Kitabı oku: «Les beaux messieurs de Bois-Doré», sayfa 36
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Le marquis n'avait point besoin du ban et de l'arrière-ban pour lever une petite troupe de volontaires. Ses meilleurs hommes, certains d'ailleurs d'être bien récompensés, l'avaient suivi avec enthousiasme.
L'intrépide Aristandre se faisait une joie personnelle de rosser MM. les Espagnols, qu'il haïssait par le souvenir de Sanche; le fidèle Adamas montait, à l'arrière-garde, une douce haquenée, et portait en croupe les parfums et les fers à papillotes de son maître, pas davantage!
Sauf un peu de frisure à ce qui lui restait de cheveux sur la nuque, et quelques eaux de senteur pour son agrément particulier, le marquis était désormais aussi simple qu'on l'avait vu naguère éblouissant. Plus de perruque, plus de fard, presque plus de dentelles, de cannetilles, broderies et larges galons; un grand pourpoint de drap carmélite à manches ouvertes, le haut-de-chausses pareil, tombant au-dessous du genou, des bottes serrées autour de la jambe avec la manchette de linge uni retombant sur le retroussis, un large rabat sans broderie, et sur le tout une vaste et solide cape fourrée, tel était le costume du beau monsieur de Bois-Doré.
Cette métamorphose s'expliquera ici en peu de mots.
Mario avait eu un duel pour corriger un impertinent qui s'était moqué, en sa présence, du masque de plâtre, des cheveux noirs et des mille rosettes du marquis. Mario avait fort maltraité cet homme; ce fut sa première affaire! mais Bois-Doré, informé après coup de l'aventure, ne voulut pas exposer son fils à recommencer. Il supprima un jour, tout à coup et sans avertir personne, son teint et sa perruque, sous prétexte que M. de Richelieu avait raison de proscrire le luxe, et qu'il fallait donner le bon exemple. Ainsi résigné à paraître vieux et laid, il se présenta héroïquement à sa famille. Mais, à sa grande surprise, tout le monde poussa une exclamation de plaisir, et la Morisque lui dit naïvement:
– Ah! que vous êtes bien, mon maître! je vous croyais beaucoup plus vieux que vous ne l'êtes!
La vérité est que, sous son masque, le marquis s'était fort bien conservé, et qu'il était extraordinairement beau pour son grand âge. Il ne connaissait pas, il ne devait jamais connaître les infirmités. Il avait encore ses dents; son grand front chauve était sillonné de belles rides bien tracées, aucun pli de malice ni de haine; sa moustache et sa royale, blanches comme neige, se dessinaient sur son teint jaune-brun, et son grand œil vif et riant envoyait encore de doux éclairs à travers le buisson de ses longs sourcils effarouchés.
Il se tenait toujours droit comme un peuplier, et roide à l'avenant; mais il ne se cachait plus d'enfoncer son maigre genou dans la puissante main d'Aristandre, pour enfourcher son cheval. Une fois en selle, il était ferme comme un roc.
Il reçut dès lors tant de compliments non équivoques sur sa belle vieillesse, qu'il changea tout son système de coquetterie: au lieu de cacher son âge, il l'augmenta, se donnant quatre-vingts ans, quoiqu'il n'en eût que soixante-seize, et se plaisant à émerveiller ses jeunes compagnons d'armes par le récit des vieilles guerres, longtemps ensevelies dans les archives de sa mémoire.
Le 3 mars, c'est-à-dire le surlendemain de la rencontre des beaux messieurs de Bois-Doré avec M. Poulain, l'avant-garde royale, forte de dix ou douze mille hommes d'élite, campait à Chaumont, dernier village de la frontière. Les volontaires, n'ayant guère de matériel de campement, passèrent la nuit comme ils purent dans le village.
Le marquis se mit tranquillement dans le premier lit venu, et s'endormit en homme rompu au métier de la guerre, sachant mettre à profit les heures de repos, dormir une heure quand il n'avait qu'une heure, et douze, par provision, quand il n'avait rien de mieux à faire.
Mario, vivement excité par l'impatience de se battre, fit la veillée avec plusieurs jeunes gens, volontaires comme lui, avec lesquels il avait fait connaissance en route.
C'était dans une assez misérable auberge, dont la salle basse était encombrée à ne s'y pouvoir retourner, et remplie de la fumée du tabac à ne s'y pas reconnaître.
Tandis que l'armée régulière était muette et sobre comme une communauté de moines austères, les corps de volontaires étaient joyeux et bruyants. On buvait, on riait, on chantait des couplets libres, on disait des vers érotiques ou burlesques; on parlait politique et galanterie; on se disputait et on s'embrassait.
Mario, assis sous le manteau de la cheminée, rêvait au milieu du vacarme.
Près de lui se tenait Clindor, devenu assez résolu, mais intimidé de se trouver ainsi en pleine noblesse. Il ne se mêlait point aux bruyantes conversations; mais il grillait d'en avoir le courage, tandis que Mario se laissait bercer dans ses rêveries par ce tumulte, qui ne le tentait pas et qui ne le gênait pas non plus.
Tout à coup Mario vit entrer une créature fort bizarre.
C'était une petite fillette maigre et noire, parée d'un costume incompréhensible: cinq ou six jupes de couleurs voyantes, étagées les unes sur les autres; un corps tout brillant de galons et de paillettes, une quantité de plumes bariolées dans ses cheveux crépus et frisottés, une masse de rangs de colliers et de chaînes d'or et d'argent; des bracelets, des bagues, des verroteries jusque sur ses souliers.
Cette étrange figure n'avait pas d'âge. C'était un enfant précoce, ou une jeune fille fatiguée. Elle était fort petite, laide quand elle voulait sourire et parler comme tout le monde, belle quand elle se mettait en colère; ce qui, du reste, paraissait chez elle un besoin continu ou un état normal. Elle insultait les gens de la maison qui ne la servaient pas assez vite, invectivait les cavaliers qui ne lui faisaient pas de place, donnait des coups de griffe à ceux qui voulaient s'émanciper avec elle, et répondait par des imprécations inouïes à ceux qui se moquaient de sa folle parure et de sa méchante humeur.
Mario se demandait à quelle intention une créature si revêche venait se jeter en pareille compagnie, lorsqu'une grosse femme couperosée et ridiculement affublée d'oripeaux misérables, entra aussi, chargée de caisses comme un mulet, et réclama le silence. Elle l'obtint difficilement, et, enfin, fit en français une sorte d'annonce pleine de pataquès en l'honneur de l'incomparable Pilar, sa compagne, danseuse morisque et devineresse infaillible, de par la science des Arabes.
Ce nom de Pilar réveilla Mario de sa léthargie. Il examina les deux bohémiennes, et, malgré le changement qui s'était fait en elles, il reconnut dans l'une l'élève victime et bourreau du misérable La Flèche; dans l'autre, l'ex-Bellinde de Briantes, l'ex-Proserpine du capitaine Macabre, s'annonçant désormais sous les noms et titres de Narcissa Bobolina, joueuse de luth, marchande de dentelles, au besoin raccommodeuse et godronneuse de rabats.
L'assistance accepta l'exhibition des talents annoncés. La Bellinde joua du luth avec plus de nerf que de correction, et la danseuse, à qui l'on fit place en s'entassant sur les tables, se livra à une télégraphie épileptique dont la souplesse fabuleuse et la grâce violente excitèrent les transports d'une assemblée très-excitée déjà par le vin, le bavardage et la pipe.
Le succès de Pilaf sur ces esprits troublés ne causa à Mario qu'une plus vive répulsion, et il allait se retirer, lorsque la curiosité lui vint d'écouter les prédictions qu'elle commençait à débiter en thèse générale, en attendant que quelqu'un lui demandât le secret de son avenir.
– Parle, parle, jeune sibylle! lui criait-on de toutes parts. Serons-nous heureux à la guerre? Forcerons-nous demain le pas de Suse?
– Oui, si vous étiez tous en état de grâce, répondait-elle avec dédain; mais comme il n'en est point un seul ici qui ne soit couvert d'une lèpre de péchés mortels, j'ai grand'peur pour vos belles peaux blanches!
– Attendez, dit quelqu'un, nous avons ici un jouvencel doux et chaste, un ange du ciel, Mario de Bois-Doré! Qu'il commence l'épreuve et interroge la devineresse.
– Mario de Bois-Doré? s'écria Pilar, dont les yeux étincelants devinrent livides et ternes. Il est ici? où donc? où donc? Montrez-le-moi!
– Allons, Bois-Doré, s'écria-t-on de tous côtés, ne cachez pas votre figure, et montrez vos deux mains.
Mario sortit de son coin et se montra aux deux bohémiennes, dont l'une s'élança pour saisir sa main, et l'autre baissa le nez comme pour ne pas être reconnue.
– Je vous ai vue, Bellinde, dit Mario à celle-ci; et, quant à toi, Pilar, ajouta-t-il en retirant sa main, qu'elle semblait vouloir porter à ses lèvres, regarde mes lignes, cela suffit.
– Mario de Bois-Doré! s'écria Pilar subitement irritée, je les connais de reste, les lignes de ta main fatale! Je les ai assez étudiées autrefois. Je n'ai jamais dit ton sort; il est trop méchant et trop malheureux.
– Et moi, je connais ta science, répondit Mario en levant les épaules. Elle dépend de ton caprice, de ta haine ou de ta folie.
– Eh bien, fais-en l'épreuve! reprit Pilar de plus en plus outrée, et, si tu ne crois pas à ma science, ne crains pas d'entendre ton arrêt. Demain, mon beau Mario, tu dormiras, couché sur le dos, au revers d'un fossé; mais tu auras beau avoir les yeux tout béants, tu ne verras plus la lumière des étoiles.
– C'est qu'il y aura des nuages au ciel, répondit Mario sans se troubler.
– Non, le temps sera clair; mais tu seras mort! dit la sibylle en essuyant de ses cheveux son front baigné de sueur froide. Assez! que l'on ne m'interroge plus! je dirais des choses trop dures à tous ceux qui sont ici!
– Tu révoqueras tes paroles, méchante diablesse! s'écria le jeune homme qui avait procuré à Mario cette agréable prédiction. Mes amis, ne la laissez pas sortir! Ces détestables sorcières nous mènent à la mort par le trouble qu'elles mettent dans nos esprits. Elles sont cause que nous perdons, dans le danger, la confiance qui sauve. Forçons-la de ravaler ses paroles et d'avouer qu'elle les a dites par méchanceté.
Pilar, souple comme une vipère, s'était déjà glissée dehors à travers les tables. Quelques-uns coururent après elle. La Bellinde s'enfuyait par une autre porte.
– Laissez-les, dit Mario. Ce sont deux mauvaises bêtes dont je vous raconterai l'histoire dans un autre moment. Je n'ai aucun souci de la prédiction; je suis payé pour savoir ce que vaut cette belle science!
On pressa Mario de questions.
– Demain, répondit-il, après la bataille, après ma prétendue mort! En ce moment permettez-moi d'aller voir si mon père est bien gardé de ses gens; car je sais l'une de ces femmes, toutes les deux peut-être, fort capables de lui vouloir du mal.
– Et nous, lui répondirent ses jeunes amis, nous ferons une ronde pour nous assurer qu'il n'y a point autour de ce village quelque bande de bohémiens pillards et assassins dans les embuscades.
On fit cette ronde avec soin. Elle semblait fort inutile, le camp régulier ayant des sentinelles et des estradiots vigilants qui battaient et gardaient tous les alentours jusqu'à une grande distance. On sut des gens du village que les deux bohémiennes étaient arrivées seules dès la veille et qu'elles logeaient dans une maison qu'on leur montra. On s'assura qu'elles y étaient, et Mario ne jugea pas nécessaire de les y faire surveiller. Il lui suffisait de bien garder celle où reposait son père.
La nuit se passa fort tranquillement; trop tranquillement au gré de l'impatiente jeunesse, qui espérait être éveillée par le signal du combat. Il n'en fut rien. Le prince de Piémont, beau-frère de Louis XIII, était venu négocier avec Richelieu de la part du duc de Savoie, et les pourparlers suspendaient les hostilités, au grand mécontentement de l'armée française.
La journée du lendemain se passa donc dans une fiévreuse attente, et la prédiction de la bohémienne, ainsi avortée, ne préoccupa plus les amis de Mario.
Les deux vagabondes avaient plié bagage et traversé les avant-gardes pour s'en aller en France exercer leur industrie nomade. Il n'y avait pas à craindre qu'on les laissât revenir sur leurs pas. Le cardinal maintenait les ordres les plus sévères à l'effet d'expulser de la suite des armées les femmes, les enfants et surtout les filles de mauvaise vie. Contre celles-ci, bohémiennes, danseuses ou magiciennes, il y avait peine de mort.
À la veillée du 4 mars, Mario fut donc sommé de raconter les aventures de la grosse Bellinde et de la petite Pilar. Il le fit avec une clarté et une simplicité qui attirèrent sur lui l'attention de tous ceux qui se trouvaient là. Sa modestie l'avait empêché jusqu'alors de se faire remarquer: son intéressante histoire et la manière à la fois touchante, naturelle et enjouée dont il la résuma, firent oublier à ses compagnons charmés le jeu et l'heure avancée.
Il pouvait, certes, raconter toute sa vie; mais un indéfinissable sentiment de réserve craintive lui fit taire jusqu'au nom de Lauriane.
LXXI
Il était plus de minuit quand on se sépara. Chaque groupe regagna le gîte plus ou moins détestable dont il s'était assuré, et Mario, suivi de Clindor, se trouvait seul à la porte du sien, lorsqu'une ombre indécise, pelotonnée sur le seuil, se leva et vint à lui.
C'était Pilar.
– Mario, lui dit-elle, n'aie pas peur de moi. Je ne t'ai jamais fait de mal, et je n'ai pas de raisons d'en vouloir à ton vieux père. Je n'épouse pas la haine de la Bellinde contre vous.
– Bellinde hait donc toujours mon père? dit Mario. Elle a donc oublié qu'il l'a empêchée d'être pendue comme le capitaine Macabre?
– Oui, Bellinde avait oublié cela, ou peut-être ne l'a-t-elle pas su; mais il n'est plus temps de le lui apprendre, et à présent elle ne hait plus personne.
– Que veux-tu dire?
– Que j'ai fait d'elle ce qu'elle voulait faire de vous.
– Quoi donc? Parle!
– Non, c'est inutile, Mario, tu ne m'en aimerais pas davantage; car tu me hais, je le sais.
– Je ne hais personne, répondit Mario; je hais le mal, et les méchants instincts me font horreur. Tu as conservé les tiens, malheureuse fille! Je l'ai bien vu hier, lorsque tu te faisais une joie folle de me troubler l'âme. Tu n'y réussiras jamais, sache-le, et laisse-moi tranquille; le mieux pour toi est que je t'oublie.
– Écoute, Mario, s'écria Pilar parlant à demi-haut, d'une voix étranglée. Ce n'est pas ainsi qu'il me faut traiter! Vrai, il ne le faut pas, si tu aimes quelqu'un sur la terre! car, moi, je t'aime et je t'ai toujours aimé. Oui, dès le temps où nous étions aussi pauvres l'un que l'autre, dormant sur les mêmes bruyères et mendiant sur le même pavé, j'étais amoureuse de toi. Je suis née ainsi, je ne me souviens pas d'un jour de ma vie où la passion de l'amour ou de la haine ne m'ait pas dévorée. Je n'ai pas eu d'enfance, moi! Je suis née de la flamme, et j'y mourrai, une vraie flammèche de bûcher! Qu'importe? Je vaux mieux ainsi pour toi que ta Lauriane, qui t'a toujours méprisé et qui n'aime jamais que ses vieux parpaillots… heureusement pour elle! Oui, heureusement, je te dis! car je sais votre vie à tous deux. Je suis retournée deux fois dans votre pays, et, un jour, j'ai passé tout près de toi sans que tu m'aies reconnue. Tu m'as jeté une petite pièce d'argent. Tiens, la voici à mon cou, cachée sous mes colliers comme ce que j'ai de plus précieux au monde; je l'ai percée et j'y ai écrit ton nom avec une pointe. C'est mon talisman. Quand je ne l'aurai plus, je mourrai!
– Allons, allons, dit Mario, assez de folies! Que veux-tu maintenant? Pourquoi es-tu revenue ici au péril de ta vie, et pourquoi m'attendais-tu à cette porte? Rends-moi cette pièce de monnaie, et prends, pour les dépenser, ces pièces d'or dont tu peux avoir besoin.
– Garde ton or, Mario: je n'en ai pas besoin, moi; je veux garder et je garderai ton gage, bien que tu rougisses de savoir ton nom écrit sur ma poitrine. Je suis venue ici pour te raconter mon histoire, il faut que tu l'entendes.
– Dis-la donc vite: la nuit est très-froide et j'ai sommeil.
– Je ne veux la dire qu'à toi, et ton page nous écoute. Viens avec moi hors des murailles.
– Non; mon page dort contre la porte. Parle ici et hâte-toi, ou je te quitte.
– Écoute-moi donc, j'aurai vite tout dit. Tu sais que mon père a été pendu et ma mère brûlée!
– Oui, je me souviens que tu me le disais souvent. Après?
– Après? La Flèche m'a élevée pour me faire souffrir. C'est lui qui me rompait les os pour me rendre plus souple, et qui me portait dans une cage pour me rendre malade et furieuse. Il me montrait comme une bête désespérée qui mord tout le monde.
– Mais tu t'es affreusement vengée de lui?
– Oui, je l'ai étouffé avec du sable, des cailloux et de la terre, comme il criait: – «Au secours! j'ai soif! j'ai soif! Il avait un bras qui remuait encore et dont il voulait m'étouffer aussi. Mais, au péril de ma vie, je lui ai fait rentrer dans la gorge ce qu'il gardait de la sienne. Ne lui devais-je pas cela? N'était-ce pas mon droit? Vous l'eussiez peut-être sauvé, vous autres, et il vous eût payés comme Bellinde, qui, sans moi, eût réussi hier à vous empoisonner tous, toi, ton père et tes valets, afin, disait-elle, de justifier la prédiction que je t'avais faite devant témoins, et de garder ma renommée de devineresse.
– Et alors, toi, tu l'as donc?..
– Je lui devais cela aussi, à elle! Écoute, écoute mon histoire! Après m'être vengée de La Flèche, je m'étais cachée dans le pavillon du jardin. Je t'avais vu en colère contre moi, et j'attendais que cela fût passé. Je croyais que tu me chercherais, que tu t'inquiéterais de moi et que tu me garderais dans ton château pour m'aimer. Mais, vers le soir, tu es venu là avec la Lauriane, et tu lui as dit que tu voulais être son mari. Elle s'est raillée de toi; elle te trouvait trop jeune; à présent, c'est elle qui est trop vieille, Dieu merci! Et puis tu lui as dit que tu me haïssais, et j'ai bien entendu tout! Alors j'ai fait tomber une pierre sur elle pour la tuer, et je me suis bien cachée. Mais vous avez cru que la pierre était tombée toute seule, et vous m'avez laissée là.
»J'y ai passé la nuit, mourant de faim et de froid. J'étais furieuse; cela me soutenait. Je vous maudissais tous les deux, je me maudissais moi-même pour t'avoir déplu. Je voulais me laisser mourir; mais je n'en ai pas eu le courage, et, ne voulant plus rien de toi que je croyais haïr, j'ai été à Brilbault chercher l'argent de Sanche, que La Flèche m'avait fait voler, deux ou trois mois auparavant, dans la maison de la Caille-Bottée.
»Dans ce temps-là je ne savais pas le prix de l'argent, et, par haine de La Flèche, j'avais tout rendu à Sanche, qui l'avait si bien caché qu'il pouvait gouverner les bohémiens avec des promesses et quelques écus de temps en temps. Mais, moi, je savais où il l'avait enfoui, son trésor, et il en restait beaucoup; du moins, beaucoup pour moi qui avais besoin de si peu. J'en fis plusieurs parts et je les cachai en divers endroits.
»Je m'étais mis dans la tête que je pouvais vivre seule, sans dépendre de personne, et aller libre par toute la terre, enfant que j'étais! Mais je m'ennuyai bientôt, et, rencontrant la Bellinde, qui se sauvait du pays, toute rasée et dans un état misérable, je lui contai que j'avais de petits trésors cachés, tout en me gardant de lui dire jamais où ils étaient! Oh! pour le savoir, elle m'a flattée, tourmentée, grisée et questionnée jusque dans mon sommeil. Elle espérait toujours m'arracher mon secret; c'est pourquoi elle s'est faite ma mère et ma servante, me caressant toujours et me trahissant…
»Oh! oui! elle m'a odieusement trahie! Elle m'a vendue, elle m'a livrée, lorsque j'étais encore une enfant; et quand, plus tard, j'ai compris et senti ma honte, j'ai juré que je me vengerais quand je n'aurais plus besoin d'elle.
»À cette heure, les corbeaux se repaissent de sa chair! et c'est bien fait, mon Dieu!
– Tu es une malheureuse et horrible fille! dit Mario. Et, à présent, as-tu fini?
– À présent, je veux que tu m'aimes, Mario, ou je me vengerai de la Lauriane, que tu aimes toujours, je le sais! puisque tout à l'heure, dans l'auberge, tu n'as pas voulu parler d'elle aux messieurs qui étaient là. Oh! j'y étais aussi, moi, cachée dans le grenier, d'où j'entendais tout le mal que tu as dit de moi.
– Puisque tu as tout entendu, comment es-tu assez folle pour ma demander de t'aimer?
– Je ne suis pas folle! On passe de la haine à l'amour, je le sais par moi-même. On déteste et on adore en même temps. D'ailleurs, tu as avoué que j'avais maintenant de beaux yeux, des bras fins et une sorte de beauté diabolique. C'est comme cela que tu disais dans l'auberge tout à l'heure. Et beaucoup de ces gentilshommes m'avaient offert, la veille, de quoi avoir d'autres jupes de taffetas et d'autres pendants d'oreilles, parce que, laide ou belle, je leur avais tourné la tête. Mais, moi, je ne veux rien d'eux, et rien de toi. J'ai encore de l'argent caché en Berry, et j'irai quand je voudrai. Prends-y garde, Mario! ta Lauriane me répond de toi. Prends-moi avec toi, ou renonce à elle.
– Puisque tu te confesses si bien de tes mauvais desseins, dit Mario, je t'arrête…
Il allait saisir la bohémienne, décidé à la livrer à la justice du camp; mais il ne retint d'elle que son écharpe: plus diaphane et plus rapide que les nuées chassées par le vent, elle s'était échappée.
Il la poursuivit, et il l'eût atteinte, car lui aussi savait courir; mais il avait à peine tourné l'angle de la rue, que le son éclatant des trompettes lui annonça le boute-selle; c'était le signal du départ pour la bataille.
Mario oublia les folles menaces qui l'avaient ému, et courut rejoindre son père, qui se levait à la hâte.
À la pointe de jour, tout le monde était en marche.
«Le pas de Suse est un défilé qui, sur un quart de lieue de long, n'a pas toujours vingt pas de large et qu'obstruent, çà et là, des roches éboulées. Les tergiversations du prince du Piémont n'avaient eu d'autres fins que de retarder pendant quelques jours la marche de notre armée. L'ennemi avait mis le temps à profit pour se fortifier.
»Le défilé était coupé de trois fortes barricades couvertes par des boulevards et des fossés. Les rochers qui le commandent des deux côtés étaient couronnés de soldats et protégés par de petites redoutes.
Enfin, le canon du fort Tallasse, bâti sur une montagne voisine, balayait l'espace découvert entre Chaumont et l'entrée de la gorge. C'était une de ces positions dans lesquelles une poignée d'hommes paraît capable d'arrêter une armée entière.
«Rien n'arrêta cependant la furie française26.»
Tant d'excellents historiens nous ont transmis le récit de cette belle action, que nous ne ferions qu'un peu moins bien après eux: notre rôle n'est pas d'écrire l'histoire dans ses faits officiels, mais de la chercher dans ses épisodes oubliés. C'est pourquoi nous suivrons les beaux messieurs de Bois-Doré à travers le carnage, sans nous laisser éblouir par l'ensemble majestueux du tableau. D'autant plus le ferons-nous, qu'ils n'eurent pas le loisir de la contempler longtemps eux-mêmes.
La scène était magnifique: un combat de héros dans un site sublime!
Mario eut, au premier coup de canon, des échos d'ivresse dans de cœur. Comment il franchit la première barricade, si ce fut sur un cheval ailé ou «sur le propre souffle embrasé du dieu Mars;» comment il oublia le serment fait à son père de ne pas s'éloigner de lui, il ne l'a jamais su. Toute la passion de son âme, toute la fièvre de son sang, contenues à l'habitude par la modestie et l'amour filial, firent en lui comme une éruption volcanique.
Il oublia même un instant que son père le suivait au plus fort du danger, et, pour ne pas le perdre de vue, s'exposait autant que lui.
Aristandre était là, il est vrai, se plaçant comme une muraille mobile autour de son maître; mais Mario, au plus chaud de l'assaut, se retourna plus d'une fois pour voir le panache gris du vieillard qui dépassait tous les autres, et, chaque fois qu'il le vit flotter, il remercia Dieu et se fia à son étoile.
L'affaire fut si impétueusement menée, qu'elle ne coûta pas cinquante hommes à la France. Ce fut une de ces miraculeuses journées où la foi est dans tous, et où rien ne se trouve impossible.
La position emportée, Mario s'était lancé sur la route de Suse, à la poursuite des fuyards, parmi lesquels était le duc de Savoie en personne, lorsqu'il vit venir sur sa droite un cavalier masqué, courant ventre à terre.
– Arrêtez, arrêtez-vous? lui cria cet homme; le service du roi avant tout! Portez mes dépêches. Je vous connais; je me fie à vous!
Et, en disant ces mots, le cavalier se laissa glisser à terre, évanoui, pendant que son cheval, épuisé, tombait sur ses deux genoux.
Mario fut le seul de ses jeunes compagnons qui eut le courage de renoncer à une dernière prouesse; il sauta à terre, et ramassa le paquet cacheté que le courier venait de laisser échapper.
Mais, comme il allait tourner bride vers le camp du roi, un groupe d'hommes armés qui ne paraissaient pas avoir pris part à l'action et qui, évidemment, poursuivaient le messager sans savoir où ils se jetaient, débusqua par la droite et s'élança vers Mario en lui criant en italien qu'il aurait la vie sauve s'il rendait le paquet sans donner l'alarme.
Mario se hâta d'appeler au secours de toutes ses forces. Personne ne l'entendit. Son père était encore loin en arrière, ses compagnons déjà loin en avant. Il fit feu de sa carabine pour se faire mieux entendre, et, pour ne pas perdre son coup, il le dirigea sur les assaillants, dont un roula sur la poussière. Mario n'attendit pas les autres. Il était remonté à cheval; il fila comme une flèche au milieu d'une grêle de balles qui se logèrent, partie dans son chapeau, partie dans le talus qui côtoyait.
Il entendit du bruit derrière lui, des cris, des coups. Il n'en tint compte, il ne se retourna pas.
Il n'avait pas vu le visage, il n'avait pas reconnu la voix du messager. Il regrettait d'abandonner à l'ennemi un homme qui savait se rendre si utile. Mais il s'agissait avant tout de sauver la dépêche, et c'est par miracle qu'il la sauvait.
Sa course rétrograde étonna ceux qu'il rencontra. À peu de distance du quartier royal, il vit accourir son père, qui s'effraya de le voir passer ainsi sans s'arrêter, et qui le crut blessé et emporté par son cheval. Mais Mario lui cria:
– Rien! rien!
Et il disparut dans un tourbillon de poussière.
Il fut d'abord repoussé d'auprès de la personne du roi, et, tout aussitôt, prenant son parti, il s'élança vers celle du cardinal.
Le cardinal s'était vu exposé déjà à tant de projets d'assassinat, qu'on ne l'approchait pas facilement. Mais les dépêches que Mario brandissait au-dessus de sa tête et l'heureuse physionomie du digne jeune homme inspirèrent une subite confiance au grand ministre. Il le manda près de lui, et reçut le paquet, que Mario, dans sa hâte, ne songea pas à lui présenter le genou en terre.