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Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 11

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Beaucoup sont tombés comme moi dans les abîmes du désespoir. C'est un monde immense, c'est comme un monde des morts qui se meut et s'agite sous le monde des vivants. Quelque chose de noir, un fantôme qui porte un nom et des habits, un corps indolent et brisé, une figure terne et pâle, erre encore dans la société humaine et affiche encore les apparences de la vie. Mais nos âmes sont là-dessous plongées dans cet Érèbe aux flots amers, et les hommes jeunes ne savent pas plus ce qui s'y passe que l'enfant au berceau ne sait ce que c'est que la mort. Mais ce gouffre sans issue a plusieurs profondeurs, et diverses races d'hommes en remontent ou en descendent les degrés. Des pleurs et des rires sortent des entrailles de cet enfer. Au plus bas, les plus déchus, les plus abrutis, qui dorment dans la fange de plaisirs sans nom; moins bas, les furieux qui hurlent et blasphèment contre Dieu, qu'ils ont méconnu et qui les a foudroyés; ailleurs les cyniques, qui nient la vertu et le bonheur, et qui cherchent à faire tomber les autres aussi bas qu'eux. Mais il en est qui surnagent sur les miasmes empoisonnés de leur Tartare, et qui, s'asseyant sur les premières marches de l'escalier fatal, disent: Seigneur, puisque je ne puis repasser le seuil, je mourrai ici et ne descendrai pas. Ceux-là pleurent et se lamentent; car ils sont encore assez près de Dieu pour savoir ce qui eût pu être et ce qu'ils auraient dû faire. Et ils espèrent en une autre vie, parce qu'ils ont gardé le sentiment du beau éternel et le moyen de le posséder. Ceux-là se repentent et travaillent, non pour rentrer dans cette vie mortelle, mais pour l'expier; ils disent la vérité aux hommes sans crainte de les blesser, car ceux qui ne sont plus du monde n'ont rien à ménager, rien à redouter; on ne peut plus leur faire ni bien ni mal; on ne peut plus les faire tomber; ils se sont précipités. Puissent-ils, comme Curtius, apaiser la colère céleste et fermer l'abîme derrière eux!

Mais il me semble, François, que je deviens emphatique; heureusement j'aperçois venir mon vieux Malgache: il y a quinze mois que je ne l'ai vu; il vient tout essoufflé, tout palpitant de joie. Le voilà sous ma fenêtre; mais, diable! il s'arrête; il vient d'apercevoir une violette difforme, il la cueille, et cela lui donne à penser. Me voilà effacé de sa mémoire; si je ne vais à sa rencontre, il retournera chez lui avec sa violette monstre et sans m'avoir vu. J'y cours. Adieu, Pylade.

VI
A ÉVERARD

11 avril 1835.

Ton ami le voyageur est arrivé au gîte sans accident; il est heureux et fier du souvenir que tu as gardé de lui. Il ne se flattait pas trop à cet égard; il croyait qu'une âme aussi active, aussi dévorante que la tienne, devait recevoir vivement les moindres impressions, mais les perdre aussi vite pour faire place à d'autres. C'est un devoir et une nécessité pour toi d'être ainsi; tu n'appartiens pas à certains élus, tu appartiens à tous les hommes, ou plutôt tous t'appartiennent. Pauvre homme de génie! cela doit bien te lasser. Quelle mission que la tienne! c'est un métier de gardeur de pourceaux; c'est Apollon chez Admète.

Ce qu'il y a de pis pour toi, c'est qu'au milieu de tes troupeaux, au fond de tes étables, tu te souviens de ta divinité; et quand tu vois passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux. Que ne puis-je t'emmener avec moi sur l'aile des vents inconstants, te faire respirer le grand air des solitudes, et t'apprendre le secret des poëtes et des Bohémiens! Mais Dieu ne le veut pas. Il t'a précipité comme Satan, comme Vulcain, comme tous ces emblèmes de la grandeur et de l'infortune du génie sur la terre. Te voilà employé à de vils travaux, cloué sur ta croix, enchaîné au misérable bagne des ambitions humaines. Va donc, et que celui qui t'a donné la force et la douleur en partage entoure longtemps pour toi d'une auréole de gloire cette couronne d'épines que tu conquerras au prix de la liberté, du bonheur et de la vie.

Car, pour la philanthropie dont vous avez l'humilité de vous vanter, vous autres réformateurs, je vous demande bien pardon, mais je n'y crois pas. La philanthropie fait des sœurs de charité. L'amour de la gloire est autre chose et produit d'autres destinées. Sublime hypocrite, tais-toi là-dessus avec moi: tu te méconnais en prenant pour le sentiment du devoir la pente rigoureuse et fatale où t'entraîne l'instinct de ta force. Pour moi, je sais que tu n'es pas de ceux qui observent des devoirs, mais de ceux qui en imposent. Tu n'aimes pas les hommes, tu n'es pas leur frère, car tu n'es pas leur égal. Tu es une exception parmi eux, tu es né roi.

Ah! voici qui te fâche; mais au fond, tu le sais bien, il y a une royauté qui est d'institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes une égale dose d'intelligence et de vertu s'il eût voulu fonder le principe d'égalité parmi eux comme tu l'entends; mais il fait les grands hommes pour commander aux petits hommes, comme il a fait un cèdre pour protéger l'hysope. L'influence enthousiaste et quasi-despotique que tu exerces ici, dans ce milieu de la France, où tout ce qui sent et pense s'incline devant ta supériorité (au point que moi-même, le plus indiscipliné voyou qui ait jamais fait de la vie une école buissonnière, je suis force, chaque année, d'aller te rendre hommage), dis-moi, es-ce autre chose qu'une royauté? Votre majesté ne peut le nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet est la couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre tribune en plein air est un trône; Fleury le Gaulois est votre capitaine des gardes; Planet votre fou; et moi, si vous voulez le permettre, je serai votre historiographe; mais, morbleu! sire, conduisez-vous bien, car plus votre humble barde augure de vous, plus il en exigera quand vous aurez touché le but, et vous savez qu'il ne sera pas plus facile à faire taire que le barbier du roi Midas. Et ici je vous demande pardon de donner le titre de roi à feu Midas. Celui-là, on le sait, n'est pas de vos cousins; c'est un roi d'institution humaine, un de ces beaux types de rois légitimes à qui les oreilles poussent tout naturellement sous le diadème héréditaire.

Croyez-vous donc que je conteste vos droits? Oh! non pas vraiment: nous ne disputerons jamais là-dessus. Certain roi naquit pour être maquignon; toi, tu es né prince de la terre. Moi-même, pauvre diseur de métaphores, je me sens mal abrité sous le parapluie de la monarchie; mais je ne veux pas le tenir moi-même, je m'y prendrais mal, et tous les trônes de la terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d'un lac des Alpes. Une grande question serait celle de savoir si la Providence a plus d'amour et de respect pour notre charpente osseuse que pour les pétales embaumés de ses jasmins. Moi, je vois que la nature a pris autant de soins de la beauté de la violette que de celle de la femme, que les lis des champs sont mieux vêtus que Salomon dans sa gloire, et je garde pour eux mon amour et mon culte. Allez, vous autres, faites la guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais; je me soucie bien de conclure quelque chose! J'irai écrire ton nom et le mien sur le sable de l'Hellespont dans trois mois; il en restera autant, le lendemain, qu'il restera de mes livres après ma mort, et peut-être, hélas! de tes actions, ô Marius! après le coup de vent qui ramènera la fortune des Sylla et des Napoléon sur le champ de bataille.

Ce n'est pas que je déserte ta cause, au moins; de toutes les causes dont je ne me soucie pas, imberbe que je suis, c'est la plus belle et la plus noble. Je ne conçois même pas que les poëtes puissent en avoir une autre; car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de liberté sont harmonieux, tandis que ceux de légitimité et d'obéissance sont grossiers, malsonnants et faits pour des oreilles de gendarmes. On peut flatter un peuple de braves; mais aduler une bûche couronnée, c'est renoncer à sa dignité d'homme. Moi, je fuis le bruit des clameurs humaines et je vais écouter la voix des torrents. Sois sûr que je prierai l'esprit des lacs et les fées des glaciers de prendre quelquefois leur vol vers toi, et de te porter dans une brise un parfum des déserts, un rêve de liberté, un souvenir affectueux et profond de ton frère le voyageur. Je ne suis qu'un oiseau de passage dans la vie humaine; je ne fais pas de nid et je ne couve pas d'amours sur la terre; j'irai frapper du bec à ta fenêtre de temps en temps, et te donner des nouvelles de la création au travers des barreaux de ta prison; et puis je reprendrai ma course inconstante dans les champs aériens, me nourrissant de moucherons, tandis que tu partageras des fers et des couronnes avec tes pareils! Votre ambition est noble et magnifique, ô hommes du destin! De tous les hochets dont s'amuse l'humanité, vous avez choisi le moins puéril, la gloire! Oui, c'est beau, la gloire! Achille prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu'on lui présentait; vous prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de l'argent, des titres et des petites vanités qui charment le vulgaire. Généreux insensés que vous êtes, gouvernez-moi bien tous ces vilains idiots et ne leur épargnez pas les étrivières. Je vais chanter au soleil sur ma branche pendant ce temps-là. Vous m'écouterez quand vous n'aurez rien de mieux à faire; tu viendras t'asseoir sous mon arbre quand tu auras besoin de repos et d'amusement. Bonsoir, mon frère Éverard, frère et roi, non en vertu du droit d'aînesse, mais du droit de vertu. Je t'aime de tout mon cœur, et suis de votre majesté, sire, le très-humble et très-fidèle sujet.

15 avril.

Tu m'adresses plusieurs questions auxquelles je voudrais pouvoir répondre, pour te prouver au moins que je suis attentif à toutes les paroles que trace ta plume. Pour procéder à la manière de mon cher Franklin, les voici dans l'ordre où tu les a posées: 1º Pourquoi suis-je si triste? 2º Si tu n'étais pas si différent de moi, t'aimerais-je autant? 3º Suis-je pour quelque chose dans vos discours? 4º A quand donc la conclusion? 5º Quand pourrai-je m'asseoir? etc.

J'ai répondu hier à la première question: c'est que travailler pour la gloire est à la fois un rôle d'empereur et un métier de forçat; c'est que tu es enfermé dans ta volonté comme dans une forteresse, et que le moindre insecte qui effleure de l'aile les vitraux de ton donjon te fait tressaillir et réveille en toi le douloureux sentiment de ta captivité. Prométhée, prends courage! tu es plus grand, couché sur ton roc, avec les serres d'un vautour dans le cœur, que les faunes des bois dans leur liberté. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pourrais être heureux à leur manière. C'est ici le lieu de répondre à ta cinquième question: Quand pourrai-je m'asseoir avec toi dans les longues herbes sur les rives d'un torrent?– Jamais, Éverard, à moins qu'une armée ennemie ne fût sur l'autre rive et que tu n'attendisses là le signal du combat. Mais oublier la guerre et dormir dans les roseaux, toi? Je voudrais savoir quels rêves fit Marius dans le marais de Minturnes; à coup sûr, il ne s'entretint pas avec les paisibles naïades. Hommes de bruit, ne venez pas mettre vos pieds sanglants et poudreux dans les ondes pures qui murmurent pour nous; c'est à nous, rêveurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent; c'est à nous qu'elles parlent d'oubli et de repos, conditions de notre humble bonheur qui vous feraient rire de pitié. Laissez-nous cela, nous vous abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, les travaux et le triomphe. – Si quelque jour, blessé dans la lutte ou prisonnier sur parole, tu viens t'asseoir près de ton frère le bohémien, nous regarderons les cieux ensemble, et je te parlerai des astres qui président à la destinée des mortels. Voilà, je le sais, tout ce qui pourra t'intéresser, tout ce que tu voudras voir dans les eaux limpides; ce sera le reflet incertain et tremblant de ton étoile, et tu te hâteras de la chercher à la voûte céleste pour t'assurer qu'elle y brille encore de tout son éclat. Non, non, tu n'aimerais pas ces vallées silencieuses où l'aigle est roi et non pas l'homme, ces lacs où le cri de la plus petite sarcelle trouverait plus d'échos que ta parole. Les déserts que vous ne pouvez soumettre à la charrue ou au glaive, ces monts escarpés, ce sol rebelle, ces impénétrables forêts, où l'artiste va pieusement évoquer les sauvages divinités retranchées là contre les assauts de l'industrie humaine, tout cela n'est pas la patrie de ton intelligence. Il te faut des villes, des champs, des soldats, des ouvriers, le commerce, le travail, tout l'attirail de la puissance, tous les aliments que les besoins des hommes peuvent offrir à l'orgueil des dieux. Les dieux dominent et protègent; quand tu dis que tu les portes avec amour dans ton sein, ces pauvres Pygmées humains, tu veux dire, Hercule, que tu les portes dans ta peau de lion; mais tu ne pourrais t'endormir à l'ombre des bois sans qu'ils s'acharnassent à te réveiller. Ils te tourmenteraient dans tes rêves, et les orages de ton âme troubleraient la sérénité de l'air jusque sur la cime du Mont-Blanc. Mon pauvre frère, j'aime mieux mon bâton de pèlerin que ton sceptre. Mais puisque la royauté de l'intelligence t'a ceint de sa couronne de feu, puisque la passion d'être grand est entrée dans ton sang avec la vie, puisque tu ne peux abdiquer, et que le repos te tuerait plus vite que ne le fera la fatigue, loin de contempler ta destinée avec cette froide philosophie que pourrait me suggérer le sentiment de mon impuissance, je veux sans cesse te plaindre et t'admirer, ô sublime misérable! Mais n'étant bon à rien qu'à causer avec l'écho, à regarder lever la lune et à composer des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudiants poëtes et les écoliers amoureux, j'ai pris, comme je te le disais hier, l'habitude de faire de ma vie une véritable école buissonnière où tout consiste à poursuivre des papillons le long des haies, tombant parfois le nez dans les épines pour avoir une fleur qui s'effeuille dans ma main avant que je l'aie respirée, à chanter avec les grives et à dormir sous le premier saule venu, sans souci de l'heure et des pédants. Ce que je puis faire de mieux, c'est de planter à ton intention un laurier dans mon jardin. A chaque belle action que l'on me racontera de toi, je t'en enverrai une feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les idées représentées par des cuistres, mais qui s'incline religieusement devant un grand cœur où réside la justice.

Deuxième question. —Si tu n'étais pas si différent de moi à tous égards, t'aimerais-je autant? Voici ma réponse: Non, certes, tu ne m'aimerais pas de même; tu me sais gré d'avoir un peu de force dans un corps si chétif et dans une condition si humble. Tu m'estimes d'autant plus que tu supposes qu'il m'a été plus difficile d'être un peu estimable dans des circonstances sociales où tout tend à dégrader les âmes qui se laissent aller. Tu me crois probablement très-supérieur aujourd'hui à ce que j'ai pu être auparavant, et tu ne te trompes pas. Mes souvenirs ne sont pas faits pour me donner de l'orgueil; mais ce que j'ai conservé de bon dans l'âme me console un peu du passé, et m'assure encore de belles amitiés pour le présent et l'avenir. C'est tout ce qu'il me faut désormais. Je n'ai nulle espèce d'ambition, et le tout petit bruit que je fais comme artiste ne m'inspire aucune jalousie contre ceux qui ont mérité d'en faire davantage. Les passions et les fantaisies m'ont rendu malheureux à l'excès dans des temps donnés: je suis guéri radicalement des fantaisies par l'effet de ma volonté, je le serai bientôt des passions par l'effet de l'âge et de la réflexion. A tous autres égards, j'ai toujours été et serai toujours parfaitement heureux, par conséquent toujours équitable et bon en tout, sauf les cas d'amour, où je ne vaux pas le diable, parce qu'alors je deviens malade, spleenetic and rash.

– Suis-je pour quelque chose dans vos discours?– Il n'est guère question que de toi. Les membres ne peuvent guère oublier le cœur où reflue tout leur sang. Avant de te voir, cela m'impatientait au point que j'ai pris le parti d'aller te trouver encore cette année, afin d'avoir, au retour, le droit de dire comme les autres: Éverard pense… Éverard veut… Éverard m'a dit… etc.: pourvu que toutes ces idolâtries ne te gâtent pas!

– A quand donc la conclusion? et si tu meurs sans avoir conclu!– Ma foi! meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n'en ira pas plus mal pour avoir ignoré sa façon de penser. Que veux-tu que je te dise? il faut que je te parle encore de moi, et rien n'est plus insipide qu'une individualité qui n'a pas encore trouvé le mot de sa destinée. Je n'ai aucun intérêt à formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes, une sorte de plaidoyer contre certaines lois. Bien loin de là, je reconnais que ma vie est pleine de fautes, et je croirais commettre une lâcheté si je me battais les flancs pour trouver une philosophie qui en autorisât l'exemple. D'autre part, n'étant pas susceptible d'envisager avec enthousiasme certains côtés réels de la vie, je ne saurais regarder ces fautes comme assez graves pour exiger réparation ou expiation. Ce serait leur faire trop d'honneur, et je ne vois pas que mes torts aient empêché ceux qui s'en plaignent le plus de se bien porter. Tous ceux qui me connaissent depuis longtemps m'aiment assez pour me juger avec indulgence et pour me pardonner le mal que j'ai pu me faire. Mes écrits, n'ayant jamais rien conclu, n'ont causé ni bien ni mal. Je ne demande pas mieux que de leur donner une conclusion, si je la trouve; mais ce n'est pas encore fait, et je suis trop peu avancé sous certains rapports pour oser hasarder mon mot. J'ai horreur du pédantisme de la vertu. Il est peut-être utile dans le monde; pour moi, je suis de trop bonne foi pour essayer de me réconcilier par un acte d'hypocrisie avec les sévérités que mon irrésolution (courageuse et loyale, j'ose le dire) attire sur moi. J'en supporterai la rigueur, quelque pénible qu'elle me puisse être, tant que je n'aurai pas la conviction intime que j'attends. Me blâmes-tu? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant tu peux le comparer, à l'aide d'un microscope, à celui où tu existes. Voudrais-tu, pour acquérir plus de popularité ou de renommée, feindre d'avoir les opinions qu'on t'imposerait, et proposer comme article de foi ce qui ne serait encore qu'à l'état d'embryon dans ta conscience? Je tenais trop à ton estime pour ne pas t'exposer ma situation; c'est un peu long: pardonne-moi d'avoir parlé si sérieusement du côté sérieux de ma vie; ce n'est pas ma coutume. Adieu; je t'envoie un petit paquet de pages imprimées que j'ai choisies pour toi dans ma collection, hélas! beaucoup trop volumineuse!

18 avril.

Ami, tu me reproches sérieusement mon athéisme social; tu dis que tout ce qui vit en dehors des doctrines de l'utilité ne peut jamais être ni vraiment grand ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est coupable, d'un funeste exemple, et qu'il faut en sortir, ou me suicider moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les hommes. Tu es bien sévère; mais je t'aime ainsi, cela est beau et respectable en toi. Tu dis encore que tout système de non-intervention est l'excuse de la lâcheté ou de l'égoïsme, parce qu'il n'y a aucune chose humaine qui ne soit avantageuse ou nuisible à l'humanité. Quelle que soit mon ambition, dis-tu, soit que je désire être admiré, soit que je veuille être aimé, il faut que je sois charitable, et charitable avec discernement, avec réflexion, avec science, c'est-à-dire philanthrope. J'ai l'habitude de répondre par des sophismes et des facéties à ceux qui me tiennent ce langage; mais ici c'est différent, je te reconnais le droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j'ose à peine répéter moi-même après toi. J'y ai toujours été des plus rétifs, et la faute en est a ceux qui m'ont voulu baptiser avec des mains impures. Quand on veut laver la souillure du péché, il faut être Jean-Baptiste pour le plus obscur catéchumène, tout aussi bien que pour le Christ, et les cheveux de Madeleine ne doivent point essuyer les pieds qui marchent dans les voies de l'erreur.

O toi qui m'interroges, as-tu quitté les sentiers dangereux où la jeunesse se précipite? Retiré dans le sanctuaire de ta volonté, as-tu pratiqué, depuis ces années sévères de ta réflexion, les vertus antiques que tu prises au-dessus de tout: la tempérance, la charité, le travail, la constance, le désintéressement? – Oui, tu l'as fait, je le sais; eh bien! parle: mon orgueil se révolte contre ceux qui ne sont pas plus grands que moi et qui veulent me mettre à leurs pieds. Toi qui n'as pas seulement la puissance de l'entendement, mais la force du cœur, parle; je répondrai comme à un juge légitime et t'obéirai en te parlant de moi tant que tu voudras, car je confesse qu'il y avait plus de paresse coupable de ma part à l'éviter que de véritable modestie.

O mon frère! ceci est un entretien grave, une époque grave dans ma pauvre vie! je ne suis point venu ici avec un sentiment d'abnégation enthousiaste, mais avec une sérieuse volonté de ne voir en toi que ce qu'il y aurait de vraiment beau. J'étais cuirassé contre les effets magnétiques qui sont toujours à craindre dans un contact avec les hommes supérieurs. Aussi je puis dire que je n'ai point été ébloui par le prestige que tu exerces sur les autres; les lignes romaines de ton front, la puissance de ta parole, l'éclat et l'abondance de tes pensées ne m'ont jamais occupé. Ce qui m'a touché et convaincu, c'est ce que je t'ai entendu dire, ce que je t'ai vu faire de plus simple, une parole douce et naïve au milieu de la plus vive exaltation, une familiarité brusque et chaste, une exquise pureté dans toutes les expressions et dans tous les sentiments. On ne peut pas inventer de plus folle calomnie contre toi que l'accusation de cupidité. Je voudrais bien que tes ennemis politiques pussent me dire en quoi l'argent peut être désirable pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n'a ni maîtresses, ni cabinet de tableaux, ni collection de médailles, ni chevaux anglais, ni luxe, ni mollesse d'aucun genre? C'est beaucoup, Éverard, c'est presque tout à mes yeux maintenant que l'absence de vices. C'est de cela qu'on ne peut pas douter, tandis que les qualités peuvent se parer de tant de noms qui ne leur appartiennent pas! mais qui peut suspecter la sobriété tranquille avec laquelle une âme forte use des biens de la vie? de quelle équivoque, de quelle hypocrisie ont jamais besoin les obscures vertus domestiques?

Tu me parlais de l'immense organisation de Mirabeau, toute pétrie de vices et de vertus. Je ne suis pas assez enthousiaste de la bigarrure pour trouver la statue de diamant et de boue plus belle et plus imposante que la statue d'or pur. Mon ami Henri Heine a dit, en parlant de Spinosa: «Sa vie privée fut exempte de blâme; elle est demeurée pure et sans tache comme celle de son divin parent Jésus-Christ.» Ces simples paroles me font aimer Spinosa. C'est par là seulement sans doute que mon faible cerveau eût pu mesurer sa grandeur. Il y a aussi en toi, mon cher frère, un côté que je ne connais pas, parce que mon esprit, paresseux ou impuissant, n'a pénétré dans aucune science. Je comprends ce que tu es, et non ce que tu fais. Je vois le mécanisme de cette belle machine à idées; mais la valeur et l'usage de ses produits me sont inconnus et indifférents. Je vois que le mot de vertu en est le levier formidable, et je sais que ce mot a un sens toujours un et magnifique, quelle qu'en soit l'application: abnégation et sacrifice éternel de toutes les satisfactions vulgaires de l'esprit ou des sens à une satisfaction suprême et divine; consécration d'une existence humaine au culte d'une volonté vaste et intelligente qui en est le foyer. C'est la vertu, c'est la force, c'est la tendance de l'âme à s'élever au plus haut possible, pour embrasser d'un regard plus de choses que le vulgaire, et pour semer sur un champ plus vaste les bienfaits de se puissance. C'est l'ambition généreuse, c'est la foi, c'est la science, c'est l'art, c'est toutes les formes que prend la Divinité pour se manifester dans l'homme. C'est pourquoi régner, même en vertu des droits les plus grossiers et les plus iniques, même au prix du repos et de la vie, a toujours été le plus ardent désir des hommes; et il ne faut pas s'en étonner. Régner tant bien que mal, c'est exercer un semblant de vertu et de force morale. Si les paroles humaines ont un sens dans le grand livre de la nature, ces deux paroles sont absolument synonymes, et déjà dans notre langue elles le sont souvent. J'ai écrit tout à l'heure, «régner en vertu d'un droit inique,» ce qui est très-français, je crois, et ne présente aucun contre-sens, que je sache.

Tout ce qui est difficile à faire excite l'étonnement des hommes et mérite leur admiration en raison directe de l'avantage qu'ils retirent de cet emploi de forces; et comme rien dans les œuvres de Dieu ne peut être, aux yeux de l'homme, plus grand et plus précieux que sa propre existence, il est évident que ce qu'il appelle le sentiment de l'équité naturelle est la conscience raisonnée de ce qui lui est utile. Le plus simple effort de ce raisonnement lui prouvant qu'il ne peut vivre isolé, il a dû, au sortir de l'état le plus primitif qu'on puisse supposer, s'essayer aux associations et se grouper par peuplades autour d'un système de lois dictées par les plus habiles ou les plus forts. Ceux qui out réussi à faire ces lois dans leur intérêt personnel ont commencé la guerre éternelle entre les hommes de résistance et les hommes d'oppression; à leur tour, les hommes de résistance ont combattu, et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, où est la justice?

Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez inventé la vertu! Vous avez imaginé une félicité moins grossière que celle des hommes sensuels, plus orgueilleuse que celle des braves. Voue avez découvert qu'il y avait, dans l'amour et dans la reconnaissance de vos frères, plus de jouissance que dans toutes les possessions qu'ils se disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui faisaient ces hommes semblables les uns aux autres, vous avez flétri sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par conséquent avides, jaloux, violents et insociables. Vous avez renoncé à votre part de richesse et de plaisir sur la terre, et vous étant ainsi rendus tels que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie ni méfiance, vous vous êtes placés au milieu d'eux comme des divinités bienfaisantes pour les éclairer sur leurs intérêts et pour leur donner des lois utiles. Vous leur avez dit que donner était plus beau que posséder, et là où vous avez commandé, la justice a régné; quels sophismes pourraient combattre votre excellence, ô sublimes vaniteux? Il n'y a rien au monde de plus grand que vous, rien de plus précieux, rien de plus nécessaire.

Allez et parlez de vertu; un jour viendra où les sensualistes qui vous raillent, aux prises avec l'avidité et la vengeance de ceux qui jusqu'ici n'ont pu satisfaire les jouissances des sens, comprendront qu'il est un sort plus digne d'envie et plus a l'abri de l'orage que le leur; ils comprendront que la raison populaire plane sur le monde, qu'elle a forcé la porte des boudoirs, qu'elle peut s'arroger le droit de jouir à son tour, et de renvoyer les vaincus à la charrue, au toit de chaume, et au crucifix, seule consolation du pauvre. Ils seront bien heureux alors de rencontrer, entre eux et la haine du vainqueur, la main de l'homme vertueux pour partager les biens de la terre entre le riche et le pauvre, et pour expliquer à tous deux ce que c'est que la justice.

Je ne sais s'il arrivera jamais un jour où l'homme décidera infailliblement et définitivement ce qui est utile à l'homme. Je n'en suis pas à examiner dans ses détails le système que tu as embrassé: j'en plaisantais l'autre jour; mais du moment que tu m'amènes a parler raison (ce qui, je te le déclare, n'est pas une médiocre victoire de ta force sur la mienne), je te dirai bien que la grande loi d'égalité, tout inapplicable qu'elle paraisse maintenant a ceux qui en ont peur, et tout incertain que me semble son règne sur la terre, à moi qui vois ces choses du fond d'une cellule, est la première et la seule invariable loi de morale et d'équité qui se soit présentée à mon esprit dans tous les temps. Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler une pensée me sont absolument étrangers; et quant aux moyens par lesquels on parvient à la faire dominer dans le monde, malheureusement ils me semblent tous tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux scrupules et aux répugnances de ceux qui se chargent de l'exécution, que je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j'essaie seulement d'y porter les yeux et de voir en quoi ils consistent. Ce n'est pas mon fait. Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m'employer à tout en me persuadant d'abord, en me commandant ensuite; mais je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J'accepterai tout ce qui sera bien. Ainsi, demande mes biens et ma vie, ô Romain! mais laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. Que t'importe? tu trouveras bien assez de têtes qui voudront délibérer plus qu'il ne sera besoin. Ne sera-t-il pas permis aux ménestrels de chanter des romances aux femmes, pendant que vous ferez des lois pour les hommes?

Voilà où j'en voulais venir, Éverard: c'est à te dire que la vertu n'est pas nécessaire à tous, mais à quelques-uns seulement; ce qui est nécessaire à tous, c'est l'honnêteté. Sois vertueux, je tâche d'être honnête. L'honnêteté, c'est cette sagesse instinctive, cette modération naturelle dont je parlais tout à l'heure, cette absence de vices, c'est-à-dire de passions fougueuses, nuisibles à la société, en ce qu'elles tendent à accaparer les sources de jouissances réparties également entre les hommes dans les desseins de la nature providentielle. Il faut que les gouvernés soient honnêtes, tempérants, probes, moraux enfin, pour que les gouvernants puissent bâtir sur leurs épaules fermes et soumises un édifice durable. Je suis loin encore de ce qu'on appelle les vertus républicaines, de ce que j'appellerai, en style moins pompeux, les qualités de l'individu gouvernable ou du citoyen. J'ai mal vécu, j'ai mal usé des biens qui me sont échus, j'ai négligé les œuvres de charité; j'ai passé mes jours dans la mollesse, dans l'ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours, dans les frivoles plaisirs. Je me suis prosterné devant des idoles de chair et de sang, et j'ai laissé leur souffle enivrant effacer les sentences austères que la sagesse des livres avait écrites sur mon front dans ma jeunesse; j'ai permis à leur innocent despotisme de dévouer mes jours à des amusements puérils, où se sont longtemps éteints le souvenir et l'amour du bien; car j'avais été honnête autrefois, sais-tu bien cela, Éverard? Ceux d'ici te le diront: c'est de notoriété bourgeoise dans notre pays; mais il y avait peu de mérite; j'étais jeune, et les funestes amours n'étaient pas encore éclos dans mon sein. Ils y ont étouffé bien des qualités; mais je sais qu'il en est auxquelles je n'ai pas fait la plus légère tache au milieu des plus grands revers de ma vie, et qu'aucune des autres n'est perdue pour moi sans retour. Ainsi je réponds à la question que tu m'adressais l'autre jour: Est-ce par impuissance ou par indifférence que tu tardes à être bon? – Ni l'un ni l'autre; c'est que j'ai été détourné de ma route, emmené prisonnier par une passion dont je ne me méfiais pas et que je croyais noble et sainte. Elle l'est sans doute; mais je lui ai laissé prendre trop ou trop peu d'empire sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle; une lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie; je suis resté tout ce temps dans une terre étrangère pour mon âme, dans une terre d'exil et de servitude, d'où me voici échappé enfin, tout meurtri, tout abruti par l'esclavage, et traînant encore après moi les débris de la chaîne que j'ai rompue, et qui me coupe encore jusqu'au sang, chaque fois que je fais un mouvement en arrière pour regarder les rives lointaines et abandonnées. Oui, j'ai été esclave; plains-moi, homme libre, et ne t'étonne pas aujourd'hui de voir que je ne peux plus soupirer qu'après les voyages, le grand air, les grands bois et la solitude. Oui, j'ai été esclave, et l'esclavage, je puis te le dire par expérience, avilit l'homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et dans la perversité; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus détestable vingt fois que le tyran qui l'opprime; c'est ce qui m'est arrivé, et, dans la haine que j'avais conçue contre moi-même, j'ai désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjection.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
430 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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