Kitabı oku: «Les beaux messieurs de Bois-Doré», sayfa 15
XXVIII
Le marquis, fort calme et poli, semblait donner toute son attention à son jeu.
Debout derrière lui, Lucilio pouvait observer le moindre mouvement, la moindre expression de figure de l'Espagnol, placé en pleine lumière.
D'Alvimar jouait avec assez de promptitude et de résolution.
Bois-Doré, plus lent, faisait d'assez longues pauses, pendant lesquelles l'Espagnol, un peu impatienté, regardait les objets environnants. Ses yeux se portèrent naturellement à diverses reprises sur une étagère placée à sa gauche et tout près de lui, contre le mur. Peu à peu l'objet le plus en vue, parmi les bibelots dont ce petit meuble était couvert, attira et fixa son attention, et Lucilio remarqua chez lui un sourire d'ironie et de dépit chaque fois que son regard s'attachait sur cet objet.
C'était un couteau nu et brillant, posé sur un coussinet de velours noir à franges d'or, et protégé par une cloche de verre.
– Qu'est-ce? lui dit enfin le marquis. Vous me semblez distrait! Vous êtes en prise, messire, et je ne veux point avoir si bon marché de vous. Quelque chose vous nuit ou vous gêne. Sommes-nous trop près de ce meuble, et voulez-vous en éloigner la table?
– Non, répondit d'Alvimar, je suis fort bien; mais je confesse que ce beau meuble porte quelque chose qui me préoccupe. Vous plaît-il répondre à une question, si vous ne la trouvez point indiscrète?
– Vous ne pouvez faire question qui le soit, messire. Parlez, de grâce.
– Eh bien, je vous demande, mon cher marquis, comment il se fait que vous ayez là, sous verre, et triomphante sur un coussinet, l'arme de voyage de votre humble serviteur?
– Oh! pour cela, vous vous abusez, mon hôte! Ce couteau ne me vient pas de vous!
– Je sais que je ne vous l'ai point donné; mais je sais qu'il vous a été donné venant de moi, et c'est un hasard que vous n'ignorez peut-être pas. Je comprends que tout cadeau d'une belle main vous soit précieux; mais je vous trouve bien dur pour le pauvre monde, d'exhiber ainsi ce trophée de votre victoire aux yeux d'un rival éconduit.
– Ce sont énigmes pour moi que vos paroles!
– Eh! si; je n'ai point la berlue! Me voulez-vous permettre de lever ce verre et de regarder de près?
– Regardez et touchez, messire; après quoi, je vous dirai, si vous le souhaitez, pourquoi cette relique d'amour et de tristesse est là parmi tant d'autres souvenirs du temps passé.
D'Alvimar prit le couteau, le regarda attentivement, le mania, et, le reposant tout à coup où il l'avait pris:
– Je me suis trompé, dit-il, et je vous en demande excuse. Ceci n'est point ce que je croyais.
Lucilio, qui l'observait attentivement, avait cru voir un frémissement de terreur ou de surprise relever le coin de sa narine mobile et délicate. Mais cette légère contraction faciale se produisait chez lui pour la moindre cause et même parfois sans cause.
Il se remit à jouer.
Mais Bois-Doré l'arrêta.
– Pardonnez-moi, lui dit-il; mais vous avez paru reconnaître cet objet, et c'est un devoir pour moi de vous interroger: vous pourrez peut-être me fournir quelque lumière sur un fait mystérieux dont, depuis longtemps, ma vie est tourmentée et troublée. Veuillez donc me dire, monsieur de Villareal, si vous connaissez la devise et les lettres initiales qui sont gravées sur cette lame. Voulez-vous la regarder encore?
– C'est inutile, monsieur le marquis, je ne connais pas l'objet; il ne m'a jamais appartenu.
– Éprouveriez-vous de la répugnance à vous en assurer?
– De la répugnance? Pourquoi cette question, messire?
– Je vais m'expliquer. Peut-être avez-vous reconnu cette arme pour avoir appartenu à quelqu'un dont vous rougissez d'être le compatriote, et dont vous me diriez pourtant le nom si j'invoquais votre loyauté.
– Si vous faites de ceci une grave affaire, répondit d'Alvimar, bien qu'à mon tour je ne vous entende point, je veux bien examiner encore.
Il reprit le couteau, le regarda avec un grand calme, et dit:
– Ceci est de fabrique espagnole, arme très-usitée chez nous. Il n'est personne de noble, ou seulement de libre condition, qui n'en porte une semblable en sa ceinture ou en sa manche. La devise est une des plus banales et des plus répandues: Je sers Dieu, ou Je sers mon maître, ou Je sers l'honneur; voilà ce qu'on lit sur la plupart de nos armes, que ce soient rapières, pistolets ou coutelas.
– Fort bien; mais ces deux lettres S. A. qui semblent un chiffre particulier?
– Vous pourriez les trouver sur mes propres armes aussi bien que cette devise; ce sont marques de la fabrique de Salamanque.
Bois-Doré sentit ses soupçons s'évanouir devant une explication si naturelle.
Lucilio sentait, au contraire, augmenter les siens. Il trouvait d'Alvimar trop empressé de prévenir l'explication qu'on eût pu lui demander sur sa propre devise et sur ses propres chiffres, que l'on était censé ne point connaître.
Il toucha le genou du marquis en feignant de caresser Fleurial, et l'avertit ainsi de ne pas renoncer à son enquête.
D'Alvimar sembla l'y aider lui-même en demandant avec un certain air de fierté blessée la raison de cet interrogatoire.
– Vous pourriez aussi me demander, répondit Bois-Doré, pour quelle raison un objet qui m'est horrible à voir, se trouve là sous mes yeux à toute heure. Sachez-le, monsieur, cette arme maudite est celle qui a tué mon frère; et j'ai tenu à ne me la point cacher, à seules fins de me rappeler sans cesse que j'ai à découvrir son assassin et à venger sa mort.
La figure de d'Alvimar exprima une vive émotion; mais ce pouvait être une émotion sympathique et généreuse.
– Vous aviez raison de l'appeler une relique de douleur, dit-il en éloignant le couteau. Était-ce de votre frère que vous parliez hier matin, lorsque, consultant ces égyptiens, vous leur demandâtes quand et comment il avait péri?
– Oui; je demandais ce que je savais bien, voulant éprouver leur science, et, véritablement, ce démon de petite fille me répondit si fidèlement, que j'eus lieu d'en être étonné. N'avez-vous point remarqué, messire, qu'elle me donna un calcul qui plaçait l'événement au dixième jour de mai de l'année 1610?
– Je n'ai point suivi ce calcul. Est-ce ce jour-là, en effet, que votre frère fut tué?
– C'est ce jour-là. Je vois que vous en êtes fort surpris?
– Surpris, moi?.. Pourquoi le serais-je? J'imagine que les devins ne révèlent du passé que ce qu'ils en connaissent. Mais dites-moi, je vous prie, comment arriva cette triste affaire. Vous n'en connûtes donc jamais les auteurs?
– Vous aviez raison de dire les auteurs, car ils étaient deux… deux que je voudrais bien découvrir. Mais vous ne m'y aiderez point, je le vois, puisque cette arme accusatrice n'a aucun signe particulier.
– La chose n'eut donc point de témoins?
– Pardonnez-moi, elle en eut.
– Qui ne purent vous renseigner sur les personnes?
– Elles purent les décrire, et non les nommer. Si cette douloureuse histoire vous intéresse, je peux vous la rapporter dans tous ses détails.
– Certes, je prends intérêt à vos peines, et je vous écoute.
– Eh bien, dit le marquis en repoussant l'échiquier et en rapprochant sa chaise de la table, je vais vous dire tout ce que j'ai recueilli d'une enquête qui me fut communiquée par le curé d'Urdoz.
– Urdoz?.. où prenez-vous Urdoz? Je ne me souviens point…
– C'est un lieu où vous devez avoir passé, si vous avez voyagé sur la route de Pau?
– Non, je vins en France par celle de Toulouse.
– Alors, vous ne le connaissez point. Je vous le décrirai tout à l'heure. Sachez d'abord que mon frère, étant simple gentilhomme et médiocrement riche, mais d'honnête famille, de noble figure, d'aimable humeur et galant homme s'il en fut, plut, en une ville d'Espagne que je ne sais point, à une dame ou demoiselle de qualité, dont il devint l'époux par mariage secret, contrairement au gré de la famille.
– Qui s'appelait…?
– Je l'ignore. Tout ceci était affaire de cœur dont je ne reçus point la confidence entière et que je ne pus découvrir par la suite. J'ai su seulement qu'il enleva son amie, et que tous deux, déguisés en pauvres gens, gagnèrent la France, où ils entrèrent par ce chemin d'Urdoz.
La dame étant près de son terme, ils voyageaient dans une petite voiture de pauvre apparence, une manière de chariot de colporteur, traînée par un seul cheval acheté en route, et qui n'allait guère vite au gré de leur impatience.
Pourtant ils parvinrent sans encombre jusqu'à la dernière étape espagnole, où, après avoir passé la nuit en une méchante auberge, mon frère eut l'imprudence de vouloir changer de l'or d'Espagne contre de l'or de France, et de demander à une manière de gentilhomme qui se trouvait là avec un vieux valet, et qui lui faisait offre de ses services, s'il lui en pourrait procurer pour un millier de pistoles.
Ce personnage ne put lui offrir qu'une petite somme, et, lorsque mon frère remonta en sa voiture avec sa compagne emmantelée et voilée, on remarqua, dans l'auberge, que les deux inconnus lui firent politesse en regardant fort les deux coffres qu'il chargeait lui-même, l'un contenant ses espèces, et l'autre les bijoux de sa femme, et qu'ils partirent ensuite, se dirigeant sur ses traces, bien qu'ils eussent annoncé le dessein de se vouloir rendre d'un côté opposé. Ces mêmes coquins furent signalés de façon à ne pas laisser de doutes lorsque description fut faite des assassins de mon frère.
– Ah! dit d'Alvimar, on vous les a décrits?
– Parfaitement. L'un avait la physionomie belle et tellement jeune, qu'il semblait adolescent. Il était de taille médiocre, mais bien prise. Il avait la main blanche et menue comme celle d'une femme, la barbe naissante fort noire, la chevelure soyeuse, un grand air de noblesse, un costume de voyage assez riche, peu ou point de rechange, car sa valise ne pesait rien; un bon cheval andalous, et cet infâme couteau dont il se servait pour manger et pour égorger. L'autre…
– Peu importe, messire. Votre frère…?
– Je vous dois dépeindre l'autre malandrin, tel qu'il me fut dépeint. C'était un homme d'âge, qui avait du moine et du spadassin. Un long nez tombant sur une moustache grise, l'œil vague, la main calleuse, l'humeur taciturne; une véritable brute d'Espagne…
– Plaît-il, messire?
– Une brute comme il y en a en tous pays où l'on croit se racheter de l'enfer avec des patenôtres. Ces bandits suivirent mon pauvre frère comme deux loups féroces et couards suivent une proie qu'ils n'osent attaquer, et le rejoignirent… Qu'est-ce, messire? Avez-vous trop chaud en cette petite chambre?
– Peut-être, messire, répondit d'Alvimar agité. Je trouve lourd à respirer l'air d'une maison où il semble que le nom d'Espagnol soit tenu en mépris comme vous faites.
– Nullement, monsieur. Remettez-vous… Je ne rends point votre nation fautive de l'abaissement de quelques-uns. Il y a partout des infâmes. Si je parle aigrement de ceux qui me ravirent un frère, vous me devez bien excuser.
D'Alvimar s'excusa à son tour de sa susceptibilité, et pria le marquis de ne pas interrompre son récit.
– Ce fut donc, reprit celui-ci, environ une lieue après la bourgade appelée Urdoz, que mon frère se trouva seul avec sa femme sur un mur de rochers, le long d'un précipice fort profond. Le chemin serpentait en une montée si rude, que le cheval renonça un moment, et mon frère, craignant qu'il ne reculât dans le ravin, sauta par terre et vitement descendit sa femme entre ses bras. Il faisait un grand chaud, et, pour qu'elle ne souffrît point du soleil, il lui montra devant eux un ombrage de sapins, où elle se rendit doucement pendant qu'il laissait souffler le cheval.
– Cette dame vit donc tuer son mari?
– Non! elle se trouvait avoir tourné un petit massif de la montagne lorsque l'événement arriva. Dieu voulut sauver l'enfant qu'elle portait; car, si les assassins l'eussent vue, ils ne lui eussent point fait de grâce.
– Qui donc put savoir comment votre frère périt?
– Une autre femme que le hasard avait amenée là tout près, derrière un quartier de roche, et qui n'eut pas le temps d'appeler à l'aide, tant l'horrible meurtre fut vite expédié. Mon frère s'efforçait de faire avancer le cheval, lorsque les assassins l'atteignirent. Le plus jeune mit pied à terre, lui disant avec une hypocrite courtoisie:
« – Eh! mon pauvre homme, votre bête est fourbue. Ne vous faut-il point de l'aide?»
Le vieux drôle qui le suivait descendit aussi, et, comme s'ils eussent voulu pousser bonnement à la roue, tous deux se rapprochèrent de mon frère, qui ne se méfiait point, et, au même instant, le témoin que le ciel avait mis là le vit trébucher et tomber de son long entre les roues, sans qu'un seul cri pût faire croire qu'il eût été frappé. Ce poignard lui avait été planté dans le cœur jusqu'au manche, par une main qui en connaissait trop bien l'exercice.
– Alors, vous ne savez point qui, du maître ou du valet, porta le coup? Vous dites que le maître était fort jeune; il n'est point à croire que ce fût lui.
– Peu m'importe, messire. Je les tiens pour aussi vils l'un que l'autre; car le gentilhomme se conduisit entièrement comme le laquais. Il s'élança dans la voiture sans se donner le temps de reprendre son arme, pressé et enragé qu'il était de voler les deux coffrets. Il les jeta à son camarade, qui les mit sous son manteau, et tous deux prirent la fuite, retournant sur leurs pas, aiguillonnés, non point par le remords ou la honte, sentiments humains qu'ils n'étaient point capables de ressentir, mais par la peur du fouet et de la roue, qui sont la récompense et la fin de telles engeances!
– Vous en avez menti, monsieur! s'écria, en se levant, d'Alvimar hors de lui et pâle de rage. Le fouet et la roue… Vous mentez par la gorge! et vous me rendrez raison…
Il retomba sur sa chaise, suffoqué et comme étranglé de l'aveu que lui arrachait enfin la colère.
XXIX
Le marquis fut comme foudroyé aussi de cette sortie, à laquelle il ne s'attendait pas, tant, jusque-là, le coupable avait fait bonne contenance et donné un air naturel à ses fréquentes interruptions.
Il se remit le premier, comme on peut croire, et, froissant de sa longue main nerveuse le poignet convulsif de d'Alvimar:
– Malheureux! lui dit-il avec un mépris accablant, vous devez remercier le ciel qui vous a fait mon hôte; car, si je n'eusse donné ma parole de vous protéger, parole qui vous préserve de moi-même, je vous briserais contre le mur de cette chambre.
Lucilio, craignant une lutte, avait saisi le couteau resté sur la table.
D'Alvimar vit ce mouvement et eut peur. Il se dégagea des mains du marquis et saisit la garde de son épée.
– Tenez-vous donc tranquille, et ne craignez rien ici, lui dit Bois-Doré avec calme. Nous ne sommes point des assassins, nous autres!
– Ni moi non plus, monsieur, répondit d'Alvimar, qui sembla vaincu par cette dignité de procédés, et, puisque vous ne voulez point déroger aux lois de l'honneur, je ferai l'effort de me justifier.
– Vous justifier, vous? Allons donc! vous êtes convaincu et condamné par le démenti que vous m'avez donné, à preuve que je le méprise!
– Gardez vos mépris pour ceux qui supportent l'outrage en silence. Si je l'eusse fait, vous ne me soupçonneriez pas! J'ai repoussé l'injure. Je la repousse encore!
– Ah! vous prétendez nier, à présent?
– Non pas! J'ai occis votre frère… ou tout autre. J'ignore le nom de l'homme que j'ai tué… ou laissé tuer! Mais que savez-vous des raisons qui m'ont conduit à ce meurtre? Que savez-vous si je n'exerçais pas une vengeance légitime? Que savez-vous si cette femme… dont vous ignorer le nom, n'était pas ma sœur, et si, en vengeant l'honneur de ma famille, je ne reprenais point, comme son propre bien, l'or et les bijoux emportés par un séducteur?
– Taisez-vous, monsieur! n'insultez pas la mémoire de mon frère.
– Vous-même avez confessé qu'il n'était pas riche: où eût-il pris mille pistoles pour fuir ainsi avec une femme?
Bois-Doré fut ébranlé. Son frère, à cause de la différence de leurs opinions, n'avait jamais voulu accepter de lui la moindre part d'une fortune qu'il considérait avec raison comme provenant de la dépouille de son propre parti.
Il fut obligé de se rabattre sur cette allégation que la femme de son frère avait eu le droit d'emporter ce qui était à elle. Mais d'Alvimar répondit que la famille avait aussi le droit de le considérer comme sien. Il repoussait donc avec énergie l'accusation de vol.
– Vous n'en êtes pas moins un traître, lui dit le marquis, pour avoir lâchement poignardé un gentilhomme au lieu de lui demander raison.
– Prenez-vous-en au déguisement de votre frère, répondit d'Alvimar avec feu. Dites-vous que, le voyant sous les habits d'un vilain, j'ai pu croire que je le pouvais faire tuer comme un vilain par mon domestique.
– Que ne le faisiez-vous arrêter dans cette auberge, où vous dûtes reconnaître votre sœur, au lieu de le suivre pour le saisir dans un guet-apens?
– Apparemment, répondit d'Alvimar, toujours fier et animé, que je ne voulus point faire d'esclandre et compromettre ma sœur devant une populace.
– Et comment, au lieu de courir après elle pour la ramener à sa famille, la laissâtes-vous sur ce chemin, où elle est morte dans les douleurs, une heure après, sans avoir été ensuite réclamée de personne?
– Pouvais-je la poursuivre, ignorant qu'elle était là, tout près de moi? Votre témoin n'a pu entendre toutes mes paroles; les questions que je devais faire au ravisseur, je n'avais point à les crier sur le chemin. Que savez-vous s'il ne me répondit point que ma sœur était restée à Urdoz, et si ce que l'on prit pour une fuite n'était pas l'empressement de courir après elle?
– Et, ne la trouvant point à Urdoz, vous ne sûtes rien de sa mort si déplorable? Vous n'eûtes même point souci du lieu de sa sépulture?
– Qui vous dit que je ne sais pas mieux que vous, monsieur, tous les détails de cette fâcheuse histoire? À ma place, ne pouvant plus remédier à rien, eussiez-vous fait bruit, dans un pays où personne ne pouvait rien deviner du nom de votre sœur et du déshonneur de votre famille?
Le marquis, accablé de la vraisemblance de ces explications, garda le silence.
Il demeurait pensif et tellement absorbé dans ses réflexions, qu'il entendit à peine annoncer une visite. Guillaume d'Ars venait d'être introduit dans le salon voisin.
Lucilio vit un éclair de joie briller dans les yeux de d'Alvimar, soit que le plaisir de revoir un ami en fût cause, soit que ce fût seulement l'espoir d'échapper à une situation périlleuse.
D'Alvimar s'élança hors du boudoir, et la porte battante rembourrée retomba pour un instant entre lui et ses hôtes.
Lucilio, voyant le marquis perdu dans de pénibles réflexions, le toucha comme pour l'interroger.
– Ah! mon ami! s'écria Bois-Doré, dire que je ne sais que résoudre et que je suis peut-être dupe du plus grand fourbe qui existe! J'ai fait fausse route. J'ai exposé la bonne Morisque, et peut-être aussi mon enfant, à la vengeance et aux embûches du plus dangereux ennemi; j'ai été gauche; j'ai fourni les raisons de la défense, en avouant que je ne connaissais pas le nom de la dame, et maintenant, qu'il y ait mensonge ou vérité dans l'excuse du meurtrier, je ne me trouve plus en droit de lui ôter la vie. Mon Dieu! mon Seigneur Dieu, est-il possible que les honnêtes gens soient condamnés à être joués par les scélérats, et qu'en toutes guerres ceux-ci soient les plus avisés, et, en définitive, les plus forts!
En parlant ainsi, le marquis, indigné contre lui-même, frappa du poing sur la table avec énergie; puis il se leva pour aller recevoir Guillaume d'Ars, dont il entendait l'accent joyeux et insouciant dans la pièce voisine.
Mais le muet lui saisit vivement le bras avec une exclamation inarticulée.
Il tenait un objet sur lequel il appelait son attention par un bégayement de surprise et de joie.
C'était l'anneau que le marquis avait mis à son petit doigt, cet anneau mystérieux qu'il n'avait pu ouvrir, et qui, grâce au vigoureux coup de poing appliqué sur la table, venait de se séparer en deux cercles passés l'un dans l'autre. Il n'y avait aucune espèce de secret dans cette bague. Seulement les parties joignaient très-serré, et il avait fallu une grande secousse pour les disjoindre.
Lire les noms gravés dans les deux cercles fut l'affaire d'un instant. C'étaient ceux de Florimond et de sa femme. Comprendre que l'on tenait enfin la vérité fut une certitude spontanée.
Le marquis donna rapidement un ordre à Lucilio et alla, d'un cœur allégé et d'un visage riant, serrer les mains de Guillaume.
D'Alvimar et M. d'Ars n'avaient eu que le temps d'échanger quelques mots sur le bon voyage de l'un et sur l'agréable surprise de l'autre. Cependant, Guillaume avait remarqué quelque altération sur le visage de son ami, lequel avait allégué la migraine de la veille.
Le marquis, après les premières amitiés à son jeune parent, voulut donner des ordres pour son souper.
– Non pas, merci! dit Guillaume; j'ai pris quelque chose en route pendant que mes chevaux soufflaient, car il me faut repartir d'ici à l'instant même. Vous voyez que je reviens plus tôt que je ne devais. J'ai été averti à Saint-Amand, où j'avais été hier faire, avec partie de la jeunesse du pays, la conduite d'honneur à monseigneur de Condé, que mon intendant était fort malade en ma maison. Craignant d'en mourir, cet honnête homme me dépêchait un exprès pour m'avertir de revenir au plus vite, afin d'être mis par lui au courant du plus gros de mes affaires, dont j'avoue ne pas savoir le premier mot. Je suis venu cependant ici, d'abord pour savoir s'il convient à M. d'Alvimar de me suivre, ce soir, en mon logis, ou si, enchaîné dans vos jardins d'Astrée, il souhaite passer encore cette nuit dans les enchantements.
– Non, répondit vivement d'Alvimar: j'ai assez abusé de la civilité de M. le marquis. Je suis mal portant et deviendrais maussade. Je souhaite partir avec vous à l'heure même et vais commander que l'on prépare mes chevaux en toute hâte.
– C'est inutile, dit le marquis; je vais clocher; j'aurai bientôt le plaisir de vous revoir, monsieur de Villareal.
– C'est moi qui viendrai dès demain prendre vos ordres, monsieur le marquis, et vous donner toutes les explications que vous souhaiterez… sur la partie que nous avons jouée tout à l'heure.
– Quelle partie faisiez-vous? dit Guillaume.
– Une partie d'échecs fort savante, répondit le marquis.
Adamas arriva au coup de clochette.
– Les chevaux et les bagages de M. de Villareal, dit Bois-Doré.
Pendant que l'on exécutait cet ordre, le marquis, avec une tranquillité qui fit espérer à d'Alvimar que tout était apaisé entre eux, rendit compte à Guillaume de l'emploi du temps à Briantes et à la Motte-Seuilly durant son absence. Puis il le questionna sur les belles fêtes de Bourges.
Le jeune homme ne demandait qu'à en parler: il raconta les émotions du tir, ou plutôt, comme on disait alors, «de l'honorable jeu de l'arquebuse.»
On avait construit les buttes aux prés Fichaux, et un grand pavillon garni de tapisseries et de ramées pour les dames et demoiselles de la ville. Les tireurs étaient placés sur un parquet, à cent cinquante pas du pavois. Six cent cinquante-trois arquebusiers s'étaient présentés. Triboudet, de Sancerre, avait seul mérité le prix; mais il avait été obligé de le partager avec Boiron, de Bourges, pour avoir pris un faux nom, afin de devancer son tour; de quoi les gens de Sancerre avaient bien crié, car ils eussent tenu à honneur de prouver que leurs tireurs étaient les meilleurs du royaume, et l'on trouvait bien de l'injustice dans la division du prix. C'était évidemment pour ne point mécontenter ceux de Bourges, que l'on avait rendu ce mauvais jugement.
– En effet, disait Guillaume en narrant avec le feu de la jeunesse, ou Triboudet a gagné, ou il a perdu. S'il a gagné, il a droit à tout l'honneur et à tout le profit de la chose. J'accorde qu'il est coupable d'avoir pris un faux nom. Eh bien, que, pour cette faute, on le punisse de quelque amende ou de quelques jours de prison, mais qu'il n'en soit pas moins le vainqueur du jeu; car l'honneur du talent est chose sacrée, et, malgré que nous n'aimions pas beaucoup les vieux sorciers sancerrois, il n'est pas un gentilhomme qui n'ait protesté contre le passe-droit fait à Triboudet. Mais, que voulez-vous! les grosses villes mangeront toujours les petites, et les gros robins de Bourges prennent sans façon le haut du pavé sur toute la bourgeoisie de la province. Ils le prendraient bien volontiers sur la noblesse, si on les laissait faire! Je m'étonne qu'Issoudun ait concouru. Argenton s'en est abstenu, disant que le prix était donné d'avance, et que rien ne valait devant les juges de Bourges, sinon les champions de Bourges.
– Et ne pensez-vous pas que le prince se soit mêlé de cette injustice? demanda le marquis.
– Je n'en répondrais pas! Il fait grandement la cour au peuple de sa bonne ville; à telles enseignes qu'il s'est mis dans des frais, malgré qu'il n'aime guère à dépenser son argent pour l'amusement des autres. Il entretient en ce moment deux troupes de comédie, l'une française, l'autre italienne, qui représentent dans des jeux de paume très-bien décorés.
– Quoi! dit Bois-Doré, vous avez revu les tragiques historiens de M. de Belleroze? Ils sont ennuyeux comme quarante jours de pluie!
– Non, non; cette fois, la troupe s'appelle les Comédiens français du sieur de Lambour, et il y a là des gens fort habiles. Mais le temps se passe, et voici le fidèle Adamas qui vient nous dire que les chevaux sont prêts, n'est-ce pas? Partons donc, mon cher Villareal, et, puisque vous avez promis au marquis de venir demain le remercier, je m'invite avec vous.
– J'y compte bien, reprit Bois-Doré.
– Et vous pouvez compter aussi, monsieur, lui dit d'Alvimar en le saluant profondément, que je vous fournirai toutes les preuves de ce que j'ai avancé.
Bois-Doré ne répondit que par un salut.
Guillaume, pressé de se mettre en route, ne remarqua pas que le marquis, malgré son apparente courtoisie, s'abstint de tendre la main à l'Espagnol, et que celui-ci n'osa lui demander de toucher la sienne.