– Je ne m'en souviens pas, reprit le narrateur. C'était mon idée, ma volonté. La volonté d'un homme devrait être sacrée. Mais miss Harriet était jolie, très-jolie même, et je devins amoureux en la voyant si éprise de moi. Bref, nous fûmes mariés avec deux cent mille livres de rente, et c'est de ce jour-là que commence mon infortune…
– Diantre! milord, fit l'autre en frappant sur la table, vous avez deux cent mille livres de rente?
– Non, reprit l'Anglais avec un soupir qui fit vibrer son verre. J'en ai à présent huit cent mille! ma femme a hérité!
– Eh bien, de quoi diable vous plaignez-vous?
– Je me plains d'avoir huit cent mille livres de rente. Cela m'a créé des devoirs, des obligations, une foule de liens qui ne convenaient pas à mon caractère, à mon éducation, à mes goûts. J'aime à faire ma volonté, mais je ne suis pas méchant, et, n'ayant jamais pu vivre à ma guise, depuis que je suis marié, riche et considéré, j'ai toujours été très-malheureux.
– Comment donc ça?
– Vous allez voir. Ma femme, dès le lendemain du mariage, me fit homme du monde. Je n'étais pas né pour ça. Je m'ennuyais dans la grandeur; j'aimais mieux la compagnie des gens simples. J'aurais voulu parler marine et voyages; il me fallait parler politique et littérature. Ma femme était bas-bleu. Elle lisait Shakspeare; moi, je lisais Paul de Kock. Elle aimait les grands chevaux; je n'aimais que les poneys. Elle faisait de la musique savante; moi, je préférais la trompe de chasse. Elle ne recevait que des gens de la plus haute classe; moi, je m'en allais volontiers causer avec mes gardes. Je me plaisais quelquefois au détail de la ferme; elle ne trouvait rien d'assez luxueux et d'assez confortable pour la vie de château. Elle avait toujours froid quand j'avais chaud, et chaud quand j'avais froid. Elle voulait toujours aller en Italie quand je voulais aller en Russie, et réciproquement; être sur terre quand j'aurais voulu être sur mer, et vice versa; et de tout ainsi!
– La belle affaire! s'écria le Français en riant. C'est là le mariage! Un peu plus, un peu moins, c'est toujours la même histoire. C'est ennuyeux pour les pauvres gens qui n'ont pas le moyen de faire deux ménages; mais, quand on est milord…
– Quand on est milord, on n'est pas pour cela un homme sans principes, repartit l'Anglais d'un ton qui révéla tout à coup une certaine supériorité de caractère; si j'avais abandonné milady, elle aurait eu le droit de se plaindre et peut-être celui de manquer à ses devoirs. Je n'ai pas voulu faire de ma femme une femme délaissée. Je voyais bien (et je l'ai vu très-vite) qu'elle ne me trouvait plus ni beau, ni aimable; ni intéressant. Elle avait bien assez à rougir en elle-même de m'avoir aimé si follement. Ça, je n'y pouvais rien; mais je n'ai pas voulu qu'elle fût humiliée dans le monde, et je ne l'ai pas quittée. Je ne l'ai jamais quittée, ce qui l'ennuie bien, et moi aussi!
L'Anglais soupira, le Français se mit à rire.
– Ne riez pas! reprit milord d'un ton sévère: je suis malheureux, très-malheureux! Ce qu'il y a de pire, c'est que milady, douce comme un agneau avec tout le monde, est un tyran avec moi. Elle croit que sa fortune a payé le droit de m'opprimer. Je n'ai pas eu le bonheur de la rendre mère, et, pour cela aussi, je suis humilié dans son coeur. Et, encore un fléau!.. elle est jalouse de moi. Arrangez cela! Elle ne m'aime plus du tout, et nous ne sommes plus d'un âge à nous permettre ce ridicule. Eh bien, elle m'accuse de mauvaises moeurs, moi qui, pour ne pas lui donner prise sur ma conscience, ai dépensé tant de volonté à me sevrer de tout plaisir illicite! Vous voyez, je ne bois même pas! Et, quand je vais rentrer à l'hôtel, elle va me dire que je suis ivre… Je suis là avec vous, un ancien camarade, parlant raison et philosophie: elle m'accuse, en ce moment-ci, j'en suis sûr, de faire quelque débauche eu mauvaise compagnie… Et, si elle nous voyait ici, tête à tête, dînant avec sobriété, elle trouverait encore moyen de s'indigner. Elle dirait que le choix de ce petit restaurant de planches sur les roches est shocking, et que nous devrions être dans le pavillon le plus élégant de la Réserve… Comme si les clovis et les moules fraîches n'étaient pas aussi bons ici! Je déteste le confort, moi! Tout ce qui ressemble au luxe me rappelle ma femme. Heureusement, elle s'est imaginé de prendre avec elle une nièce très-belle, pour aller en Italie, et, comme elle craint que je ne la trouve pas laide… oh! mon Dieu, cela suffirait pour amener l'orage! elle me laisse un peu plus de liberté depuis quelque temps. C'est à cela que je dois le plaisir d'être avec vous. Voulez-vous venir fumer un cigare? Allons au vent, pour que mes habits ne sentent pas le tabac!
Ils sont sortis, et, moi, je suis rentré dans la ville, à tâtons, par les sentiers coupés dans la roche. La mer n'avait plus que des plaintes harmonieuses, et cette harmonie dans les ténèbres avait un charme étrange. Mais je voulais vous écrire, et me voilà relisant vos lettres, vous serrant la main, et vous disant que vous êtes le meilleur des amis, mon meilleur ami, à moi!
V
Mercredi 14.
Le mistral a recommencé hier et cette nuit. Le Castor ne veut pas sortir du port. J'ai pris le parti de faire de longues promenades pour remplir ces deux journées, et je vous écris au crayon sur une feuille de mon album, des hauteurs de Saint-Joseph. Je suis à quelques heures de marche de la ville; et, tandis que le froid y fait rage, je me baigne ici dans les rayons d'un vrai soleil d'Italie. Je viens de traverser une immense vallée et d'atteindre le pied des collines qui la ferment. Elles ne sont pas assez élevées pour l'abriter; mais, dans leurs plis étroits, on trouve tout à coup une chaleur ardente et une végétation africaine. Pour vous qui vivez avec les fleurs, je remarque les plantes que je foule. Elles sont toutes aromatiques; c'est le thym, le romarin, la lavande et la sauge qui dominent. Les courts gazons sont jonchés de petits soucis d'un or pâle et d'une senteur de térébenthine.
Cette région-ci est admirable, et je comprends que la Provence soit si vantée. Ses formes sont étranges, austères, parfois grandioses. Elles attestent des efforts géologiques d'une grande puissance. En certains endroits, ce sont des crêtes déchiquetées qui sortent brusquement du sol et qui dressent d'immenses lignes de fortifications naturelles, quelquefois triples, sur la lisière des plateaux. Ces traînées de roches calcaires, aussi blanches que le plus beau marbre de Carrare, dont elles sont, je crois, cousines germaines, ressemblent à des vagues soudainement cristallisées, et quelques-unes sont penchées comme si elles pliaient encore sous le vent. Ailleurs, sur une étendue de plusieurs milles, les collines sont des escaliers naturels où la terre végétale est soutenue par des strates de pierre d'une régularité inouïe. On pourrait fort bien s'imaginer que chacune de ces collines était surmontée d'un palais magique, et que ces degrés gigantesques ont été taillés par la main des fées pour je ne sais quels êtres en proportion avec la nature primitive. Ce sont les gradins des amphithéâtres de quelque race de titans… Mais la science dit holà à la fantaisie, et se charge d'expliquer ces craquements formidables, ces exhaussements subits, ces soulèvements et ces écroulements, tous ces vomissements d'entrailles qui rayent la surface terrestre d'accidents incompréhensibles Elle voit tout cela d'un oeil aussi tranquille que nous les gerçures d'une pomme ou les rugosités d'une coque de noix.
J'ai souvent pensé, avec les poëtes, que la science de ces faits était le bourreau de la poésie. Resté ignorant, j'avoue que je regrette parfois de savoir même l'infiniment peu que je sais. Mais, hier et aujourd'hui, j'ai compris que j'avais tort. Les peintres ne doivent pas être si poëtes que cela. La science regarde et mesure l'immensité. Le peintre doit-il être autre chose qu'un oeil qui voit? Or, pour voir, il faut comprendre.
Je connais, depuis hier, un peintre qui s'en va à Rome et avec qui je voyagerai probablement. Nous étions partis ensemble ce matin, pour la promenade; mais il s'est arrêté au bout d'une heure, pour dessiner un petit coin qui lui plaisait. Je sais que, devant la vaste nature, le paysagiste ne peut que choisir le petit coin approprié aux convenances de son métier; mais, avant de s'en emparer, n'est-il pas nécessaire de comprendre l'ensemble, la charpente de ce grand corps qui, dans chaque contrée, a une physionomie, une âme particulière? Le petit coin peut-il nous révéler quelque chose, tant que l'ensemble ne nous a encore rien dit? Il y a là, je crois, plus que des accidents de lignes et des effets de lumière. Il y a des formes, une couleur générale dont il me semble que j'aurais besoin de m'imprégner. Si je m'écoutais, je resterais quelque temps ici; mais l'Italie! c'est mon rêve, et, puisqu'il m'appelle, il faut le suivre.
Voici pourtant sous mes yeux et autour de moi un pays splendide. Je me rappelle ces paroles de Michelet à l'oiseau qui émigre: «Là, derrière un rocher, dit-il en parlant de la Provence, tu trouverais, je t'assure, un hiver d'Asie ou d'Afrique.» C'est vrai. La terre ici est saine et sèche. Après ces pluies et ces brumes de notre hiver de Paris, je suis tout étonné d'être couché sur l'herbe et de voir, dans le chemin, les troupeaux soulever des flots de poussière. Les pins maritimes se balancent sur ma tête dans une brise qui sent l'été. L'immense vallée qui me sépare de la mer est comme une rade de fleurs et de pâle verdure. Ce ne sont qu'amandiers blancs, abricotiers rosés, pêchers roses, et les oliviers au ton indécis flottant comme des nuages au milieu de toute cette hâtive floraison. Marseille, comme une reine des rivages, est là-bas assise au bord des flots bleus. La mer paraît encore méchante, car, malgré le chaud et le calme qui m'enveloppent ici, je vois bien les masses d'écume que le mistral fouette autour des âpres rochers du golfe, et même je distingue la rayure des lames, bien plus gigantesques encore que, de près, on ne se l'imagine, puisque, à la distance de plusieurs lieues, j'en suis le dessin et j'en saisis le mouvement.
15 mars.
Me voilà enfin sur le Castor, en vue des côtes d'Italie. La journée a été claire et fraîche à bord. Les rivages escarpés sont toujours magnifiques. Ce soir, le vent est tombé, la brume a envahi les horizons. Trois goëlands, qui nous suivaient au coucher du soleil et s'obstinaient à vouloir percher sur la banderole de fumée noire que notre vapeur lance à intervalles égaux, se sont enfin décidés à nous quitter après des cris d'adieu d'une douceur étrange. Le phare de Nice perce le brouillard. Presque personne n'est malade. Pour moi, je n'aurai jamais le plus petit malaise en mer, je sens cela. J'ai un coin pour vous écrire, et je vais vous raconter les incidents de la journée.
D'abord, mon camarade le peintre, qui me prend pour un petit amateur paresseux, et par qui je trouve assez commode d'être piloté et protégé, m'a tenu compagnie tout le temps, et ne m'a pas fait grâce d'un terme du métier, en me montrant le ciel, la vague et les masses de rochers au milieu desquels le steamer nous promène. Il était tout étonné que je n'eusse aucune notion de l'argot des peintres, qu'il lui plaît d'appeler la langue de l'art. Car il faut vous avouer que, pour passer le temps, je me suis amusé à feindre la plus complète ignorance des us, coutumes et locutions de l'atelier. Il était bien près de me mépriser. Cependant la docilité que j'ai mise à l'écouter l'a un peu mieux disposé en ma faveur. Il m'a montré ensuite ses croquis de Marseille. C'est habilement fait, il y a ce qu'il appelle de la patte, une fière patte; mais cela n'est pas plus l'endroit dont je l'ai vu charmé, que tout autre endroit du monde. Les formes y sont, le sentiment n'y est pas. J'ai essayé de le lui faire entendre. À mon tour, je lui parlais une langue qu'il ne comprenait point et qui n'avait pas, comme son argot d'atelier, le mérite d'être amusante.
C'est, du reste, un aimable garçon que ce Brumières. Il a une trentaine d'années, quelques petites ressources qui lui permettent de refaire le voyage de Rome, bien que ses études soient ce qu'il appelle terminées; une jolie figure, de la gaieté qui ressemble à de l'esprit, et un très-agréable caractère.
Comme nous causions de l'itinéraire de notre voyage, un monsieur des troisièmes, c'est-à-dire un prolétaire voyageant au dernier prix, et qui avait une attitude dantesque, comme s'il se fût agi de naviguer sur l'Achéron, se mêla de notre conversation et nous conseilla de ne pas perdre notre temps à Gênes, ville pour laquelle il affichait un profond mépris.
La figure de cet homme ne m'était pas inconnue.
– Où donc vous ai-je vu? lui demandai-je.
– Il y a deux jours, Excellence, répondit-il en assez bon français. Je jouais de la harpe à la Réserve…
– Ah! c'est vous? Eh bien, où est-elle donc, votre harpe?
– Elle n'est plus! Ils se sont pris de vin, colletés, battus. Dans la bagarre, ma pauvre harpe a eu le ventre écrasé sous une table. Et Dieu sait qu'elle était lourde: il y avait six hommes dessus! Quand ils ont été dessous, il n'y a pas eu moyen de faire entendre qu'ils m'avaient détruit mon gagne-pain. Ce n'est pas qu'ils soient méchants: non, certainement: à jeun, le marin est une bonne pâte d'homme. Mais le rhum, mossiou! que voulez-vous faire contre cela? Ils m'auraient tué! J'ai laissé là ma harpe, et je vais tâcher de faire quelque autre métier. Aussi bien, j'en avais assez, de la musique et de la France. Je suis un Romain, moi, Excellence.
Et, là-dessus, il se redressa de sa hauteur de quatre pieds et demi, taille d'enfant qui ne l'empêche pas de posséder une barbe de sapeur et une chevelure à l'avenant.
– Je suis un Romain, poursuivit-il avec emphase, et j'ai besoin de me retrouver sur les sept collines.
– C'est bien vu, lui dit Brumières, les sept collines doivent avoir besoin de toi! Mais quel métier y faisais-tu, et à quoi vas-tu consacrer tes précieux jours?
– Je ne faisais rien! répondit-il, et je compte ne rien faire, aussitôt que j'aurai amassé quelques sous pour passer l'année.
– Tu n'as donc rien épargné dans ta vie errante?
– Pas même de quoi payer mon passage sur le Castor; mais ils me connaissent et ne me parleront pas d'argent avant Civita-Vecchia.
– Mais alors?..
– Alors, à la garde de Dieu! répondit-il avec philosophie. Peut-être Vos
Excellences me donneront-elles un petit secours…
– Ah! tu mendies? s'écria Brumières. Tu es bien Romain, nous n'en pouvons plus douter. Tiens, voilà mon aumône. Fais le tour de l'établissement.
– Rien ne me presse! peu à peu! reprit le bohémien en me tendant une main, tandis que, de l'autre, il mettait dans sa poche les cinquante centimes de Brumières.
– Si c'est là le type romain… dis-je à mon compagnon, quand le harpiste se fut éloigné.
– C'est le type abâtardi; et pourtant cet homme dégénéré est encore très-beau; que vous en semble?
Il ne me semblait pas du tout. Cette énorme barbe grossissant encore le volume d'une tête trop grosse pour le corps grêle et court; ce nez de polichinelle surmonté de gros sourcils ombrageant des yeux trop fendus; cette bouche de sot emportant violemment le menton dans tous ses mouvements, me faisaient l'effet d'une caricature de médaille antique; mais mon ami Brumières paraît habitué à ces laideurs-là, et j'ai remarqué que toutes les figures qui me semblaient grotesques avaient de l'attrait pour lui, pourvu qu'elles eussent ce qu'il appelle de la race.
Au milieu du nombreux personnel qui encombre le Castor, nous nous sommes pourtant trouvés d'accord sur la beauté d'une femme. C'est un personnage assez mystérieux qui a, je crois, troublé la cervelle de mon camarade. Il veut que ce soit une princesse grecque; soit. D'abord, nous l'avions prise pour une femme de chambre élégante, parce qu'elle était venue, au milieu du déjeuner, chercher quelques mets qu'elle a emportés elle-même dans sa chambre; mais nous l'avons vue ensuite assise sur le pont, donnant des ordres en italien à une vraie suivante. Puis une dame âgée est apparue à ses côtés, celle sans doute qui était malade, une tante ou une mère, et elles ont parlé anglais comme si elles n'eussent fait autre chose de leur vie.
Brumières ne persiste pas moins à croire Grecque la belle personne qui captive son attention. C'est, en effet, un type oriental: les cils sont d'une longueur et d'une finesse inouïes; les yeux, longs et doux, ont une forme tout à fait inusitée chez nous; le front est élevé, avec des cheveux plantés bas; la taille est d'une élégance et d'un mouvement magnifiques; enfin, c'est, à coup sûr, une des plus belles femmes, sinon la plus belle femme que j'aie jamais vue…
Je reprends mon bavardage après deux heures d'interruption. C'est un singulier être, à mon sens, que ce Brumières. Il se prétend positivement amoureux, et ce que je vous racontais de lui en plaisanterie, il faut peut-être le prendre au sérieux maintenant. Il a causé avec sa princesse, c'est ainsi qu'il persiste à l'appeler. Il prétend qu'elle est romanesque, étrange, délicieuse. Elle était revenue seule sur le pont et s'est laissé parler des étoiles (que l'on n'aperçoit pas), de la phosphorence de la mer, qui est, en effet, superbe en ce moment-ci; des merveilles de Rome, qu'elle connaît mieux que Brumières lui-même, ce qui, selon lui, n'est pas peu dire: enfin, elle va à Rome sans s'arrêter, et mon cerveau brûlé, qui devait s'arrêter à Gênes, ne veut plus s'arrêter nulle part. Au moment où il devenait trop curieux, la princesse a eu froid, et s'en est allée rejoindre sa vieille parente, ou sa maîtresse, car rien ne prouve encore qu'elle ne soit pas lectrice ou dame de compagnie.
L'enthousiasme subit du jeune peintre nous a entraînés à parler de l'amour, et ses théories me semblent violentes à digérer. Comme je montrais quelque doute à l'endroit de la qualité de la dame, il s'est presque fâché, assurant qu'il connaissait le monde, les femmes particulièrement, et que celle-ci appartenait à la plus haute aristocratie.
– Soit, lui disais-je, vous vous y connaissez certainement mieux que moi; mais, quand, par miracle, vous vous tromperiez, qu'importe que votre héroïne soit riche ou pauvre, noble ou bourgeoise? Ce n'est pas de son rang et de sa fortune que vous seriez amoureux, j'imagine; ce serait d'elle-même. Le peintre ne demande pas au cadre ce qu'il doit penser de la peinture.
– Eh! eh! m'a-t-il répondu, le cadre, quand il est beau, n'est pas une vaine présomption pour la valeur de l'image. Bien certainement, on peut aimer une femme sans argent et sans aïeux; cela m'est arrivé aussi bien qu'à vous probablement, aussi bien qu'à tout le monde; mais, quand une femme intelligente et belle joint à ses charmes l'attrait des biens et des grandeurs, elle est complète parce qu'elle vit dans son milieu naturel, dans une atmosphère de poésie faite pour elle.
– Je vous accorde cela pour la vue. Il devait être beau de regarder passer Desdemona traînant sa robe brodée d'or et de perles sur les tapis d'Orient du palais ducal. Cléopâtre, couchée sur les coussins de pourpre de sa galère, me ferait certainement ouvrir les yeux, et, si j'avais vu pareille chose, je passerais peut-être ma vie à m'en souvenir; mais, pour souhaiter d'être l'époux de Desdemona on l'amant de Cléopâtre, je croirais utile d'être Othello le victorieux ou Antoine le magnifique. Tel que je suis, sans nom, sans richesse et sans gloire, je me tiendrais à distance de ces divinités pour lesquelles il faut des héros, ou de ces diablesses auxquelles il faut des millions. Donc, que votre héroïne soit une reine ou une aventurière, regardez-vous vous-même, ou regardez dans votre poche avant de monter sur le piédestal d'où l'idole plongera toujours sur vous.
– Ainsi, mon cher, reprit-il, vous raisonnez avec l'amour? Tous croyez qu'il suffit de se dire: «Je ne dois pas désirer cette femme,» pour n'y plus songer? Ce serait bien facile! Ou vous êtes singulièrement blasé, ou vous ne savez ce que c'est qu'une passion qui vous envahit. Et d'ailleurs, ajouta-t-il après avoir attendu vainement ma réponse, il n'y a pas de rang et de richesse qui tiennent! Non, il n'y a pas même d'intelligence, de fierté ou de pruderie qui défende une femme contre la volonté d'un homme. Je vous accorde que nous voilà très-laids, avec nos paletots et nos guêtres de voyageurs, avec nos poches mal garnies, nos noms roturiers, nos célébrités d'artiste, dont personne encore ne se doute. Pour arriver à faire les aimables sur un pied d'égalité avec des Cléopâtre on des Desdemona, il nous faudrait d'autres habits, d'autres séductions, d'autres museaux, peut-être, car je vois bien que c'est notre état ou notre apparence d'inégalité qui vous choque; mais c'est trop de modestie… ou trop d'orgueil! Je me moque de tout ça, moi. Je vaux ce que vaux, et, si je parviens à me faire aimer jamais d'une merveille de beauté, de luxe et d'esprit, je me dirai que je le méritais et qu'elle ne pouvait pas faire un meilleur choix, puisque avec rien j'ai su conquérir celle qui avait tout. J'y ai souvent pensé; j'ai frisé de grandes aventures, et vous verrez que j'en attraperai un belle, un jour ou l'autre. Ces choses-là arrivent toujours à qui s'y croit destiné, jamais à qui doute de soi-même.
Là-dessus, nous nous sommes souhaité le bonsoir, et, enveloppé de son manteau râpé, le bon jeune homme s'est endormi sur un banc, dans sa confiance et dans son bonheur, dans sa raison peut-être! Ce qui me choque et m'étourdit dans cette estime de soi que rien ne justifie, c'est peut-être là, tout de bon, le moyen grossier, mais toujours sûr, de réaliser ses rêves. Mais où diable va-t-on chercher de pareils rêves?