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Kitabı oku: «Le secrétaire intime», sayfa 9

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XIV

Dévoré de colère et de haine, le pauvre Julien entra dans la chambre de Galeotto. Le page s'était endormi sur un roman.

«Ah! c'est toi, lui dit-il en balbutiant, d'où viens-tu donc? On ne t'a pas vu de toute la soirée.

– Je viens de chez la Cavalcanti, répondit Julien.

– Oh! oh! qu'est-ce? dit le page en se mettant sur son séant. Vous venez d'être chassé, monsieur le secrétaire intime, ou vous êtes le plus heureux des hommes! Alors, permettez-moi d'ôter mon bonnet de nuit pour saluer votre Altesse! Prince pour trente-six heures au moins!

– Je ne descendrai jamais si bas, répondit Julien.

– Qu'est-il donc arrivé?

– Rien, Galeotto, sinon que je sais maintenant à quoi m'en tenir sur le compte de cette femme. Vous lui faisiez trop d'honneur quand vous la traitiez de pédante, quand vous disiez qu'il était fort possible qu'elle n'eût jamais eu assez de sensibilité pour commettre une faute. Non, non, ce n'est pas cela. C'est une rouée impudente qui se passe toutes ses fantaisies, qui se livre en secret à tous ses vices, et qui a la prétention d'être un modèle de chasteté virginale et de sentimentalité allemande. C'est une effrontée courtisane avec des prétentions d'abbesse et la moqueuse hypocrisie d'une marquise de la régence. C'est ce qu'il y a de plus hideux au monde, le vice sous le masque de la vertu.

Après cette préface, Saint-Julien fit le récit de la soirée.

«Je suis bien aise d'apprendre cela, répondit Galeotto d'un air pensif; mais, en vérité, j'en suis étonné. Cette femme est donc bien habile; car il y a eu des jours où elle m'a imposé à moi-même. Vous pouvez m'en croire, Julien; je ne suis pas crédule, et pourtant il y a eu des jours où, en l'entendant parler comme elle fait, j'ai presque eu des remords de mes jugements de la veille… Il est bien vrai que ces jours-là étaient rares, et que je me moquais de moi-même le lendemain. Eh bien! ce que vous me dites m'étonne comme si je m'étais attendu à autre chose… Êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper, Saint-Julien?

– J'en suis très-sûr, Galeotto; et comme j'étais aussi dans une continuelle alternative de confiance et de méfiance (à l'exception que les jours de méfiance étaient rares, et les autres fréquents), il se trouve que je suis encore plus consterné que vous.

– Consterné! s'écria Galeotto. Est-ce que je suis consterné, moi? Non? certes, je ne le suis pas. Que m'importe? je n'ai jamais été amoureux d'elle. Et voulez-vous que je vous dise ce qui se passe maintenant dans mon cerveau? C'est singulier, mais c'est réel. Je crois que je suis capable maintenant de devenir amoureux de cette femme-là.

– Quoi! à présent que vous devez la mépriser?

– Je ne la méprise pas, tant s'en faut! oh! à présent, c'est bien différent! Je la croyais pédante, absurde, je la trouvais ridicule, et je me moquais d'elle. Je ne m'en moquerai plus; car elle n'est plus rien de tout cela à mes yeux. Elle est adroite, menteuse, impudente; elle sait jouer tous les rôles, si bien que son véritable caractère échappe aux regards. Savez-vous que c'est là une femme supérieure, une vraie femme de cour, propre à remuer le monde, si elle était à la tête d'un vaste empire? Avec une conscience si flexible, tant d'art, tant de sang-froid, tant de perfidie, on peut aller loin… Et qui nous dit qu'elle n'ira pas loin? Qu'il se présente une bonne occasion, et elle fera parler d'elle. Savez-vous quelle est la première des facultés? celle d'imposer aux autres. La véritable grandeur, c'est la puissance qu'on exerce sur les esprits; c'est ainsi qu'on arrive à l'exercer sur les choses. Allons, c'est dit, me voilà réconcilié avec elle. Je ne rougis plus d'être son page. Je pourrai prendre de bonnes leçons auprès d'elle, et, pour mieux profiter à son école, je veux à mon tour être son amant…» Il garda un instant le silence, puis il ajouta d'un air réfléchi: «Si je le peux; car la chose m'est démontrée à présent plus difficile que je ne pensais, et vaut la peine d'être tentée… Peste! c'est quelque chose que d'y parvenir!

– Ce n'est pas si difficile, reprit Julien. Il suffit que vous passiez dans la rue auprès d'elle, et que votre figure lui plaise. Vous n'attendrez pas longtemps avant d'être enlevé dans sa voiture et introduit dans ses appartements secrets.

– Eh bien! raison de plus! vive Dieu! des femmes qui ont de pareils désirs et qui les contentent d'une façon si dégagée ne sont pas abordables pour tout le monde. On peut vivre dix ans sous le même toit sans obtenir de leur baiser la main. Elles peuvent résister au plus séduisant et au plus habile des hommes. On ne les prend pas par surprise, celles-là. Elles se donnent ou se rendent; le plaisir est à celui dont la mine leur plaît; l'honneur, à celui dont l'esprit les subjugue. Maintenant, je mettrais ma main au feu que le Lucioli n'a jamais été son amant. Il était trop maladroit, le cher homme! Elle aurait pu lui ouvrir la porte du boudoir, s'il avait su cacher l'intention qu'il avait d'entrer dans la salle du conseil. Pour moi, qui ne me soucie guère d'être prince de Monteregale, je viserai plus haut désormais. Je tâcherai qu'elle me donne sa confiance, et qu'elle m'apprenne à régner sur les hommes par le mensonge.

– Ainsi ce qui me guérit de mon amour allume le vôtre? dit Saint-Julien.

– Appelez cela de l'amour, si vous voulez. Je l'appellerai autrement: curiosité, aptitude, amour de la science, comme il vous plaira.

– Et ce qui fait que je la hais et la méprise vous réconcilie avec elle?

– Complètement; mais je n'en continuerai pas moins la petite guerre d'observation que nous lui faisons. Tout au contraire, j'y mettrai plus de zèle que jamais, et mes découvertes auront plus d'importance à mes yeux. Sois tranquille, Julien, je ne te trahirai jamais, quoi qu'il m'arrive.

– Vous pouvez me trahir tant qu'il vous plaira, je ne resterai pas longtemps ici. Mais écoutez; avant que je vous souhaite le bonsoir, il faut que vous me racontiez cette histoire de Max.

– Ce ne sera pas long. Max était l'amant de Son Altesse. Lorsqu'à la mort du duc son époux, qu'elle n'a jamais vu, comme je vous l'ai déjà dit, elle devint souveraine libre et absolue, Max était tellement en faveur auprès d'elle que, suivant l'opinion de toute la cour, il allait l'épouser. Il était donc traité ici avec le plus profond respect, tout bâtard de seize ans qu'il était. Mais une nuit, à souper, comme la gloriole et le marasquin de Hongrie portaient à la tête du jeune favori, il lui arriva de débiter je ne sais quelle rodomontade en présence de Son Altesse. Son Altesse fronça, dit-on, le sourcil d'une manière imperceptible, et ne dit pas un mot. Le lendemain matin, les serviteurs de Max ne le trouvèrent ni dans son lit, ni dans sa chambre, ni dans son palais, ni dans la ville, ni dans la province. On le chercha et on l'attendit vainement. Il ne reparut jamais, on n'a jamais entendu parler de lui; il paraît que ce fut un assassinat fort bien exécuté.

– Et personne n'a demandé vengeance de cet attentat?

– Max était un bâtard dont on avait été sans doute bien aise de se débarrasser en l'envoyant dans une petite cour où il semblait prendre racine. Qu'il eût fini par un meurtre ou par un mariage, on fut sans doute bien aise de n'avoir plus à y songer, et l'on n'y songea plus; et l'on n'en parla plus que tout bas, afin de n'avoir pas à le réclamer ou à le venger. Mais il arrive qu'à présent on veut se servir de son nom comme d'un épouvantail pour forcer Son Altesse à acquiescer à des vues politiques, et l'envoyé Gurck machine une fort belle réclamation de la personne de Max, si sa beauté personnelle échoue dans les premières entreprises. Tu sais cela?

– C'est une justice du ciel qui tombe à l'improviste sur le crime impuni, s'écria Julien.

– Bah! bah! à présent que je vois les choses sous leur vrai point de vue, dit Galeotto, je trouve que ce fut un coup hardi pour une princesse de seize ans.

– Elle avait seize ans! quelle horreur! dit Julien.

– Bah! bah! reprit Galeotto, les crimes des princes ne sont pas ceux de tout le monde. Vous savez ce qu'il y a à dire là-dessus. Il y a dans les grandes destinées des résolutions inévitables, et c'est quelque chose que de savoir les prendre à temps et les accomplir habilement. Un enlèvement qui ne fait pas de bruit; un meurtre qui ne fait pas de taches; un homme qu'on anéantit comme on raierait un chiffre, et qui s'évapore au milieu d'une ville comme une goutte d'eau sèche au soleil! Allons, ce n'est pas maladroit, il faut en convenir. Et pas l'ombre d'un remords sur un front de seize ans! et jamais la trace d'un souvenir amer dans toute une vie traînée en public! c'est là de la force, et bien des hommes ne l'auraient pas.

– J'espère que vous ne l'auriez pas vous-même, dit Saint-Julien en lui tournant le dos.

– Attendez! encore un mot avant d'aller vous coucher, lui cria Galeotto. Avez-vous découvert quelque chose sur le Rosenhaïm?

– Rien sur celui-là, répondit Saint-Julien.

– Que sera-t-il devenu? dit Galeotto. Maître Cantharide est dans ce secret: il aura piqué ce criocère avec une épingle, et il l'aura mis dans un de ses cartons.

– Faut-il s'inquiéter de ce que devient un homme, dit Saint-Julien, dans une cour où un importun s'évapore comme une goutte d'eau sèche au soleil?

– Je crois que tu tournes mes métaphores en ridicule, dit le page; je te pardonne si tu te charges de pénétrer dans le pavillon du parc.

– Dans le pavillon où le professeur d'histoire naturelle fait ses expériences, et s'amuse à trancher, la nuit, de l'astrologue et de l'alchimiste en braquant son télescope vers la lune, et en effrayant les chiens par d'innocentes explosions d'électricité?

– Il y a autre chose dans ce pavillon, dit le page, qu'une vieille parodie de sorcier et un tonnerre de poche.

– Madame Cavalcanti fait-elle semblant d'aller s'entretenir avec les ombres, en y traitant ses galants la nuit? Bah! c'est là qu'est caché l'amant mystérieux du trimestre, le monsieur de Rosenhaïm?

– Peut-être! Mais cet amant-là est peut-être plus qu'un amant… Il y avait peut-être quelque principe politique, quelque projet diplomatique, sous ce masque de criocère. Ce n'est pas moi qui ai été dupe des jongleries du professeur. Ce Rosenhaïm me fait l'effet d'un antidote opposé aux philtres de Gurck et de Steinach… Mais enfin il n'est ici que depuis trois jours, et depuis trois ans je vois la princesse fréquenter le pavillon. Sais-tu un conte étrange que m'a fait la Ginetta?

– Voyons.

– Un jour que, selon sa coutume, elle défendait sa maîtresse avec chaleur, elle crut m'ôter toute envie de croire à l'assassinat de Max en me disant que Son Altesse l'avait aimé passionnément, et que c'était le seul homme qu'elle eût aimé ainsi. Je lui répondis que je le croyais comme elle, et d'autant plus que c'était le seul que Son Altesse eût fait assassiner. Alors Ginetta se mit tout à fait en colère, ce qui la rendit bavarde une seule fois en sa vie. Elle me dit que non-seulement Son Altesse avait aimé Max, mais qu'elle l'aimait encore, tout mort qu'il était. La preuve, ajouta-t-elle, c'est que tous les jours elle va s'enfermer dans le souterrain du pavillon auprès d'une tombe de marbre qu'elle y a fait secrètement construire, et… Mais vraiment, Julien, vous me regardez d'un air si dédaigneux que je n'ose pas continuer cette histoire. Elle est fantasque à tel point que vous allez me rire au nez si j'ai seulement l'audace de la répéter telle qu'on me l'a donnée.

– Comme je pense que vous n'y ajoutez pas foi… dit Julien.

– Je ne sais pas, je ne sais pas, dit le page. Les femmes sont si romanesques, et les vastes cerveaux tiennent tant de choses! Chez les êtres doués d'intelligence et de force, il y a de si singuliers contrastes, de si ténébreuses rêveries! Bah! dans ce monde, il faut tout croire et ne rien croire. Il faut voir!

– Mais enfin, dit Julien, cette tombe de marbre?..

– Contient une boîte d'or, s'il faut en croire la Ginetta.

– Et cette boîte d'or, que contient-elle?

– Je n'en sais rien, et la Ginetta prétend n'en rien savoir; mais elle dit que cette boîte a la forme et le volume de celles dans lesquelles on embaume des cœurs humains…

– Cette histoire est dégoûtante, dit Julien d'un air sombre, après un long silence. Assassiner un homme et le pleurer, lui faire percer le cœur à coups de poignard, et faire ensuite arracher de ses entrailles pour l'embaumer et le conserver comme une relique ou comme un trophée; s'enfoncer tous les jours dans une cave avec un tombeau et un remords, et en sortant de là se prostituer au premier passant… si tout cela est possible, à la bonne heure. Il frappa du pied le parquet avec violence, et, portant sa main à son front, il s'écria avec angoisse: «Ô mon père, mon vieux château, mes laboureurs, mes bois, mes livres, mon pays! où êtes-vous? où est le temps où j'ignorais tout ce que je sais à présent?»

Il était si triste et si abattu que Galeotto n'osa pas le railler, comme il faisait ordinairement lorsqu'il se livrait à sa sensibilité. Julien se promena en silence dans la chambre, puis il ajouta d'un ton amer:

«Si cet amant inconnu est caché dans le pavillon, ce doit être une savoureuse émotion pour elle que de recevoir ses caresses auprès du mausolée de Max. Peut-être est-ce dans cette cave que le malheureux a été massacré? Peut-être que sa tombe sert de lit aux monstrueux plaisirs de Quintilia? Quelle horreur! Il me semble que je rêve. En effet, elle s'est vantée à moi aujourd'hui d'avoir enseveli son propre cœur dans un cercueil. C'est là une belle métaphore! mais elle n'a pas dit qu'elle y eût enseveli son corps, et pardieu! elle a bien fait, car il y aurait assez de gens pour lui donner un démenti… Tenez… levez-vous et venez à la fenêtre. Voyez-vous cette étincelle pâle et furtive qui court le long des allées du parc? C'est la petite lanterne sourde qu'on a donné ordre à Ginetta d'allumer pour aller au rendez-vous.

– En vérité? cria le page en s'habillant précipitamment.

– Oui, dit Julien, c'est une distraction qu'on a eue devant moi. Mais que faites-vous donc?

– Parbleu! je m'habille et j'y cours. Quoi! il y a un rendez-vous à épier, et vous ne me le dites pas! et je reste là à babiller quand je devrais être sur la piste de la louve!

– Voilà le seul mot à propos que vous ayez dit de la journée, dit sèchement Julien en le voyant s'enfuir à demi habillé et se glisser comme un chat dans l'ombre des corridors.»

Julien alla se mettre au lit; mais il eut un sommeil affreux. Il rêva que des assassins se jetaient sur lui, lui ouvraient la poitrine et en arrachaient son cœur tout palpitant, tandis que Quintilia, debout, immobile et pâle, vêtue d'une grande robe rouge, les regardait opérer avec un horrible sang-froid en leur tendant une boîte d'or ciselé toute pleine de sang.

XV

Saint-Julien passa la journée enfermé dans sa chambre, résolu à se faire passer pour malade si la princesse le faisait demander. Mais elle ne le demanda pas; et, fatigué de souffrir seul, il sortit vers le soir pour se distraire un peu. Il se rappela alors l'étudiant dont il avait fait la connaissance la veille, et avec lequel il avait un rendez-vous à la taverne du Soleil-d'Or.

Il le trouva déjà à table, fumant vis-à-vis une cruche de bière non débouchée et de deux verres retournés.

Ils s'abordèrent cordialement; mais Saint-Julien ne put prendre sur lui d'être gai, et l'étudiant se chargea obligeamment de faire presque tous les frais de la conversation. Il se montra encore plus aimable que la veille, et ils restèrent ensemble jusqu'à onze heures du soir. Alors Spark se leva, disant qu'il était esclave de ses habitudes régulières, et qu'il ne se couchait jamais plus tard. Mais il lui proposa une partie de promenade pour le lendemain. Saint-Julien ne désirait rien tant que de fuir l'air de la cour: il fit demander le lendemain à Quintilia si elle n'aurait point d'ordre à lui donner dans la journée; et, comme elle lui fit répondre qu'il pouvait disposer de son temps le reste de la semaine, il ne passa à la résidence, durant plusieurs jours, que les heures consacrées au sommeil. Il employa toutes ses journées à errer dans les montagnes, tantôt seul, tantôt avec son étudiant allemand, qui, chaque jour, l'attirait par une sympathie plus vive.

Saint-Julien fut bientôt sous le charme de ce jeune homme, et il eût été difficile qu'avec son excellent cœur et l'élévation de ses sentiments il en eût été autrement. Spark était un de ces hommes d'une nature si droite et si harmonieuse qu'on les juge d'emblée, et qu'on n'a rien à retrancher par la suite à l'estime qu'on leur a vouée tout d'abord. Il était simple et franc, ne visait à aucune supériorité, et touchait juste à toutes choses; il paraissait savoir plus qu'il ne disait, mais sa réserve n'avait rien de hautain. Il faisait des frais pour plaire, mais il n'allait pas jusqu'à cette insupportable coquetterie de langage qui rend l'esprit faux et le cœur sec. Il paraissait à la fois ferme et obligeant, sensible pour les autres et insouciant pour lui-même. Il avait en la Providence une confiance romanesque, mais non puérile, qui semblait être la conséquence d'une vie probe et d'un cœur généreux. Sa sensibilité n'était pas fougueuse et maladive comme celle de Julien; et le jeune homme sentit de plus en plus chaque jour le besoin de s'appuyer sur la douceur et sur la sérénité de cette âme plus forte et plus calme que la sienne. Oppressé par son chagrin, dévoré d'incertitudes, ne sachant à quoi se résoudre à l'égard de la princesse et à l'égard de lui-même, il résolut de se confier à cet homme si intelligent, si bon, et pourtant si paisible, et de lui demander conseil. Il éprouvait bien quelque répugnance à ouvrir ainsi son cœur, car il n'était pas né expansif. Galeotto avait surpris ses secrets et ne les comprenait pas; d'ailleurs le caractère de ce jeune courtisan était trop opposé au sien pour qu'il pût trouver quelque avantage dans sa société. Il avait l'art, au contraire, d'aigrir tous ses maux et d'envenimer toutes ses blessures.

Quoi qu'il put lui en coûter, il prit le parti de consulter Spark, et, un matin que leur promenade les avait ramenés sur la colline où ils s'étaient rencontrés pour la première fois, il le pria de s'asseoir sur la bruyère, et de suspendre son cours d'observations botaniques pour en faire un de psychologie.

«Sur qui? demanda Spark en souriant. Est-ce sur vous ou sur moi?

– Ce sera sur moi si vous le permettez, mon cher Spark. J'ai un secret qui m'étouffe et que je ne puis dire à personne. Il faut que je vous le dise.

– De tout mon cœur, répondit l'étudiant. Je ne me récuserai pas en affectant une modestie désobligeante. Les gens qui ont peur d'écouter une confidence sont ceux qui craignent d'avoir un secret à garder ou un service à rendre.

– J'ai besoin, en effet, d'un très-grand service, dit Saint-Julien; mais ce n'est pas votre bras que je réclame pour me tirer du mauvais pas où je me trouve, c'est votre cœur que j'appelle au secours du mien, c'est votre raison que je veux interroger; c'est un bon conseil que je vous demande.

– C'est demander beaucoup, répondit Spark, et je ne vous promets pas de réussir. J'y ferai pourtant tout mon possible. Nous chercherons à nous deux, et Dieu nous aidera.

– Vous êtes vis-à-vis des choses qui m'intéressent dans une position tout à fait désintéressée, dit Julien; vous ne connaissez point la personne dont j'ai à vous entretenir, et vous la jugerez simplement sur les faits que j'ai à vous raconter.

– Prenez garde, mon cher ami, dit Spark, cela est sérieux. Si vous dénaturez les faits et si vous en ignorez quelqu'un, nous pourrons bien porter un faux jugement.

– Vous jugerez seulement ceux que je sais et que je vous dirai; et, comme vous ne serez pas sous le charme de la vipère, vous pourrez voir plus clair que moi.

– Il s'agit d'une histoire d'amour et d'une femme, à ce que je vois?

– Il s'agit d'une femme. Connaissez-vous la princesse Quintilia?

– Comment voulez-vous que je la connaisse? il y a huit jours que je suis ici.

– Quelqu'un vous en a-t-il parlé?

– Oui; des bourgeois qu'elle a obligés, des pauvres qu'elle a secourus, m'ont dit que c'était une femme bienfaisante.

– Toutes ces femmes-là le sont, dit Julien.

– Quelles femmes? demanda Spark avec beaucoup d'ingénuité.

– Ah! Spark, s'écria Saint-Julien, je vois bien que vous ne la connaissez pas; vous ne me demanderiez pas ce qu'elle est.

– Vous paraissez n'en avoir pas une haute opinion, dit Spark. Si votre opinion est arrêtée ainsi, pourquoi me consultez-vous?

– Pour savoir si je dois la fuir et l'oublier, ou la poursuivre et la démasquer. Je vais vous raconter ce qui m'est arrivé depuis sept mois que j'ai quitté la maison paternelle.»

Spark écouta l'histoire de Julien avec beaucoup d'attention, mais avec tant de calme que le narrateur ne put, à aucun endroit de son récit, pressentir le jugement que portait l'auditeur. La belle et calme figure de l'étudiant ne fit pas un pli, et la fumée de sa pipe s'échappa par bouffées aussi régulières que la veille, lorsqu'il avait écouté Julien faire lecture de la Gazette d'Ausbourg à la Taverne du Soleil d'Or.

Quand Saint-Julien eut tout dit, Spark fit une espèce de grimace qui consiste à avancer un peu la lèvre inférieure, et qu'on peut généralement traduire par ces mots: «Tout cela ne vaut guère la peine que vous vous donnez.»

Après un instant de silence, il posa sa pipe sur le gazon, et lui dit:

«Mon ami, avant de vous dire ce que je pense de la princesse Quintilia, permettez-moi de vous dire ce que je pense de vous-même. Vous êtes très-noble, mais très-orgueilleux; très-vertueux, mais très-intolérant; très-sincère, et pourtant très-méfiant. D'où vient cela? N'auriez-vous pas été élevé par un prêtre catholique?

– Oui, répondit Julien, et ce fut mon meilleur ami.

– Alors je comprends votre caractère; et, tout en le reconnaissant pour très-beau (je vous parle strictement vrai), je voudrais que vous prissiez sur vous de le modifier et d'en équarrir l'écorce rude et noueuse. Je ne trouve point que le jeune page vous ait donné de bons conseils. Je le regarde comme un méchant cœur et un intrigant dangereux. Loin de railler, comme il le fait, l'austérité de vos principes, je les approuve rigoureusement, et je déclare que si votre princesse Quintilia était telle que vous la jugez aujourd'hui, vous feriez bien de la fuir et de l'oublier. Mais…» Ici Spark fit une pause et réfléchit; puis il continua:

«Mais je crois que vous êtes absolument dans l'erreur sur son compte, et que c'est une excellente femme.

– Quoi! malgré l'assassinat de Max?

– Je ne crois pas à l'assassinat de Max, dit Spark en souriant; je ne croirai jamais que la mort d'un homme soit suffisamment prouvée par son absence, et le meurtre d'un amant par une parole légère d'un côté et un froncement de sourcils de l'autre. Cette histoire me paraît bonne à endormir les petits enfants et à leur donner de mauvais rêves.

– Vous ne croyez pas au crime? empêchez-moi d'y croire. Je ne demande pas mieux que d'ôter ce charbon allumé de mon cœur. Mais le vice, la débauche?

– Oh! oh! la galanterie, vous voulez dire? On peut être une femme galante et être une bonne femme. Pour moi, je n'aime pas les femmes galantes, mais je ne leur jette pas de pavés à la tête, et je passe auprès d'elles sans leur rien dire. Si la princesse Quintilia est ainsi, n'en dites pas de mal; quittez-la et n'y pensez plus.

– Tout cela vous semble facile, Spark. J'ai l'âme dévorée de colère et de jalousie.

– Vous avez tort.

– Mais enfin, ce que je vous ai raconté vous prouve bien que cette femme…

– Ce que vous avez raconté ne me prouve rien, sinon que vous avez contracté dans vos chagrins l'habitude d'une malveillance fâcheuse. Otez, ôtez cela de votre cerveau; c'est une mauvaise herbe.

– Mais, mon ami, une femme qui fait de pareils discours sur la candeur et le sentiment, et qui a pour amant d'abord un Lucioli qu'elle traîne partout, et qui se vante partout de ses faveurs!..

– Hum! dit Spark, ce Lucioli me semble être un fat et un sot que je ne me ferais pas faute de rosser s'il tombait sous ma main et si j'étais ami de la princesse.

– S'il l'a décriée, c'est bien sa faute, à elle; pourquoi l'a-t-elle affiché comme un bouquet de noces?

– Parce qu'elle est bonne et confiante, comme elle vous l'a dit. Tout ce qu'elle vous a dit là, Saint-Julien, me paraît sincère; j'y crois. J'aime ce caractère, j'approuve ces idées. Je ne dis pas que ce soit un exemple à suivre pour les femmes qui ne veulent pas être calomniées et persécutées; mais pour un homme de cœur qui se moque de l'opinion d'autrui et qui ne s'en rapporte qu'à sa conscience, c'est une belle maîtresse à aimer toute sa vie.

– Vraiment! Spark, votre confiance me confond; je ne sais pas si j'ai envie de vous embrasser comme le meilleur des hommes ou de vous plaindre comme un fou.

– Comme vous voudrez, mon cher Julien; vous m'avez demandé ma façon de penser, je vous la dis.

– Et je donnerais un de mes bras pour la partager. Mais enfin cette montre, ce Charles de Dortan?

– Ce Dortan est un sot qu'elle aura mis à la porte au moment le plus hardi de la plaisanterie.

– Une femme qui se respecte fait-elle de semblables plaisanteries? Elle se soucie donc bien peu du danger qu'elle court? Plaisante-t-elle aussi avec la vengeance qu'un homme peut tirer? À la place de ce Dortan, je suivrais une pareille femme au bout du monde, et je la forcerais de tenir ses promesses, et je lui cracherais ensuite au visage.»

Le front de Spark se couvrit de rougeur, comme si l'idée d'une telle violence de ressentiment eût révolté son âme honnête et douce. Mais il reprit aussitôt son calme accoutumé, et dit d'un ton de certitude qui imposa à Julien:

«Cette histoire est fausse. Ce Charles de Dortan sera quelque garçon horloger qui aura porté une montre de sa façon à la princesse, et qui aura bâti toute cette niaise aventure pour se moquer de vous, ou parce qu'il y a des fats d'une rare impudence, ou parce que ce monsieur est fou.

– Vous arrangez tout pour le mieux, et je me suis dit tout cela sans pouvoir me le persuader radicalement. N'ai-je pas vu la joie avec laquelle elle a appris l'arrivée de ce masque inconnu?

– Qu'est-ce que cela prouve, s'il vous plaît? Ne saute-t-on pas de joie à l'arrivée d'un frère et même d'un ami? Les femmes sont plus démonstratives que nous, et les Italiennes le sont entre toutes les femmes.

– Mais ce Rosenhaïm est caché dans le pavillon. Cache-t-on ses amis?

– Souvent, surtout quand il s'agit de politique. Qu'est-ce que vous comprenez à la politique, vous? Et puis, il n'y a peut-être pas plus de Rosenhaïm dans le pavillon que de Max dans le tombeau.

– Vous ne croyez donc pas à la mort de Max?

– J'ai dans l'idée, au contraire, que ce prétendu cœur inhumé dans un coffret d'or bat bien chaud et bien joyeux à l'heure qu'il est.

– Mais la princesse elle-même le fait passer pour mort.

– Le fait-elle passer pour mort? Ah! en ce cas il est mort. Mais tout le monde peut mourir sans être aidé.»

Et Spark, reprenant sa pipe, se mit à la charger paisiblement.

«Les griefs qui vous restent contre elle, ajouta-t-il après avoir rallumé son tabac, sont donc son air cavalier, sa gaieté juvénile, son latin, son amour pour les papillons, ses travaux politiques, sa soubrette Ginetta, sa camaraderie avec vous autres qu'elle traite en amis, comme une bonne femme qu'elle est, tandis que vous ne la comprenez pas… Et bien! à votre place, je l'aimerais de tout mon cœur, et je passerais ma vie à son service.

– Mais si j'acceptais tout cela comme vous, si je me remettais à croire en elle, j'en serais amoureux fou… et si elle ne m'aimait pas, je deviendrais le plus malheureux des hommes. Je suis absolu et entier dans tout, Spark. À la manière dont cette femme m'a bouleversé le cerveau, je vois bien que si je ne me guéris pas par la méfiance, il faudra que je me brûle la cervelle par désespoir.

– Non, dit Spark.

– Je deviendrai fou, vous dis-je, si elle ne m'aime pas.

– Non, vous dis-je, vous vous consolerez, vous vous guérirez. D'ailleurs elle vous aime beaucoup; tout ce qu'elle a fait pour vous le prouve bien.

– Oh! j'ai trop souffert de cette tranquille amitié; j'ai renfermé trop de tourments dans mon sein! cela ne peut recommencer.

– Vous êtes un ingrat. Vous m'avez dit que ces six premiers mois avaient été les plus beaux de votre vie. Écoutez, Julien: vous êtes aigri et malade; vous ne jugez pas bien votre position, vous ne vous connaissez plus vous même. Croyez-en mon conseil. Avant de savoir de quoi il s'agissait, je ne pensais pas pouvoir trancher la question si hardiment; à présent je me sens une grande confiance en ma raison; les choses me semblent claires et indubitables. Voulez-vous me promettre de faire ce que je vous dirai?

– Je vous promets de le tenter, dit Julien.

– Renfermez-vous donc en vous-même, et fermez vos poumons à l'atmosphère empoisonnée du dehors; vivez avec Dieu et avec votre cœur, qui est bon; fuyez la cour, les envieux, les sots, les méchants, et surtout le petit page; restez auprès de la princesse, je veux lui servir de garant. Elle ne vous trompe pas. Je l'ai vue passer à cheval l'autre jour; elle a une grande bouche, un sourire franc, des yeux vifs et bons; j'aime sa figure et ses manières. Servez-la fidèlement, et ne croyez d'elle que ce qu'elle vous en dira. Si votre amour persiste et vous fait souffrir, dites-le-lui, parlez-lui-en beaucoup et souvent.

– Vous croyez qu'elle m'écoutera? dit Julien, dont les yeux brillèrent de joie.

– Sans doute elle vous écoutera, puisqu'elle vous a déjà écouté; elle vous plaindra, elle ne vous aimera pas plus qu'elle ne fait…

– Vous croyez? dit Julien redevenant triste.

– J'en suis presque sûr. Mais n'importe, parlez-lui toujours, elle vous consolera en redoublant de soins et d'amitié. Avec cette amitié-là, Julien, avec l'amour du travail, avec le bon témoignage de votre conscience et un peu de foi en la Providence, vous ne serez pas malheureux, croyez-en ma promesse.

– Et si avec tout cela je suis joué, reprit Julien, si au bout de dix ans d'une pareille vie je m'aperçois que j'ai bercé une chimère sur mon cœur?

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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