Kitabı oku: «Les beaux messieurs de Bois-Doré», sayfa 34
LXVI
Les beaux messieurs demeurèrent huit jours sans revenir. Mario avait un peu de fièvre. Lauriane fut inquiète et pleura. Son père ne voulait pas la conduire à Briantes, disant qu'il n'était pas utile de laisser vivre les illusions. Il y eut entre eux un peu de dispute.
– Vous me ferez passer pour une ingrate, disait-elle. Après tant de soins que l'on a eus pour moi là-bas, c'est moi qui devrais aller soigner Mario. Vous y devriez au moins aller tous les jours, mon père. Ils diront que vous les oubliez, à présent que nous n'avons plus besoin d'eux! Ah! que ne suis-je un garçon! j'y courrais à cheval à toute heure; je serais le camarade et l'ami de ce pauvre enfant, et je lui pourrais témoigner mon amitié sans avoir un lien suspendu sur ma tête ou un reproche à encourir!
Elle décida enfin son père à la conduire à Briantes.
Elle trouva Mario assez revenu de son chagrin et guéri de sa fièvre. Il paraissait avoir pris encore une fois son parti d'être enfant. Le marquis était un peu blessé de la conduite de M. de Beuvre. Mais on ne pouvait se garder rancune. Les parents se mirent peu à peu à causer comme si de rien n'était; Lauriane se mit à rire et à folâtrer avec son innocent amoureux.
– Voisin, dit alors de Beuvre à Bois-Doré, il ne me faut point bouder. Votre idée pour ces enfants était pure rêvasserie. Voyez comme ils s'entendent bien ensemble pour les jeux innocents! C'est signe qu'aux jeux d'amour ils seraient en guerre. Songez qu'un trop jeune mari ne se contente pas longtemps d'une seule femme, et qu'une femme délaissée est jalouse et acariâtre. Il y a, d'ailleurs, entre ces enfants, un empêchement auquel nous eussions dû songer: l'un est catholique, l'autre est protestant.
– Ce n'est point là un empêchement, dit le marquis. On se marie à la même Église, sauf à retourner chacun à celle qu'on préfère.
– Oui, oui, c'est fort bon pour vous, vieux incrédule, qui êtes des deux Églises, c'est-à-dire d'aucune; mais pour nous…
– Pour vous, mon voisin? Je ne sais quelle communion vous faites; mais je crois fort en Dieu, et vous n'y croyez guère.
– Peut-être! Qui sait? a dit Montaigne; mais ma fille croit, et vous ne la feriez point céder.
– Elle n'aurait point à céder. Ici, elle a été libre de prier comme elle l'entendait. Mario et elle ont fait leur prière du soir ensemble, et ils n'ont point songé à se disputer. D'ailleurs, Mario serait tout prêt à faire comme moi…
– Oui, à dire comme vous, au temps du bon roi: «Vive Sully et vive le pape!»
– Lauriane ne serait pas plus entêtée de calvinisme, soyez-en bien assuré!
Bois-Doré se trompait. Plus M. de Beuvre s'avouait sceptique, plus Lauriane avait à cœur de se rattacher à la Réforme avec désintéressement. De Beuvre, qui le savait bien et qui cherchait l'occasion de susciter des obstacles, souleva la question pendant le dîner. Lauriane se prononça avec douceur, mais avec une fermeté remarquable.
Le marquis n'avait jamais parlé religion avec elle ni devant elle. Le fait est qu'il n'en parlait avec personne, et trouvait les dieux mi-partie gaulois et païens de l'Astrée très-conciliables avec ses notions vagues sur la Divinité. Il fut chagrin de voir Lauriane se gendarmer de la sorte, et ne put s'empêcher de lui dire:
– Ah! méchante enfant, vous ne seriez pas si entêtée de controverse, si vous nous aimiez un peu plus!
Lauriane n'avait pas vu où son père voulait en venir. Le reproche du marquis le lui fit comprendre. C'était le premier reproche qu'il lui adressât, et elle en fut vivement peinée. Mais la crainte d'irriter son père l'empêcha de répondre comme son cœur l'y portait. Elle baissa les yeux sur son assiette et retint une larme au bord de sa paupière.
Mario qui ne semblait occupé qu'à préparer le dîner délicat du petit chien Fleurial, vit cette larme et dit tout à coup d'un air sérieux, presque viril, qui contrastait avec la puérile occupation de ses mains:
– Mon père, nous faisons de la peine à Lauriane, ne parlons plus de rien. Elle a une tête, et elle a raison. Pour moi, je ferais comme elle à sa place, et je n'abandonnerais pas mon parti dans le malheur.
– C'est bien parlé, mon petit homme! dit de Beuvre, frappé de l'air sage de Mario.
– Et c'est-à-dire aussi, ajouta le marquis, que nous sommes au-dessus de ces vaines discussions. Mon fils a déjà le libre esprit des bons esprits, et ce n'est pas lui qui contrarierait les opinions de Lauriane.
– Les contrarier, non certes, reprit Mario; mais…
– Mais quoi? dit Lauriane vivement; tu ne viendrais pas à les partager, Mario, même par amitié pour moi?
– Ah! ah! si cela était, s'écria de Beuvre, encore frappé d'une idée subite, si l'enfant, avec son nom et ses biens, voulait entrer résolûment dans notre cause, je ne dis pas que je ne conseillerais pas à Lauriane de garder encore quelque temps son bonnet noir.
– Qu'à cela ne tienne! dit le marquis; quand le temps sera venu…
– Non pas! non, mon père! dit Mario avec une fermeté extraordinaire; ce temps-là ne viendra point pour moi. J'ai été baptisé catholique par l'abbé Anjorrant; j'ai été instruit par lui dans l'idée que je devais ne pas changer; et, bien qu'il ne m'ait rien fait jurer à son lit de mort, il me semblerait lui désobéir en ne restant pas dans l'Église où il m'a mis. Lauriane m'a donné l'exemple, je le suivrai; nous resterons comme nous voilà, et ce sera bien. Ça ne m'empêchera pas de l'aimer, et, si elle ne m'aime plus, alors elle aura tort et sera mauvaise.
– Que dites-vous de cela, ma fille? dit de Beuvre à Lauriane; ne vous semble-t-il pas que voilà un petit mari qui, vous voyant brûler, dirait: «J'en suis peiné; mais je n'y peux rien, puisque c'est la volonté du pape?»
Lauriane et Mario discutèrent en enfants qu'ils étaient, c'est-à-dire qu'ils se fâchèrent tout rouge. Lauriane bouda, Mario n'en démordit pas et finit par s'écrier avec feu:
– Tu dis, Lauriane, que tu te ravalerais si tu changeais. Tu me mépriserais donc si je changeais aussi?
Lauriane sentit la justesse de cette réplique et ne dit plus rien; mais elle était piquée comme une petite femme avec qui son amant fait des réserves, et son regard disait à Mario: «Je croyais être plus aimée que je ne le suis.»
Quand elle revint à cheval avec son père, celui-ci ne manqua pas de lui dire:
– Eh bien, à présent, ma fille, ne voyez-vous pas que Mario, ce charmant enfant, est un papiste de la bonne roche, comme feu monsieur son père, qui servait l'Espagne contre nous? Et quelque jour, honteux de la nullité de son vieux oncle, il nous fera bel et bien la guerre! Que direz-vous alors de voir votre mari dans un camp et votre père dans l'autre, s'envoyant des balles ou s'allongeant des horions?
– Vraiment, mon père, dit Lauriane, vous me parlez comme si j'avais marqué le désir de rester veuve, et je n'ai jamais résolu cela. Mais je ne vois pas en quoi M. d'Ars échappera au mauvais destin dont vous faites prédiction! N'est-il pas catholique et grand partisan de la royauté?
– M. d'Ars n'a point de volonté, reprit de Beuvre, et je réponds que nous l'amènerions à toutes nos fins, en toute rencontre. De plus malins que lui ont changé quand la Réforme a eu bonne chance.
– Si M. d'Ars n'a point de volonté, reprit Lauriane, tant pis pour lui, ce n'est donc pas un homme; et si, il a âge d'homme, lui!
Lauriane ne se trompait pas. Guillaume était nul de caractère; mais il était beau garçon, aimable voisin, brave comme un lion, et d'un cœur très-généreux avec ses amis.
Doux et facile au paysan, il se laissait piller sans y regarder; mais aussi il faisait comme les seigneurs de son temps: il les laissait croupir dans l'ignorance et dans la misère. Il trouvait fort beau que les vassaux de Lauriane fussent propres et bien nourris, très-divertissant que ceux de Bois-Doré fussent gros; mais, quand on lui disait qu'à Saint-Denis-de-Touhet, les paysans mouraient comme des mouches dans les épidémies; qu'à Chassignoles et au Magny, ils ne savaient pas le goût du vin ni de la viande, à peine celui du pain; enfin que, dans les pays de Brenne, ils mangeaient de l'herbe, tandis qu'en d'autres provinces, plus malheureuses encore, ils se mangeaient les uns les autres, il disait:
– Que voulez-vous y faire? Tout le monde ne peut pas être heureux!
Et il ne se foulait pas l'esprit plus qu'il ne pouvait pour trouver un remède. Il ne lui fût pas venu en tête de vivre dans ses terres comme Bois-Doré, et d'associer à son bien-être tous ceux qui dépendaient de lui. Il courait à Bourges et à Paris tant qu'il pouvait, et aspirait à un bon mariage pour mener une plus belle vie encore, avec une femme qu'il devait rendre parfaitement heureuse, à la condition qu'elle n'eût pas plus d'entrailles et de cervelle que lui.
Il était l'homme de sa caste et de son temps, et nul ne songeait à le blâmer.
Tout au contraire, Lauriane passait pour une exaltée parpaillote et Bois-Doré pour un vieux fou. Lauriane elle-même ne jugeait pas Guillaume aussi sévèrement que nous; mais elle sentait en lui un manque de fond et de consistance, et, auprès de lui, un ennui insurmontable. Alors le souvenir des jours passés à Briantes lui revenait comme un rêve délicieux. Elle eût volontiers dit: Et in Arcadia ego!
Pourtant elle n'admettait pas l'idée d'être la femme de Mario. Dans ses pensées les plus intimes, elle demeura sa sœur aimée, fière de lui et pleine d'émulation; mais elle ne trouva aucun prétendant à son gré, bien qu'il s'en présentât beaucoup dès qu'on vit son père acheter de nouvelles terres. En comparant involontairement son père, si positif et si calculateur, qui la critiquait souvent dans ses charités, avec le bon M. Sylvain, qui vivait toujours et faisait vivre tout le monde comme dans un conte de fées, elle prit la raison en grippe et devint en secret la fille du monde la plus rêveuse et la plus romanesque, au dire de M. de Beuvre et de ses autres parents des deux religions. On se moquait en famille d'elle et de son ridicule amour, disait-on, pour un enfant en sevrage.
À force de s'entendre dire qu'elle était éprise de Mario, Lauriane, un peu persécutée chez elle, était comme conduite malgré elle à regarder cet amour comme possible. Aussi en admit-elle l'idée lorsque Mario eut quinze ans.
Mais elle repoussa bientôt cette idée, car Mario, à quinze ans, semblait ne pas distinguer encore l'amour de l'amitié. Il était respectueux avec elle dans ses manières, en même temps que familier dans ses paroles à la façon d'un frère bien élevé. Il ne disait pas un mot qui pût faire penser que la passion se fût révélée à lui. Quelquefois seulement, il rougissait beaucoup quand Lauriane arrivait inopinément dans un lieu où il ne l'attendait pas, et il pâlissait quand on parlait devant lui de quelque nouveau projet de mariage pour elle. Du moins, Adamas confiait ces remarques à son maître, et Mercédès à Lucilio. Mais ils se trompaient peut-être. Le jeune garçon grandissait et lisait beaucoup: il éprouvait peut-être certains malaises de la tête et des jambes.
Nous ne dirons qu'un mot sur cette époque où Mario eut quinze ans et Lauriane dix-neuf. Leur existence sédentaire et leurs tranquilles relations offraient sans doute un caractère d'heureuse monotonie qui ne nous permet pas d'en retrouver la trace dans nos archives sur Briantes et la Motte-Seuilly.
Nous y trouvons seulement le mariage de Guillaume d'Ars avec une riche héritière du Dauphiné. Les noces se firent en Berry, et il ne paraît pas que le refus de Lauriane eût mécontenté le bon Guillaume, car elle fut de la fête, ainsi que les Bois-Doré.
C'est une année plus tard, en 1626, que nous voyons la vie de nos personnages se dessiner plus clairement. Ce fut l'époque du baptême de monseigneur le duc d'Enghien (le futur grand Condé) qui hâta pour eux le cours des événements.
Ce baptême eut lieu le 5 mai à Bourges. Le jeune prince avait alors environ cinq ans. Les grandes fêtes qui se firent attirèrent toute la noblesse et toute la bourgeoisie de la province.
Le marquis de Bois-Doré, qui avait enfin gagné, sinon les dangereuses bonnes grâces, du moins la salutaire indifférence de Condé et du parti jésuitique, céda aux désirs de Mario, qui était curieux de voir un peu le monde, aux siens propres, qui étaient de montrer son héritier avec plus d'avantages qu'en 1622, sous le poids d'une situation inquiétante et douloureuse.
LXVII
Une fois décidé, Bois-Doré, qui ne savait rien faire à demi, employa, un mois durant, le génie et l'activité d'Adamas à faire préparer les beaux habits et les riches équipages qu'il voulait exhiber devant la cour et la ville.
On se remonta en chevaux et harnachements de luxe, on s'inquiéta des nouvelles modes. On s'apprêta à tout éclipser. Le vieux seigneur, toujours droit sur ses jambes et roide des épaules, toujours fardé et frisé, toujours bien portant et jeune d'imagination, voulut être encore habillé des mêmes étoffes avec les mêmes formes de vêtement que son petit-fils.
On appela ainsi Mario à Bourges, parce que le Prince, voulant dire à Bois-Doré un mot d'agréable raillerie, et ne se souvenant plus du degré de parenté entre les beaux messieurs de Bois-Doré, lui demanda si c'était par économie qu'il habillait son petit-fils des rognures de ses étoffes. Mario comprit les dédains du grand vassal et se sentit plus royaliste que jamais.
Lauriane avait désiré aussi voir pour la première fois de sa vie une très-grande fête. Son père n'ayant pas pris part à la nouvelle révolte des huguenots, et, d'ailleurs, une nouvelle paix avec eux étant signée depuis trois mois, ils pouvaient se montrer sans danger. Il fut convenu que l'on irait tous ensemble.
Repas splendides, trophées avec distiques latins et anagrammes en l'honneur du petit prince, régiments d'enfants bravement équipés et manœuvrant très-bien pour lui faire escorte, motets chantés, harangues des magistrats, présentation des clefs de la ville, concerts, danses, comédie donnée par le collége des jésuites, anges descendants des arcs de triomphe et présentant de riches cadeaux au jeune duc (c'est-à-dire à monsieur son père, qui ne se fût point contenté de dragées), manœuvres de la milice, cérémonie et réjouissances, tout cela dura cinq jours.
On y vit de grands personnages.
Le célèbre et beau Montmorency (celui que Richelieu envoya plus tard à l'échafaud) et la princesse douairière de Condé (dite l'empoisonneuse) y représentèrent le parrain et la marraine, qui n'étaient pas moins que le roi et la reine de France. M. le duc reçut le baptême en chrémeau (petit bonnet de pierreries) et en longue robe de drap d'argent. Le prince de Condé portait un habit gris de lin tout battu d'or et d'argent.
Les beaux messieurs de Bois-Doré furent invités par M. Biet à se placer sur l'estrade de la grande noblesse, non qu'ils fussent des meilleurs amis de la petite cour mais à cause de leur belle tenue, qui faisait honneur au spectacle.
La beauté de Mario fut encore plus remarquée que son costume. Lauriane entendit les dames (et notamment la belle et jeune mère du petit prince) faire leurs observations sur les grâces de ce charmant adolescent. Elle se sentit troublée pour la première fois, comme si elle eût été jalouse des regards et des sourires dont il était le but.
Mario n'y faisait nulle attention. Il regardait l'enfant princier avec curiosité. L'enfant était laid et malingre; mais il y avait beaucoup d'intelligence dans ses yeux et de décision dans ses mouvements.
Le 6 mai, comme nos personnages se préparaient au départ, de Beuvre prit le marquis dans l'embrasure d'une fenêtre.
Ils étaient descendus chez un ami.
– Çà, lui dit-il, il en faudra finir et prendre un parti.
– Ayez patience! Les chevaux seront bientôt prêts, lui répondit Bois-Doré, qui le crut pressé de reprendre le chemin de sa châtellenie.
– Vous ne m'entendez point, mon voisin; je dis qu'il faudrait se décider à marier nos enfants, puisque c'est leur idée et la nôtre. Je vous dois confier que je vais faire encore un voyage. Je ne suis venu ici que pour m'entendre avec des gens qui me promettent de bonnes affaires en Angleterre, et, si je dois encore vous confier ma Lauriane, autant vaudrait qu'elle fût mariée avec votre héritier. C'est bonne chance pour lui; car mes vaisseaux vont faire des petits, à ce que l'on m'assure, et la paix ne fera que donner carrière à la piraterie anglo-protestante. Ma fille eût donc pu prétendre à mieux que vous pour le nom et l'argent, mais non pour le cœur; et, comme le soin de la garder me détourne beaucoup de celui de mes affaires, je souhaite, en reprenant ma liberté, mettre ma Lauriane en bonnes mains. Dites donc oui, et hâtons-nous.
Le marquis fut abasourdi d'une proposition que, depuis quatre ans, M. de Beuvre semblait peu disposé à bien recevoir, au cas où elle lui eût été faite. Mais il ne lui fallut pas beaucoup de réflexion pour sentir l'inconvenance de ce projet et l'égoïste légèreté du père de Lauriane. Bois-Doré était souvent léger lui-même et hors du vrai; mais il était vraiment père, et Mario, amoureux et marié à seize ans, lui paraissait dans une situation plus redoutable que Mario romanesque et conjugal à onze ans.
– Vous n'y songez point, répondit-il: fiancer nos enfants, à la bonne heure! mais les marier, c'est trop tôt.
– C'est ainsi que je l'entendais! dit de Beuvre. Eh bien, fiançons-les, et reprenez ma fille chez vous. Vous surveillerez ces amoureux, et, dans deux ou trois ans, je reviendrai faire la noce.
Bois-Doré était assez romanesque pour céder; cependant il hésita. Il avait oublié l'amour, ou du moins ses orages. Mais un regard d'Adamas, qui feignait d'arranger les paquets et qui écoutait fort bien de ses deux oreilles lui rappela ces rougeurs et ces pâleurs qu'il avait remarquées sur le visage de Mario, et qui pouvaient être la révélation de souffrances cachées avec soin.
– Non, non, dit-il. Je ne mettrai point mon enfant auprès du brasier; je ne l'exposerai point à s'y dessécher ou à manquer aux lois de l'honneur. Restez en votre château, mon voisin, et soyons prudents. Vous êtes assez riche. Échangeons ici notre parole, à l'insu de nos enfants, cette fois! Pourquoi ôter le sommeil à l'un d'eux? Dans trois ans, nous les ferons heureux, sans trouble ni reproche.
De Beuvre sentit que l'ambition et la cupidité lui avaient fait désirer une sottise. Mais il était devenu entêté et colérique. Il prit de l'humeur, refusa l'échange des paroles et décida qu'il conduirait sa fille en Poitou, auprès de la duchesse de la Trémouille, sa parente.
Mario eut une défaillance au moment de monter en voiture, lorsqu'il apprit que Lauriane ne revenait pas avec lui et s'éloignait pour un temps illimité. Son père avait essayé d'amoindrir le coup; mais de Beuvre tenait à le lui porter pour éprouver ses sentiments ou pour se venger de la leçon de prudence qu'il avait eu le dépit de recevoir du moins prudent des hommes. Lauriane, qui ne savait rien encore (son père lui avait seulement dit qu'il avait à rester quelques jours de plus avec elle à Bourges), descendit précipitamment l'escalier en entendant l'exclamation douloureuse du marquis, à la vue de Mario blême et défaillant. Mais Mario se remit très-vite, prétendit n'avoir qu'une crampe, et se jeta dans le grand carrosse en fermant les yeux. Il ne voulait pas voir Lauriane, dont l'air calme jusqu'à ce moment le blessait jusqu'au fond du cœur. Il la supposait instruite de tout et décidée, sans regret, à le quitter pour toujours.
Le marquis voulait rester, s'expliquer avec de Beuvre. Il eut le courage de n'en rien faire, en voyant le courage de Mario: quoi qu'il pût advenir, l'âge était venu pour le jeune homme où une séparation de quelques années devenait nécessaire.
Mario, si expansif à tous autres égards, n'ouvrit son cœur à personne et affecta, durant le chemin, une grande sérénité.
À Briantes, le marquis l'interrogea adroitement, Mercédès imprudemment. Il tint bon, disant qu'il aimait beaucoup Lauriane, mais que ce chagrin ne prendrait ni sur sa raison ni sur son travail.
Il tint parole; sa santé souffrit un peu. Il se soumit à tous les soins qu'on le pria d'avoir de lui-même, et il eut bientôt pris le dessus.
– J'espère, disait quelquefois le marquis à Adamas, qu'il ne sera pas trop sentimental et qu'il oubliera cette mauvaise enfant, qui ne l'aime point.
– Moi, j'espère, disait le sage Adamas, qu'elle l'aime plus qu'il ne paraît; car, si notre Mario perdait l'espérance qui le fait vivre, nous pourrions bien avoir du souci!
En 1627, c'est-à-dire l'année suivante, le manoir de Briantes fut menacé d'une crise nouvelle. Il fut question de raser ses bonnes murailles, ses petits bastions et ses huis fortifiés.
Richelieu, désormais installé au pouvoir définitivement, avait décrété et fait ordonner la destruction des fortifications de villes et de citadelles par tout le royaume. Cette excellente mesure, prise dans toute sa rigueur, s'étendait «à toutes les fortifications faites depuis trente ans, ès châteaux et maisons des particuliers, sans permission expresse du roy.»
Briantes n'était pas dans ce cas; ses défenses dataient de la féodalité et n'étaient pas à l'épreuve du canon. Les magistrats et échevins de La Châtre, mécontents d'avoir à se raser eux-mêmes, comme disait l'ex-perruquier Adamas, eussent bien voulu raser tous les beaux messieurs, leurs voisins. Mais Bois-Doré, qui sentait la nécessité de se clore contre les bandes de partisans et de voleurs de passage, soutint ses droits et les fit respecter. Il était trop aimé de ses vassaux pour craindre qu'ils ne fissent comme ceux de beaucoup d'autres, qui se posèrent volontairement comme exécuteurs des ordres du grand cardinal.
La mesure était fort populaire, en même temps que fort absolue. C'était poursuivre l'esprit de la Ligue jusque dans ses repaires féodaux. Mais on n'exécuta les ordres que dans les pays protestants, et ce hardi décret resta sur le papier, comme beaucoup des fortes volontés de Richelieu.
Le Berry y échappa en faisant, comme toujours, le gros dos. M. le Prince ne laissa pas ôter une pierre de sa forteresse de Montrond; les châteaux de la grande et de la petite noblesse restèrent debout, et la grosse tour de Bourges ne tomba que sous Louis XIV.
Bois-Doré était à peine remis de cette émotion, qu'il lui en vint une autre plus sérieuse et plus douce.
– Monsieur, lui dit un soir Adamas, il faut que je vous régale d'une histoire que M. d'Urfé eût mise en roman, car elle n'est point vilaine.
– Voyons ton histoire, mon ami! dit le marquis en mettant son mortier de dentelle sur son crâne chauve.
– Il s'agit, monsieur, de votre vertueux druide et de la belle Morisque.
– Adamas, vous devenez pasquin et satirique, mon bonhomme. Point de calomnie, je vous prie, sur le compte de mon digne ami et de la chaste Mercédès!
– Eh! monsieur, où serait le mal que ces honnêtes personnes fussent unies par les liens d'hyménée? Sachez, monsieur, que ce matin, comme je rangeais la bibliothèque du savant… il ne veut souffrir que moi pour toucher à ses livres, et, de fait, il y faut un homme un peu instruit… je vois la Morisque baiser avec tendresse à la dérobée un bouquet de roses qu'elle apporte tous les matins sur sa table pendant qu'il déjeune avec vous. Et puis, m'apercevant tout à coup, elle devint pale comme son écharpe de tête et se sauva, comme si elle eût commis un grand crime. Il y avait longtemps, bien longtemps, monsieur, que je me doutais de quelque chose. Toute cette amitié, tous ces égards et petits soins qu'elle a pour lui… je pensais bien que cela pouvait conduire l'un et l'autre à l'amour.
– Au fait! dit le marquis. Mais poursuis, Adamas!
– Eh bien, monsieur, la découverte me fit pousser un beau grand rire, non de moquerie, mais de satisfaction, car on est toujours content de deviner ou surprendre un secret, et, quand on est content, on rit. Si bien que maître Jovelin, rentrant dans sa chambre, me demanda doucement, avec ses yeux, de quoi je riais de si bon cœur, et moi de le lui dire, là, innocemment, pour le faire rire aussi… et aussi, je l'avoue, pour savoir comment il prendrait l'aventure.
– Et comment la prit-il?
– Avec un grand coup de soleil en pleine figure, ni plus ni moins qu'une jolie fille, et il faut croire que le contentement vous refait bien un homme; car celui-ci, avec ses grands yeux, sa grande bouche et sa grande moustache noire, s'illumina comme un astre, et me parut aussi beau qu'il l'est quelquefois, quand il sonne de sa mélodieuse sourdeline.
– Fort bien, Adamas, tu te formes à bien parler. Alors?..
– Alors je sortis, ou plutôt je fis le bruit de sortir, et, regardant par la porte un peu entre-bâillée, je vis le bon Lucilio prendre les fleurs, les baiser avec beaucoup de passion, et les mettre dans son justaucorps, fleurs, épines et tout, comme s'il eût pris plaisir à en sentir la piqûre en même temps que la douceur. Et il marchait par la chambre, pressant de ses deux mains ce calice d'amour sur sa poitrine.
– De mieux en mieux, Adamas! Et après?
– Après, la Morisque est entrée par une autre porte et lui a dit: «Est-ce l'heure d'appeler Mario pour la leçon?»
– Qu'a-t-il répondu?
– De ses yeux et de sa tête, il a dit non; par où j'ai vu qu'il souhaitait la retenir. Elle a voulu s'en aller, pensant qu'il était occupé à ses grandes singeries; car, avec lui, monsieur, elle se tient comme une servante qui n'a pas du tout l'idée de plaire à son maître. Mais lui, il a frappé sur la table pour la rappeler. Elle est revenue. Ils se sont regardés; pas longtemps, car elle a vitement baissé ses beaux yeux noirs, et elle lui a dit en arabe, du moins je l'ai présumé à son air:
« – Qu'est-ce que tu veux, mon maître?»
Il lui a montré le gobelet où elle avait mis les roses, et elle, ne les voyant plus, a dit encore:
« – C'est ce méchant espiègle d'Adamas qui les a ôtées, car je ne les oublie jamais.»
– Elle a dit cela?
– Oui, monsieur, en arabe. J'ai très-bien deviné tout! Alors elle a couru pour chercher d'autres fleurs, et il l'a suivie jusqu'à la porte comme un homme qui se défend contre lui-même. Il est revenu à sa table, il a mis sa tête dans ses mains et il a eu, monsieur, je vous en réponds, les plus beaux sentiments du monde dans le cœur, pour accorder son amour avec sa vertu.
– Eh! pourquoi se défendre ainsi? s'écria le marquis; ne sait-il pas que je serai heureux de le marier avec cette belle et bonne personne? Va le chercher, Adamas; il se couche tard et sera encore debout. Mario dort, et c'est le bon moment pour une explication aussi délicate.