Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 14
VII
A FRANZ LISTZ
SUR LAVATER ET SUR UNE MAISON DÉSERTE
Ne sachant où vous êtes maintenant, mon cher Franz, ne sachant pas mieux où je vais aller, je vous fais passer de mes nouvelles par notre obligeant ami M***. Je pense qu'il saura découvrir votre retraite avant moi, qui suis confiné dans la mienne pour quelques jours encore.
Je n'ai pas besoin de vous dire le regret que j'éprouve de ne pouvoir vous aller rejoindre. Je vois partir votre mère et Puzzi avec sa famille. Je présume que vous allez fonder, dans la belle Helvétie ou dans la verte Bohême, une colonie d'artistes. Heureux amis! que l'art auquel vous vous êtes adonnés est une noble et douce vocation, et que le mien est aride et fâcheux auprès du vôtre! Il me faut travailler dans le silence et la solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de sympathie et d'union avec ses élèves et ses exécutants. La musique s'enseigne, se révèle, se répand, se communique. L'harmonie des sons n'exige-t-elle pas celle des volontés et des sentiments? Quelle superbe république réalisent cent instrumentistes réunis par un même esprit d'ordre et d'amour pour exécuter la symphonie d'un grand maître! Quand l'âme de Beethoven plane sur ce chœur sacré, quelle fervente prière s'élève vers Dieu!
Oui, la musique, c'est la prière, c'est la foi, c'est l'amitié, c'est l'association par excellence. Là où vous serez seulement trois réunis en mon nom, disait le Christ aux apôtres en les quittant, vous pouvez compter que j'y serai avec vous. Les apôtres, condamnés à voyager, à travailler et à souffrir, furent bientôt dispersés. Mais lorsque, entre la prison et le martyre, entre les fers de Caïphe et les pierres de la synagogue, ils venaient à se rencontrer, ils s'agenouillaient ensemble sur le bord du chemin, dans quelque bois d'oliviers, ou vers le faubourg de quelque ville, dans une chambre haute, et ils s'entretenaient en commun du maître et de l'ami Jésus, du frère et du Dieu au culte duquel ils avaient voué leur vie; puis, quand chacun à son tour avait parlé, le besoin d'invoquer tous à la fois les mânes du bien-aimé leur inspirait sans doute la pensée de chanter; et sans doute aussi le Saint-Esprit, qui descendit sur eux en langues de feu et qui leur révéla les choses inconnues, leur avait fait don de cette langue sacrée qui n'appartient qu'aux organisations élues. Oh! soyez-en sûr, s'il existe des êtres assez grands devant Dieu pour mériter d'acquérir subitement des facultés nouvelles, si leur intelligence s'ouvrit, si leur langue se délia, des chants divins durent découler de leurs lèvres, et le premier concert d'harmonie dut frapper les oreilles ravies des hommes.
C'est un fait unique dans l'histoire du genre humain, et devant lequel je ne puis m'empêcher de me prosterner, quand j'y songe, que cette retraite des douze pendant quarante jours, que cette union fervente et cette pureté sans tache de douze âmes croyantes et dévouées durant l'épreuve d'une si longue assemblée! Si je doutais des miracles qui en résultèrent, je ne voudrais pas le dire; ni vous non plus, n'est-ce pas? Si l'on me démontrait que ces hommes furent des physiciens et des chimistes fort habiles pour leur temps, je dirais que cela n'ôte rien à la réalité d'un homme divin et à l'existence d'une race de saints assez puissants pour marcher sur la mer et pour ressusciter les morts. Ce qui est incontestable pour moi, c'est le pouvoir miraculeux de la foi chez l'homme. S'il m'était donc prouvé que les apôtres eurent besoin de recourir aux prestiges de ce qu'on appelait alors la magie, je penserais qu'ils eurent des jours de doute et de souffrance où le pouvoir céleste s'affaiblissait en eux. Que l'on trouve parmi nous, répondrai-je, douze hommes supérieurs aux apôtres par la fermeté de leur foi et la sainteté de leur vie, douze hommes qui puissent passer quarante jours enfermés sous le même toit sans ergoter entre eux, sans vouloir primer les uns sur les autres, uniquement occupés à prier, à demander à Dieu la science du vrai et la force de la vertu, sans tiédeur et sans orgueil, sans céder à la fatigue de l'esprit ou aux inspirations présomptueuses de la chair; et, n'en doutez pas, ô mes amis! nous verrons arriver des miracles, des sciences nouvelles, des facultés inouïes, une religion universelle. L'homme, redivinisé, sortira de cette assemblée, un beau matin de printemps, avec une flamme au front, avec les secrets de la vie et de la mort dans sa main, avec le pouvoir de faire sortir des larmes de charité des entrailles du roc, avec la révélation des langues que parlent les peuples encore inconnus chez nous, mais surtout avec le don de la langue divine perfectionnée, de la musique, veux-je dire, portée à son plus haut degré d'éloquence et de persuasion.
Car, lorsque le prodige de la descente du Paraclet s'accomplit sur les disciples de Jésus, le ciel s'ouvrit au-dessus de leurs têtes, et ils durent entendre et retenir confusément les chants des brûlants séraphins et les harpes d'or de ces beaux vieillards couronnés, qui apparurent de nouveau plus tard à Jean l'apocalyptique, et dont il put ouïr les divins accords parmi les vents de quelque nuit d'orage sur les grèves désertes de son île.
O vous, qui, dans le silence des nuits, surprenez les mystères sacrés; vous, mon cher Franz, à qui l'esprit de Dieu ouvre les oreilles, afin que vous entendiez de loin les célestes concerts, et que vous nous les transmettiez, à nous infirmes et abandonnés! que vous êtes heureux de pouvoir prier durant le jour avec des cœurs qui vous comprennent! Votre labeur ne vous condamne pas comme moi à la solitude; votre ferveur se rallume au foyer de sympathies où chacun des vôtres apporta son tribut. Allez donc, priez dans la langue des anges, et chantez les louanges de Dieu sur vos instruments qu'un souffle céleste fait vibrer.
Pour moi, voyageur solitaire, il n'en est point ainsi. Je suis des routes désertes, et je cherche mon gîte en des murailles silencieuses. J'étais parti pour vous rejoindre, le mois dernier; mais le souffle du caprice ou de la destinée me fit dévier de ma route, et je m'arrêtai pour laisser passer les heures brûlantes du jour dans une des villes de notre vieille France, aux bords de la Loire. Pendant que je dormais, le bateau à vapeur leva l'ancre, et, quand je m'éveillai, je vis sa noire banderole de fumée fuyant rapidement sur la zone d'argent que le fleuve dessinait à l'horizon. Je pris le parti de me rendormir jusqu'au lendemain; et le lendemain, comme je sortais de ma chambre pour m'enquérir de quelque cheval ou de quelque bateau, un mien ami, que je ne m'attendais guère à trouver là (l'ayant perdu de vue depuis les années de ma vie errante), se trouva tout devant moi, dans la cour. Il m'apprit, en déjeunant avec moi, qu'il était établi et marié dans la ville, mais qu'il habitait plus souvent une campagne aux environs, à laquelle il se rendait alors. Il venait se munir a l'auberge d'un cheval de louage, les siens étant malades ou occupés, et il prétendait m'emmener au boguet pour me présenter à sa nouvelle famille. La proposition fut peu de mon goût. Il faisait une chaleur poudreuse pire que celle de la veille. Je me sentais encore de la fièvre; le boguet avait de véritables ressorts de campagne; j'aime peu les nouvelles connaissances en voyage, et me sens mal disposé à être excessivement poli quand je suis excessivement fatigué. Je refusai net, et lui dis que je voulais rester à l'auberge jusqu'à ce que je fusse délivré de mon malaise. L'excellent camarade ne me fit point subir l'obsession d'une impitoyable hospitalité. Il consentit à me laisser là; mais, au moment de monter dans son boguet, il lui vint à l'esprit de me dire: J'ai une maison dans la ville, petite, très-modeste et mal tenue, il est vrai; mais peut-être y dormirais-tu plus tranquillement qu'ici. Si, malgré l'abandon où mon séjour à la campagne l'a laissée tout ce printemps, tu pouvais t'en accommoder… Je n'ose insister, elle est si peu présentable! Cependant tu es poëte et ami de la solitude, si tu n'as pas changé. Peut-être cela te plaira-t-il. Tiens, voici les clefs; si tu pars avant que je revienne te voir, laisse-les a l'hôtesse de cette auberge, qui me connaît. – En parlant ainsi, il me serra dans ses bras et s'éloigna.
Je trouvai cette invitation des plus agréables. Je me sentais décidément trop mal pour continuer ma route avant deux ou trois jours. Je me fis conduire à la maison de mon ami. Ce ne fut pas chose facile que d'y parvenir; il fallut monter et descendre des rues étroites, roides, brûlantes et mal pavées. Plus nous nous enfoncions dans le faubourg, plus les rues devenaient désertes et délabrées. Enfin nous arrivâmes, par une suite d'escaliers rompus, à une sorte de terrasse crevassée qui portait un pâté de maisons fort anciennes, ayant chacune leur cour ou leur jardin clos de hautes murailles sombres, festonnées de plantes pariétaires. J'eus à peine entr'ouvert la porte de celle qui m'était destinée, que je fus ravi de son aspect, et que, voulant me conserver le plaisir religieux d'y pénétrer seul, je pris la valise des mains de mon guide, je lui jetai son salaire, et j'entrai précipitamment, lui poussant la porte au nez; ce qui dut me faire passer dans son esprit pour un fou, pour un conspirateur ou pour quelque chose de pis.
Il faut croire que la nature n'a pas été faite exclusivement pour l'homme, ou bien qu'avant la domination étendue par lui sur la terre, il y eut en effet un règne de divinités champêtres; que cette race surhumaine ne s'est point entièrement retirée aux cieux, et que ses phalanges dispersées viennent encore se réfugier aux lieux que l'homme abandonne. Sans cela, comment expliquer ce respect religieux dont chacun de nous se sent pénétré en imprimant ses pas sur un sol que n'ont point encore foulé d'autres pas humains? Pourquoi cet amour et en même temps cette terreur que nous inspire la solitude? Pourquoi saluons-nous les ruines, les plages inconnues, les neiges immaculées? Pourquoi l'écho de nos pas nous fait-il tressaillir sous les voûtes des cloîtres abandonnés? Pourquoi les forêts vierges, pourquoi les temples déserts, pourquoi l'aspect de l'isolement émeut-il délicieusement les âmes tendres, ou péniblement les esprits faibles? Si nous pouvions nous convaincre d'être absolument le seul être animé existant sur un coin du globe, nous n'en serions que plus heureux ou plus effrayés, suivant notre humeur; et cependant l'homme a-t-il sujet de se réjouir quand il n'a pour société que lui-même? a-t-il lieu de craindre l'absence de secours lorsqu'il est assuré d'une égale absence d'attaques? Qu'y a-t-il donc dans l'aspect de ces sables sans empreintes, de ces landes sans maîtres, de ces lambris sans hôtes? N'y sentons-nous pas partout l'existence et la présence d'êtres inconnus qui ont établi là leur empire, et qui ont la bonté de nous y accueillir ou le droit de nous en chasser?
Je faisais ces réflexions, appuyé contre la porte que je venais de fermer derrière moi, et je n'osais me décider à traverser la cour; car il fallait fouler de longues herbes qui montaient jusqu'à mes genoux, et sur lesquelles les rayons du soleil commençaient à boire la rosée du matin. Quelle nymphe avait renversé là sa corbeille et semé ces légers gramens, ces délicats saxifrages qui s'élevaient dans leur beauté virginale à l'abri de toute profanation? Pardonne-moi, sylphide, lui disais-je, ou donne-moi ta démarche légère, afin que je franchisse cet espace sans courber sous mes pas tes plantes bien-aimées. Quiconque m'eût vu haletant et poudreux, appuyé d'un air morne contre la porte, ma valise à la main, m'eût pris pour un homme perdu de désespoir ou abîmé de remords; et cependant nul voyageur ne fut plus fier de sa découverte, nul pèlerin ne salua plus pieusement la terre sainte.
La sylphide n'avait pas dédaigné de cultiver les plantes que le maître de la maison déserte lui avait concédées. Trois tilleuls qui séparaient la cour en deux, avec une plate-bande de pieds-d'alouette le long des murs, une vigne et de grandes mauves pyramidales, avaient pris une richesse et un développement splendides. Quand j'eus atteint la partie pavée de mon petit domaine, j'eus soin de marcher sur les dalles disjointes sans écraser la verdure qui se faisait jour à travers les fentes; j'arrivai ainsi à la porte, et là ce fut un autre embarras. Les longs rameaux de la vigne s'étaient entrelacés au devant de l'entrée; partout ils formaient des courtines de feuillage devant les fenêtres. Il fallut y porter une main impie, les entr'ouvrir et les soulever comme des rideaux, pour me frayer le passage de ce seuil vénérable. Mais, dès que je l'eus franchi, ces pampres retombèrent avec souplesse et s'embrassèrent étroitement, comme pour m'interdire de repasser l'enceinte sacrée. Je ne vous ai pas encore désobéi, ô flexibles et complaisants barreaux de ma chère prison! Chaque nuit, je m'assieds sur la dernière marche de l'escalier, et je contemple la lune à travers vos guirlandes argentées. Chaque étoile du ciel s'encadre à son tour en passant devant le réseau diaphane que vous étendez entre elle et moi, et quelquefois le jour me surprend, immobile et muet comme la pierre où je me suis assis.
Oui, Franz, je suis encore dans cette maison déserte, seul, absolument seul, n'ouvrant la porte que pour laisser passer un dîner cénobitique, et je ne me souviens pas d'avoir connu des jours plus doux et plus purs. C'est une grande consolation pour moi, je vous assure, de voir que mon âme n'a pas vieilli au point de perdre les jouissances de sa forte jeunesse. Si de vastes rêves de vertu, si d'ardentes aspirations vers le ciel ne remplissent plus mes heures de méditation, du moins j'ai encore de douces pensées et de religieuses espérances; et puis, je ne suis plus dévoré, comme jadis, de l'impatience de vivre. A mesure que je penche vers le déclin de la vie, je savoure avec plus de piété et d'équité ce qu'elle a de généreux et de providentiel. Au versant de la colline, je m'arrête et je descends avec lenteur, promenant un regard d'amour et d'admiration sur les beautés du lieu que je vais quitter, et que je n'ai pas assez apprécié quand j'en pouvais jouir avec plénitude au sommet de la montagne.
Vous qui n'y êtes pas encore arrivé, enfant, ne marchez pas trop vite. Ne franchissez pas légèrement ces cimes sublimes d'où l'on descend pour n'y plus remonter. Ah! votre sort est plus beau que le mien. Jouissez-en, ne le dédaignez pas. Homme, vous avez encore dans les mains le trésor de vos belles années; artiste, vous servez une muse plus féconde et plus charmante que la mienne. Vous êtes son bien-aimé, tandis que la mienne commence à me trouver vieux, et qu'elle me condamne d'ailleurs à des songes mélancoliques et salutaires qui tueraient votre précieuse poésie. Allez, vivez! il faut le soleil aux brillantes fleurs de votre couronne; le lierre et le liseron qui composent la mienne, emblèmes de liberté sauvage dont se ceignaient les antiques Sylvains, croissent à l'ombre et parmi les ruines. Je ne me plains pas de mon destin, et je suis heureux que la Providence vous en ait donné un plus riant; vous le méritiez, et si je l'avais, Franz, je voudrais vous le céder.
Je suis donc resté à ***, d'abord par force, maintenant par amour de la lecture et de la solitude; plus tard, peut-être, y resterai-je par indolence et par oubli de moi-même et des heures qui s'envolent. Mais je veux vous faire part d'une bonne fortune qui m'est advenue dans cette retraite, et qui n'a pas peu contribué à me la faire aimer.
Vous qui lisez beaucoup, parce que vous n'avez pas le même respect que moi pour les livres (et vous avez raison, votre art doit vous faire dédaigner le nôtre), vous, dis-je, qui comprenez vite et qui dévorez les volumes, vous ne savez ce que c'est que l'importance d'une lecture attentive et lente pour une âme paresseuse comme la mienne. Je ne suis pourtant pas de ceux qui attribuent aux livres une influence morale et politique bien sérieuse. La philosophie me paraît surtout la plus innocente de toutes les spéculations poétiques, et je pense que les âmes d'exception, soit par leur force, soit par leur faiblesse, sont seules capables d'y puiser des résolutions et des encouragements réels. Toute intelligence qui ne cherche pas sa conviction et sa lumière dans les leçons de l'expérience et de la réalité, et qui se laisse gouverner par des fictions, est organisée exceptionnellement. Si c'est en plus, elle s'exaltera et se fortifiera par les bonnes lectures; si c'est en moins, elle y trouvera de grands sujets de consolation ou peut-être elle s'affectera misérablement de ce qu'elle croira être sa condamnation. Dans l'un et l'autre cas, la lecture aura joué un rôle très-accessoire dans ces diverses destinées. Leurs résultats se fussent produits plus ou moins vite si les individus n'avaient pas su lire. Et quant à moi, vous savez que j'ai un profond respect pour les illettrés. Je me prosterne devant les grands écrivains et devant les grands poëtes; et pourtant il est des jours où, à l'aspect de certaines âmes naïves et saintement ignorantes, je brûlerais volontiers la bibliothèque d'Alexandrie.
Cela posé, je puis bien vous dire qu'en raison de ma nonchalance et de mon inaptitude à toute espèce d'action sociale, je suis de ceux pour qui la connaissance d'un livre peut devenir un véritable événement moral. Le peu de bons ouvrages dont je me suis pénétré depuis que j'existe a développé le peu de bonnes qualités que j'ai. Je ne sais ce qu'auraient produit de mauvaises lectures; je n'en ai point fait, ayant eu le bonheur d'être bien dirigé dès mon enfance. Il ne me reste donc à cet égard que les plus doux et les plus chers souvenirs. Un livre a toujours été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui ne se rappelle avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou savourés! La couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux tableaux de vos jeunes années? N'avez-vous pas cru voir surgir devant vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous le lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses compagnes et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement? Oh! que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante! C'en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable, le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout à l'heure les caractères sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux, l'écluse est étroite et glissante, la côte est rude; vous êtes couvert de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le souper sera commencé. C'est en vain que le vieux domestique qui vous aime aura retardé le coup de cloche autant que possible; vous aurez l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, inexorable sur l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le soir, la confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rougissant, que vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre poche, quoi? Estelle et Némorin ou Robinson Crusoé! Oh! alors la grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu; mais il ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux temps! ô ma Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô l'Iliade! ô Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse écoulée! ô mon vieux chien qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui répondait au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de gourmandise!
Mon Dieu! que vous disais-je? Je voulais vous parler de Lavater, et en effet me voici sur la voie. J'avais eu Lavater entre les mains dans mon enfance. Ursule et moi, nous en regardions les figures avec curiosité. A peine savions-nous lire. Nous nous demandions pourquoi cette collection de visages bouffons, grotesques, insignifiantes, hideux, agréables? nous cherchions avec avidité, au milieu de ces phrases et de ces explications que nous ne pouvions comprendre, la désignation principale du type; nous trouvions ivrogne, paresseux, gourmand, irascible, politique, méthodique… Oh! alors nous ne comprenions plus, et nous retournions aux images. Cependant nous remarquions que l'ivrogne ressemblait au cocher, la femme tracassière et criarde à la cuisinière, le pédant à notre précepteur, l'homme de génie à l'effigie de l'empereur sur les pièces de monnaie, et nous étions bien convaincus de l'infaillibilité de Lavater. Seulement cette science nous semblait mystérieuse et presque magique. Depuis, le livre fut égaré. En 1829, je rencontrai un homme très-distingué qui croyait fermement à Lavater, et qui me rendit témoin de plusieurs applications si miraculeuses de la science physiognomonique, que j'eus un vif désir de l'étudier. Je tâchai de me procurer l'ouvrage; il ne se trouva pas. Je ne sais quelle préoccupation vint à la traverse, je n'y songeai plus.
Enfin ici, le jour de mon arrivée, j'ouvre une armoire pleine de livres, et le premier qui me tombe sous la main, c'est les œuvres de Jean-Gaspard de Lavater, ministre du saint Évangile à Zurich, publiées en 1781, en trois in-folio, traduction française, avec planches gravées, eaux-fortes, etc. Jugez de ma joie, et sachez que jamais je ne fis une lecture plus agréable, plus instructive, plus salutaire. Poésie, sagesse, observation profonde, bonté, sentiment religieux, charité évangélique, morale pure, sensibilité exquise, grandeur et simplicité de style, voilà ce que j'ai trouvé dans Lavater, lorsque je n'y cherchais que des observations physiognomoniques et des conclusions peut-être erronées, tout au moins hasardées et conjecturales.
Puisque vous me demandez une longue lettre et que vous êtes avide des travaux de la pensée, je veux vous parler de Lavater. Là où je suis d'ailleurs, et avec la vie que je mène, il me serait difficile de vous donner quelque chose de plus neuf en littérature. Je désire de tout mon cœur que l'envie vous vienne de faire connaissance avec le vieux hôte, avec le vénérable ami que je viens de trouver dans la maison déserte.
Je voudrais aussi qu'à l'exemple de tous les orgueilleux novateurs du notre siècle, vous eussiez jusqu'ici méprisé la science de Lavater comme un tissu de rêveries fondées sur un faux principe, afin d'avoir le plaisir de vous faire changer d'avis. Nous considérons aujourd'hui la physiognomonie comme une science jugée, condamnée, enterrée, et sur les ruines de laquelle s'élève une autre science, non encore jugée, mais plus digne d'examen et d'attention, la phrénologie. Je hais le mépris et l'ingratitude avec lesquels notre génération renverse les idoles de ses pères et caresse les disciples après avoir crucifié les docteurs et les maîtres. Préférer Schiller à Shakspeare, Corneille aux tragiques espagnols, Molière aux comiques grecs et latins, La Fontaine à Phèdre ou à Ésope, cela me paraît, je ne dirai pas une erreur, mais un crime. En admettant que le copiste, qui, à force de soin, de temps et d'attention, surpasse son modèle, ait plus de mérite que son maître, nous établissons une doctrine abominable d'injustice et de fausseté. Quelque parfaite que soit la traduction ou l'imitation, quelque correction importante ou nécessaire que vous y remarquiez, quelque finie, quelque embellie que soit l'œuvre engendrée de l'œuvre mère, celle-ci n'en est pas moins supérieure, génératrice, vénérable, sacrée. Certes, le vieil Homère ne saurait jamais être égalé par ceux mêmes qui feraient beaucoup mieux que lui; car quel est celui qui aurait une idée de la poésie épique s'il n'eût lu Homère?
Eh bien, je n'en doute pas, l'homme en viendra un jour à pousser si loin l'examen de la forme humaine, qu'il lira les facultés et les penchants de son semblable comme dans un livre ouvert. Gall, Spurzheim et leurs successeurs auront-ils été les maîtres de cette science? pas plus que Vespuce ne fut le conquérant de l'Amérique; et pourtant une moitié de l'univers porte son nom, tandis qu'une petite province conserve à peine celui du grand Christophe.
Le système du docteur Gall est en honneur, ou du moins il est en vue. On l'examine, on le critique, et Lavater est oublié, il tombe en poussière dans les bibliothèques; les éditions sont épuisées et non renouvelées. Je ne sais si vous trouveriez aisément à vous procurer un exemplaire d'un des plus beaux livres qui soient sortis de l'esprit humain.
Mais Gall était un médecin, et Lavater un ecclésiastique. Notre siècle, positif et matérialiste, a dû préférer l'explication mécanique à la découverte philosophique. Il n'en est pas moins vrai que la cranioscopie entre dans la physiognomonie, et qu'elle en est, de l'aveu de Lavater, la base essentielle et fondamentale. Cette partie de la physiognomonie est d'une telle importance, dit-il, qu'elle mérite une étude à part. Il appartient à l'anatomie d'y chercher la source des altérations de l'intelligence et de tirer, d'une exacte connaissance des variétés de la conformation du cerveau, la révélation des facultés de l'homme. Cet observateur savant et persévérant viendra, ajoute le citoyen de Zurich; il ramènera le monde à la vérité, ou du moins au désir de la connaître. De découverte en découverte, d'observation en observation, les préventions seront détruites, et l'homme reconnaîtra que la physiognomonie est une science aussi importante, aussi difficile, aussi élevée que les autres sciences sur lesquelles se fondent et s'appuient les sociétés civilisées.
Plein d'amour, de respect et de conviction pour sa science favorite, le bon Lavater se défend modestement d'en être le premier explorateur. Il cite plusieurs de ses devanciers, Aristote, Montaigne, Salomon… Il cite les proverbes suivants, tirés du livre de la Sagesse:
«Les yeux hautains et le cœur enflé.
«La sagesse paraît sur le visage du sage, mais les regards du fou parcourent les bouts de la terre.
«Il y a une race de gens dont les regards sont altiers et les paupières élevées.»
Lavater cite également plusieurs passages de Herder qui viennent à l'appui de son système; en voici un remarquable, que vous avez eu sans doute le bonheur de lire en allemand, mais que je remets sous vos yeux, parce que je le trouve empreint du génie de la métaphore allemande, métaphore à la fois grandiose et recherchée:
«Quelle main pourra saisir cette substance logée dans la tête et sous le crâne de l'homme? Un organe de chair et de sang pourra-t-il atteindre cet abîme de facultés et de forces internes qui fermentent ou se reposent? La Divinité elle-même a pris soin de couvrir ce sommet sacré, séjour et atelier des opérations les plus secrètes; la Divinité, dis-je, l'a couvert d'une forêt, emblème des bois sacrés où jadis on célébrait les mystères. On est saisi d'une terreur religieuse à l'idée de ce mont ombragé qui renferme des éclairs dont un seul échappé du chaos, peut éclairer, embellir, ou dévaster et détruire un monde.
«Quelle expression n'a pas même la force de cet Olympe, sa croissance naturelle, la manière dont la chevelure s'arrange, descend, se partage ou s'entremêle!
«Le cou, sur lequel la tête est appuyée, montre, non ce qui est dans l'intérieur de l'homme, mais ce qu'il veut exprimer. Tantôt son attitude noble et dégagée annonce la dignité de la condition; tantôt, en se courbant, il annonce la résignation du martyr, et tantôt c'est une colonne, emblème de la force d'Alcide.
«Le front est le siége de la sérénité, de la joie, du noir chagrin, de l'angoisse, de la stupidité, de l'ignorance et de la méchanceté. C'est une table d'airain où tous les sentiments se gravent en caractères de feu… A l'endroit où le front s'abaisse, l'entendement paraît se confondre avec la volonté. C'est ici où l'âme se concentre et rassemble des forces pour se préparer à la résistance.
«Au-dessous du front commence sa belle frontière, le sourcil, arc-en-ciel de paix dans sa douceur, arc tendu de discorde lorsqu'il exprime le courroux. Ainsi, dans l'un et dans l'autre cas, c'est le signe annonciateur des affections.
«En général la région où se rassemblent les rapports mutuels entre les sourcils, les yeux et le nez, est le siége de l'expression de l'âme dans notre visage, c'est-à-dire l'expression de la volonté et de la vie active.
«Le sens noble, profond et occulte de l'ouïe a été placé par la nature aux côtés de la tête, où il est caché à demi. L'homme devait ouïr pour lui-même; aussi l'oreille est-elle dénuée d'ornements. La délicatesse, le fini, la profondeur, voilà sa parure.
«Une bouche délicate et pure est peut-être une des plus belles recommandations. La beauté du portail annonce la dignité de celui qui doit y passer. Ici c'est la voix, interprète du cœur et de l'âme, expression de la vérité, de l'amitié et des plus tendres sentiments5.»
Lavater, après, avoir laissé aux anciens la gloire d'avoir créé la physiognomonie, et aux modernes l'honneur d'en saisir le sentiment poétique, s'attache à prouver que les études assidues et consciencieuses de toute sa vie n'ont encore fait faire qu'un pas à cette science ardue. Il engage ses successeurs à rectifier ses erreurs, à redresser ses jugements. Nul homme, et nul savant surtout, n'est plus humble et plus doux que lui; c'est en tout un homme évangélique. Accablé des railleries, des controverses, de l'ergotage et du pédantisme de ses contemporains, il leur répond avec un calme inaltérable. – Le professeur Lichtemberg l'attaque avec plus d'esprit et d'âcreté que les autres. Lavater prend le pamphlet, s'en émeut peut-être un peu en secret (car lui-même nous avoue qu'il est nerveux et irascible); mais, ramené au sentiment de la philosophie chrétienne par la conviction et la pratique de toute sa vie, il écrit sa réponse dans un esprit de sagesse et de charité. Il examine l'attaque avec cette précision et cet amour de l'ordre qui le caractérisent, en disant: «Je me figure que, placés l'un à côté de l'autre, nous allons parcourir ensemble cet écrit, et nous communiquer réciproquement, avec la franchise qui convient à des hommes et la modération qui convient à des sages, la manière dont chacun de nous envisage la nature et la vérité.»