Kitabı oku: «Les Maîtres sonneurs», sayfa 4
– Vous aurez beau penser lui dis-je, qu'il ne se cache le jour et ne court la nuit que pour flûter tout son soûl, je sais, moi, qu'il y a en lui et autour de lui quelque secret qu'il ne nous dit pas.
– Bah! fit-elle en riant, parce que Véret le sabotier s'imagine de l'avoir vu avec un grand homme noir à l'orme Râteau?
– Possible qu'il ait rêvé ça, répondis-je; mais moi, je sais bien ce que j'ai vu et entendu à la forêt.
– Qu'est-ce que tu as vu, Tiennet? dit tout d'un coup Joset, qui ne perdait rien de notre discours, encore que nous eussions parlé bien bas. Qu'est-ce que tu as entendu? Tu as vu celui qui est mon ami, et que je ne peux te montrer: mais ce que tu as entendu, tu vas l'entendre encore, si la chose te plaît.
Là-dessus, il souffla dans sa flûte, l'œil tout en feu, et la figure comme embrasée par une fièvre.
Ce qu'il flûta ne me le demandez point. Je ne sais si le diable y eût connu quelque chose; tant qu'à moi, je n'y connus rien, sinon qu'il me parut bien que c'était le même air que j'avais ouï cornemuser dans la fougeraie. Mais j'avais eu si belle peur dans ce moment-là, que je ne m'étais point embarrassé d'écouter le tout; et, soit que la musique en fût longue, soit que Joseph y mît du sien, il ne décota de flûter d'un gros quart d'heure, menant ses doigts bien finement, ne désoufflant mie, et tirant si grande sonnerie de son méchant roseau, que, dans des moments, on eût dit trois cornemuses jouant ensemble. Par d'autres fois, il faisait si doux qu'on entendait le grelet au dedans de la maison et le rossignol au dehors; et quand Joset faisait doux, je confesse que j'y prenais plaisir, bien que le tout ensemble fût si mal ressemblant à ce que nous avons coutume d'entendre que ça me représentait un sabbat de fous.
– Oh! oh! que je lui dis quand il eut fini, voilà bien la musique enragée! Où diantre prends-tu tout ça? à quoi que ça peut servir, et qu'est-ce que tu veux signifier par là?
Il ne me fit point réponse, et sembla même qu'il ne m'entendait point. Il regardait Brulette qui s'était appuyée contre une chaise et qui avait la figure tournée du côté du mur.
Comme elle ne disait mot, Joset fut pris d'une flambée de colère, soit contre elle, soit contre lui-même, et je le vis faire comme s'il voulait briser sa flûte entre ses mains; mais, au moment même, la belle fille regarda de son côté, et je fus bien étonné de voir qu'elle avait des grosses larmes au long des joues.
Alors Joseph courut auprès d'elle, et, lui prenant vivement les mains: – Explique-toi, ma mignonne, dit-il, et fais-moi connaître si c'est de compassion pour moi que tu pleures, ou si c'est de contentement?
– Je ne sache point, répondit-elle, que le contentement d'une chose comme ça puisse faire pleurer. Ne me demande donc point si c'est que j'ai de l'aise ou du mal; ce que je sais, c'est que je ne m'en puis empêcher, voilà tout.
– Mais à quoi est-ce que tu as pensé, pendant ma flûterie? dit Joseph en la fixant beaucoup.
– À tant de choses, que je ne saurais point t'en rendre compte, répliqua Brulette.
– Mais enfin, dis-en une, reprit-il sur un ton qui signifiait de l'impatience et du commandement.
– Je n'ai pensé à rien, dit Brulette; mais j'ai eu mille ressouvenances du temps passé. Il ne me semblait point te voir flûter, encore que je t'ouïsse bien clairement; mais tu me paraissais comme dans l'âge où nous demeurions ensemble, et je me sentais comme portée avec toi par un grand vent qui nous promenait tantôt sur les blés mûrs, tantôt sur des herbes folles, tantôt sur les eaux courantes; et je voyais des prés, des bois, des fontaines, des pleins champs de fleurs et des pleins ciels d'oiseaux qui passaient dans les nuées. J'ai vu aussi, dans ma songerie, ta mère et mon grand-père assis devant le feu, et causant de choses que je n'entendais point, tandis que je te voyais à genoux dans un coin, disant ta prière, et que je me sentais comme endormie dans mon petit lit. J'ai vu encore la terre couverte de neige, et des saulnées remplies d'alouettes, et puis des nuits remplies d'étoiles filantes, et nous les regardions, assis tous deux sur un tertre, pendant que nos bêtes faisaient le petit bruit de tondre l'herbe; enfin, j'ai vu tant de rêves que c'est déjà embrouillé dans ma tête; et si ça m'a donné l'envie de pleurer, ce n'est point par chagrin, mais par une secousse de mes esprits que je ne veux point t'expliquer du tout.
– C'est bien! dit Joset. Ce que j'ai songé, ce que j'ai vu en flûtant, tu l'as vu aussi! Merci, Brulette! Par toi, je sais que je ne suis point fou et qu'il y a une vérité dans ce qu'on entend comme dans ce qu'on voit. Oui, oui! fit-il encore en se promenant dans la chambre à grandes enjambées et en élevant sa flûte au-dessus de sa tête; ça parle, ce méchant bout de roseau; ça dit ce qu'on pense; ça montre comme avec les yeux; ça raconte comme avec les mots; ça aime comme avec le cœur; ça vit, ça existe! Et à présent, Joset le fou, Joset l'innocent, Joset l'ébervigé, tu peux bien retomber dans ton imbécillité; tu es aussi fort, aussi savant, aussi heureux qu'un autre!
Disant cela, il s'assit, sans plus faire attention à aucune chose autour de lui.
Cinquième veillée
Nous le dévisagions, Brulette et moi, car il n'était plus le Joset que nous connaissions. Pour moi, il y avait quelque chose dans tout cela qui me rappelait les histoires qu'on fait chez nous sur les sonneurs-cornemuseux, lesquels passent pour savoir endormir les plus mauvaises bêtes, et mener, à nuitée, des bandes de loups par les chemins, comme d'autres mèneraient des ouailles aux champs. Joset n'était point dans une figure naturelle à ce moment-là, devant moi. De chétif et pâlot, il paraissait grandi et amendé, comme je l'avais vu dans la forêt. Il avait de la mine; ses yeux étaient dans sa tête comme deux rayons d'étoile, et quelqu'un qui l'aurait jugé le plus beau garçon du monde ne se serait point trompé sur le moment.
Il me paraissait aussi que Brulette en était charmée et ensorcelée, puisqu'elle avait vu tant d'affaires dans cette flûterie où je n'avais vu que du feu, et j'eus beau vouloir lui représenter que Joset ne ferait jamais danser que le diable avec sa musique, elle ne m'écouta point, et le pria de recommencer.
Il s'y porta bien volontiers, et reprit sur un air qui ressemblait au premier, mais qui n'était pourtant pas le même; d'où je vis que ses idées ne différaient pas les unes des autres pour le moment, et qu'il ne voulait en rien se ranger à la mode du pays. En voyant comme Brulette écoutait et paraissait goûter la chose, je fis un effort de ma tête pour la goûter aussi, et il me parut que je m'accoutumais si bien à cette nouvelle sorte de musique, que j'en étais mouvé aussi au dedans de moi; car il se fit aussi en moi une songerie, et je crus voir Brulette dansant toute seule au clair d'une belle lune, sous des buissons de blanche épine fleurie, et secouant son tablier rose, comme prête à s'envoler. Mais voilà que, tout d'un coup, il se fit, non loin de là, comme une sonnerie de clochette, pareille à celle que j'avais ouïe sur la fougeraie, et la flûterie de Joset s'arrêta comme coupée net au beau mitant.
Je me réveillai alors de ma fantaisie, et m'assurai que la clochette n'était point un rêve; que Joseph s'était interrompu de flûter, qu'il se tenait debout, d'un air tout estomaqué, et que Brulette le regardait, non moins étonnée que moi.
Alors toute ma peur me revint. – Joset, que je lui dis sur un ton de reproche, il y en a plus que tu n'en confesses! Ce n'est pas tout seul que tu as appris ce que tu sais, et voilà dehors un compagnon qui te répond malgré toi. Or çà, donne-lui congé vitement, car je ne serais pas content de l'avoir en ma maison; je t'y ai invité, et non point du tout lui, ni aucun de sa séquelle. Qu'il s'en aille, ou je vas lui chanter une antienne qui le fâchera bien.
Et disant cela, je pris à la cheminée un vieux fusil à mon père, que je savais chargé de trois balles bénites, car la grand'bête a toujours eu coutume de s'ébattre aux alentours de la font de Fond, et encore que je ne l'eusse jamais vue, j'étais toujours prêt à la recevoir, sachant que mes parents la redoutaient grandement, et en avaient été maintes fois molestés.
Joset se prit à rire au lieu de me répondre, et appelant son chien, s'en alla ouvrir la porte. Mon chien, à moi, avait suivi mes parents au pèlerinage; si bien que je ne pouvais pas m'assurer si c'était du vrai monde ou du mauvais qui clochetait au dehors; car vous savez que les animaux et particulièrement les chiens ont grande connaissance là-dessus et jappent d'une façon qui le fait assavoir aux humains.
Il est bien vrai que Parpluche, le chien à Joset, au lieu de s'enmalicer, avait couru le premier vers la porte, et qu'il sauta dehors bien gaiement quand il la vit ouverte; mais cette bête pouvait être charmée aussi, et, dans tout cela, je ne voyais rien de bon.
Joset sortit, et le vent, qui était redevenu fort, repoussa sitôt la porte entre lui et nous. Brulette, qui s'était levée aussi, fit mine de la rouvrir pour voir ce que c'était; mais je l'en empêchai vitement, lui remontrant qu'il y avait là-dessous quelque mauvais secret, si bien qu'elle commença aussi d'être épeurée et de regretter d'être venue là.
– N'ayez crainte, Brulette, que je lui dis; je crois aux méchants esprits, mais ne les redoute point. Ils ne font de mal qu'à ceux qui les recherchent, et tout ce qu'ils peuvent sur les vrais chrétiens, c'est de leur donner frayeur; mais cette frayeur-là, on peut et on doit la combattre. Tenez, dites une prière; moi, je garderai la porte, et je vous assure que rien de nuisible n'entrera céans.
– Mais ce pauvre gars, répondit Brulette, s'il s'est mis dans un mauvais chemin, ne faudrait-il pas tâcher de l'en retirer?
Je lui fis signe d'avoir à se taire, et, planté derrière la porte, avec mon fusil tout armé, j'écoutai de toutes mes oreilles. Le vent soufflait fort, et la clochette ne s'entendait plus que par moments et en paraissant s'éloigner. Brulette se tenait au fond de la maison, moitié riant, moitié tremblant, car c'était une fille sans grand souci, qui volontiers se moquait du diable, et qui, pourtant, n'aurait point souhaité d'en faire la connaissance.
Tout à coup j'entendis, non loin de la porte, Joset qui revenait, disant: – Oui, oui! sitôt la Saint-Jean qui vient! Merci à vous et au bon Dieu! Il sera fait comme vous souhaitez, et vous en avez ma parole.
Comme il parlait du bon Dieu, je repris confiance, et, ouvrant la porte un petit, j'avisai dehors, où je reconnus, au moyen de la clarté qui sortait de la maison, Joset à côté d'un homme bien vilain à voir, car il était noir de la tête aux pieds, mêmement sa figure et ses mains, et il avait, derrière lui, deux grands chiens noirs comme lui, qui batifolaient avec celui de Joset. Et alors, il répondit avec une voix si forte que Brulette l'entendit et en trembla: «Adieu, petit, et à revoir. Ici, Clairin!»
Il n'eut pas plutôt dit cela, que la clochette sauta et ressauta, et que je vis arriver sur lui un petit cheval maigre, tout hérissonné, qui avait des yeux comme des charbons ardents, et, au cou, une sonnette reluisante comme de l'or. «Va rappeler ton monde!» reprit le grand homme noir. Le petit cheval s'en fut galopant, suivi des deux chiens, et le maître, donnant une poignée de main à Joseph, s'en fut aussi. Joset rentra et referma la porte, me disant d'un air moqueur:
– Qu'est-ce que tu fais donc là, Tiennet?
– Et toi, Joset, qu'est-ce que tu tiens là? que je répondis, voyant qu'il avait sous le bras un paquet emmaillotté d'une toile noire.
– Ça? dit-il. C'est le bon Dieu qui me l'envoie à l'heure dite! Viens, mon Tiennet, viens, ma Brulette; voyez, voyez le beau présent du bon Dieu!
– Le bon Dieu n'a pas des anges si noirs, et ne donne rien aux mauvaises pratiques.
– Tais-toi donc, fit Brulette; laissons-le s'expliquer.
Mais elle n'avait pas fini de dire ces trois mots, qu'il se fit, sur le grand chemin herbu de la font de Fond, comme qui eût dit à vingt pas de la maison, qui n'en était séparée que par son jardin et sa chènevière, un sabbat enragé, comme si deux cents bêtes folles galopaient à la fois. Et la clochette clochait, les chiens jappaient, et la grosse voix de l'homme noir criait: – Tôt! tôt! ci, ci! à moi, Clairin, encore, encore! Il m'en faut encore trois! À toi, Louveteau, à toi, Satan!.. vite, vite, en route!
Pour le coup, Brulette eut si belle, peur, qu'elle se recula de Joseph et vint se mettre à côté de moi, ce qui me bailla grand courage; et reprenant mon fusil: – Je n'entends pas, dis-je à Joseph, que ton monde vienne se réjouir à nuitée autour d'ici. Voilà Brulette qui en a assez, et qui souhaiterait bien d'être rendue chez elle. Or ça, finis ton charme, ou je vas donner la chasse à ton sabbat.
Joset m'arrêta comme je sortais. – Reste là, me dit-il, et ne te mêle pas de ce qui ne te regarde point. Faire se pourrait que tu en eusses regret plus tard. Tiens-toi tranquille et regarde ce que j'apporte; tu sauras ensuite ce qui en est.
Comme le vacarme s'en allait se perdant, je consentis à regarder, d'autant que Brulette était affolée de savoir ce qu'était ce paquet, et Joseph le défaisant, nous fit voir une musette si grande, si grosse, si belle, que c'était, de vrai, une chose merveilleuse et telle que je n'en avais jamais vue.
Elle avait double bourdon, l'un desquels, ajusté de bout en bout, était long de cinq pieds, et tout le bois de l'instrument, qui était de cerisier noir, crevait les yeux par la quantité d'enjolivures de plomb, luisant comme de l'argent fin, qui s'incrustaient sur toutes les jointures. Le sac à vent était d'une belle peau, chaussée d'une taie d'indienne rayée bleu et blanc; et tout le travail était agencé d'une mode si savante, qu'il ne fallait que bouffer bien petitement pour enfler le tout et envoyer un son pareil à un tonnerre.
– Le sort en est donc jeté? dit Brulette, que Joseph n'écoutait guère, tant il trouvait d'aise à démonter et à remonter toutes les pièces de sa musette; tu vas donc te faire cornemuseux, Joset, sans égard pour les empêchements qui s'y rencontrent, et pour le souci que ta mère en prend?
– Je serai cornemuseux, dit-il, quand je saurai cornemuser. D'ici-là, il poussera du blé sur la terre et il tombera des feuilles dans les bois. Ne nous inquiétons point de ce qui sera, enfants! mais sachez ce qui est, et ne m'accusez plus de faire marché avec le diable.
Celui qui vient de m'apporter cela n'est ni sorcier, ni démon. C'est un homme un peu rude à l'occasion, son métier l'y oblige, et comme il s'en va passer la nuit pas loin d'ici, je te conseille et te prie, mon ami Tiennet, de n'aller point du côté où il est. Excuse-moi de ne te point dire comme il se nomme et quel est son métier; et mêmement, promets-moi de ne pas dire que tu l'as vu et qu'il a passé par ici. Ça pourrait lui amener des ennuis, ainsi qu'à nous autres. Sache seulement que cet homme-là est de bon conseil et de bon jugement. C'est lui que tu as entendu dans la fougeraie de la forêt de Saint-Chartier, jouant d'une musette pareille à celle-ci; car, encore qu'il ne soit pas cornemuseux de son état, il en sait long et m'a fait entendre des airs qui sont plus beaux que tous les nôtres. C'est lui qui, voyant que, pour n'avoir pas l'argent suffisant, j'étais empêché d'acheter pareil instrument, s'est contenté d'une petite avance, et m'a fait celle du reste, me promettant de me rapporter l'instrument vers le temps où nous voici, et consentant à attendre ma commodité pour m'acquitter. Car cette chose-là coûte huit bonnes pistoles, voyez-vous, et c'est quasiment une année de ma peine. Or, je n'avais que le tiers de la somme, et il m'a dit: «Si tu te fies à moi, donne, et je me fierai à toi pareillement.» Voilà comme la chose s'est faite; je ne le connaissais mie, et nous n'avions pas de témoins, il m'eût trompé s'il eût voulu; et si j'eusse pris conseil de vous pour cela, convenez que vous m'en eussiez détourné. Vous voyez pourtant que c'est un homme bien fidèle, car il m'avait dit: «Je passerai du côté de ton endroit à la Noël qui vient, et je te ferai réponse.» À la Noël, je l'ai attendu à l'orme Râteau, et il a passé, et il m'a dit: «La chose n'est point terminée, on y travaille; entre le premier et le dixième jour de mai, je passerai encore, et je te l'apporterai.» Et voilà que nous sommes le huit de mai. Il a passé, et, comme il se détournait un peu de son chemin pour aller me chercher au bourg, étant ici près, il a entendu l'air que je flûtais et qu'il sait bien n'être connu que de moi au pays d'ici; tandis que moi, j'ai bien entendu et reconnu son clairin. C'est comme cela que, sans que le diable y ait eu part, nous nous sommes donné le bonsoir, en nous promettant de nous revoir à la Saint-Jean.
– S'il en est ainsi, répondis-je, pourquoi ne lui as-tu point dit d'entrer chez nous, où il se serait reposé et rafraîchi d'un bon coup de vin? Je lui aurais fait bonne fête pour t'avoir si honnêtement tenu parole.
– Oh! pour ce qui est de ça, dit Joseph, c'est un homme qui ne se comporte pas toujours comme les autres. Il a ses coutumes, ses idées et ses raisons. Ne m'en demande pas plus que je ne peux t'en dire.
– C'est donc qu'il se cache des honnêtes gens? fit Brulette. Ça me paraît pire que d'être sorcier. C'est quelqu'un qui a fait du mal, puisqu'il ne roule que de nuit, et que tu ne peux point le nommer à tes amis.
– Je vous dirai ça demain, répondit Joseph en souriant de nos craintes. Pour ce soir, pensez comme vous voudrez, je ne vous dirai rien de plus. Allons, Brulette, voilà que le coucou marque minuit. Je vas te reconduire, et je mettrai chez toi ma cornemuse en garde et en cache; car ce n'est point dans tout le pays d'alentour que je peux m'y essayer, et le temps de me faire connaître n'est point encore venu.
Brulette me fit son adieu bien gentiment, en mettant sa main dans la mienne. Mais quand je vis qu'elle mettait tout son bras sous celui de Joseph, pour s'en aller, la jalousie me galopant encore une fois, je les laissai partir par le chemin, et, coupant droit par le côté de la chènevière, je traversai le petit pré et me postai sous la haie pour les voir passer ensemble. Le temps s'était éclairci un peu, et, comme il avait tombé de l'eau, je vis Brulette quitter le bras de Joseph pour relever sa robe plus commodément, en lui disant: – Tiens, ça n'est pas aisé de marcher deux de front. Passe devant moi.
À la place de Joset, j'eusse offert de la porter dans le mauvais chemin, ou, si je n'eusse point osé la prendre dans mes bras, à tout le moins j'aurais resté derrière elle pour regarder tout mon soûl sa jolie jambe. Mais Joset n'en fit rien; il ne s'embarrassait d'aucune chose au monde que de sa musette, et, en le voyant la plier avec soin et la regarder avec amour, je connus bien qu'il n'avait point d'autre amoureuse pour le moment.
Je rentrai chez moi plus tranquille de toutes façons, et me mis au lit, un peu fatigué de mon corps et de mon esprit.
Mais je n'y fus pas un quart d'heure sans être éveillé par monsieur Parpluche, qui, s'étant amusé avec les chiens de l'homme étranger, revenait chercher son maître, et qui grattait à ma porte. Je me levai pour le faire entrer, et m'avisai alors d'un bruit dans mon avoine, laquelle poussait verte et drue derrière la maison, et qui me semblait tondue à belles dents et labourée à quatre pieds par quelque bête à qui je n'avais point vendu mon grain en herbe.
J'y courus, armé du premier bâton qui me tomba sous la main et en sifflant Parpluche, qui ne m'obéit point et s'en fut chercher son maître, après avoir flairé dans la maison.
Entrant donc dans mon petit champ, j'y vis quelque chose qui se roulait sur le dos, les pattes en l'air, écrasant à droite et à gauche, se relevant, sautant, broutant, et prenant du tout bien à son aise. Je fus un moment sans oser courir dessus, ne connaissant pas quelle bête c'était. Je n'en distinguais bien que les oreilles, qui étaient trop longues pour appartenir à un cheval; mais le corps était trop noir et trop gros pour être celui d'un âne. Je m'en approchai doucement; la bête ne paraissait ni méchante, ni farouche, et je connus alors que c'était un mulet, encore que je n'en eusse pas vu souvent, car on n'en élève point dans nos pays, et les muletiers n'y passent guère. Je m'apprêtais à le prendre et le tenais déjà aux crins, quand, levant de l'arrière-train et lâchant une douzaine de ruades dont je n'eus que le temps de me garer, il sauta comme un lièvre par-dessus le fossé et s'ensauva si vite, qu'en un moment je l'eus perdu de vue.
Ne me souciant point d'avoir mon avoine gâtée par le retour de cette bête, je renonçai à dormir avant d'en avoir le cœur net. Je rentrai à la maison pour prendre ma veste et mes souliers, et, fermant bien les portes, je descendis par les prés vers le côté où j'avais vu courir la mule. J'avais bien une doutance que ça faisait partie de la bande à l'homme noir, ami de Joseph; justement, Joseph m'avait conseillé de n'y rien voir; mais depuis que j'avais touché une bête vivante, je ne me sentais plus aucune crainte. On n'aime pas les fantômes; mais quand on est sûr d'avoir affaire à du solide, c'est autre chose, et du moment que l'homme noir était un homme, si fort fût-il et si barbouillé lui plût-il de se montrer, je ne m'en embarrassais non plus que d'une belette.
Vous n'êtes pas sans avoir ouï dire que j'étais un des plus forts du pays dans mon jeune temps, puisque, tel que me voilà, je ne crains encore personne.
Avec ça, j'étais vif comme un gardon, et je savais qu'en un danger au-dessus du pouvoir d'un seul, il aurait fallu être un oiseau ailé pour m'attraper à la course. M'étant donc précautionné d'une corde, et armé de mon fusil, à moi, qui n'avait point de balles bénites, mais qui portait plus juste que celui de mon père, je me mis à la recherche.
Je n'avais pas fait deux cents pas, que je vis trois autres bêtes pareilles, dans la marsèche à mon beau-frère, lesquelles s'y comportaient aussi malhonnêtement que possible. Comme la première, elles se laissèrent bien approcher, mais, tout aussitôt, prirent leur course et se sauvèrent dans un autre héritage qui dépendait du domaine de l'Aulnières, et où s'ébattait une troupe d'autres mules, toutes bien en point, réveillées comme souris et gambillant à la lune levante en vraie chasse à baudet, qui est, comme vous savez, la danse des bourriques du diable, quand les follets et les fades galopent dessus à travers les nuées.
Il n'y avait pourtant point là de magie, mais bien une grande fraude de pâture et un ravage abominable. La récolte n'était pas mienne, et j'aurais pu me dire que cela ne me regardait point; mais je me sentais écoléré d'avoir couru pour rien après ces méchantes bêtes, et on ne peut voir saccager du beau froment du bon Dieu sans y avoir regret.
Je m'avançai donc dans cette grande pièce de blé sans voir âme chrétienne, mais voyant bien foisonner les mulets, et songeant d'en attraper quelqu'un qui pût me servir de témoignage, quand je viendrais à porter plainte du mal commis sur ma terre.
J'en avisai un qui me paraissait plus raisonnable que les autres, et quand je fus auprès, je vis que ce n'était point le même gibier, mais bien le petit cheval maigre qui avait une clochette au cou, laquelle clochette, comme j'ai su plus tard, s'appelle clairin, en pays bourbonnais, et donne le nom au cheval qui la porte. Ne sachant rien des usances du monde où je me trouvais, ce fut par grand hasard que je pris le bon moyen, qui fut de m'emparer du clairin et de l'emmener, sauf à accrocher un mulet ou deux ensuite, si je pouvais y aboutir.
La petite bête, qui paraissait mignonne et bien privée, se laissa caresser et emmener sans souci de rien; mais, dès qu'elle se mit à marcher, son clairin se mettant à sonner, grande fut ma surprise de voir accourir toutes les mules, éparses emmi les blés, lesquelles volèrent après moi comme les abeilles après leur reine. Par là je vis qu'elles étaient dressées à suivre le clairin, et qu'elles en connaissaient la sonnerie comme bons moines connaissent la cloche de matines.