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Le secrétaire intime

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VI

Le lendemain, la princesse appela Saint-Julien et s'enferma avec lui dans son cabinet. Elle était occupée de mille projets; elle voulait apporter de notables économies à son luxe, fonder un nouvel hôpital, réduire les richesses d'un chapitre religieux, écrire un traité sur l'économie politique, et mille autres choses encore. Saint-Julien fut épouvanté de tout ce qu'elle voulait réaliser, et il pensa un instant que la vie d'un homme ne suffirait pas à en faire le détail. Néanmoins elle lui posa si nettement les points principaux, elle le seconda par des explications si précises et si lucides, qu'il commença bientôt à voir clair dans ce qu'il avait pris à l'abord pour le chaos d'une tête de femme. Lorsqu'elle le renvoya, elle lui confia une besogne assez considérable, qu'il eut à lui rendre le lendemain et dont elle fut contente, bien qu'elle y fît de nombreuses annotations.

Plusieurs mois furent employés à dresser et à préparer ce travail. Durant tout ce temps, la princesse fut enfermée dans son palais; les fêtes et les réceptions furent suspendues; les rues furent silencieuses, et les façades ne s'illuminèrent plus de l'éclat des flambeaux. Quintilia, vêtue d'une longue robe de velours noir, et relevant ses beaux cheveux sous un voile, sembla oublier la parure, le bruit et le faste, dont elle était ordinairement avide. Plongée dans de sérieuses études et dans d'utiles réflexions, elle ne se permettait pas d'autre délassement que de fumer le soir sur une terrasse avec ses intimes confidents, à savoir: le page, le secrétaire intime et la Ginetta. Quelquefois elle se promenait avec eux en gondole sur la jolie petite rivière appelée Célina, qui traversait la principauté; mais la gaieté folâtre était bannie de leurs entretiens. Ses projets du lendemain, ses travaux de la veille, la mettaient dans un rapport immédiat et continuel avec Saint-Julien. La familiarité qui en résulta avait quelque chose de paisible et de fraternel, qui était mieux que de l'amitié, et qui cependant ne ressemblait pas à l'amour. Du moins Julien le croyait; mais son âme était dominée, toutes ses facultés absorbées par une seule pensée. Si les heures où la princesse l'exilait de sa présence n'eussent été assidûment remplies par le travail qu'elle lui imposait et par les courts instants de repos qu'il était forcé de prendre, elles lui eussent semblé insupportables. Mais dès son réveil, il se rendait près d'elle et ne la quittait plus que le soir. Elle prenait ses repas avec lui, des repas courts et presque napoléoniens. Si quelquefois elle se reposait de ses fatigues intellectuelles par quelques idées plus douces, elle y associait toujours son jeune protégé. Elle l'entretenait des arts, qu'elle chérissait et dont il avait le vif sentiment; elle écoutait avec intérêt quelques douces et naïves poésies dont le jeune homme s'inspirait auprès d'elle, ou bien elle lui parlait des bienfaits d'une vie laborieuse et réglée, des charmes d'une amitié chaste et sainte. Saint-Julien l'écoutait avec délices, et, à voir son front serein, son regard maternel, il oubliait qu'une passion orageuse ou fatale pût naître auprès d'une telle femme; il se persuadait être arrivé au terme du plus beau vœu qu'une âme noble puisse faire; il croyait avoir atteint pour toujours un bonheur sans mélange et sans remords. Quelquefois, il est vrai, lorsqu'il se retrouvait seul au sortir de ces douces causeries, sa tête s'enflammait, son cœur battait précipitamment, son émotion devenait une souffrance vague; mais un sentiment pieux succédait à ces agitations. Il remerciait Dieu de l'avoir tiré d'une condition douloureuse pour le combler de telles joies, il versait des larmes, il prononçait le nom de Quintilia et l'associait au nom de Marie, la Vierge des cieux. Quand il avait soulagé son cœur dans ces extases, il reprenait avec ardeur la tâche que sa souveraine lui avait confiée, et se livrait par anticipation au plaisir de mériter et d'obtenir ses éloges et ses remerciements.

Entièrement séparé de l'entourage extérieur de la princesse, il n'avait de relations qu'avec Galeotto et la Ginetta. Son caractère timide et un peu fier, ses occupations sérieuses et soutenues, et surtout le sentiment de bien-être intérieur qui lui rendait tout épanchement inutile, s'opposaient à toute communication entre lui et le reste des hommes. Il vécut donc dans un tel isolement de tout ce qui n'était pas Quintilia, qu'il savait à peine les noms des personnes qu'il rencontrait dans l'intérieur du palais. Et pourtant une passion, réelle, dévorante, à jamais tenace, s'allumait en lui à son insu, à l'ombre de cette confiance dangereuse. L'imagination de ce jeune homme était si pure, il avait si peu connu l'amour, qu'il ne croyait pas à ses tourments et les éprouvait sans les reconnaître.

Six mois s'étaient écoulés ainsi. Un soir, le travail se trouva terminé. La princesse avait été tout ce jour-là plus grave et plus réfléchie que de coutume. Elle traça de sa main une dernière page à la fin du registre que Julien venait de lui présenter. Pendant qu'elle l'écrivait, Ginetta, qui s'était introduite sans bruit dans l'appartement, attendait avec une sorte d'anxiété qu'elle eût fini; son œil noir et mobile interrogeait impatiemment tantôt la porte où Julien aperçut un pan du manteau de Galeotto, tantôt le front assombri et le sourcil plissé de la princesse. Enfin, la princesse posa sa plume d'un air distrait, cacha sa tête dans ses mains, reprit la plume, joua un instant avec une tresse de ses cheveux qui s'était détachée, puis tressaillit, traça précipitamment quelques chiffres, signa le registre, le ferma et le poussa loin d'elle. Puis, tenant toujours sa plume, elle se leva, se tourna vers Ginetta et la planta dans une grosse touffe de ses cheveux noirs. La soubrette fit un cri de joie. «Est-ce enfin terminé, Madame? s'écria-t-elle; votre belle main va-t-elle quitter la plume et reprendre le sceptre et l'éventail? Sommes-nous arrivés au bout de ce pâle carême? le plaisir va-t-il briser la pierre du cercueil où vous l'avez enseveli? me permettrez-vous de jeter au vent cette vilaine plume que vous venez de mettre dans mes cheveux, et qui me semble peser comme du plomb?

– Fais-en un auto-da-fé, répondit Quintilia, je ne travaillerai plus cette année.

– Vive la liberté! s'écria Galeotto en entrant d'un bond. Au risque d'être grondé, il faut que je vienne mettre un genou en terre devant ma souveraine, et que je la prie de briser les cercles de fer de son écuyer.

– Reprends ton vol, mon beau papillon, dit la princesse en l'embrassant au front.

– Par la Vierge! dit le page en se relevant, il y avait plus de six mois que Votre Altesse n'avait fait cet honneur à son pauvre nain. Nous voici tous sauvés; nous renaissons, nous dépouillons nos chrysalides, nous ressuscitons. Alleluia.

– Brûlons la maudite plume! dit Ginetta.

– Non, dit le page en s'en emparant. Attachons-la à la barrette de monsieur le secrétaire intime, et jetons tout dans la Célina, le pédant et son encre, l'ennui et les registres.

– Non pas, dit la princesse; à votre tour, respectez le travail, la réflexion, l'économie. Mon bon Giuliano, nous nous retrouverons tête à tête dans la poussière des livres. Aujourd'hui, reposons-nous, quittons nos habits noirs. Rions avec ces enfants, redevenons jeunes. Page, fais illuminer le fronton de mon palais. Toi, Ginetta, rends la liberté à ma chevelure, et enlève cette dernière tache d'encre à mon doigt.»

La Ginetta frotta les mains de la princesse avec de l'essence de citron. Le page ouvrit les fenêtres et donna en criant des signaux à la cantonade; puis il entraîna Julien sur la terrasse, et lui remettant un magnifique bouquet de fleurs:

«Portez-le à Son Altesse, lui dit-il, mettez-vous à ses pieds, et tâchez qu'elle ait pour vous un doux regard. Quittez surtout cet air consterné. De quoi vous étonnez-vous? Pensez-vous que nous étions convertis pour jamais, et que tout irait toujours selon vos goûts et vos idées? Mais apprenez à connaître l'amitié. Je pourrais me venger aujourd'hui de tout l'ennui que vous m'avez causé; je veux, au contraire, vous aider à ressaisir votre crédit qui chancelle.

– Vraiment, je vous jure que je ne comprends pas, reprit Julien en prenant le bouquet machinalement.

– Allez, allez! cria le page en le poussant. Si vous êtes habile, ne perdez pas le temps et l'occasion, car voici le tourbillon qui nous enveloppe et le sabbat qui commence.»

Les accords de cent instruments montaient en effet dans les airs, et déjà des pétards et des fusées volaient par les rues.

– Qu'est-ce donc que tout ce bruit? dit Julien.

– C'est mon ouvrage, dit Galeotto d'un air enivré; c'est ce qui doit sauver ou perdre bien des flatteurs, faire voler les uns comme des aigles, barboter les autres comme des oisons.»

Saint-Julien, poussé par les épaules, approcha de la princesse d'un air gauche et confus.

Elle était déjà transformée en une autre femme que celle qu'il voyait depuis six mois. Elle avait les cheveux parfumés, le front couvert de diamants de sept couleurs, une folle et magnifique parure. Son corps avait changé d'attitude et sa figure d'expression. Elle était sans contredit beaucoup plus jeune, plus belle et plus séduisante qu'avec sa robe noire et son air pensif. Mais Saint-Julien l'avait aimée beaucoup mieux ainsi, et maintenant elle l'effrayait comme autrefois; ses doutes évanouis longtemps se réveillaient, sa confiance et sa joie pâlissaient à mesure que la beauté de Quintilia s'illuminait d'un éclat plus vif.

«Un genou en terre, lui dit le page à l'oreille, et tâchez de baiser sa main.»

Julien crut qu'on le persiflait; peu s'en fallut qu'il n'accusât Quintilia d'être complice d'une mystification préparée contre lui. Il se laissa tomber à demi sur le carreau de velours qui était à ses pieds, et, tout palpitant, il leva sur elle un regard qui semblait être un triste et doux reproche. Mais, au lieu de le railler, comme il s'y attendait, Quintilia lui prit la main.

 

«Eh quoi! des fleurs à la main de Giuliano! lui dit-elle avec gaieté; mais je crois que le monde est bouleversé, et tu m'apportes précisément les fleurs que j'aime, la rose turque et la pompadoura qui enivre! Donne, donne, Giuliano. Toi aussi, tu veux donc te rajeunir et te retremper! Bien, mon fils; faisons-leur voir que le travail ne nous a pas rendus stupides, et que nos esprits ne sont point émoussés comme nos plumes.»

Quintilia, en disant ces folles paroles, embrassa son secrétaire intime sur les deux joues. C'était la première fois, et il s'y attendait si peu, que sa tête se troubla, et il lui fut impossible de comprendre ce qui se passait autour de lui.

Un feu d'artifice fut tiré sur l'eau, et un grand souper, qui sembla improvisé, mais que Galeotto et Ginetta tenaient prêt depuis longtemps, prolongea la fête assez avant dans la nuit. Saint-Julien suivit d'abord machinalement Quintilia; il était encore sous l'impression délirante de ce baiser: il ne songea qu'à la trouver belle dans sa nouvelle parure, gracieuse et spirituelle avec ceux qui venaient la complimenter. Mais peu à peu cet entourage de courtisans qu'il avait perdu l'habitude de voir se placer entre elle et lui, ce bruit qui ne lui permettait plus d'être seul entendu, ce mouvement qui semblait enivrer Quintilia, lui devinrent odieux. Il fut souvent tenté de quitter cette cohue et d'aller s'enfermer dans sa chambre. Un sentiment de jalousie inquiète et chagrine le retint auprès de la princesse.

VII

«Mon ami, lui dit Galeotto le lendemain matin, vous avez été souverainement ridicule hier soir.

– Et pourquoi donc?

– Triste, pâle, et l'air consterné! Prenez garde à vous. La princesse est en humeur de se divertir: si vous ne vous amusez pas, vous êtes perdu.

– Perdu! dit Saint-Julien. Comment et pourquoi?

– Pourquoi?.. parce que vous l'ennuierez, mon ami. Comment? parce qu'elle oubliera jusqu'à votre nom.

– Où sommes-nous, mon Dieu? dit Julien en passant sa main sur ses yeux, dans un sentiment d'invincible tristesse. Est-ce un rêve que je fais? Tout est-il donc si changé depuis douze heures!

– Vous ne connaissez pas le monde, reprit le page; vous ne savez pas qu'il faut ne compter sur rien, être préparé à tout, et posséder vingt habits dans son magasin pour être toujours prêt à changer avec ceux qui changent.

– Mais expliquez-moi Quintilia; que m'importent les autres?

– Quintilia! dit le page en baissant la voix. Que je vous explique cette femme, moi!.. Eh! mon ami, j'ai seize ans! Je ne manque pas d'intrigue, d'ambition et d'une certaine intelligence; je vois, j'entends; je n'essaie pas de comprendre; j'obéis, je devine ce qu'on va me commander: il me semble que c'est quelque chose pour mon âge. Mais trouver la raison de ce que je vois, de ce que j'entends et de ce que je fais, c'est plus qu'il n'appartient à mon inexpérience et à ma jeunesse. C'est vous, monsieur le philosophe, qui devriez me donner la clé des énigmes autour desquelles je tourne comme une folle planète, sans savoir où me mène mon soleil.

– Je ne vous demande qu'une chose, dit Saint-Julien en fixant ses grands yeux tristes sur les yeux malins et brillants de Galeotto. Je vois bien qu'il y a en elle deux femmes distinctes, une vraie et une artificielle; une qui est née ce qu'elle est, une autre que les hommes et le siècle ont formée: laquelle des deux est l'œuvre de Dieu?»

Le page eut sur les lèvres une contraction nerveuse, comme s'il allait dire un mot cynique. Saint-Julien devina les deux syllabes qui erraient sur cette bouche moqueuse, et un frisson douloureux lui passa de la tête aux pieds. Mais le page se levant aussitôt et changeant de manière et de langage avec cette facilité de courtisan qui était innée en lui:

«Votre question n'a pas le sens commun, mon ami, lui dit-il en se promenant dans la chambre d'un air grave. Le sentiment et la métaphysique vous ont troublé le jugement. Est-ce que nous sommes nés quelque chose? C'est bien assez d'être nés gentilshommes, canaille ou prince. Ce n'est pas Dieu qui préside à ces distinctions; et pour notre caractère, c'est l'éducation et le hasard qui s'en mêlent. Si j'étais phrénologiste, je vous dirais quelles bosses du crâne de Son Altesse nécessitent la contradiction que vous voyez en elle; mais, n'étant qu'un ignorant, j'aime mieux admirer ses cheveux noirs et recevoir sur mon pauvre front étroit et borné le baiser d'une bouche ducale.»

En se rappelant le baiser qu'il avait reçu, Saint-Julien frémit, et devint tour à tour rouge et pâle. Le page s'en aperçut, et, s'arrêtant devant lui les bras croisés sur sa poitrine:

«Mon ami, lui dit-il, tu es amoureux; tu es perdu!

– Amoureux! dit Julien troublé; non, je ne le suis pas. J'aime ma souveraine avec vénération, avec…

– Tais-toi, tu extravagues, reprit Galeotto. Nous ne sommes plus au temps de la chevalerie. Aujourd'hui un gentilhomme, et même un pâtissier, peut épouser une princesse. Tu es amoureux, mais tu es fou.

– Épargnez-moi vos railleries, Galeotto…

– Non, je ne raille pas. Hier, quand vous avez reçu ce baiser sur les joues, vous avez failli vous trouver mal. Pour un homme qui ne voudrait que parvenir, c'eût été d'un effet excellent. Ces timidités-là ont plus de succès ici que les fatuités de Lucioli. Ce n'est pas vous qu'on mariera à une duègne, et qu'on enverra prendre l'air à la campagne avec cinquante mille francs de rente et une momie ambulante comme mistress White. Mais c'est vous à qui l'on mettra un collier de vermeil au cou, et qu'on laissera vieillir couché en rond sur un coussin entre la biche tachetée et la levrette blanche.

– Mais quel rôle si important jouez-vous donc vous-même ici? dit Saint-Julien un peu piqué.

– Aucun, dit le page; mais je ne suis pas amoureux; et quand on me baise au front, je n'oublie pas que je suis un jouet, un petit animal domestique, un enfant condamné à ne pas grandir. Alors, en attendant que je sois homme et qu'on s'en aperçoive, je rends à la Ginetta les baisers qu'on me donne. Fais comme moi, Giuliano, Ginetta est une belle et bonne fille.»

Saint-Julien eut comme un éblouissement, et s'appuyant sur le bras de son fauteuil.

«Ô mon Dieu! s'écria-t-il avec angoisse, où m'avez-vous conduit? dans quel antre de corruption m'avez-vous jeté?»

Galeotto répondit par un éclat de rire à cette mystique apostrophe.

Le naïf Julien le regardait avec surprise et avec une sorte de terreur. Élevé aux champs, plein d'innocence et de candeur, il ne pouvait comprendre la précoce dépravation de cet enfant de la civilisation.

«Si jeune et si beau! continua-t-il en le regardant avec une sincérité de douleur qui augmenta la gaieté du page; avec un front si pur et tant de grâce, être déjà si sec, si froid, si raisonneur! Avoir déjà vaincu l'amour, et l'enthousiasme, et les sens! avoir arrangé toute sa vie pour l'ambition, et n'avoir ni jeune cœur ni folle imagination qui vous détourne du chemin! Quoi! pas même amoureux de la Ginetta! Moqueur et méprisant sous les lèvres de celle-ci, méfiant et froid sous les lèvres de l'autre!.. Qu'aimez-vous donc, qu'aimerez-vous, vieillard de seize ans?

– J'aimerai, dit le page, j'aimerai l'argent et le pouvoir: l'argent, pour avoir de bons chevaux, de riches habits, et des femmes dont je ne serai pas forcé d'être amoureux au point de me brûler la cervelle en cas d'abandon; de ces femmes qui ont tout juste assez d'esprit pour nous donner un instant d'ivresse, seul bien que la femme puisse promettre et tenir, menteuse et lascive qu'elle est de sa nature; le pouvoir, pour humilier les fourbes et les sots qui me flattent et me haïssent, pour jeter dans la poussière les faces orgueilleuses qui se baissent pour me regarder. Oui, oui, l'argent et le pouvoir: tout homme qui n'est pas imbécile ou fou doit viser à cela et mépriser le reste.

– De qui tenez-vous ce principe? dit Saint-Julien. Est ce de vous-même, est-ce de Quintilia?

– Oh! toujours à cheval sur votre idée fixe! Que m'importe Quintilia? Croyez-vous que je veux pourrir dans ce misérable cabotinage de royauté? Croyez-vous que cette parodie de czarine, et ces ombres de courtisans, et ces forteresses de pain d'épice, et cet appareil militaire qu'on a fait avec de la moelle de sureau et des grains de plomb, et ce palais qui servirait de surtout sur la table d'un banquier, et ces places dont ne voudrait pas le groom d'un pair d'Angleterre; croyez-vous vraiment que tout cela m'attache et me séduise? C'est bon pour vous, vertueux prestolet, qui vous croyez au sommet des grandeurs du monde, et qui prenez le théâtre de Polichinelle pour la Scala ou pour San-Carlo. Moins heureux que vous, je ne sais pas m'abuser ainsi; je sens que l'univers n'est pas trop vaste pour mon activité, et j'étouffe dans ce poêle, où nous chauffons comme de pauvres marrons qu'une femme tire du feu au profit du diable. Allons, Giuliano, suivez votre vocation, et ne vous effrayez pas de la mienne. C'est moi qui devrais m'étonner et me jeter à la renverse, et interroger avec stupeur les étoiles fantasques, à la vue d'une candeur comme la vôtre. C'est vous, mon ami, qui êtes une exception, une rareté, une merveille dans ce siècle de raison et d'égoïsme. Vous êtes peut-être un ange devant Dieu; mais les hommes, à coup sûr, vous montreraient à la foire s'ils savaient ce que vous êtes.

– Que suis-je donc? s'écria Julien, confondu de surprise.

– Voulez-vous que je vous le dise? Vous ne vous en fâcherez pas?

– Non.

– Vous êtes un niais.

– Et Quintilia?

– Je vous le dirai quelque jour si nous nous rencontrons à cent lieues d'ici.»

VIII

Une grande fête se préparait au palais. Jamais Julien n'avait vu un tel luxe et de si folles dépenses. Personne ne pouvait plus aborder la princesse s'il ne venait l'entretenir de chiffons, de lustres et de musiciens. Le pauvre secrétaire intime, étranger à toutes ces choses, errait pâle et triste au milieu de ce désordre, dans la poussière des préparatifs et dans la cohue des ouvriers. Trois jours entiers s'écoulèrent sans qu'il vît la princesse. Il tomba dans une noire mélancolie et pleura son beau rêve effacé, ses douces illusions perdues. Le matin de la fête, elle se souvint de lui et le fit appeler pour lui remettre le costume qu'il devait porter; elle lui donna gravement les instructions les plus frivoles, lui demanda conseil sur la coupe des manches que Ginetta lui essayait; puis elle oublia sa présence et le laissa sortir sans s'en apercevoir.

Le bal fut magnifique. Grâce à la plus bizarre et à la plus folle des inventions de la princesse, toute la cour représenta une immense collection de papillons et d'insectes. Des justaucorps bigarrés serraient la taille; de grandes ailes d'étoffe, montées sur du laiton imperceptible, se déployaient derrière les épaules ou le long des flancs; et l'on ne pouvait trop admirer l'exactitude des nuances, la forme des accidents, la coupe et l'attitude des ailes, et jusqu'à la physionomie de chaque insecte reproduite par la coiffure du personnage chargé de le représenter. Le bon abbé Scipione, métamorphosé en sauterelle, gambadait agréablement dans son mince vêtement de crêpe vert tendre. Le pimpant Lucioli, emprisonné dans une écaille bombée de satin marron, et le ventre couvert d'un gilet rayé de noir et de blanc, représentait admirablement un hanneton de la plus grosse espèce connue. La grande et mince marchesa Lucioli, ex-mistress White, était fort brillante sous un long corps de velours noir et de grandes ailes de taffetas jaune rayé de noir. Avec sa longue face pâle, les déchiquetures de ses ailes et sa démarche péniblement folâtre, on l'eût prise pour ce grand papillon nommé Podalyre, qui est si embarrassé de sa longue stature que les hirondelles dédaignent de le poursuivre et le laissent se débattre contre le vent, pêle-mêle avec les feuilles jaunies et dentelées du sycomore. Le beau page Galeotto représentait le charmant papillon Argus; les pierreries de toutes couleurs ruisselaient sur ses ailes de velours bleu tendre, doublées d'un satin nuancé de rose, d'abricot et de nacre. La Ginetta portait un corselet d'azur rayé de noir; elle était coiffée de ses cheveux bruns relevés en grosses touffes sur ses tempes. Belle avec sa tête large et plate, mince dans son corsage étroit, folâtre sous ses transparentes ailes de crêpe bleu, elle offrait le plus beau type d'agrillon-demoiselle qu'on eût vu depuis longtemps. Quant à Julien, on l'avait déguisé en antyope, avec des ailes de velours noir frangées d'or.

C'était la princesse elle-même qui avait présidé au choix et à la distribution de tous ces costumes. Elle avait consulté vingt savants et compulsé tous les traités d'entomologie de sa bibliothèque pour arriver à une perfection capable de donner le délire de la joie au plus grave de tous les professeurs d'histoire naturelle. Elle avait assorti chaque rôle, ou au moins chaque couleur, au caractère ou à la physionomie de chaque personnage. On voyait autour d'elle de belles Vénitiennes déguisées en guêpes, en noctuelles, en piérides; de brillants officiers convertis en cerfs-volants, en capricornes, en sphinx. On vit plusieurs jeunes abbés en fourmis et le majordome en araignée. Ou admira beaucoup le sphinx Atropos. La manthe précheresse eut un plein succès, et les femmes jetèrent des cris d'épouvante à l'aspect du grand bousier sacré des Égyptiens.

 

Mais parmi ces cohortes aériennes, Quintilia se distinguait par la richesse et la simplicité de son costume. Elle avait choisi pour emblème le blanc phalène de la nuit. Sa robe et ses ailes de gaze d'argent mat tombaient négligemment le long de sa taille. Elle avait pour coiffure deux marabouts blancs qui, s'abaissant de son front sur chacune de ses épaules, représentaient fort agréablement deux antennes moelleuses.

Les salles étaient tapissées et jonchées de fleurs; des échelles de soie, cachées dans des guirlandes de roses, étaient tendues le long des murs ou suspendues aux voûtes. Les plus hardis grimpaient sur ces frêles soutiens, se tenaient accrochés, les ailes pliées, au-dessous des plafonds, se balançaient entre les colonnes, ou s'élançaient de l'une à l'autre en agitant leurs ailes diaphanes. C'était un spectacle vraiment magique, et dont la nouveauté enivra Saint-Julien un instant. Mais des angoisses inattendues l'arrachèrent bientôt à ces naïves satisfactions. Quintilia, entourée d'hommages et de vœux, se livrait au plaisir d'être admirée avec tant de jeunesse et d'enivrement que Saint-Julien crut ne plus pouvoir douter de l'erreur où six mois de retraite et de bonheur calme l'avaient plongé. «Insensé! se dit-il, comment ai-je pu croire que cette femme avait autre chose dans le cœur que la vanité de son sexe et l'orgueil de son rang? comment ai-je pu m'abuser à ce point sur la galanterie et le désordre qui règnent ici? Quel plaisir a-t-elle pris à me duper et à se duper elle-même sur de prétendus projets philanthropiques, sur les hautes ambitions d'une âme généreuse, lorsque le plus ardent de ses vœux, la plus enivrante de ses joies, c'est une fête ruineuse et le fade hommage des cours!»

Et malgré ces tristes réflexions, il la suivait avec anxiété; il épiait tous ses regards, il se glissait à son insu sur tous ses pas. Lorsqu'elle semblait s'occuper d'un homme plus que d'un autre, son cœur battait, sa tête s'égarait, il était prêt à faire une scène ridicule; puis il s'arrêtait pour se demander compte de ses propres agitations et pour s'effrayer de ressentir l'amour en même temps que l'aversion.

Dans le mouvement d'une valse, la coiffure de la princesse s'étant un peu dérangée, elle s'esquiva et entra dans ses appartements pour la réparer. Elle ne voulut pas appeler à son secours Ginetta, qui était emportée par la danse au fond des salles du bal. Elle se retira donc seule et sans bruit dans son cabinet de toilette; mais au moment d'en fermer la porte, elle vit derrière elle une pâle figure: c'était Saint-Julien qui l'avait suivie. Dans le délire de son chagrin, il s'était imaginé lui voir échanger un signe avec Lucioli, et il avait perdu la tête.

«Et que veux-tu, Giuliano? lui dit-elle avec surprise; tu sembles triste ou malade! As-tu quelque chose à me dire? Que puis-je faire pour toi?

– Je vous dérange, Madame, répondit-il d'une voix entrecoupée; ordonnez-moi de vous laisser seule.

– Non, reprit-elle avec une parfaite insouciance, assieds-toi sur ce divan pendant que je vais raccommoder ma plume; et si tu as quelque confidence à me faire, je t'écoute.»

Julien s'assit et garda le silence. Quintilia, debout devant son miroir et lui tournant le dos, refit sa coiffure tranquillement. Quand elle eut fini, elle pensa à lui et le regarda dans sa glace. Il était prêt à se trouver mal.

Elle vint droit à lui, et lui prenant la main avec une assurance qui semblait partir de la bonté de son cœur au moins autant que de la hardiesse de son caractère: «Tu as quelque chose, lui dit-elle, tu souffres, tu es malade ou malheureux, lequel des deux? Parle, je suis ton amie, moi.»

Saint-Julien pencha son visage sur les belles mains de Quintilia et les couvrit de larmes.

«Tu es amoureux, lui dit-elle en les lui pressant avec affection.

– Oh! Madame!

– Oui, n'est-ce pas?

– Eh bien! oui!

– De qui?

– Je n'oserais jamais…

– C'est de la Ginetta?

– Non, Madame.

– Alors c'est de moi?

– Oui, Madame.

– Et bien! tant pis pour toi, répondit-elle avec un geste d'impatience voisin de la colère; tant pis pour nous deux!»

Saint-Julien crut l'avoir blessée dans l'orgueil de son rang. «Pardonnez-moi, lui dit-il, je suis un sot et un insolent. Vous allez me chasser; mais je préviendrai vos ordres à cet égard: tout ce que j'aurais osé désirer était un mot de pitié avant de perdre pour jamais le bonheur de vous voir.

– Eh! mon Dieu, tu ne sais ce que tu dis, Saint-Julien. Je ne te chasserai pas, et si tu pars, ce sera bien contre mon gré. Tu me crois offensée, tu te trompes. Si je t'aimais, je te le dirais; et si je te le disais, je t'épouserais.»

Saint-Julien fut tout étourdi de ce discours, et faillit se frotter les yeux comme un homme qui vient de rêver. Mais il sentit aussi tout ce que cette franchise avait de mortifiant pour lui. Il baissa les yeux et balbutia quelques paroles.

«Allons, ne prends pas cet air désespéré. Vois-tu, Julien, tous les jeunes gens sont fats ou romanesques. Tu n'es pas fat, mais tu es romanesque; tu te crois amoureux de moi, tu ne l'es pas. Comment le serais-tu? tu ne me connais pas.

– Eh bien, Madame, s'écria Saint-Julien, vous avez raison en ceci; je ne vous connais pas, et si je vous connaissais, je serais ou radicalement guéri ou décidément incurable. Je vous aimerais au point de me brûler la cervelle, ou je vous haïrais assez pour vous fuir sans regret. Mais le fait est que je ne sais point qui vous êtes, et l'incertitude où je vis me dévore. Tantôt je vous prie dans le secret de mon cœur comme un ange de Dieu, et tantôt… oui, je vous dirai tout, tantôt je vous compare à Catherine II.

– Sauf les meurtres, les empoisonnements et autres misères semblables, qui, après tout, ne constitueraient pas une grande différence, dit la princesse avec une froide ironie.» Alors, prenant son éventail de plumes, elle s'assit en ajoutant avec un calme dérisoire: «Continuez, monsieur le comte, j'écoute votre harangue.»

– Raillez-moi, méprisez-moi, dit Julien au désespoir, vous avez raison; traitez-moi comme un fou, je le suis. Et que m'importe votre colère? que m'importe votre mépris? Au moment de vous perdre à jamais, et ne risquant plus rien, je puis bien tout vous dire.

– Dites, Julien, répondit-elle tranquillement.

– Eh bien, je vous dirai, Madame, que cela ne peut pas durer et qu'il faut que je parte. Vous me traitez avec confiance, et je n'en suis pas digne; vous m'accablez de bontés, et je suis ingrat. Au lieu de me borner à vous servir et à vous chérir en silence, je m'inquiète de toutes vos actions. Je vous soupçonne des plus infâmes turpitudes, je vous épie comme si j'étais chargé de vous assassiner. Je questionne vos gens, j'interroge vos regards, je commente vos paroles, je hais votre parure; je voudrais tuer tous ceux qui vous admirent. Je suis jaloux, jaloux et méfiant! Moquez-vous! oh! oui, moquez-vous! Je me moque de moi-même bien plus amèrement que personne ne le fera. Depuis trois jours surtout je suis fou, complètement fou. Je suis à chaque instant sur le point de vous adresser des reproches et de vous demander compte de mes tourments! Moi à vous! moi, votre valet!.. Madame, je sais que je suis votre valet…