Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 19
X
A HERBERT
Mon vieux ami, je t'ai promis de t'écrire une sorte de journal de mon voyage, si voyage il y a, de la vallée Noire à la vallée de Chamounix. Je te l'adresse et te prie de pardonner à la futilité de cette relation. A un homme triste et austère comme toi, il ne faudrait écrire que des choses sérieuses; mais, quoique plus vieux que toi de plusieurs années, je suis un enfant, et par mon éducation manquée et par ma fragile organisation. A ce titre j'ai droit à l'indulgence, et rien ne me siérait plus mal qu'une forme grave. Vous m'avez traité en enfant gâté, vous tous que j'aime, et toi surtout, rêveur sombre, qui n'as de sourire et de jeunesse qu'en me voyant cabrioler sur les sables mouvants et sur les nuages fantastiques de la vie.
Hélas! gaieté perfide, qui m'as si souvent manqué de parole! rayon de soleil entre des nuées orageuses! tu m'as fait souvent bien du mal! tu m'as emporté dans les régions féeriques de l'oubli, et tu as laissé des spectres lugubres entrer dans les salles de ma joie et s'asseoir en silence à mon festin. Tu les as laissés monter en croupe sur mon cheval ailé et lutter corps à corps avec moi jusqu'à ce qu'ils m'eussent précipité sur la terre des réalités et des souvenirs. N'importe! sois béni, esprit de folie qui es à la fois le bon et le mauvais ange, souvent ironique et amer, le plus souvent sympathique et généreux! prends tes voiles bariolées, ô ma chère fantaisie! déploie tes ailes aux mille couleurs; emporte-moi sur ces chemins battus de tous, que ma faiblesse m'empêche de quitter, mais où mes pieds n'enfoncent pas dans le sol, grâce à toi! garde-moi dans l'humble sentiment de mon néant, dans la philosophique acceptation de ce néant si doux et si commode, qui s'ennoblit quelquefois par la victoire remportée sur de vaines aspirations… O gaieté! toi qui ne peux être vraie sans le repos de la conscience, et durable sans l'habitude de la force, toi qui ne fus point l'apanage de mes belles années et qui m'abandonnas dans celles de ma virilité, viens comme un vent d'automne te jouer sur mes cheveux blanchissants, et sécher sur ma joue les dernières larmes de ma jeunesse.
Et toi, cher vieux ami, prête-toi aux caprices de mon babil et à l'absurdité de mes observations. Tu sais que je ne vais pas étudier les merveilles de la nature, car je n'ai pas le bonheur de les comprendre assez bien pour les regarder autrement qu'en cachette. Le désir de revoir des amis précieux et le besoin de locomotion m'entraînèrent seuls cette fois vers la patrie que tu as abandonnée. Il te sera peut-être. doux d'en entendre parler, si peu et si mal que ce soit. Il est des lieux dont le nom seul rappelle des scènes enchantées, des souvenirs inénarrables. Puisse-je, en te les faisant traverser avec moi, éclaircir un instant ton front et soulever le fardeau des nobles ennuis qui le pâlissent!
Autun, 2 septembre.
A Dieu ne plaise que je médise du vin! Généreux sang de la grappe, frère de celui qui coule dans les veines de l'homme! que de nobles inspirations tu as ranimées dans les esprits défaillants! que de brûlants éclairs de jeunesse tu as rallumés dans les cœurs éteints! Noble suc de la terre, inépuisable et patient comme elle, ouvrant comme elle les sources fécondes d'une sève toujours jeune et toujours chaude, au faible comme au puissant, au sage comme à l'insensé! – Mais il est ton ennemi, comme il est l'ennemi de la Providence, celui-là qui cherche en toi un stimulant à d'impurs égarements, une excuse à des délires grossiers! Il est le profanateur des dons célestes, celui qui veut épuiser tes ressources bienfaisantes, abdiquer et rejeter avec mépris dans la main de Dieu même le trésor de sa raison.
L'origine céleste de la vigne est consacrée dans toutes les religions. Chez tous les peuples la Divinité intervient pour gratifier l'humanité d'un don si précieux. Selon notre Bible, le sang du vieux Noé fut agréable à Dieu, qui le sauva ainsi que la séve de la vigne, comme deux ruisseaux de vie à jamais bénis sur la terre.
J'ai vu, aux premiers jours du printemps, sous les berceaux de pampres qui s'enlacent aux figuiers de l'Adriatique, des matrones, drapées presque à la manière de l'ancienne Grèce, qui recueillaient avec soin dans des fioles ce qu'elles appelaient poétiquement les larmes de la vigne. La rosée limpide s'échappait goutte à goutte des nœuds de la branche, et coulait durant la nuit dans les vases destinés à la recevoir. J'aimais le soin religieux avec lequel ces femmes allaient enlever le précieux collyre aux premières clartés du matin; j'aimais les parfums exquis de la treille en fleur, les brises de l'Archipel expirant sur les grèves de l'Italie, et le signe de croix qui accompagnait chaque nouvelle section du rameau sacré. C'était une sorte de cérémonie païenne conservée et rajeunie par le christianisme. Le culte du jeune Bacchus semblait mêlé à celui de l'enfant Dieu, et je ne suis pas sûr que l'antique Ohé, Evohé! ne vînt pas mourir sur les lèvres de ces vieilles à côté de l'amen catholique.
Le culte des divinités champêtres m'a toujours semblé la plus charmante et la plus poétique expression de la reconnaissance de l'homme envers la création. Je n'admets point de faux dieux, je les tiens tous pour des idées vraies, salutaires et grandes. Et quant à l'infaillibilité des religions, je sais que la plus excellente de toutes peut et doit être souillée, comme tout ce qui tombe d'en haut dans le domaine de l'homme. Mais je crois à la sagesse des nations, à leur grandeur, à leur force, aux influences des contrées qu'elles habitent; et conséquemment j'ai foi en la prééminence de certaines idées, en fait de croyance et de culte. L'éternelle vérité, à jamais voilée pour les hommes, s'est montrée un peu moins vague à ceux qui l'ont cherchée à travers une atmosphère plus pure et des cieux plus splendides. La nôtre est la plus belle, parce qu'elle est la plus simple. Elle se marie bien avec la nature austère qui l'a conçue, avec les grandes scènes pittoresques et l'ardent climat qui ont révélé à l'homme l'unité de Dieu. Celle du polythéisme est enivrante comme le doux pays qui l'a enfantée; mais j'y vois toutes les conditions d'excès et d'inconstance qui caractérisent pour l'homme une situation trop fortunée.
J'aime la fable de Bacchus, embryon engourdi dans la cuisse du dieu, survivant, comme Noé, à un cataclysme; sauvé, comme lui, par une miraculeuse protection, et, comme lui, apportant aux hommes les bienfaits d'un nouvel arbre de vie. Mais, sur les trop fertiles coteaux de la Grèce, je vois la vigne croître et multiplier avec une abondance dont les hommes abusent bientôt, et, de la cuve où Évohé consacra de pures libations à son père, sort la troupe effrénée des hideux Satyres et des obscènes Thyades. Alors les peuples cherchent des jouissances forcenées dans un sage remède envoyé à leurs faiblesses et à leurs ennuis. La débauche insensée pollue les marches des temples; le bouc, infect holocauste offert aux divinités rustiques, associe des idées de puanteur et de brutalité au culte du plaisir. Les chants de fête deviennent des hurlements; les danses, des luttes sanglantes où périt le divin Orphée; le dieu du vin s'est fait le dieu de l'intempérance, et le sombre christianisme est forcé de venir, avec ses macérations et ses jeûnes, ouvrir une route nouvelle à l'humanité ivre et chancelante pour la sauver de ses propres excès.
Si je cherche l'histoire du cultivateur postdiluvien dans la version plus simple et plus naïve du vieux Noé, je vois sa lignée user plus sobrement et plus religieusement du fruit divin. Première victime de son imprudence, il apprend à ses dépens que le sang de la grappe est plus chaud et plus vigoureux que le sien propre; il tombe vaincu, et ses pieux enfants apprennent à s'abstenir, le même jour où ils ont connu une jouissance nouvelle. Sur les versants brûlants de la Judée, la vigne multiplie sobrement ses richesses, et l'homme, conservant une sorte de respect pour les divins effets de la plante précieuse, inscrit cette loi touchante dans son livre de la Sagesse:
«Laissez le vin à ceux qui sont accablés par le travail, et la cervoise à ceux qui sont dans l'amertume du cœur; les princes ne boiront pas le vin et la cervoise, ils les laisseront à ceux qui souffrent et à ceux qui travaillent dans l'amertume du cœur.»
Honneur aux âges primitifs! amour aux antiques pasteurs! regret à la jeunesse du monde! Temps agréables au Seigneur, où l'homme cherchait la science sans qu'il fût possible de savoir le funeste usage qui serait fait de la science; où la sagesse n'était pas un vain mot et correspondait, dans les codes des patriarches, aux besoins vrais et nobles de l'humanité! vous paraissez grands et presque impossibles quand on vous compare aux sociétés modernes. Dieu, grand Dieu! toi qui parlais sur la montagne pour dire aux hommes: «Faites ceci,» et qui voyais ta loi accomplie; toi dont la parole descendait dans les tabernacles d'Israël, instruisait et dirigeait tes législateurs prosternés, que sens-tu pour nous désormais dans ton sein paternel en voyant la terre asservie aux volontés impies et aux besoins insensés d'une poignée d'hommes pervers, le mot sacré de loi traduit par celui d'intérêt personnel, le labeur remplacé par la cupidité, les cérémonies augustes et saintes par des coutumes ineptes ou des mystères incompris, tes lévites par des pontifes ennemis du peuple, la crainte de ton courroux ou de ton déplaisir par des hordes de soldats mercenaires, seul frein que les princes sachent employer et que les peuples veuillent reconnaître?
Que penser d'un siècle où l'éducation morale est entièrement abandonnée au hasard, où la jeunesse n'apprend ni à régler ses besoins intellectuels ni à gouverner ses appétits physiques, où on lui présente les livres des diverses religions, qu'on lui explique en souriant et en lui recommandant bien de ne croire à aucune; où, pour tout précepte, on lui conseille de ne point se mettre mal avec la police aux premières orgies qu'elle se permettra, et de ne point professer trop haut la théorie des vices dont on lui abandonne la pratique? Que lui apprend-on de l'amour, de cette passion qui s'élève la première, et qui, dans le cœur de l'adolescent, est susceptible d'un mouvement si noble? Rien, sinon qu'il faut faire pour les femmes le moins de sottises possible, jouer au plus fin avec les coquettes, s'abstenir de l'enthousiasme, se consoler avec les prostituées des défaites de la ruse; en toute occasion sacrifier à l'intérêt personnel, au plaisir ou à la fortune, le plus beau sentiment qui puisse germer dans les âmes neuves!
Que lui apprend-on de l'ambition, de cette soif de gloire et d'action qui étouffe bientôt les velléités d'affection exclusive, et qui souvent ne les laisse pas même éclore? Lui dit-on qu'il faut gouverner cette ardeur généreuse, mettre au service de l'humanité les talents acquis et les forces employées? Elle a lu pendant les années d'enfance quelque chose de semblable dans les écrits des antiques philosophes, et on lui apprend à les juger au point de vue littéraire; puis la société lui ouvre ses bras avides et son sein glacé. Donne-moi tes lumières, lui dit-elle; donne-moi le fruit de tes sueurs et de tes veilles, et je te donnerai en retour des richesses pour satisfaire tous tes vices; car tu as des vices, je le sais, je les aime, je les protége, je les couvre de mon manteau, je les abrite mystérieusement de ma complaisance. Sers-moi, enrichis-moi, donne-moi tes talents et ton travail, fais-les servir à augmenter mes jouissances, à maintenir mon règne, à sanctionner mes turpitudes: et je t'ouvrirai les sanctuaires d'iniquité que je réserve à mes élus!
Ainsi, loin de développer et de diriger les deux sources de grandeur qui sont dans la jeunesse, la gloire et la volupté; loin d'exalter ce qu'elles mêlent de divin à l'ardeur et à la jouissance de la vie, la société présente s'en sert pour abrutir l'homme et pour le rattacher à un matérialisme mortellement grossier. Elle se plaît à développer les instincts animaux; elle crée et protége des antres de corruption, des moyens de toute espèce pour entretenir, ranimer ou satisfaire les besoins les plus ignobles, et même les plus immondes fantaisies. Comment les jouissances naturelles, n'étant plus asservies à aucun frein moral, à aucune règle de législation, ne dégénéreraient-elles pas en excès? Comment l'amour de la gloire ne deviendrait-il pas la soif de l'or? Comment l'amour et le vin n'amèneraient-ils pas la débauche?
Tout cela à propos d'une orgie de patriciens dont je viens d'être témoin dans une auberge!
J'ai bien voyagé dans ma vie; je me suis reposé dans bien des cabarets de village; j'ai dormi dans de bien sales tavernes, entre des bancs rompus et des débris de brocs rougis d'un vin âcre et brutal; j'ai failli avoir la tête fracassée par des rouliers qui se battaient autour de moi; j'ai entendu les métaphores obscènes et les chansons graveleuses des villageois endimanchés. J'ai vu des soldats ivres, des matelots en fureur; j'ai vu des mendiants affamés acheter de l'eau-de-vie avec l'unique denier de leur journée. J'ai vu des femmes jeunes et belles se rouler échevelées dans la fange, et de beaux-esprits de diligence échanger des quolibets malpropres avec des servantes d'auberge. Qui n'a vu et entendu tout cela, pour peu qu'il ait voyagé avec peu d'argent?
Or, je ne suis pas d'humeur intolérante, et quoique fort souvent ennuyé, fatigué et contrarié de semblables rencontres, je les ai toujours supportées avec un calme philosophique. De quel droit mépriserais-je la rudesse et le mauvais goût de l'homme privé d'éducation? De quel front reprocherais-je à l'indigent d'abdiquer l'orgueil de l'intelligence humaine, quand moi et mes égaux sur l'échelle sociale nous lui refusons l'exercice de cette intelligence et nous en rejetons l'emploi? Pourquoi, ô toi que nous avons réduit à l'état de bête de somme, ne chercherais-tu pas à rendre ton sort moins odieux en détruisant ta mémoire et ta raison, en buvant, comme dit Obermann en sa pitié sublime, l'oubli de tes douleurs?
Eh quoi! ta souffrance de tous les jours ne nous semble pas insupportable; notre oreille n'est pas blessée de tes plaintes; nos yeux voient sans dégoût tes sueurs sans relâche et sans terme; notre cœur est insensible à ta misère; et les courtes heures de ta joie nous révoltent! C'est bien assez, ô infortuné! que ta peine soit méprisée. Que ton plaisir du moins passe en liberté! Laissez courir l'orgie en haillons, laissez-la hurler à la porte de ces riches demeures; elle ne les franchira jamais. Laissez-la dormir sur les marches de ces palais dont elle va du moins rêver les délices pendant toute une nuit… Mais non! il y a pour le peuple des règlements de police. Les lupanars des grands sont ouverts à toute heure, les cabarets du pauvre se ferment la nuit, et le guet mène en prison celui qui n'a ni laquais ni voiture pour le transporter chez lui!
Écoutez ce que disent les riches pour autoriser ses injustices: «La gaieté des gens comme il faut n'est ni bruyante ni incommode; celle du peuple est pire que cela, elle est dangereuse. Le peuple n'a pas le frein de l'éducation.» Et à ce propos les grands de ce siècle vous font de très-nobles théories sur les distinctions nécessaires, sur les supériorités incontestables. Ils avouent qu'aujourd'hui la naissance est un préjugé, que l'or ne donne de mérite à personne. Ils déclarent que l'éducation seule établit une hiérarchie légitime et sainte. «Faites le peuple semblable à nous, disent-ils, et nous l'admettrons à l'égalité sociale.»
Ces hommes n'oublient qu'un point, c'est que, le peuple n'ayant pu encore se faire semblable à eux, ils se sont faits en attendant, quant aux vices et à la grossièreté, semblables au peuple.
Si j'ai bonne mémoire, je n'avais vu d'orgie de patriciens que sur la scène, aux théâtres de l'Odéon et de la Porte-Saint-Martin. J'avoue que cela m'avait semblé très-froid et très-ennuyeux. Du reste, cela se passait très-convenablement. Deux ou trois personnages parlants, très-occupés de leurs affaires, se consultaient dans des a parte sur toute autre chose que l'orgie, et le long de la table une douzaine de comparses, très-bien costumés, soulevant en mesure des coupes de bois doré, les choquaient les unes contre les autres avec un bruit sourd, et
… d'un ton mélancolique,
Entonnaient tristement une chanson bachique.
Je fus donc très-peu effrayé d'un dîner de jeunes gens qui se consommait à l'autre bout du jardin de l'auberge. La maison était pleine en raison de la foire. Point de chambre où l'on pût manger, point de salle commune qui ne fût encombrée de commis voyageurs…
J'en demande pardon à un mien camarade d'enfance qui me vend d'excellent vin, et pour qui je vendrais, au besoin, ma dernière paire de bottes; j'en demande pardon à plusieurs commis voyageurs qui m'ont écrit des injures à cause de je ne sais quelle mauvaise plaisanterie imprimée de mon fait je ne sais où. – J'en demande pardon, et sérieusement, je le jure, à la mémoire d'un seul dont le nom demeure enseveli dans des cœurs navrés. – Mais enfin, je le confesse à la face du ciel et de la terre, je ne peux pas souffrir les commis voyageurs… ou du moins je n'ai pu les souffrir jusqu'à ce jour, qui va peut-être me réconcilier à jamais avec eux.
Tant il y a que, craignant les conversations littéraires, j'acceptai l'offre d'une infernale hôtesse, empoisonneuse et maléficière au delà de ce qui a jamais été raconté par Gil Blas sur le compte des aubergistes de toutes les Espagnes. Je laissai dresser dans un coin du jardin, derrière un espalier, une modeste table pour mes enfants, pour leur bonne et pour moi. J'avais l'air d'un curé de campagne escorté de sa gouvernante et de ses neveux.
Il y avait, à l'autre bout de ce jardin, une grande table et des convives de bonne humeur. Ce sont des gens comme il faut, m'avait dit l'hôtesse, la fleur des gentilshommes du pays; c'est monsieur le comte, c'est monsieur le marquis, et puis monsieur de… Grâce à Dieu, je n'ai pas la mémoire des noms, celle des prénoms encore moins; mais ma senora Léonarde en avait plein la bouche, et j'espérais voir une orgie aussi méthodiste que celles de l'Odéon et de la Porte-Saint-Martin. N'en déplaise à la noblesse, je l'ai fort peu fréquentée dans ma vie. Je sais qu'elle porte des gants, qu'elle a toujours le menton bien rasé ou la barbe bien parfumée; je sais qu'elle est agréable à voir: je ne me serais jamais douté qu'elle pût être aussi désagréable à entendre.
Tu attends peut-être que je te raconte l'orgie… Ma foi! tu te trompes bien. D'abord je n'ai assisté qu'à la partie musicale, à l'introduction, pour ainsi dire; ensuite j'étais masqué par les espaliers, et, grâce à Dieu, je ne voyais absolument rien. Enfin mon dîner et celui de ma famille fut terminé en dix minutes, et je me retirai plus satisfait qu'en sortant de l'Odéon ou de la Porte-Saint-Martin, car du moins là je n'avais rien payé en entrant. En ce moment je me sens presque réconcilié avec le procédé de Lucrèce Borgia, en voyant combien des seigneurs ivres peuvent se rendre insupportables au spectateur.
Je montai dans la diligence immédiatement après la représentation; j'entendis le garçon d'écurie adresser au facteur de la diligence cette réflexion philosophique, en entendant le refrain d'une chanson par-dessus le mur: «Si c'était nous, on dirait: V'là la canaille qui s'échauffe! Mais comme c'est eux, on dit: V'là le beau monde qui s'amuse!» La réponse philosophique de l'autre prolétaire fut aussi énergique que la circonstance le comportait; n'était le sot usage qui ne permet plus, comme au temps de Dante et de Montaigne, d'écrire certains mots de la langue, je te le rapporterais, car l'obscénité du peuple est presque toujours empreinte de génie: c'est un appel sauvage et terrible à la justice de Dieu. Celle des grands n'est qu'un blasphème stupide; rien ne le motive, et par conséquent rien ne l'excuse…
O vous que j'ai méconnus, et vers qui je m'incline en ce jour! ô commis voyageurs! je proteste que vous êtes fort ennuyeux, et que le bel-esprit déborde en vous d'une manière désespérante. Mais je jure par Bacchus et par Noé, je jure par tous les vins bons et mauvais que vous débitez, que vous avez bien plus d'aménité, de politesse et de savoir-vivre que les jeunes seigneurs de province. Je dépose, et je signerais de mon sang, que vous vous conduisez cent fois mieux dans les auberges, que vos manières sont excellentes au prix des leurs, et qu'il vaut mieux mille fois tomber en votre compagnie et supporter vos récits de table d'hôte, que de se trouver seulement à cinquante toises de la table des gens comme il faut. – Que la paix soit faite entre nous, et ne m'écrivez plus d'injures, ou tout au moins affranchissez vos lettres, s'il vous plaît.
Et toi, vieux ami des poëtes! généreux sang de la grappe! toi que le naïf Homère et le sombre Byron lui-même chantèrent dans leurs plus beaux vers, toi qui ranimas longtemps le génie dans le corps débile du maladif Hoffmann! toi qui prolongeas la puissante vieillesse de Goëthe, et qui rendis souvent une force surhumaine à la verve épuisée des plus grands artistes! pardonne si j'ai parlé des dangers de ton amour! Plante sacrée, ta croîs au pied de l'Hymète, et tu communiques tes feux divins au poëte fatigué, lorsque, après s'être oublié dans la plaine, et voulant remonter vers les cimes augustes, il ne retrouve plus son ancienne vigueur. Alors tu coules dans ses veines et tu lui donnes une jeunesse magique; tu ramènes sur ses paupières brûlantes un sommeil pur, et tu fais descendre tout l'Olympe à sa rencontre dans des rêves célestes. Que les sots te méprisent, que les fakirs du bon ton te proscrivent, que les femmes des patriciens détournent les yeux avec horreur en te voyant mouiller les lèvres de la divine Malibran. Elles ont raison de défendre à leurs amants de boire devant elles; les imaginations de ces hommes-là sont trop souillées, leurs mémoires sont trop remplies d'ordures, pour qu'il soit prudent de mettre à nu le fond de leur pensée. Mais viens, ô ruisseau de vie! couler à flots abondants dans la coupe de mes amis! Disciples du divin Platon, adorateurs du beau, ils détestent la vue comme la pensée de ce qui est ignoble, ils veulent que tout soit pur dans la joie; que la femme chaste ne cesse point de l'être à table; que l'adolescent ne souille pas ses lèvres d'un rire cynique; que l'artiste puisse dire toute son ambition, et qu'elle ne fasse sourire personne. Ils veulent enfin, ils peuvent, ils osent livrer tout le trésor de leur âme, et n'avoir rien a reprendre les uns aux autres quand le jour bleuâtre nous surprend à table dans la mansarde, et glisse, tendre et timide, un reflet d'azur sur la dorure rougissante des flambeaux expirants; ou bien, quand à la campagne, assis en plein air, autour des flacons et des fruits, l'aube nous trouve au jardin, en face de la pleine lune, et nous voit rire de sa face pâle qui ressemble à une femme peureuse ou distraite, essayant, mais trop tard, de se retirer décemment chez elle avant l'éclat du soleil. O belles nuits de l'été brûlant qui vient de s'écouler et qui ne nous sera peut-être pas rendu avant bien d'autres années! aurores sans rosée, veillées d'Italie! doux repos sur les gazons! chants de la fauvette si mélodieux et si passionnés au lever de Vénus! étoiles si belles à l'heure du combat entre le jour et la nuit! parfums du crépuscule! extase et silences suivis de douces paroles et de joyeux rires! venez encore charmer nos jours sans ambition et nos nuits sans rancunes, et que le madère régénérateur, que le champagne facétieux, viennent d'heure en heure chasser le sommeil et dégourdir le cerveau quand mes amis sont ensemble et quand je suis avec eux!
De Châlons à Lyon.
Étendu sur le plancher du tillac et roulé dans mon manteau, j'ai dormi d'un profond sommeil sur le bateau à vapeur, en attendant que le jour vint éclairer les rives plates et, quoi qu'en disent les indigènes, fort peu riantes de la Saône. Quelle est cette figure honnête et douce qui semble protéger mon sommeil insouciant, et empêcher les pieds des mariniers de me traiter comme un ballot? C'était bien la peine d'étudier Lavater et Spurzheim, pour juger si mal un visage! Le fait est qu'hier je me suis trompé complétement, et que, prenant ce bon jeune homme pour un des débauchés de l'auberge, j'ai refusé avec sauvagerie l'offre amicale de sa voiture. Il est vrai que sur le plancher du paquebot nous voici tous égaux, et que, s'il prend envie au patricien de railler ma figure de séminariste et mes manières de paysan, la politesse et la gratitude n'enchaînent pas ma langue, je pourrai lui dire son fait et celui de ses amis… Mais il ne me semble ni malveillant, ni hautain. Attendons.
Rencontre d'un ancien ami, vraie bonne fortune en voyage. Facétieux et mordant, il m'aide à oublier que je suis rompu de fatigue. Il burine chaque passager, des pieds à la tête, par un seul mot pittoresque. Mon cœur s'était serré en l'apercevant, car sa présence me rappelle des siècles entiers, des rêves étranges, une vie terrible, dont il fut jadis le spectateur calme et compatissant. Mais il semble deviner la place du cœur ou je suis écorché vif, et il n'y touche point. Il rit, il raille, il parle comme Callot dessine. Prendre la vie du côté bouffon quand on a bu jusqu'à la lie tout ce qu'elle a de sérieux, c'est le fait d'une haute philosophie; chez moi, je l'avoue, ce n'est l'effet que d'une grande faiblesse. Qu'importe? Je ris, je suis heureux pendant une heure; il me semble que je suis né d'hier.
Paul a l'œil éminemment artiste, et je vois tous les objets que la rive emporte derrière nous à travers sa fantaisie moqueuse. Le clocher de Mâcon me fait rire aux éclats; je n'aurais jamais cru qu'un clocher pût tant me divertir. Et cependant Paul ne rit jamais; sa gaieté grave, celle des enfants, expansive et bruyante, l'excellente figure et l'obligeance délicate du légitimiste, la consternation d'Ursule qui se croit en pleine mer, mon sans-gêne bohémien, c'en est assez pour nous trouver tous camarades et faire société commune à l'auberge de Lyon.
– Comment s'appelle notre ami? dit Paul à demi-voix en me montrant le légitimiste.
– Le diable m'emporte si je le sais!
– Demandons-lui ses papiers, reprend Paul avec dignité.
Inspection faite de son passe-port, il est patricien; il faut bien le lui pardonner. Il est riche; cela nous est fort indifférent, preuve qu'il est inutile de connaître le nom et la position des gens. Il est aimable, modeste et bien élevé. Qu'avons-nous besoin d'en savoir davantage? – Il va à Genève; nous irons tous ensemble; mais non. Paul nous quitte et descend le Rhône. Son destin ou sa fantaisie l'emporte par là. L'ami improvisé, moi et ma famille, nous prenons la poste à frais communs, et nous verrons ce soir le lac de Nantua.
Nantua.
Montagnes sans grandeur, lac sans étendue, végétation pauvre, paysage sans caractère pour quiconque a vu les Alpes. Et cependant, çà et là, un aspect singulier, une masse de roches tendres étrangement découpées, des bastions et des piliers que l'on croirait construits et sculptés par la main de l'homme, des angles de montagnes s'ouvrant sur de fraîches vallées, des sites sans noblesse, mais pleins de variété, et se succédant avec profusion sous les yeux, non ravis, mais occupés; voilà comme le Bugey m'est apparu cette fois. Jadis je l'ai trouvé hideux. – Ne lis jamais mes lettres avec l'intention d'y apprendre la moindre chose certaine sur les objets extérieurs; je vois tout au travers des impressions personnelles. Un voyage n'est pour moi qu'un cours de psychologie et de physiologie dont je suis le sujet, soumis à toutes les épreuves et à toutes les expériences qui me tentent, condamné à subir toute l'adulation et toute la pitié que chacun de nous est forcé de se prodiguer alternativement à soi-même, s'il veut obéir naïvement à la disposition du moment, à l'enthousiasme ou au dégoût de la vie, au caprice du califourchon, à l'influence du sommeil, à la qualité du café dans les auberges, etc., etc.
Nous nous sommes mis en tête de trouver ici des beautés; car on nous a déclaré sur l'honneur que ce pays a des beautés de premier ordre, et nous en croyons l'auteur du renseignement. – Nous prenons un char suisse, et nous nous faisons conduire à Mériat par une pluie battante, accompagnée de coups de tonnerre brusques, imprévus, et d'un son bizarre comme la forme des rochers qui les répercutent. Le guide se trompe de route et gravit la montagne au lieu de descendre dans le ravin. La pluie redouble; aucune espérance de déjeuner sur l'herbe. Nous déjeunons philosophiquement dans le char. On casse le goulot d'une bouteille, et nous trinquons avec un flegme britannique, quand tout à coup nous nous voyons à trois lignes du précipice. L'automédon mouillé, et de très-méchante humeur, s'est aperçu de sa méprise. Il a voulu retourner sur ses pas, le chemin est trop étroit. Le cheval refuse de se casser le cou; c'est donc au char de subir toutes les conséquences de sa conformation incommode et de l'ankylose de ses ressorts. La difficulté de l'entreprise décourage le guide. Il nous laisse une roue dans l'abîme, et le verre à la main, fort empêchés de descendre, encore plus empêchés de demeurer.
Heureusement nous rions aux éclats, et jamais on ne se tue en riant. Nous trouvons moyen de sortir de la boîte de cuir, nous soulevons le véhicule, nous portons le cheval, nous rossons le cocher, et j'en suis quitte pour un verre de vin répandu tout entier dans la poche de ma blouse.
Enfin, nous rentrons dans le ravin, non pas perpendiculairement, comme nous en étions menacés, mais par un joli chemin couvert de fleurs sauvages, toutes brillantes de pluie, et bordé d'un ruisseau qui devient torrent et grossit de minute en minute. La pluie fouette les sapins échevelés; des nuages courent sur les flancs de la gorge; le brouillard enveloppe les cimes; et par mille angles du sentier qui serpente au sein des noires forêts, nous pénétrons dans une région vraiment sublime de tristesse.