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Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 16

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Moi, je les vois sans cesse quand j'erre, le soir, dans les vastes chambres obscures de ma maison déserte. Je vois derrière eux Lavater avec son regard clair et limpide, son nez pointu, indice de finesse et de pénétration, sa ressemblance ennoblie avec Érasme, son geste paternel et sa parole miséricordieuse et fervente. Je l'entends me dire: «Va, suis-les, tâche de leur ressembler, voilà tes maîtres, voilà tes guides; recueille leurs conseils, observe leurs préceptes, répète les formules saintes de leurs prières. Ils connaissent Dieu, ils t'enseigneront ses voies. Va, mon fils, que tes plaies se guérissent, que tes blessures se ferment, que ton âme soit purifiée, qu'elle revête une robe nouvelle, que le Seigneur te bénisse et te remette au nombre de ses ouailles.»

Et puis, je vois passer aussi des fantômes moins imposants, mais pleins de grâce ou de charme. Ce sont mes compagnons, ce sont mes frères. C'est vous surtout, mon cher Franz, que je place dans un tableau inondé de lumière, apparition magique qui surgit dans les ténèbres de mes soirées méditatives. A la lueur des bougies, à travers l'auréole d'admiration qui vous couronne et vous enveloppe, j'aime, tandis que vos doigts sèment de merveilles nouvelles les merveilles de Weber, à rencontrer votre regard affectueux qui redescend vers moi et semble me dire: «Frère, me comprends-tu? c'est à ton âme que je parle.» – Oui, jeune ami, oui, artiste inspiré, je comprends cette langue divine et ne puis la parler. Que ne suis-je peintre du moins, pour fixer sur votre image ces éclairs célestes qui l'embrasent et l'illuminent, lorsque le dieu descend sur vous, lorsqu'une flamme bleuâtre court dans vos cheveux, et que la plus chaste des muses se penche vers vous en souriant!

Mais si je faisais ce tableau, je n'y voudrais pas oublier ce charmant personnage de Puzzi, votre élève bien-aimé. Raphaël et Tebaldeo, son jeune ami, ne parurent jamais avec plus de grâce devant Dieu et devant les hommes que vous deux, mes chers enfants, lorsque je vous vis un soir, à travers l'orchestre aux cent voix, quand tout se taisait pour écouter votre improvisation, et que l'enfant, debout derrière vous, pâle, ému, immobile comme un marbre, et cependant tremblant comme une fleur près de s'effeuiller, semblait aspirer l'harmonie par tous ses pores et entr'ouvrir ses lèvres pures pour boire le miel que vous lui versiez. On dit que les arts ont perdu leur poésie; je ne m'en aperçois guère, en vérité. Eh quoi! n'avons-nous pas passé de belles matinées et de beaux soirs dans ma mansarde aux rideaux bleus, atelier modeste, un peu près des neiges du toit en hiver, un peu réchauffé à la manière des plombs de Venise en été? Mais qu'importe? quelques gravures d'après Raphaël, une natte de jonc d'Espagne pour s'étendre, de bonnes pipes, le spirituel petit chat Trozzi, des fleurs, quelques livres choisis, des vers surtout (ô langue des dieux que j'entends aussi et ne puis parler non plus!), n'est-ce pas assez pour un grenier d'artiste? Lisez-moi des vers, improvisez-moi sur le piano ces délicieuses pastorales qui font pleurer le vieux Éverard et moi, parce qu'elles nous rappellent nos jeunes ans, nos collines et les chèvres que nous paissions. Laissez-moi savourer pendant ce temps l'ivresse du latakia, ou tomber en extase dans un coin derrière une pile de carreaux. N'avons-nous pas vu de beaux jours? n'avons-nous pas été de bons enfants du Dieu qui bénit les cœurs simples? n'avons nous pas vu fuir les heures, sans désirer d'en hâter le cours, comme font tous les hommes du siècle, pour arriver à je ne sais quel but misérable d'ambition ou de vanité? Vous souvenez-vous de Puzzi assis aux pieds du saint de la Bretagne, qui lui disait de si belles choses avec une bonté et une simplicité d'apôtre? vous souvenez-vous d'Éverard plongé dans un triste ravissement pendant que vous faisiez de la musique, et se levant tout à coup pour vous dire de sa voix profonde: «Jeune homme, vous êtes grand!» et de mon frère Emmanuel qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour entrer à la chambre des pairs, et qui, en rentrant chez moi, me posait sur le piano, en vous disant: «Une autre fois, vous mettrez mon cher frère dans un cornet de papier, afin qu'il ne dérange pas sa chevelure.» Vous souvenez-vous de cette blonde péri à la robe d'azur, aimable et noble créature, qui descendit, un soir, du ciel dans le grenier du poëte, et s'assit entre nous deux, comme les merveilleuses princesses qui apparaissent aux pauvres artistes dans les joyeux contes d'Hoffmann? Vous souvenez-vous de cette autre visite moins fantastique, mais grotesque en revanche, où nous nous conduisîmes en écoliers effrontés, au point que j'en ris encore, seul dans les ténèbres de la nuit… Chut! les échos de la maison déserte, peu habitués à une pareille inconvenance, s'éveillent et me répondent d'un ton irrité. Les dieux Lares se regardent avec étonnement et délibèrent de me chasser. – Pardon et soumission devant vous, hôtes mystérieux qui souffrez ici ma présence! vous savez que je vous respecte et vous crains; vous savez que je n'ai pas ouvert les persiennes aux rayons du soleil depuis que j'habite parmi vous; vous savez que je n'ai pas relevé les rideaux pour faire pénétrer les regards profanes des voisins dans vos retraites sacrées. Je n'ai pas brisé les rameaux de la vigne qui tapisse les murs. J'ai lu le beau livre de Lavater avec précaution et sans en essuyer la vénérable poussière. Je n'ai dérangé aucun meuble. Je n'ai pas cueilli les fleurs du préau. Je n'ai brisé aucune plante. J'ai marché sur la pointe du pied durant les nuits, pour ne point troubler la solennité de vos mystères. Ne me bannissez pas, ô dieux amis de l'homme pieux! n'envoyez point les larves et les lamies me tourmenter dans mon sommeil; et si vous m'apparaissez, que ce soit sous la forme des ombres de mes frères, avec leurs paroles de conseil et d'encouragement sur les lèvres.

Il est remarquable qu'étant excessivement poltron j'aime autant la vie d'anachorète. C'est que j'aime ma peur elle-même; elle me détache du monde réel, et les émotions qu'elle me procure me font sentir vivement combien je suis spiritualiste dans mes croyances et dans mes superstitions. La nuit, quand la lune se couche derrière les flèches d'architecture flamboyante de la cathédrale, il passe, dans les pampres qui couronnent mon seuil, des brises soudaines qui ressemblent aux frissons convulsifs de la souffrance. Je songe alors aux âmes du purgatoire, et je prie Dieu d'abréger leurs maux et leur attente. D'autres fois, lorsque je suis assis sous le tympan fleuronné de cette jolie porte gothique encadrée de feuillage qui me rappelle les amours de Faust et de Marguerite, il arrive tout à coup à côté de moi, sans que je l'aie entendu venir, un gros chat noir, qui miaule d'une voix lamentable en me présentant son dos hérissé, d'où s'échappent des étincelles électriques dès que j'y porte la main. C'est le chat du voisin qui vient par les toits et qui me rend le service gratuit de me délivrer des rats insolents. Eh bien! malgré ses bons offices, ce matou a une figure diabolique; ses yeux luisent dans la nuit comme des charbons ardents, et ses contorsions ont quelque chose d'infernal. Je n'oserais refuser de lui gratter l'oreille et de lui lisser le dos, car je craindrais qu'il ne prît tout d'un coup sa véritable forme et qu'il ne s'envolât par les airs avec un grand éclat de rire. Quand même il n'y a ni chat ni brise dans le préau, il s'y fait des bruits étranges que j'ai été longtemps à m'expliquer. C'est un écroulement continuel de sable, qui, des tuiles du toit tombant dans les pampres, éveille mille autres bruits dans leurs feuilles émues; c'est à croire qu'une nuée de sorcières et de manches à balai prennent leurs ébats sur les combles; mais c'est tout simplement la maison qui tombe en poussière, en attendant qu'elle tombe en ruine; elle se lézarde, s'écaille, et à chaque instant sème du gravier dans mes cheveux. Eh quoi! chère maison déserte, tu veux déjà t'écrouler! tu dureras donc si peu de temps? Asile sacré où j'ai médité, seul et dans le silence, une si douce page de ma vie, seuil hospitalier que je veux baiser en partant, murailles sonores où j'ai, dormi si paisiblement sous l'aile de mon ange gardien; asile étroit et simple, beau de propreté et d'ordre au dedans, délicieux d'abandon et de désordre au dehors, n'étais-tu pas déjà mon refuge et mon abri? ne m'appartenais-tu pas en quelque sorte, et ne te préférais-je pas aux palais que les hommes recherchent? Ah! tu aurais suffi aux besoins et aux désirs de ma vie entière. J'aurais lu les Pères de l'Église et les traités des saints sur la vie solitaire dans ta monastique enceinte! J'aurais fait ici de beaux rêves de perfection, si faciles à exécuter loin des bruits du monde et des vains discours des hommes! je m'y serais purifié des souillures de la vie; je m'y serais enseveli comme dans un cercueil de marbre sans tache; j'aurais mis tes vieux murs et tes rideaux de vigne en fleur entre le siècle pervers et mon âme timorée. Je n'en serais sorti que pour essayer de bonnes œuvres; j'y serais rentré dès que ma tâche eût été accomplie, afin de ne pas en commettre de mauvaises: et tu veux déjà retourner à la terre, des entrailles de laquelle les matériaux sont sortis? Fatiguée d'obéir aux volontés de l'homme, tu veux te briser et t'abattre pour te reposer, matière que la pensée humaine avait animée! Et quand je repasserai ici, je ne trouverai peut-être plus que des ruines à cette place où j'ai salué des lambris hospitaliers! – Mais de quoi m'occupé-je, ô insensé! Insecte à peine éclos ce matin, je m'inquiète de la destruction de la pierre et de la courte durée du ciment séculaire, quand ce soir je ne serai déjà plus; je plains ces murs qui se fendent, et les rides qui s'amassent à mon front, je ne les compte pas! Avant que ces herbes soient flétries, mes cheveux peut-être auront quitté mon crâne; avant que la gelée du prochain hiver ait partagé ces dalles, mon cœur se sera à jamais glacé dans la tombe. Qu'est-ce que la vie de l'homme dont il compte tous les instants, sachant que le dernier s'approche et qu'il n'y échappera pas? Ces murs, ces festons de lierre, ces tilleuls que le houblon embrasse, ces grands pignons qui semblent vouloir déchirer le ciel et que ronge l'humidité de la lune, tout cela songe-t-il à la destruction? toutes ces choses entendent-elles le balancier de l'horloge? est-ce pour elles que le timbre impitoyable mesure et compte le temps? Il n'y a que toi ici, homme mélancolique, créature éphémère et craintive, qui saches quelle heure il est; toi seul comprends cette voix lugubre qui part du clocher et qui coupe ta vie par petites portions égales, sans jamais s'arrêter ou se ralentir. Va, prends ton bâton et voyage; tu pourras revenir et trouver la maison debout. Telle qu'elle est, elle durera plus que toi; il faudra encore des années pour l'anéantir, un coup de vent te balayera peut-être demain!

La nuit dernière, un grand vacarme a troublé mon sommeil; on a sonné à rompre la cloche, on a frappé à enfoncer la porte. Enfin, à travers le guichet, on m'a crié, comme dans les comédies: – Ouvrez, de par le roi. – Cette fois je n'ai pas eu peur; que peut-on craindre des hommes quand on a un passe-port en règle dans sa poche? La gendarmerie a trouvé le mien orthodoxe, et pourtant les rayons de lumière qu'on aperçoit parfois le soir aux fenêtres de cette maison inhabitée, le dîner pythagorique qui passe tous les jours par le guichet, ont été pour quelques voisins un grand sujet de crainte et de scandale. D'abord la lumière m'avait fait passer pour un esprit; mais le dîner, en révélant mon existence matérielle, m'a donné l'air d'un conspirateur. Il a fallu aller, ce matin, rendre compte de ma conduite aux magistrats. Mon innocence a été bientôt reconnue; mais j'ai appris, chemin faisant, que, pendant ma retraite, la face de la France avait été changée. L'explosion d'une machine infernale, dont les résultats ont été bien assez funestes par eux-mêmes, a donné au despotisme de prétendus droits sur les plus purs ou sur les plus paisibles d'entre nos frères. On s'attend à des actes féroces de ce pouvoir insolent qui s'intitule l'ordre et la justice. Allons, soit! Franz; la vie est la vie; il y aura à souffrir, il y aura à travailler tant qu'il y aura à vivre. Un désastre de plus ou de moins nous renversera-t-il? L'homme est libre par la volonté de Dieu. On peut enchaîner et faire périr le corps; on ne peut asservir l'homme moral. On dit qu'il y aura contre nos amis des sentences de mort et d'ostracisme; nous ne sommes rien en politique, nous autres, mais nous sommes les enfants de ceux qu'on veut frapper. Je sais qui vous suivrez sur l'échafaud ou dans l'exil; vous savez pour qui j'en ferai autant. Ainsi nous nous reverrons peut-être, Franz, non plus comme d'heureux voyageurs, non plus comme de gais artistes dans les riantes vallées de la Suisse, ou dans les salles de concert, ou dans l'heureuse mansarde de Paris; mais bien sur l'autre rive de l'Océan, ou dans les prisons, ou au pied d'un échafaud; car il est facile de partager le sort de ceux qu'on aime quand on est bien décidé à le faire. Si faible et si obscur qu'on soit, on peut obtenir de la miséricorde d'un ennemi qu'il vous tue ou qu'il vous enchaîne. Ils veulent faire des martyrs, dit-on: Dieu soit loué! notre cause est gagnée. Bonjour, mon frère Franz; soyons gais; ce ne sont plus des temps de désolation que ceux où l'on peut se dévouer pour quelqu'un et mourir pour quelque chose. Que peut-on nous ôter, à nous qui n'avons jamais rien demandé au monde? Avons-nous quelque ambition folle dont il faudra guérir, quelque soif avide dont il faudra mourir? Malheureux sont ceux qui possèdent; ils ne pourront jamais rien sur ceux qui s'abstiennent. Nous ôtera-t-on les uns aux autres? pourra-t-on nous empêcher de vivre pour nos frères et de mourir avec eux?..

Pendant que j'étais dehors, mon ami et mon hôte de la maison déserte est revenu de la campagne. Il a fait faucher l'herbe de la cour, il a fait tailler la vigne; les fenêtres sont ouvertes le jour, et les mouches entrent dans les chambres; la maison est rangée selon lui; selon moi, elle est ravagée. Ces mutilations, ce vandalisme, sont-ils un présage de ce qui va se passer en France? Allons-y voir; je pars. Où irai-je? je ne sais; là où quelqu'un des nôtres aura besoin de celui qui n'a besoin de personne, si ce n'est de Dieu! Je reçois de vos nouvelles par une lettre de Puzzi: vous avez un piano en nacre de perle; vous en jouez auprès de la fenêtre, vis-à-vis le lac, vis-à-vis les neiges sublimes du Mont-Blanc. Franz, cela est beau et bien; c'est une vie noble et pure que la vôtre; mais si nos saints sont persécutés, vous quitterez le lac, et le glacier, et le piano de nacre, comme je quitte Lavater, les pampres verts et la maison déserte, et vous prendrez le bâton du voyageur et le sac du pèlerin, comme je le fais maintenant en vous embrassant, en vous disant: Adieu, frère, et à revoir.

VIII
LE PRINCE

Car, enfin, à quoi servons-nous? s'écria-t-il en se laissant tomber sur un banc de pierre en face du château. Quel noble emploi faisons-nous de nos facultés? qui profitera de notre passage sur la terre?

– Nous servons, lui répondis-je en m'asseyant auprès de lui, à ne point nuire. Les oiseaux des champs ne font point de projets les uns pour les autres. Chacun d'eux veille à sa couvée. La main de Dieu les protège et les nourrit.

– Tais-toi, poëte, reprit-il, je suis triste, et non mélancolique; je ne saurais jouer avec ma douleur, et les pleurs que je verse tombent sur un sable aride. Ne comprends-tu pas ce que c'est que la vertu? Est-ce une mare stagnante où pourrissent les roseaux, ou bien est-ce un fleuve impétueux qui se hâte et se gonfle dans son cours pour arroser et vivifier sans cesse de nouveaux rivages? Est-ce un diamant dont l'éclat doit s'enfouir dans un caillou, aux entrailles de la terre, ou bien une lumière qui doit jaillir comme un volcan et promener ses clartés magnifiques sur le monde?

– La vertu n'est peut-être rien de tout cela, lui dis-je: ni le diamant enseveli, ni l'eau dormante; mais encore moins le fleuve qui déborde ou la lave qui dévore. J'ai vu le Rhône précipiter son onde impétueuse au pied des Alpes. Ses rives étaient sans cesse déchirées par son impatience, les herbes n'avaient pas le temps d'y croître et d'y fleurir. Les arbres étaient emportés avant d'avoir acquis assez de force pour résister au choc; les hommes et les troupeaux fuyaient sur la montagne. Toute cette contrée n'était qu'un long désert de sable, de pierres et de pâles buissons d'osier, où la grue, plantée sur une de ses jambes ligneuses, craignait de s'endormir toute une nuit. Mais j'ai vu, non loin de là, de minces ruisseaux s'échapper sans bruit du sein d'une grotte ignorée, et courir paisiblement sur l'herbe des prés qui s'abreuvait de leur eau limpide. Des plantes embaumées, croissaient au sein même du flot paisible; et la bergeronnette penchait son nid sur ce cristal, où les petits, en se mirant, croyaient voir arriver leur mère et battaient des ailes. La vertu, prends-y garde, ce n'est pas le génie, c'est la bonté.

– Tu te trompes, s'écria-t-il, c'est l'un et l'autre; qu'est-ce que la bonté sans l'enthousiasme? qu'est-ce que l'intelligence sans la sensibilité? Toi, tu es bon, et moi je suis enthousiaste; crois-moi, nous ne sommes vertueux ni l'un ni l'autre.

– Eh bien! contentons-nous, lui dis-je avec un soupir, de n'être pas dangereux. Regarde ce palais, songe à ceux qui l'habitent, et dis-moi si tu n'es pas réconcilié avec toi-même?

– Hideuse consolation, répondit-il d'un ton qui m'émut profondément. Eh quoi! parce qu'il y a des serpents et des chacals, il faut se glorifier d'être une tortue! Non, mon Dieu! vous ne m'avez pas créé pour l'inertie; et plus le vice rampe et glapit autour de moi; plus je me sens le besoin d'étendre mes ailes et de frapper ces vils animaux du bec de l'aigle. Que veux-tu dire avec tes ruisseaux paisibles et tes grottes ignorées? Penses-tu que la vertu soit comme ces poisons qui deviennent salutaires en se divisant? crois-tu que douze hommes de bien, voués à l'obscurité et renfermés dans les voies étroites de la vie intérieure, soient plus utiles qu'un seul homme pieux qui voyage et qui exhorte? Le temps des patriarches n'est plus. Que les apôtres se lèvent; et qu'ils se fassent voir et entendre!

– Patience! patience! lui dis-je; les apôtres sont en route; ils vont par divers chemins et par petites troupes. Ils s'appellent de différents noms et se vêtissent de diverses couleurs. Les plus fervents peut-être, parce qu'ils ont été les plus éprouvés, entonnent maintenant sur les grèves de la mer Rouge, comme dans les noires cavernes de la montagne du Dauphiné, leurs simples et sublimes cantiques:

 
Dieu! vos enfants vous aiment,
Ils seront forts et patients!
 

Qu'importent leurs divisions, leurs erreurs, leurs revers et leurs fautes? Ils répondent avec calme: «Nous périrons, nous sommes des hommes; mais les idées ne meurent pas, et celle que nous avons jetée dans le monde nous survivra. Le monde nous traite de fous, l'ironie nous combat, et les huées du peuple nous poursuivent; les pierres et les injures pleuvent sur nous, les plus hideuses calomnies ont attristé nos cœurs: la moitié de nos frères a fui épouvantée; la misère nous ronge. Chaque jour notre faible troupeau diminue, et peut-être pas un de nous ne restera-t-il debout pour saluer de loin les horizons de la terre promise. Mais nous avons semé dans l'univers intelligent une parole de vérité qui germera. Nous mourrons calmes et satisfaits sur le sable du désert, comme ce peuple de Dieu qui couvrit de ses ossements les plaines sans fin de l'Arabie, et dont la nouvelle génération arriva toute jeune aux vertes collines de Chanaan.» Sont-ce là des paroles de fou? Et ce prêtre qui, tout seul, un matin, croisa les bras sur sa poitrine, et debout, au milieu de sa prière, le front et les yeux levés vers le ciel, s'écria d'une voix forte: «Christ! chaste amour! saint orgueil! patience! courage! liberté! vertu!» étaient-ce là des paroles de prêtre? Les murs de sa cellule en frémirent, et les anges émus dans le ciel s'écrièrent: «Dieu puissant! une flamme brillante vient de jaillir là-bas de ce monde épuisé. Nous l'avons vue, et voici que l'éclair traverse l'immensité et vient mourir à tes pieds. N'abandonne pas encore ce monde-là, ô Dieu bon! car il en sort parfois un rayon qui peut rallumer le soleil dans son atmosphère obscurcie; de faibles cris, des sons épars, des plaintes, des aspirations percent de temps en temps la nuée sombre qui l'enveloppe, et ces voix lointaines qui montent jusqu'ici attestent que la vertu n'est pas étouffée encore dans le cœur des hommes infortunés.» Ainsi parlent les anges, et sois sûr, ô mon ami! qu'aucune de nos bonnes intentions n'est perdue. Dieu les voit, il entend la prière la plus humble, et, à cette heure où nous parlons, ces étoiles qui nous regardent et nous écoutent lui répètent les paroles de ta souffrance et lui racontent les vertueuses angoisses de ton âme.

– O mon ami! s'écria-t-il en se jetant dans mes bras, pourquoi n'es-tu pas tous les jours ainsi? pourquoi tant de jours d'apathie ou d'aigreur? Pourquoi tant d'heures d'ironie ou de dédain?

– Parce que je suis un homme d'une pauvre santé et d'une pauvre tête, lui dis-je, sujet à la migraine et aux spasmes. Dieu me pardonne bien d'être injuste et ingrat à ces heures-là. Les reproches que j'adresse au ciel et la haine que je ressens pour les hommes retombent sur mon cœur comme un flot de bile corrosive, la pureté des étoiles n'en est pas ternie, et la Providence ne s'en émeut pas. La fatigue opère en moi le retour de la résignation, et il arrive, une ou deux fois par mois peut-être, qu'entre la colère et l'imbécillité, je me sens dans une disposition bonne et calme, où je peux accepter et prier.

– Eh bien! quand ton âme arrive à ces heures de calme et de soulagement, s'écria mon ami, cours t'enfermer dans ton grenier, prends une plume, écris! Écris avec les larmes de tes yeux, avec le sang de ton cœur, et tais-toi le reste du temps. Quand tu souffres, viens avec nous; ne va pas te promener seul là-bas, le long des grottes humides, au clair de la lune; n'allume pas ta lampe à minuit, et ne reste pas les coudes appuyés sur ta table et le visage caché dans tes mains jusqu'au jour naissant. Ne nous dis plus qu'il y a des époques dans l'histoire où l'homme de bien doit se lier les pieds et les mains pour ne point agir. Ne nous dis pas que Siméon Stylite était un saint, et conviens que c'était un fou. Ne nous dis pas que la vertu est comme la chasteté des vestales et qu'il faut l'enterrer vivante pour la purifier. N'affecte pas cette tranquille indifférence et cette inertie volontaire qui cachent mal tes déchirements énergiques. Ou, si tu dis tout cela, ne le dis qu'à nous, qui essayerons de te combattre: ne le dis qu'à moi, qui pleurerai avec toi et souffrirai moins en ne souffrant pas seul.

Je serrai la main de mon ami, et lui répondis après un moment d'émotion: – Ne crois pourtant pas que ma seule indolence me fasse conseiller le repos à mes ardents amis. Quand on peut empêcher un forfait, c'est une lâcheté de s'en laver les mains comme Pilate; mais quand on est, comme nous, perdu dans la masse vulgaire, la raison, et peut-être la conscience, commandent d'y rester. Que celui qui se sent investi d'une mission divine sorte des rangs; Dieu l'appelle, Dieu le soutiendra. Il guidera sa marche difficile au milieu des écueils; il l'éclairera, dans les ténèbres, du flambeau de la sagesse. Mais, dis-moi, combien crois-tu qu'il naisse de Christs dans un siècle? N'es-tu point effrayé et indigné comme moi de ce nombre exorbitant de rédempteurs et de législateurs qui prétendent au trône du monde moral? Au lieu de chercher un guide et d'écouter avidement ceux dont la parole est inspirée, l'espèce humaine tout entière se rue vers la chaire ou la tribune. Tous veulent enseigner; tous se flattent de parler mieux et de mieux savoir que ceux qui ont précédé. Ce misérable murmure qui plane sur notre âge n'est qu'un écho de paroles vides et de déclamations sonores, où le cœur et l'esprit cherchent en vain un rayon de chaleur et de lumière. La vérité, méconnue et découragée, s'engourdit ou se cache dans les âmes dignes de la recevoir. Il n'est plus de prophètes, il n'est plus de disciples. Le peuple égaré est plus orateur que les envoyés de Dieu. Tous les éléments de force et d'activité marchent en désordre et s'arrêtent paralysés dans le choc universel. Nous arriverons, dis-tu; mais dans combien de temps? Eh bien! résignons-nous, attendons! Pour se faire jour avec les bras et le flambeau dans cette multitude aveugle et impotente, il faudrait massacrer et incendier autour de soi. Ne sais-tu pas cela? Par combien de désastres certains ne faudrait-il pas établir un succès douteux! combien de crimes faut-il commettre envers la société pour lui faire accepter un bienfait! Cela ne convient point à des paysans comme nous, ô mon ami! et quand je vois un homme supérieur, ouvrir la bouche pour parler, ou avancer le bras pour agir, je tremble encore et je l'interroge d'un regard méfiant et sévère qui voudrait fouiller aux profondeurs de sa conscience. O Dieu! par quelles austères réflexions, par quelles épreuves sanctifiantes ne faudrait-il pas se préparer à jouer un rôle sur la scène du monde! Que ne faudrait-il pas avoir étudié, que ne faudrait-il pas avoir senti! Tiens, plantons dans notre jardin vingt-sept variétés de dahlias, et tâchons d'approfondir les mœurs du cloporte. N'aventurons pas notre intelligence au delà de ces choses, car la conscience n'est peut-être pas assez forte en nous pour commander à l'imagination. Contentons-nous d'être probes dans cette existence bornée où la probité nous est facile. Soyons purs, puisque tout nous y convie au sein de nos familles et sous nos toits rustiques. N'allons pas risquer notre petit bagage de vertu sur cette mer houleuse où tant d'innocences ont péri, où tant de principes ont échoué. N'es-tu pas saisi d'un invincible dégoût et d'une secrète horreur pour la vie active, en face de ce château où tant d'immondes projets et d'étroites scélératesses germent et éclosent incessamment dans le silence de la nuit? Ne sais-tu pas que l'homme qui demeure là joue depuis soixante ans les peuples et les couronnes sur l'échiquier de l'univers? Qui sait si, la première fois que cet homme s'est assis à une table pour travailler, il n'y avait pas dans son cerveau une honnête résolution, dans son cœur un noble sentiment?

– Jamais! s'écria mon ami; ne profane pas l'honnêteté par une telle pensée; cette lèvre convexe et serrée comme celle d'un chat, unie à une lèvre large et tombante comme celle d'un satyre, mélange de dissimulation et de lasciveté; ces linéaments mous et arrondis, indices de la souplesse du caractère; ce pli dédaigneux sur un front prononcé, ce nez arrogant avec ce regard de reptile, tant de constrastes sur une physionomie humaine révèlent un homme né pour les grands vices et pour les petites actions. Jamais ce cœur n'a senti la chaleur d'une généreuse émotion, jamais une idée de loyauté n'a traversé cette tête laborieuse; cet homme est une exception dans la nature, une monstruosité si rare, que le genre humain, tout en le méprisant, l'a contemplé avec une imbécile admiration. Je te défie bien de t'abaisser au plus merveilleux de ses talents! Invoquons le Dieu des bonnes gens, le Dieu qui bénit les cœurs simples!

Ici mon ami s'arrêta d'un air ironiquement joyeux, et, après quelques instants de silence, il reprit: – Quand je pense aux idées qui viennent de nous occuper en ce lieu, presque sous les fenêtres du plus grand fourbe de l'univers, nous, pauvres enfants de la solitude, dont tous les rêves, tous les soucis tendent à rendre notre honnêteté contagieuse, il me prend envie de me moquer de nous; car nous voici pleurant de tendresse pour l'humanité qui nous ignore, et qui nous repousserait si nous allions l'endoctriner, tandis qu'elle s'incline et se courbe sous la puissance intellectuelle de ceux qui la détestent et la méprisent. Vois un peu la face immobile et pâle de ce vieux palais! écoute, et regarde: tout est morne et silencieux; on se croirait dans un cimetière. Cinquante personnes au moins habitent ce corps de logis. Quelques fenêtres sont à peine éclairées; aucun bruit ne trahit le séjour du maître, de sa société ou de sa suite. Quel ordre, quel respect, quelle tristesse dans son petit empire! Les portes s'ouvrent et se ferment sans bruit, les valets circulent sans que leurs pas éveillent un écho sous ces voûtes mystérieuses, leur service semble se faire par enchantement. Regarde cette croisée plus brillante à travers laquelle se dessine le spectre incertain d'une blanche statue; c'est le salon. Là sont réunis des chasseurs, des artistes, des femmes éblouissantes, des hommes à la mode, ce que la France peut-être a de plus exquis en élégance et en grâce. Entend-on sortir de cette réunion un chant, un rire, un seul éclat de voix attestant la présence de l'homme? Je gage qu'ils évitent même de se regarder entre eux, dans la crainte de laisser percer une pensée sous ces lambris où tout est silence, mystère, épouvante secrète.

Il n'est point un valet qui ose éternuer, pas un chien qui sache aboyer. Ne te semble-t-il pas que l'air, autour de ces tourelles mauresques, est plus sonore qu'en tout autre lieu de la terre? Le châtelain aurait-il imposé silence au vent du soir et au murmure des eaux? Peut-être a-t-il des oreilles ouvertes dans tous les murs de sa demeure, comme le vieux Denys dans ses Latomies, pour surprendre au passage l'ombre d'une opinion et faire servir cette découverte à ses puérils et ténébreux projets. Voici, je crois, le roulement d'une voiture sur le sable fin de la cour. C'est le maître qui rentre; onze heures viennent de sonner à l'horloge du château. Il n'est point de vie plus régulière, de régime plus strictement observé, d'existence plus avarement choyée que celle de ce renard octogénaire. Va lui demander s'il se croit nécessaire à la conservation du genre humain, pour veiller à la sienne si ardemment! Va lui raconter que vingt fois le jour il te prend envie de te brûler la cervelle, parce que tu crains d'être ou de rester inutile, parce que tu t'effrayes de vivre sans vertu; et tu le verras sourire avec plus de mépris qu'une prostituée à qui une vierge pieuse irait se confesser de quelque tiédeur ou de quelque bâillement durant les offices divins. Demande par quel dévouement, par quelles bonnes actions sa journée est occupée; ses gens te diront qu'il se lève a onze heures, et qu'il passe quatre heures à sa toilette (temps perdu à essayer sans doute de rendre quelque apparence de vie à cette face de marbre, que la dissimulation et l'absence d'âme ont pétrifiée bien plus encore que la vieillesse). A trois heures, te dira-t-on, le prince monte en voiture seul avec son médecin, et va se promener dans les allées solitaires de sa garenne immense. A cinq heures, on lui sert le plus succulent et le plus savant dîner qui se fasse en France. Son cuisinier est, dans sa sphère, un personnage aussi rare, aussi profond, aussi admiré que lui. Après ce festin, dont chaque service est solennellement annoncé par les fanfares de ses chasseurs, le prince accorde quelques instants à sa famille, à sa petite cour. Chaque mot exquis, miséricordieusement émané de ses lèvres, va frapper des fronts prosternés. Un saint canonisé n'inspirerait pas plus de vénération à une communauté de dévotes. A l'entrée de la nuit, le prince remonte en voiture avec son médecin et fait une seconde promenade. Le voici qui rentre, et sa fenêtre s'illumine là-bas, dans cet appartement reculé gardé par ses laquais, en son absence, avec une affectation de mystère si solennelle et si ridicule. Maintenant il va travailler jusqu'à cinq heures du matin. Travailler!.. O lune, ne te lève pas encore! cache ton rayon timide derrière les noirs horizons de la forêt! Rivière, suspends ton cours déjà si lent et si pauvre. Feuilles, ne tremblez pas au front des arbres; grillons de la prairie, lézards des murailles, couleuvres des buissons, n'agitez pas l'herbe, ne soulevez pas les rameaux du lierre et de la scolopendre, ne faites pas crier les feuilles sèches et les tiges cassantes de l'ortie et du coquelicot. Nature entière, fais-toi muette et immobile comme la pierre du sépulcre: le génie de l'homme s'éveille, sa puissance doit t'effrayer et te frapper de respect; le plus habile et le plus important des princes de la terre va se courber sur une table, à la lueur d'une lampe, et du fond de son cabinet, comme Jupiter du haut de l'Olympe, il va remuer le monde avec le froncement de son sourcil.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
Hacim:
430 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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