Sadece LitRes`te okuyun

Kitap dosya olarak indirilemez ancak uygulamamız üzerinden veya online olarak web sitemizden okunabilir.

Kitabı oku: «La dernière Aldini», sayfa 5

Yazı tipi:

DEUXIÈME PARTIE

«Il ne s'agit pas, mes amis, continua le bon Lélio, de vous raconter toutes les vicissitudes par lesquelles je passai des grèves de Chioggia aux planches des premiers théâtres de l'Italie, et du métier de pêcheur à l'emploi de primo tenore; ce fut l'ouvrage de quelques années, et ma réputation grandit rapidement dès que le premier pas fut fait dans la carrière. Si jusque-là les circonstances furent souvent rebelles, mon facile caractère sut en tirer le meilleur parti possible, et je puis dire que mes grands succès et mes beaux jours ne furent pas payés trop cher.

Dix ans après mon départ de Venise, j'étais à Naples, et je jouais Roméo sur le théâtre de Saint-Charles. Le roi Murat et son brillant état-major, et toutes les beautés vaniteuses ou vénales de l'Italie, étaient là. Je ne me piquais pas d'être un patriote bien éclairé; mais je ne partageais pas l'engouement de cette époque pour la domination étrangère. Je ne me retournais pas vers un passé plus avilissant encore; je me nourrissais de ces premiers éléments du carbonarisme, qui fermentaient dès lors, sans forme et sans nom, de la Prusse à la Sicile.

Mon héroïsme était naïf et brûlant, comme le sont les religions à leur aurore. Je portais dans tout ce que je faisais, et principalement dans l'exercice de mon art, le sentiment de fierté railleuse et d'indépendance démocratique dont je m'inspirais chaque jour dans les clubs et dans les pamphlets clandestins. Les Amis de la vérité, les Amis de la lumière, les Amis de la liberté, telles étaient les dénominations sous lesquelles se groupaient les sympathies libérales; et jusque dans les rangs de l'armée française, aux côtés même des chefs conquérants, nous avions des affiliés, enfants de votre grande révolution, qui, dans le secret de leur âme, se promettaient de laver la tache du 18 brumaire.

J'aimais ce rôle de Roméo, parce que j'y pouvais exprimer des sentiments de lutte guerrière et de haine chevaleresque. Lorsque mon auditoire, à demi français, battait des mains à mes élans dramatiques, je me sentais vengé de notre abaissement national; car c'était à leur propre malédiction, au souhait et à la menace de leur propre mort que ces vainqueurs applaudissaient à leur insu.

Un soir, au milieu d'un de mes plus beaux moments et lorsque la salle semblait prête à crouler sous des explosions d'enthousiasme, mes regards rencontrèrent, dans une loge d'avant-scène tout à fait appuyée sur le théâtre, une figure impassible dont l'aspect me glaça subitement. Vous ne savez pas, vous autres, quelles mystérieuses influences gouvernent l'inspiration du comédien, comme l'expression de certains visages le préoccupe et stimule ou enchaîne son audace. Quant à moi du moins, je ne sais pas me défendre d'une immédiate sympathie avec mon public, soit pour m'exalter si je le trouve récalcitrant et le dominer par la colère, soit pour me fondre avec lui dans un contact électrique et retremper ma sensibilité à l'effusion de la sienne. Mais certains regards, certaines paroles dites près de moi à la dérobée m'ont quelquefois troublé intérieurement au point qu'il m'a fallu tout l'effort de ma volonté pour en combattre l'effet.

La figure qui me frappait en cet instant était d'une beauté vraiment idéale; c'était incontestablement la plus belle femme qu'il y eût dans toute la salle de San-Carlo. Cependant toute la salle rugissait et trépignait d'admiration, et elle seule, la reine de cette soirée, semblait m'étudier froidement et apercevoir en moi des défauts inappréciables à l'oeil vulgaire. C'était la muse du théâtre, c'était la sévère Melpomène en personne, avec son ovale régulier, son noir sourcil, son large front, ses cheveux d'ébène, son grand oeil brillant d'un sombre éclat sous un vaste orbite, et sa lèvre froide, dont le sourire n'adoucit jamais l'arc inflexible; tout cela cependant avec une admirable fleur de jeunesse et des formes riches de santé, de souplesse et d'élégance.

«Quelle est donc cette belle fille brune à l'oeil si froid? demandai-je dans l'entr'acte au comte Nasi, qui m'avait pris en grande amitié, et venait tous les soirs sur le théâtre pour causer avec moi.

– C'est la fille ou la nièce de la princesse Grimani, me répondit-il. Je ne la connais pas; car elle sort de je ne sais quel couvent, et sa mère ou sa tante est elle-même étrangère à nos contrées. Tout ce que je puis vous dire, c'est que le prince Grimani l'aime comme sa fille, qu'il la dotera bien, et que c'est un des plus beaux partis de l'Italie; ce qui n'empêche pas que je ne me mettrai pas sur les rangs.

– Et pourquoi?

– Parce qu'on la dit insolente et vaine, infatuée de sa naissance, et d'un caractère altier. J'aime si peu les femmes de cette trempe, que je ne veux seulement pas regarder celle-là lorsque je la rencontre. On dit qu'elle sera la reine des bals de l'hiver prochain, et que sa beauté est merveilleuse. Je n'en sais rien, je n'en veux rien savoir. Je ne puis souffrir non plus le Grimani: c'est un vrai hidalgo de comédie; et, s'il n'avait pas une belle fortune, et une jeune femme qu'on dit aimable, je ne sais qui pourrait se résoudre à l'ennui de sa conversation ou à la raideur glaciale de son hospitalité.

Pendant l'acte suivant, je regardai de temps en temps la loge d'avant-scène. Je n'étais plus préoccupé de l'idée que j'avais là des juges malveillants, puisque ces Grimani avaient l'habitude d'un maintien superbe même avec les gens qu'ils estimaient être de leur classe. Je regardai la jeune fille avec l'impartialité d'un sculpteur ou d'un peintre: elle me parut encore plus belle qu'au premier aspect. Le vieux Grimani, qui était avec elle sur le devant de la loge, avait une assez belle tête austère et froide. Ce couple guindé me parut échanger quelques monosyllabes d'heure en heure, et à la fin de l'opéra il se leva lentement et sortit sans attendre le ballet.

Le lendemain je retrouvai le vieillard et la jeune fille à la même place et dans la même attitude flegmatique; je ne les vis pas s'émouvoir une seule fois, et le prince Grimani dormit délicieusement pendant les derniers actes. La jeune personne me parut au contraire donner toute son attention au spectacle. Ses grands yeux étaient attachés sur moi comme ceux d'un spectre, et ce regard fixe, scrutateur et profond finit par m'être si gênant, que je l'évitai avec soin. Mais, comme si un mauvais sort eût été jeté sur moi, plus j'essayais d'en détourner mes yeux, plus ils s'obstinaient à rencontrer ceux de la magicienne. Il y eut dans ce mystérieux magnétisme quelque chose de si étrangement puissant, que j'en ressentis une terreur puérile et que je craignis de ne pouvoir achever la pièce. Jamais je n'avais éprouvé rien de semblable. Il y avait des instants où je m'imaginais reconnaître cette figure de marbre, et je me sentais prêt à lui adresser amicalement la parole. D'autres fois je croyais voir en elle mon ennemi, mon mauvais génie, et j'étais tenté de lui jeter de violents reproches.

La seconda donna vint ajouter à ce malaise vraiment maladif en me disant tout bas: «Lélio, prends garde à toi, tu vas attraper la fièvre. Il y a là une femme qui te donnera la jettatura6

J'avais cru fermement à la jettatura pendant la plus longue moitié de ma vie. Je n'y croyais plus; mais l'amour du merveilleux, qu'on ne déloge pas aisément d'une tête italienne et surtout de celle d'un enfant du peuple, m'avait jeté dans les rêveries les plus exagérées du magnétisme animal. C'était l'époque où ces belles fantaisies étaient en pleine floraison par le monde; Hoffmann écrivait ses Contes fantastiques, et le magnétisme était le pivot mystérieux sur lequel tournaient toutes les espérances de l'illuminisme. Soit que cette faiblesse se fût emparée de moi au point de me gouverner, soit qu'elle me surprît dans un moment où j'étais disposé à la maladie, je me sentis saisi de frissons, et je faillis m'évanouir en rentrant en scène. Ce misérable accablement fit enfin place à la colère, et dans un moment où je m'approchais de l'avant-scène avec la Checchina (cette seconda donna qui m'avait signalé le mauvais oeil), je lui dis, en lui désignant ma belle ennemie et de manière à n'être pas entendu par le public, ces mots parodiés d'une de nos plus belles tragédies:

Bella e stupida.

L'éclat de la colère monta au front de la signora. Elle fit un mouvement pour réveiller le prince Grimani, qui dormait de toute son âme; puis elle s'arrêta tout d'un coup, comme si elle eût changé d'avis, et resta les yeux toujours attachés sur moi, mais avec une expression de vengeance et de menace qui semblait dire: Tu t'en repentiras.

Le comte Nasi s'approcha de moi comme je quittais le théâtre après la représentation: «Lélio, me dit-il, vous êtes amoureux de la Grimani. – Suis-je donc ensorcelé, m'écriai-je, et d'où vient que je ne puis me débarrasser de cette apparition? – Et tu ne t'en débarrasseras pas de longtemps, pauvret, me dit la Checchina d'un air demi-naïf, demi-moqueur: cette Grimani, c'est le diable. Attends, ajouta-t-elle en me prenant le bras, je me connais en fièvre, et je gagerais… Corpo della Madona! s'écria-t-elle en pâlissant, tu as une fièvre terrible, mon pauvre Lélio!

– On a toujours la fièvre quand on joue et quand on chante de manière à la donner aux autres, dit le comte; venez souper avec moi, Lélio.»

Je refusai cette offre; j'étais malade en effet. Dans la nuit, j'eus une fièvre violente, et le lendemain je ne pus me lever. La Checchina vint s'installer à mon chevet, et ne me quitta pas tout le temps que je fus malade.

La Checchina était une fille de vingt ans, grande, forte, et d'une beauté un peu virile, quoique blanche et blonde. Elle était ma soeur et ma parente, c'est-à-dire qu'elle était de Chioggia comme moi. Comme moi, fille d'un pêcheur, elle avait longtemps employé sa force à battre, à coups de rames, les flots de l'Adriatique. Un amour sauvage de l'indépendance lui fit chercher dans la beauté de sa voix le moyen de s'assurer une profession libre et une vie nomade. Elle avait fui la maison paternelle et s'était mise à courir le monde à pied, chantant sur les places publiques. Le hasard me l'avait fait rencontrer à Milan, dans un hôtel garni où elle chantait devant la table d'hôte. A son accent je l'avais reconnue pour une Chioggiote; je l'avais interrogée; je m'étais rappelé l'avoir vue enfant; mais je m'étais bien gardé de me faire connaître d'elle pour un parent, et surtout pour ce Daniele Gemello qui avait quitté le pays un peu brusquement, à la suite d'un duel malheureux. Ce duel avait coûté la vie à un pauvre diable et le repos de bien des nuits à son meurtrier.

Permettez-moi de glisser rapidement sur ce fait, et de ne pas évoquer un souvenir amer durant notre placide veillée. Il me suffira de dire à Zorzi que le duel à coups de couteau était encore en pleine vigueur à Chioggia dans ma jeunesse, et que toute la population servait de témoin. On se battait en plein jour, sur la place publique, et on vengeait une injure par l'épreuve des armes, comme aux temps de la chevalerie. Le triste succès des miennes m'exila du pays; car le podestat n'était pas tolérant à cet égard, et les lois poursuivaient avec sévérité les restes de ces vieilles coutumes féroces. Ceci vous expliquera pourquoi j'avais toujours caché l'histoire de mes premières années, et pourquoi je courais le monde sous le nom de Lélio, faisant passer en secret de l'argent à ma famille, lui écrivant avec précaution, et ne lui révélant même pas quels étaient mes moyens d'existence, de crainte qu'en correspondant avec moi, elle ne s'attirât trop ouvertement l'inimitié des familles chioggiotes que la mort de mon agresseur avait plus ou moins irritées.

Mais comme un reste d'accent vénitien trahissait mon origine, je me donnais pour natif de Palestrina, et la Checchina avait pris l'habitude de m'appeler tour à tour son pays, son cousin et son compère.

Grâce à mes soins et à ma protection, la Checchina acquit rapidement un assez beau talent, et, à l'époque de ma vie dont je vous fais le récit, elle venait d'être engagée honorablement dans la troupe de San-Carlo.

C'était une étrange et excellente créature que cette Checchina: elle avait singulièrement gagné depuis le moment où je l'avais ramassée pour ainsi dire sur le pavé; mais il lui restait et il lui reste encore une certaine rusticité qu'elle ne perd pas toujours à point sur la scène, et qui fait d'elle la première actrice du monde dans les rôles de Zerlina. Dès lors elle avait corrigé beaucoup de l'ampleur de ses gestes et de la brusquerie de son intonation; mais elle en conservait encore assez pour être bien près du comique dans le pathétique. Cependant, comme elle avait de l'intelligence et de l'âme, elle s'élevait à une hauteur relative, dont le public ne pouvait pas lui savoir tout le gré qu'elle méritait. Les avis étaient partagés sur son compte, et un abbé disait qu'elle frisait le sublime et le bouffon de si près qu'entre les deux il ne lui restait plus assez de place pour ses grands bras.

Par malheur, la Checchina avait un travers dont ne sont pas exempts, du reste, les plus grands artistes. Elle ne se plaisait qu'aux rôles qui lui étaient défavorables, et, méprisant ceux où elle pouvait déployer sa verve, sa franchise et son allégresse pétulante, elle voulait absolument produire de grands effets dans la tragédie. En véritable villageoise, elle était enivrée de la richesse du costume, et s'imaginait réellement être reine quand elle portait le diadème et le manteau. Sa grande taille bien découplée, son allure dégagée et quasi martiale, faisaient d'elle une magnifique statue lorsqu'elle était immobile. Mais à chaque instant le geste exagéré trahissait la jeune barcarolle, et quand je voulais l'avertir en scène de se modérer, je lui disais tout bas: «Per Dio, non vogar! non siamo qui sull' Adriatico.»

Si la Checchina a été ma maîtresse, c'est ce qu'il vous importe peu de savoir, je présume; je puis affirmer seulement qu'elle ne l'était point à l'époque dont je vous entretiens, et que je ne devais ses soins affectueux qu'à la bonté de son coeur et à la fidélité de sa reconnaissance. Elle a toujours été pour moi une amie et une soeur dévouée, et s'exposa hardiment mainte fois à rompre avec ses amants les plus brillants, plutôt que de m'abandonner ou de me négliger quand ma santé ou mes intérêts réclamaient son zèle ou son concours.

Elle s'installa donc au pied de mon lit, et ne me quitta pas qu'elle ne m'eût guéri. Son assiduité auprès de moi contrariait bien un peu le comte Nasi, qui pourtant était mon ami sincère, et se fiait à ma parole, mais qui m'avouait à moi-même ce qu'il appelait sa misérable faiblesse. Lorsque j'exhortais la Checchina à ménager les susceptibilités involontaires de cet excellent jeune homme: «Laisse donc, me disait-elle, ne vois-tu pas qu'il faut l'habituer à respecter mon indépendance? Crois-tu que, quand je serai sa femme, je consentirai à abandonner mes amis du théâtre et à m'occuper de ce que les gens du monde penseront de moi? N'en crois rien, Lélio; je veux rester libre et n'obéir jamais qu'à la voix de mon coeur.» Elle se persuadait assez gratuitement que le comte était bien déterminé à l'épouser; et, à cet égard, elle avait, à un merveilleux degré, le don de se faire illusion sur la force des passions qu'elle inspirait: rien ne pouvait se comparer à sa confiance en face d'une promesse, si ce n'est sa philosophie insouciante et son détachement héroïque en face d'une déception.

Je souffris beaucoup: ma maladie faillit même prendre un caractère grave. Les médecins me trouvaient dans une disposition hypertrophique très-prononcée, et les vives douleurs que je ressentais au coeur, l'affluence du sang vers cet organe, nécessitèrent de nombreuses saignées. Le reste de cette saison fut donc perdu pour moi, et, dès que je fus convalescent, j'allai prendre du repos et respirer un air doux au pied des Apennins, vers Cafaggiolo, dans une belle villa que le comte possédait à quelques lieues de Florence. Il me promit de venir m'y rejoindre avec la Checchina, aussitôt que les représentations pour lesquelles elle était engagée lui permettraient de quitter Naples.

Quelques jours de cette charmante solitude me remirent assez bien pour qu'il me fût permis d'essayer, tantôt à cheval et tantôt à pied, d'assez longues promenades à travers les gorges étroites et les ravines pittoresques qui forment comme un premier degré aux masses imposantes de l'Apennin. Dans mes rêveries j'appelais cette région le proscenium de la grande montagne, et j'aimais à y chercher quelque amphithéâtre de collines ou quelque terrasse naturelle bien disposée pour m'y livrer tout seul et loin des regards à des élans de déclamation lyrique, auxquels répondaient les sonores échos ou le bruit mystérieux des eaux murmurantes fuyant sous les rochers.

Un jour je me trouvai, sans m'en apercevoir, vers la route de Florence. Elle traversait, comme un ruban éclatant de blancheur, des plaines verdoyantes doucement ondulées et semées de beaux jardins, de parcs touffus et d'élégantes villas. En cherchant à m'orienter, je m'arrêtai à la porte d'une de ces belles habitations. Cette porte se trouvait ouverte et laissait voir une allée de vieux arbres entrelacés mystérieusement. Sous cette voûte sombre et voluptueuse se promenait à pas lents une femme d'une taille élancée et d'une démarche si noble que je m'arrêtai pour la contempler et la suivre des yeux le plus longtemps possible. Comme elle s'éloignait sans paraître disposée à se retourner, il me prit une irrésistible fantaisie de voir ses traits, et j'y succombai sans trop me soucier de faire une inconvenance et de m'attirer une mortification. «Que sait-on, me disais-je, on trouve parfois dans notre doux pays des femmes si indulgentes!» Et puis je me disais que ma figure était trop connue pour qu'il me fût possible d'être jamais pris pour un voleur. Enfin, je comptais sur cette curiosité qu'on éprouve généralement à voir de près les manières et les traits d'un artiste un peu renommé.

Je m'aventurai donc dans l'allée couverte, et, marchant à grands pas, j'allais atteindre la promeneuse lorsque je vis venir à sa rencontre un jeune homme mis à la dernière mode et d'une jolie figure fade, qui m'aperçut avant que j'eusse le temps de m'enfoncer sous le taillis. J'étais à trois pas du noble couple. Le jeune homme s'arrêta devant la dame, lui offrit son bras, et lui dit en me regardant d'un air aussi surpris que possible pour un homme parfaitement cravaté:

«Ma chère cousine, quel est donc cet homme qui vous suit?»

La dame se retourna, et, à sa vue, j'éprouvai une émotion assez vive pour réveiller un instant mon mal. Mon coeur eut un tressaillement nerveux très-aigu en reconnaissant la jeune personne qui me regardait si étrangement de sa loge d'avant-scène, lors de l'invasion de ma maladie à Naples. Sa figure se colora légèrement, puis pâlit un peu. Mais aucun geste, aucune exclamation ne trahit son étonnement ou son indignation. Elle me toisa de la tête aux pieds avec un calme dédaigneux, et répondit avec une assurance inconcevable:

«Je ne le connais pas.»

Cette singulière assertion piqua ma curiosité. Il me sembla voir dans cette jeune fille un orgueil si bizarre et une dissimulation si consommée, que je me sentis entraîné tout d'un coup à risquer quelque folle aventure. Nous autres bohémiens, nous ne nous laissons pas beaucoup imposer par les usages du monde et par les lois de la convenance; nous n'avons pas grand'peur d'être repoussés de ces théâtres particuliers où le monde à son tour pose devant nous, et où nous sentons si bien la supériorité de l'artiste; car là, personne ne sait nous rendre les vives émotions que nous savons donner. Les salons nous ennuient et nous glacent, en retour de la chaleur et de la vie que nous y portons. J'abordai donc fièrement mes nobles hôtes, fort peu soucieux de la manière dont ils m'accueilleraient, et résolu à m'introduire dans la maison sous le premier prétexte venu.

Je saluai gravement, et me donnai pour un accordeur d'instruments qu'on avait envoyé chercher à Florence d'une maison de campagne dont j'affectai d'estropier le nom.

«Ce n'est point ici. Vous pouvez vous en aller,» me répondit sèchement la signora. Mais, en véritable fiancé, le cousin vint à mon aide.

«Chère cousine, dit-il, votre piano est tout à fait discord; si monsieur avait le temps d'y passer une heure, nous pourrions faire de la musique ce soir. Je vous en prie! Est-ce que vous n'y consentirez pas?»

La jeune Grimani eut un méchant sourire sur les lèvres en répondant:

«C'est comme il vous plaira, mon cousin.»

Veut-elle se divertir de moi ou de lui? pensai-je. Peut-être de tous les deux. Je m'inclinai légèrement en signe d'assentiment. Alors le cousin, avec une politesse nonchalante, me montra une porte de glace au bout de l'avenue, qui, s'abaissant en berceau, cachait la façade de la villa.

«Voyez, Monsieur, me dit-il, au fond du grand salon de compagnie, vous trouverez un salon d'étude. Le forté-piano est là. J'aurai l'honneur de vous revoir quand vous aurez fini.» Et, s'adressant à sa cousine: «Voulez-vous, lui dit-il, que nous allions jusqu'à la pièce d'eau?»

Je la vis encore sourire imperceptiblement, mais avec une joie concentrée de la mortification que j'éprouvais, tandis qu'elle me laissait aller d'un côté et continuait sa promenade en sens opposé, appuyée sur son gracieux et honorable cousin.

Ce n'est pas une chose bien difficile que d'accorder à peu près un piano, et, quoique je ne l'eusse jamais essayé, je m'en tirai assez bien; seulement j'y mis beaucoup plus de temps qu'il n'en eût fallu à une main expérimentée, et je voyais avec un peu d'impatience le soleil s'abaisser vers la cime des arbres; car je n'avais d'autre prétexte, pour revoir ma singulière héroïne, que de lui faire essayer le piano lorsqu'il serait d'accord. Je me hâtais donc assez maladroitement, lorsqu'au milieu du monotone carillon dont je m'étourdissais, je levai la tête et vis la signora devant moi, à demi tournée vers la cheminée, mais m'observant dans la glace avec une malicieuse attention. Rencontrer son oblique regard et l'éviter fut l'affaire d'une seconde. Je continuai ma besogne avec le plus grand sang-froid, résolu à mon tour d'observer l'ennemi et de le voir venir.

La Grimani (je continuai à lui donner ce nom en moi-même, ne lui en connaissant pas d'autres) feignit d'arranger avec beaucoup de soin des fleurs dans les vases de la cheminée; puis elle dérangea un fauteuil, le remit à la place d'où elle venait de l'ôter, laissa tomber son éventail, le ramassa avec un grand frôlement de robe, ouvrit une fenêtre qu'elle referma aussitôt, et, voyant que j'étais décidé à ne m'apercevoir de rien, elle prit le parti de laisser tomber un tabouret sur le bout de son joli petit pied et de faire une exclamation douloureuse. Je fus assez sot pour laisser brusquement tomber la clef à marteau sur les cordes métalliques, qui exhalèrent un gémissement lamentable. La signora frissonna, haussa les épaules, et, reprenant tout d'un coup son sang-froid, comme si nous eussions joué une scène de parodie, elle me regarda fixement en disant: «Cosa, signore?

– J'ai cru que Votre Seigneurie me parlait,» répondis-je avec la même tranquillité, et je me remis à l'ouvrage. Elle resta debout au milieu de la chambre, comme pétrifiée d'étonnement devant tant d'audace, ou comme frappée d'une incertitude subite sur mon identité avec le personnage qu'elle avait cru reconnaître. Enfin, elle s'impatienta et me demanda presque grossièrement si j'avais bientôt fini.

«Oh! mon Dieu, non! signora, lui répondis-je, car voici une corde cassée.» En même temps, je tournai brusquement la clef sur la cheville que je serrais, et je fis sauter la corde. «Il me semble, reprit-elle, que ce piano vous donne beaucoup de peine. – Beaucoup, repris-je, toutes les cordes cassent.» Et j'en fis sauter une seconde. «C'est comme un fait exprès, s'écria-t-elle. – Oui, en vérité, repris-je encore, c'est un fait exprès.» Le cousin entra dans cet instant, et, pour le saluer, je fis sauter une troisième corde. C'était une des dernières basses; elle fit une détonation épouvantable. Le cousin, qui ne s'y attendait point, fit un pas en arrière, et la signora partit d'un éclat de rire. Ce rire me parut étrange. Il n'allait ni à sa figure, ni à son maintien; il avait quelque chose d'âpre et de saccadé, qui déconcerta le cousin, si bien que j'en eus presque pitié. «Je crains bien, dit la signora lorsque la fin de cette crise nerveuse lui permit de parler, que nous ne puissions pas faire de musique ce soir. Ce pauvre vieux cembalo est ensorcelé, toutes les cordes cassent. C'est un fait surnaturel, je vous assure, Hector; il suffit de les regarder pour qu'elles se tordent et se brisent avec un bruit affreux.» Puis elle recommença à rire aux éclats sans que sa figure en reçût le moindre enjouement. Le cousin se mit à rire par obéissance, et fut tout à coup interrompu par ces mots de la signora: «Mon Dieu! mon cousin, ne riez donc pas; vous n'en avez pas la moindre envie.»

Le cousin me parut très-habitué à être raillé et tourmenté. Mais il fut blessé sans doute que la chose se passât devant moi; car il dit d'un ton fâché: «Et pourquoi donc, cousine, n'aurais-je pas envie de rire aussi bien que vous? – Parce que je vous dis que cela n'est pas, répondit la signora. Mais, dites-moi donc, Hector, ajouta-t-elle sans se soucier de la bizarrerie de la transition, avez-vous été à San-Carlo cette année? – Non, ma cousine. – En ce cas, vous n'avez pas entendu le fameux Lélio?»

Elle prononça ces derniers mots avec emphase; mais elle n'eut pas l'impudence de me regarder tout de suite après, et j'eus le temps de réprimer le tressaillement que me causa ce coup de pierre au beau milieu du visage.

«Je ne l'ai ni entendu, ni vu, dit le naïf cousin, mais j'en ai beaucoup ouï parler. C'est un grand artiste, à ce qu'on assure.

– Très-grand, repartit la Grimani, plus grand que vous de toute la tête. Tenez! il est de la taille de monsieur… Le connaissez-vous, Monsieur? ajouta-t-elle en se tournant vers moi. – Je le connais beaucoup, signora, répondis-je d'un ton acerbe; c'est un très-beau garçon, un très-grand comédien, un admirable chanteur, un causeur très-spirituel, un aventurier hardi et facétieux, et de plus intrépide duelliste, ce qui ne gâte rien.»

La signora regarda son cousin, et me regarda ensuite d'un air insouciant comme pour me dire: «Peu m'importe.» Puis elle éclata de nouveau d'un rire inextinguible, qui n'avait rien de naturel et qui ne se communiqua ni au cousin ni à moi. Je me remis à poursuivre la dominante sur le clavier, et le signor Ettore piétina avec impatience, et fit crier ses bottes neuves sur le parquet, comme un homme fort mécontent de la conversation qui s'établissait si cavalièrement entre un ouvrier de mon espèce et sa noble fiancée.

«Ah çà! mon cousin, n'allez pas croire ce que monsieur vous dit de Lélio, reprit brusquement la signora en interrompant son rire convulsif. Quant à la grande beauté du personnage, je n'y saurais contredire: car je ne l'ai pas regardé; et d'ailleurs, sous le fard, sous les faux cheveux et les fausses moustaches, un acteur peut toujours sembler jeune et beau. Mais quant à être un admirable chanteur et un bon comédien, je le nie. Il chante faux d'abord, et ensuite il joue détestablement. Sa déclamation est emphatique, son geste vulgaire, l'expression de ses traits guindée. Quand il pleure, il grimace; quand il menace, il hurle; quand il est majestueux, il est ennuyeux; et, dans ses meilleurs moments, c'est-à-dire lorsqu'il se tient coi et ne dit mot, on peut lui appliquer le refrain de la chanson:

Brutto è quanto stupido.

Je suis fâchée de n'être pas de l'avis de monsieur; mais je suis de l'avis du public, moi! Ce n'est pas ma faute si Lélio n'a pas eu le moindre succès à San-Carlo, et je ne vous conseille pas, mon cousin, de faire le voyage de Naples pour le voir.»

Ayant reçu cette cinglante leçon, je faillis un instant perdre la tête et chercher querelle au cousin pour punir la signora; mais le digne garçon ne m'en laissa pas le temps. «Voilà bien les femmes! s'écria-t-il, et surtout voilà bien vos inconcevables caprices, ma cousine! Il n'y a pas plus de trois jours, vous me disiez que Lélio était le plus bel acteur et le plus inimitable chanteur de toute l'Italie. Sans doute, vous me direz demain le contraire de ce que vous dites aujourd'hui, sauf à revenir après-demain… – Demain et après, et tous les jours de ma vie, cher cousin, interrompit précipitamment la signora, je dirai que vous êtes un fou et Lélio un sot. – Brava, signora, reprit le cousin à demi-voix en lui offrant son bras pour sortir du salon; on est un fou quand on vous aime et un sot quand on vous déplaît. – Avant que Vos Seigneuries se retirent, dis-je alors sans trahir la moindre émotion, je leur ferai observer que ce piano est en trop mauvais état pour que je puisse le réparer entièrement aujourd'hui. Je suis forcé de me retirer; mais, si Vos Seigneuries le désirent, je reviendrai demain. – Certainement, Monsieur, répondit le cousin avec une courtoisie protectrice et se retournant à demi vers moi; vous nous obligerez si vous revenez demain.» La Grimani, l'arrêtant d'un geste brusque et vigoureux, le força de se retourner tout à fait, resta immobile appuyée sur son bras, et me toisant d'un air de défi: «Monsieur reviendra demain? dit-elle en me voyant fermer le piano et prendre mon chapeau. – Je n'y manquerai certainement pas,» répondis-je en la saluant jusqu'à terre. Elle continua à tenir son cousin immobile à l'entrée de la salle, jusqu'à ce que, forcé de passer devant eux pour me retirer, je les saluai de nouveau en regardant cette fois ma Bradamante avec une assurance digne de la lutte qui s'engageait. Une étincelle de courage jaillit de son regard. J'y lus clairement que mon audace ne lui déplaisait pas, et que la lice ne me serait pas fermée.

Aussi je fus à mon poste le lendemain avant midi, et je trouvai l'héroïne au sien, assise au piano et frappant les touches muettes ou grinçantes avec une impassibilité admirable, comme si elle eût voulu me prouver par cette diabolique symphonie la haine et le mépris qu'elle avait pour la musique.

6.Le regard du mauvais oeil. C'est une superstition répandue dans toute l'Italie. A Naples, on porte des talismans en corail pour s'en préserver.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
27 eylül 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 4,5, 2 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 5, 1 oylamaya göre
Metin
Ortalama puan 0, 0 oylamaya göre