Kitabı oku: «Le secrétaire intime», sayfa 14
On le fit entrer au palais par de petits escaliers. Il se flatta alors qu'on allait le reconduire à son appartement, et l'y tenir prisonnier jusqu'à son explication avec Quintilia. Il en tirait un bon augure; mais, à sa grande surprise, on le fit entrer dans les appartements de la princesse, et le professeur, l'ayant accompagné jusqu'au cabinet de travail, lui remit une petite clé en lui disant:
«Veuillez ouvrir le coffre de sandal et prendre connaissance des papiers qu'il contient.
Puis il le salua profondément, et sortit après l'avoir enfermé à double tour dans le cabinet. Saint-Julien jeta la clé par terre avec dépit.
– Et que m'importe à présent? s'écria-t-il. Qu'ai-je besoin de vous respecter, si vous ne songez plus avec moi qu'à vous faire craindre! Ô Quintilia! votre orgueil m'a perdu! Pourquoi m'avez-vous traité comme un ancien ami, moi qui ne vous connaissais pas? Max mérite tout votre amour par sa confiance; mais à quel autre avez-vous donné le droit de croire ainsi en vous sans être ridicule? Hélas! il eût fallu vous deviner!.. Vous avez été trop exigeante, en vérité; mais vous deviez vous douter de l'affection qui, en dépit de mes soupçons, vivait toujours au fond de mon cœur! Cette haine, cette soif de vengeance, cette folie qui m'a porté au crime, n'étaient-ce pas les conséquences d'une passion violente?.. Suis-je seul ici? n'êtes-vous pas cachée derrière une cloison pour voir et entendre ce que je fais? Quintilia, m'écoutez-vous? Eh bien! écoutez-moi, écoutez-moi, je suis un misérable!.. Je suis au désespoir!..»
Julien n'en put dire davantage; il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes. Aucun bruit, aucun mouvement ne répondit à ses sanglots. Seul dans la demi-clarté que jetait la lampe d'albâtre, il promenait ses regards mornes sur ce cabinet qui lui rappelait de si heureux jours. C'est là qu'il avait passé le seul beau temps de sa vie. C'est là que pendant six mois il s'était abandonné aux douceurs d'une amitié si sainte et d'une admiration si fervente. Mais combien de souffrances et d'agitations! quel siècle de peines et d'événements le séparait déjà de cet heureux souvenir! Combien d'injures, de colères et d'injustices s'étaient accumulées sur sa conscience depuis un mois, un mois fatal, plus rempli à lui seul de soucis et de tergiversations que toutes les années de sa vie! «Mais que lui dirai-je pour m'excuser? pensait-il. Comment pourrai-je lui faire oublier la plus grossière insulte qu'un homme puisse faire à une femme de cœur?..»
Dans ses perplexités, il lui vint à l'esprit de se conformer aux ordres de Quintilia en lisant les papiers renfermés dans le coffre. Peut-être y trouverait-il une lettre de la princesse pour lui, et cette idée le fit tressaillir d'impatience. Il courut au coffre et prit connaissance de toutes les lettres qu'il contenait. Il ne s'y trouvait pas une ligne pour lui.
XXIII
Le biographe de la princesse Quintilia, qui nous a transmis les documents relatifs au chevalier Max, n'a jamais pu nous fournir de renseignements précis sur les papiers qu'elle conservait dans son secrétaire. Saint-Julien ne s'est point expliqué à cet égard. Il a dit seulement quelle impression avait produite sur lui cette lecture. Tout nous porte à croire que c'était une collection de lettres autographes adressées à la princesse. Saint-Julien reconnut dans plusieurs de ces lettres l'écriture de Lucioli, avec laquelle il avait eu souvent l'occasion de se familiariser.
Quand il eut refermé le secrétaire, il cacha son visage dans ses mains et resta absorbé dans ses pensées. Puis il le rouvrit et écrivit à la princesse ce qui suit:
«Un témoignage manquait à ceux-ci, et je vais vous le fournir de bonne grâce. À genoux dans votre appartement, seul, et le cœur brisé de remords, je déclare que j'ai été infâme envers vous, que j'ai payé vos bienfaits de la plus noire ingratitude. Il me serait facile de faire comme tous ceux dont l'écriture compose ce recueil, c'est-à-dire de me soumettre à une disgrâce méritée, et de me consoler en disant tout bas à l'oreille de tout le monde que j'ai été votre amant. Tous ceux-là l'ont dit, sans s'inquiéter des preuves du contraire qu'ils vous laissaient entre les mains. Ils savaient bien que vous répugneriez à vous en servir, que vous étiez au-dessus du soupçon dans l'esprit de quelques-uns, et que vous ne feriez pas assez de cas des autres pour vous disculper auprès d'eux. Ainsi, ils vous ont impunément calomniée, et ils ont eu le monde pour les croire, pour les féliciter ou les plaindre aux dépens de votre honneur. J'ai été plus criminel qu'eux tous; mais je ne serai pas vil. Je ne répondrai pas par un lâche sourire à ceux qui me demanderont ce qui s'est passé entre vous et moi pendant six mois de tête-à-tête. Je leur dirai: «Allez demander à Quintilia quel témoignage de ma gloire elle a entre les mains. Recevez-le, ce témoignage, Madame, comme une expiation de mon forfait, comme le cri d'une conscience déchirée. Vous m'aviez accordé la chaste protection d'une sœur, et je vous en ai récompensée par l'insulte et l'outrage. Je mérite tous les châtiments que vous voudrez m'infliger; mais je ne crois pas qu'il en existe un plus humiliant et plus atroce que celui que je m'inflige moi-même en signant cet écrit: Louis De Saint-Julien.»
Louis, ayant posé ce papier sur les autres, ferma le coffre de sandal et se promena dans la chambre avec agitation. Le hamac suspendu au milieu, la lampe blême et triste, l'éventail de plumes de paon oublié à terre à côté d'une pantoufle brodée d'argent, un reste de parfum répandu dans l'air, minuit qui sonnait à l'horloge du palais, tout rappelait à Saint-Julien le moment fatal où son erreur l'avait porté à une tentative odieuse. Avec ses remords et son désespoir, son amour se rallumait plus profond et plus grave. Il se jeta à genoux auprès du hamac, et baisa la pantoufle comme une relique; puis il recommença à parler avec véhémence.
«N'y a-t-il personne ici pour me plaindre? s'écria-t-il; car je suis encore plus malheureux que coupable. Oh! voyez, voyez mes larmes; croyez-vous qu'elles ne soient pas sincères? Quintilia, si vous m'entendez, prenez pitié de moi! Gina, Gina, n'êtes-vous pas là quelque part? ne voulez-vous pas intercéder pour moi? Vous êtes bonne, vous! Et vous, Max! vous qui êtes heureux, ne serez-vous pas généreux avec moi, ne me pardonnerez-vous pas, pour qu'elle me pardonne, votre Quintilia, votre femme? Ah! je l'aime! oui, je l'aime avec passion; mais je vous aime aussi et je ne suis pas jaloux; je souffre, je pleure, voilà tout… Vous ne pouvez pas m'en vouloir, vous savez que j'étais fou; vous avez vu ce que je souffrais, vous étiez mon ami alors! ne l'êtes-vous plus? Spark, où êtes-vous? J'espère en vous! Qu'on me dise où est Spark, cet homme si bon et si vrai! qu'on me laisse aller vers lui; Spark! Spark!»
Las de secouer la porte inflexible et d'invoquer les murailles silencieuses, Julien se laissa tomber épuisé auprès de la fenêtre entr'ouverte. Il y avait encore bal cette nuit-là. Une apparente réconciliation ayant eu lieu entre la princesse et M. de Gurck, cette fête devait clore le mois consacré aux plaisirs. Saint-Julien vit le grand corps de bâtiment qui donnait sur la Célina resplendissant de lumières; les sons de l'orchestre arrivaient jusqu'à lui, et, de l'aile obscure où il se trouvait alors, il pouvait voir passer et repasser devant les vastes fenêtres de la salle de danse les robes brillantes et les têtes empanachées. Deux ou trois fois il lui sembla reconnaître le costume grec que la princesse portait souvent. La vue de cette fête insouciante aigrit tellement sa douleur, qu'il résolut de sortir de son inaction, dût-il briser les portes.
Mais la consigne venait apparemment d'être levée; car la première porte qu'il toucha n'offrit plus aucune résistance, et il se trouva seul dans les corridors faiblement éclairés. Il courut au hasard, rencontra des figures qu'il vit à peine, essaya de pénétrer dans le bal, et fut repoussé parce qu'il n'était pas en toilette. Alors il descendit précipitamment le grand escalier, et s'arrêta en voyant la Ginetta sur la dernière marche. Elle avait un costume éblouissant, et, gracieusement appuyée sur un grand vase de jaspe rempli de lis jaunes, elle écoutait, en jouant avec son éventail, les fadeurs de cinq ou six hommes.
Julien, pâle, les cheveux et les vêtements en désordre, s'élança au milieu de ce groupe, et, s'adressant à Gina, lui dit avec agitation: «Mademoiselle, ayez la bonté de m'accorder un instant…» Mais la Gina, l'ayant regardé d'un air froid et dédaigneux, passa son bras sous celui d'un des cavaliers qui l'entouraient, et s'éloigna sans lui répondre, en murmurant à demi-voix quelques paroles; il crut entendre le mot de matto accolé à son nom. Les jeunes gens qui s'en allaient avec elle se retournèrent plusieurs fois pour regarder Julien. Indigné de ces manières insultantes, il n'osait pourtant en demander raison; car l'idée que sa folie était le sujet de toutes les conversations, et qu'il ne pouvait plus faire un pas sans être traité avec ironie ou avec mépris, l'écrasait de honte et de crainte. Il se sentait défaillir; mais, rassemblant toutes ses forces, il se mit à courir dans le jardin, espérant trouver quelqu'un qui le prendrait en pitié. Le jardin lui sembla d'abord presque désert. Bientôt il s'aperçut que des groupes inquiets et curieux se répandaient dans les endroits sombres, et particulièrement vers la partie où était situé le pavillon. Alors il se rappela que la princesse devait y conduire le duc de Gurck pour le mettre en présence de Max, et il se décida à demander à la première personne qu'il rencontra si la princesse était toujours dans la salle de bal. Le personnage auquel il s'adressa n'était rien autre que le gracieux Lucioli. En le reconnaissant, Julien, qui l'avait toujours détesté, fut prêt à lui tourner le dos sans attendre sa réponse. Mais, au lieu de l'air insolent que Lucioli prenait ordinairement de préférence avec Julien, il lui présenta la main et s'informa de sa santé avec beaucoup de courtoisie. «La signora Gina nous a dit que depuis trois jours vous étiez au lit avec la fièvre, et, à voir votre pâleur, je croirais assez que vous n'êtes pas guéri.»
– Voulez-vous me faire jouer la scène de Basile chez Bartholo dit Julien avec aigreur. N'allez-vous pas dire que je sens la fièvre? Dites-moi, de grâce, si la princesse est au bal?
– Elle vient de sortir, mon cher monsieur, et vous devinez avec qui?
– Non, en vérité!
– Avec quel autre que le favori du jour, le duc de Gurck?
– Vraiment? dit Julien d'un ton moqueur et méprisant, dont Lucioli ne se fit pas l'application.
– Que voulez-vous, mon cher comte! reprit-il en baissant la voix; la faveur des princes et surtout celle des princesses, est un brillant météore qui ne fait que luire et s'effacer. Nos yeux ont vu cette lumière, et ils l'ont perdue, n'est-il pas vrai? Vous et moi, heureux hier, disgraciés aujourd'hui, nous pourrions prédire à Gurck ce qui lui arrivera demain; mais qu'importe? Ne faut-il pas que chacun ait part aux rayons du soleil? Mais vous prenez les choses trop au sérieux, mon cher comte; vous êtes défait comme un spectre. Eh! que diable! regardez-moi, mon cher, on ne meurt pas de ces choses-là.
Saint-Julien venait de voir apparemment dans les papiers de la princesse des documents très-contraires à cette prétention de Lucioli; car il fut indigné de son impudence, au point de se demander s'il ne ferait pas bien de le souffleter. Mais, en se rappelant sa propre conduite, il fut accablé de l'idée qu'il était encore plus coupable, et il se contenta de lui tourner le dos.
À quelques pas de là, il vit un groupe d'Autrichiens, et s'y mêla dans l'obscurité.
«Je vous dis que nous voici au dénouement, disait l'un d'eux en mauvais français; la petite princesse s'humanise avec nous; il était temps, l'opinion se révoltait contre elle dans sa propre cour; M. de Shrabb avait pris des mesures pour qu'on ne parlât pas d'autre chose depuis huit jours; le scandale grondait sourdement, et il l'aurait fait éclater si la princesse n'eût entendu raison et promis une satisfaction complète au duc. – Mais, dit un autre interlocuteur, fera-t-elle apparaître Max dans un miroir magique? Le professeur Cantharide aura-t-il le pouvoir de dire à Lazare: Levez-vous? – Et si le mort ne ressuscite pas, dit un troisième, en quoi consistera la satisfaction promise à M. de Gurck?»
Un gros rire mal étouffé accueillit cette question et résuma toutes les réponses.
Saint-Julien, saisi de dégoût, mais toujours sous le coup du découragement et du remords, se dirigea vers la grande salle de verdure où le feu d'artifice se préparait et où presque toute la cour était déjà rassemblée. Une agitation qui n'était pas ordinaire, semblait régner dans les esprits. Julien comprit, à quelques paroles saisies de côté et d'autre, qu'on attendait avec anxiété le résultat de la conférence du pavillon, et que personne ne croyait à l'existence de Max. Les plus insolents dans leurs commentaires étaient ceux dont Julien venait d'apprécier au juste le véritable crédit auprès de la princesse en feuilletant les papiers du coffre de sandal.
Tout à coup une figure nouvelle à la cour, mais que Saint-Julien se souvint confusément d'avoir vue ailleurs, vint à lui, et lui demanda avec empressement un mot d'entretien particulier.
«Qui êtes-vous? lui dit Julien vivement en le suivant à l'écart. Je vous ai vu… Oui, c'est vous! Vous êtes Charles de Dortan!
– Silence! lui dit le voyageur pâle d'un air mystérieux. Si mon nom allait jusqu'aux oreilles de la princesse, elle me ferait peut-être chasser.
– Que venez-vous donc faire ici?
– Parlons bas, je vous en prie. Lorsque je vous rencontrai à Avignon, j'allais aussi en Italie. Me trouvant à Venise et entendant vanter en plusieurs endroits les talents et la beauté de la princesse Cavalcanti, l'amour, le dépit, l'espoir, que sais-je!.. enfin, je suis venu ici, et, à la faveur d'un costume brillant et d'un faux nom, j'en ai imposé au maître des cérémonies lui-même. Je me suis glissé jusqu'ici; mais j'y suis fort mal à l'aise, n'y étant connu de personne. Je crains que mon isolement dans cette foule ne me fasse suspecter. Ayez la bonté de marcher avec moi jusqu'à ce que la princesse paraisse. Alors je risquerai mon sort.
– Quel que soit votre projet, répondit froidement Julien, je le crois absurde, d'autant plus que vous ne connaissez pas la princesse, et que votre aventure avec elle est un rêve ou un roman.
– Que signifie le ton que vous prenez? dit Dortan avec colère; au lieu de me rendre service, voulez-vous m'insulter?
– Vous n'êtes qu'un horloger, dit Saint-Julien en levant les épaules.
– Un horloger, moi! s'écria Dortan stupéfait. J'ai bien entendu dire tout à l'heure à une dame que vous aviez une fièvre cérébrale; je vois que vous avez le délire.
– Le délire! non, mordieu! reprit Saint-Julien. Voyons, qui êtes-vous? D'où connaissez-vous la princesse? donnez-moi votre parole d'honneur… Oui, vous avez raison, je crois que je perds la tête.»
Ils s'assirent sur un banc. Là Julien, ayant gardé un instant le silence et réfléchi à cette singulière rencontre, fut saisi d'une étrange idée. Fatigué du rôle pénible qu'il jouait vis à vis de lui-même, il chercha à se persuader qu'il n'était pas si coupable; que Quintilia venait de le jouer de nouveau, et que l'arrivée de Dortan était une circonstance fatale, une prévision de la destinée pour le retirer de l'abîme où il allait rouler encore une fois. Sa méfiance innée se réveilla avec toutes ses objections. Au fait, l'histoire de la montre n'avait jamais été expliquée. Il se pouvait que la princesse aimât son mari et le préférât à ses amants; mais il se pouvait aussi qu'elle se permît parfois certaines distractions, surtout dans le mystère et l'impunité. Avec le caractère de Spark cela était si facile!
Cette idée, confusément développée dans son cerveau, le porta à faire mille questions à Dortan. Les réponses de celui-ci avaient un tel caractère de vérité, que Saint-Julien ne savait plus à quoi s'arrêter.
«Mais enfin, lui dit-il, pourquoi ne lui parlâtes-vous pas vous-même à Avignon lorsque vous la vîtes monter en voiture?
– Je la vis, je la reconnus fort bien; c'est elle, je n'en puis douter; mais elle me regardait d'un air si étonné, elle affectait si admirablement de ne m'avoir jamais vu, que je me troublai, et la crainte de parler sottement m'empêcha de parler…»
Tout à coup Dortan fit un cri, se leva et se rassit précipitamment, et, saisissant le bras de Julien, dit d'une voix étouffée:
«La voilà, c'est elle! oui, c'est elle!..
– Où donc? s'écria Saint-Julien, ému lui-même, et cherchant des yeux avec anxiété.
– Quoi! vous ne la voyez pas? dit Dortan baissant la voix de plus en plus. Ici, tout près de nous, cette belle reine en robe de satin de Perse!
– Qui? celle dont un freluquet ramasse l'éventail?
– Eh! sans doute.
– C'est là votre dame du bal masqué, votre conquête d'une nuit, votre princesse Quintilia?
– Oui, sur mon honneur!
– Eh! mon cher, dit Saint-Julien en se levant pour s'en aller, vous vous êtes un peu trompé: c'est la Gina, la Ginetta, la suivante, la confidente, la camériste, comme vous voudrez…
– Est-il possible? dit Dortan avec consternation; ne me trompez-vous pas?
– Allez, mon cher, abordez-la sans crainte, et comptez que la chose vaut mieux ainsi pour vous. C'est une aimable personne et nullement prude. Vous avez cru charmer une princesse, vous n'avez eu affaire qu'à la soubrette. C'est une conquête un peu moins glorieuse, mais plus certaine; profitez-en si le cœur vous en dit.»
Il s'éloigna précipitamment et plus honteux que jamais de ses méfiances toujours renaissantes; il remercia Dieu d'avoir vaincu la dernière, et se dirigea vers le pavillon, décidé à mériter sa grâce par le plus fervent repentir.
XXIV
Il en approcha sans obstacle; mais lorsqu'il voulut franchir l'enceinte du parterre qui l'entourait, des sentinelles posées de distance en distance lui ordonnèrent de passer au large. Comme il semblait résister à cet ordre, il fut couché en joue par un garde de service, et forcé d'attendre dans l'allée. Au bout de quelques instants les sentinelles, se repliant sur cette partie du parc, le forcèrent à reculer sous la futaie. Ce ne fut donc que de loin que Saint-Julien aperçut la princesse; elle marchait seule, et les paillettes de son costume brillaient dans la nuit comme des étincelles mystérieuses. Il fit de vains efforts pour arriver jusqu'à elle; il ne put la rejoindre qu'à l'entrée de la salle de verdure, et aussitôt elle fut entourée de tant de monde, qu'il fut impossible à Julien d'en espérer un regard. Il attendit vainement la fin du feu d'artifice; aucun moment favorable ne se présenta. Il vit Dortan, qui semblait avoir été assez bien accueilli par la Ginetta. Un magicien fut introduit et s'offrit pour dire la bonne aventure. La princesse lui tendit sa main la première, et tous s'empressant à son exemple, le magicien, qui, au milieu de son patois étrange, semblait être un homme spirituel et sensé, distribua à chacun sa part d'éloges et de railleries avec autant de justice que les convenances le permirent. Saint-Julien s'approcha, et, malgré la grande barbe et les sourcils postiches du nécromant, il reconnut Max, qui s'amusait aux dépens de toute la cour, et particulièrement du duc de Gurck. Celui-ci, quoique charmant comme à l'ordinaire, semblait quelquefois singulièrement embarrassé auprès de la princesse. Son trouble augmenta à certaines paroles que lui adressa le magicien, et qui semblèrent n'offrir aucun sens aux autres personnes. Enfin la princesse donna le signal, et on rentra au palais pour le souper. Là Julien fut arrêté par l'abbé Scipione, qui lui dit: «Monsieur, vous vous êtes promené dans les jardins, c'est fort bien, je n'avais aucun ordre pour en empêcher; mais je suis forcé de vous faire observer que votre toilette, plus que négligée, vous interdit l'accès du bal. Son Altesse nous a fait part du mauvais état de votre santé, et nous en sommes vivement touchés; mais cela ne vous autorise point à enfreindre l'étiquette.»
Saint-Julien se rendit à ces objections, et, tirant un bon augure de l'explication que Quintilia avait donnée à tout le monde de son absence, il se retira dans sa chambre et attendit la fin du bal pour lui demander un instant d'entretien. Lorsque le moment fut venu, il adressa sa demande par un valet de service; mais il lui fut répondu que la princesse ne donnait pas d'audience à pareille heure.
L'idée vint alors à Saint-Julien d'aller trouver Spark, qui devait être rentré à sa petite maison du faubourg. Il descendit; et comme il traversait les jardins avec la foule qui se retirait, il entendit annoncer le départ de Gurck et de Shrabb pour le lendemain matin. Il se glissa dans les groupes et surprit divers commentaires.
«Oh! disaient les uns, allons-nous avoir la guerre?
– Non, répondaient les autres. On a entendu M. de Gurck dire à M. de Shrabb qu'il était pleinement satisfait et qu'il n'avait plus rien à faire ici.
– C'est bien là le trait d'un Lovelace comme Gurck!
– Et pourquoi? Il paraît que Max est retrouvé, que Gurck l'a vu, lui a parlé…
– Allons donc! allons donc! allez conter de pareilles folies aux vieilles femmes du faubourg! Est-ce qu'on retrouve ainsi du jour au lendemain un homme perdu depuis quinze ans?
– Il est vrai qu'on peut trouver un imposteur qui, pour quelque argent, au moyen d'une ressemblance et de faux papiers…
– Bah! on ne se donne pas tant de peine, dit à voix basse le marquis de Lucioli en regardant Julien d'un air d'intelligence. On ouvre la porte du pavillon au duc de Gurck et on s'explique. Quel est donc l'homme qui, en pareille circonstance, ne se déclarerait pas satisfait? Vous connaissez le pavillon, monsieur le comte?
– Pas plus que vous, monsieur le marquis, répondit Julien d'un ton sec.»
Il courut à la maison de Spark. Il y entra sans effort; elle était déserte; il y attendit le jour. Spark ne revint pas. Accablé de fatigue, il prit le parti d'aller louer une chambre dans une auberge. Quand il se fut un peu reposé, il courut au palais et se rendit à son appartement. Il y trouva l'abbé Scipione, qui le reçut avec politesse et lui dit: «Vous me voyez empressé à mettre en ordre vos effets afin de les emballer et de les faire transporter au lieu que vous m'indiquerez. Son Altesse nous a fait savoir que des événements survenus dans votre famille vous forçaient à nous quitter. Vous m'en voyez pénétré de regret et occupé à m'installer dans cet appartement; car la volonté de notre très-gracieuse souveraine est de me faire reprendre les fonctions de secrétaire intime que j'occupais avant Votre Excellence.»
Saint-Julien, trop orgueilleux pour montrer sa douleur, indiqua à l'abbé l'auberge où il s'était installé provisoirement, et fit demander la Ginetta; celle-ci lui fit répondre qu'elle était malade. Il demanda directement audience à la princesse; elle fit répondre qu'elle n'avait pas le temps. Son refus fut accompagné cependant d'une phrase polie, mais glaciale.
Saint-Julien retourna au faubourg et vit le menuisier propriétaire de la maison de Spark. Il apprit de lui que le jeune Allemand était parti et ne reviendrait que dans quelques mois.
Julien résolut d'attendre quelques jours avant de faire de nouvelles tentatives pour obtenir sa grâce. Il resta tristement à l'auberge, attendant d'heure en heure un message de la cour. Enfin il se décida à retourner au palais. Les personnes qui le rencontrèrent l'abordèrent poliment, mais lui témoignèrent une extrême surprise de ce qu'il n'était point encore parti. Il essaya de pénétrer jusqu'à la princesse; mais ce fut impossible, et pendant trois jours ses demandes furent repoussées avec une politesse et une indifférence aussi cruelles l'une que l'autre.
Le soir du troisième jour il s'avisa d'aller trouver maître Cantharide et de s'humilier jusqu'à le prier d'intercéder pour lui.
«J'ignore absolument, lui répondit le professeur, les raisons de la conduite de Son Altesse à votre égard. J'ai exécuté ponctuellement ses ordres sans en savoir et sans en chercher le motif. Si vous me demandez des explications, vous tombez donc bien mal; mais si vous me demandez un conseil d'ami, voici celui que je vous donne: Partez, et n'espérez pas fléchir Son Altesse; elle n'est jamais revenue sur un arrêt semblable. Autant elle a de peine à employer la rigueur, autant il lui est impossible de pardonner quand elle s'est décidée à punir. Les émoluments de votre place vous ayant été remis exactement chaque mois, la princesse ne vous fera pas l'affront de vous remettre, comme à M. de Stratigopoli, des présents que vous refuseriez. Elle vous congédie simplement, et désire sans doute qu'il n'y ait aucune humiliation extérieure pour vous dans votre renvoi, puisqu'elle n'a fait entendre aucune expression de mécontentement contre vous, et qu'elle n'a donné aucun ordre public qui vous force à sortir de ses États. Mais croyez-moi, sortez-en avant que vos vaines supplications vous attirent la raillerie de vos ennemis et le ridicule qui s'attache si facilement aux imprudents.»
Julien sentit que le professeur avait raison; la conduite de Quintilia impliquait un mépris plus profond et plus irrévocable que tous les témoignages de colère qu'il avait espérés. Le lendemain soir, une voiture de poste aux armoiries de la cour s'arrêta devant la porte de son auberge. L'abbé Scipione en descendit, et, se faisant introduire dans la chambre, lui dit: «Voici, monsieur le comte, la voiture que vous avez fait demander à Son Altesse pour vous conduire jusqu'à Milan.»
Avant que Julien eût trouvé la force de répondre, les valets entrèrent, fermèrent ses malles, les chargèrent sur la voiture, et, tout en ayant l'air d'exécuter ses ordres, l'emballèrent pour ainsi dire avec ses paquets. L'abbé lui fit mille humbles salutations, et les chevaux prirent le galop. Cependant, à la sortie de la ville, on amena un homme enveloppé d'un manteau, et on le fit monter auprès de Julien; c'était Galeotto.
«Béni soit le ciel! s'écria le page; tu n'es donc pas mort, mon pauvre camarade?
– J'aimerais mieux la mort que le chagrin dont je suis dévoré, répondit Julien. Mais d'où viens-tu, et qu'es-tu devenu depuis notre séparation?
– Je sors de la prison où tu m'as laissé. Seulement on m'avait mis dans une pièce plus commode et plus saine que notre vilain cachot. On vient de m'en tirer après m'avoir lu une sentence d'exil éternel, accompagnée de promesse de peine de mort si je remets les pieds sur le territoire; ce qui ne m'arrivera jamais, j'en prends à témoin tous les saints et tous les diables.»
Galeotto écouta, non sans surprise, mais sans grand repentir, le récit de Julien. Un peu touché d'abord, il finit par railler son compagnon de se laisser ainsi abattre. En arrivant à Milan, il ouvrit son portefeuille, qu'on lui avait rendu avec ses autres effets, et il y trouva en billets de banque la somme qu'il avait refusée. Cette fois il ne la refusa pas, et prit congé de Julien, non sans lui avoir fait des offres de service que celui-ci refusa.
Saint-Julien, resté seul, hésita et fut malade pendant quelques jours. Puis il perdit tout reste d'espoir et partit pour la France.
Il trouva son père mourant et eut la consolation en même temps que la douleur de lui fermer les yeux. Sa mère fut admirable de soins et de dévouement au chevet du moribond. Lorsqu'elle l'eut perdu, son regret fut si profond et si sincère, que Louis se repentit d'avoir méconnu un cœur vraiment bon. Il eut souvent occasion, en voyant les derniers moments de son père adoucis par une telle affection, de reconnaître une grande vérité: c'est que la tolérance et la bonté avaient providentiellement leurs avantages. Louis avait méprisé sa mère pour des fautes que son père avait pardonnées; il avait méprisé son père pour une indulgence que sa mère sut récompenser. «Je ne serai jamais trompé, se dit Julien tristement; mais ne mourrai-je pas abandonné?» Il se mit à penser à l'avenir de Spark: «Celui-là, se dit-il, ne sera ni délaissé ni trompé. Et moi! et moi! qui sait si pour mon châtiment, malgré toutes mes précautions, je ne serai pas l'un et l'autre!»
Il s'appliqua de tout son cœur à réparer ses torts envers sa mère; avec de la douceur, il arriva à vivre parfaitement avec elle. Toute discussion cessa, toute aigreur disparut entre eux; la brave dame tomba dans la dévotion, et bientôt, loin de railler l'austérité de son fils et de le blesser, comme autrefois, par des plaisanteries, elle devint plus humble et plus contrite vis-à-vis de lui qu'il ne l'eût souhaité dans ses plus grands accès d'orgueil.
Le séjour de la maison paternelle lui devint peu à peu supportable. Il souffrit longtemps, et longtemps son âme fut fermée à l'espoir d'une nouvelle vie et de nouvelles affections. Cependant l'étude le sauva du découragement, et peu à peu sa santé, fortement compromise par le chagrin, se rétablit.
Un an s'était écoulé; il était venu passer quelques semaines à Paris, lorsqu'un soir, en sortant de l'Opéra, il vit passer une femme couverte de pierreries, sur les traces de laquelle on se précipitait. Bien qu'il n'eût entrevu que sa robe de velours et son bras nu, il tressaillit et faillit s'évanouir. Puis il courut à son tour et reconnut madame Cavalcanti. Au moment où elle montait en voiture, il s'élança vers elle en criant; mais elle le regarda fixement d'un air étonné, puis elle dit à ses laquais de fermer la portière, leva la glace et disparut. Ce fut la dernière fois que Saint Julien la vit.
Cependant, le lendemain matin il vit Max entrer dans sa chambre. L'époux de Quintilia n'avait pas changé sa condition; rien n'avait altéré sa sérénité; son visage était toujours jeune et son âme généreuse. «J'ai demandé pardon pour vous, dit-il; on me charge de vous dire qu'on s'intéresse à votre sort et qu'on fait des vœux pour vous. Mais je n'ai pu obtenir qu'on vous accordât une entrevue, et j'ai vu qu'on y avait une telle répugnance que je n'ai pas osé insister. Je n'en sais pas au juste les motifs, je ne veux pas les savoir; mais je n'oublierai jamais que vous avez eu de la confiance en moi, et je ne puis cesser de vous aimer. Je vous ai cherché souvent sans vous rencontrer; et si je ne vous eusse fait suivre hier au soir, je ne saurais pas encore ce que vous êtes devenu. Je viens vous apporter mon adresse et vous engager à venir me trouver toutes les fois que vous aurez besoin de l'aide ou des consolations de l'amitié. Je ne puis rester davantage aujourd'hui, ajouta-t-il sans laisser à Saint-Julien le temps de le remercier. Quintilia part ce soir pour l'Italie, et j'ai hâte de retourner près d'elle; c'est un jour qui n'a pas trop d'heures pour moi, et où je suis forcé aujourd'hui, tout comme il y a quinze ans, à lutter contre mon propre cœur pour ne pas consentir à la suivre. À revoir. Vous savez où me trouver dorénavant. Attendez, ajouta-t-il encore en revenant sur ses pas; Quintilia m'a chargé de vous rendre un papier dont j'ignore le contenu; elle dit qu'elle n'en a pas besoin pour être sûre de votre honneur, et qu'elle ne gardera jamais d'armes contre vous. Je rapporte ses paroles textuellement, c'est à vous de les comprendre; moi, tout cela ne me regarde pas.»