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Kitabı oku: «Lettres d'un voyageur», sayfa 21

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Je n'étais pas content, d'autant plus que la mule avait le trot dur, et que l'infernal major accompagnait chaque phrase d'un coup d'éperon qui m'imprimait de violentes secousses. J'avais grande envie de le pousser dans le premier fossé venu et de continuer la route sans lui; mais je craignis qu'il ne se vengeât par quelque malice plus raffinée; et comme j'ai le malheur d'être fort lourd dans la plaisanterie, je me soumis à mon sort en attendant une meilleure occasion. La bonne Arabella, me voyant mortifié, prit généreusement ma défense.

– Si vous n'aviez pas trouvé dans la science autre chose que l'avantage et le plaisir de juger votre siècle, dit-elle au major, ce ne serait pas d'un grand profit pour nous autres. Ce n'est pas seulement d'intelligence que les hommes ont besoin, mais d'amour et d'activité. Voilà sans doute ce que Piffoël veut prouver depuis trois heures qu'il déraisonne; et voilà ce que le major fait semblant de ne pas comprendre, bien qu'il en soit pénétré tout autant que nous.

– Non! non! m'écriai-je avec humeur; il n'est pénétré que du contraire. Si le major est savant, que lui importent les souffrances et l'abjection du simple et de l'ignorant? Que le major sympathise avec des esprits d'une haute trempe, cela est heureux et agréable pour lui et pour eux; mais le monde n'en ressent aucune chaleur, et le vulgaire n'en reçoit aucun soulagement. Eh! trouvez donc un moyen d'appuyer votre science sur un texte limpide et laconique! et quand vous aurez fait un peuple avec cela, vous lui ferez des codes en trente volumes si vous voulez. Jusque-là vous n'êtes que des brahmanes, vous cachez la vérité dans des puits, et vos plus anciens adeptes peuvent à peine expliquer vos mystères, tant ils sont compliqués, tant le principe y est enveloppé d'hiéroglyphes! Faute de vouloir trancher dans le vif et de présenter courageusement tout le péril et toute la souffrance d'une grande crise expiatoire, vous faites rire avec vos énigmes, et vous méritez à plusieurs égards les reproches d'hypocrisie qu'on vous adresse. Voilà pourquoi tout votre bagage scientifique n'enrichit personne; voilà pourquoi nous ne savons rien, ou, quand nous nous mêlons d'étudier et d'interpréter, nous tombons dans une déplorable confusion.

– Et cependant, n'en doutez pas, reprit Franz, l'avenir du monde est dans tout. Les divers éléments de rénovation se constitueront un jour et formeront une noble unité. Oh! non, tant de belles œuvres éparses ne retomberont pas dans la nuit; tant de nobles aspirations, tant de généreux soupirs ne seront pas étouffés par l'implacable indifférence du destin. Qu'importent les erreurs, les faiblesses et les dissensions des champions de la vérité? Ils combattent aujourd'hui épars, et malades, malgré eux, du désordre et de l'intolérante vanité du siècle. Ils ne peuvent s'élever au-dessus de cette atmosphère empoisonnée. Perdus dans une affreuse mêlée, ils se méconnaissent, se fuient et se blessent les uns les autres, au lieu de se presser sous la même bannière et de plier le genou devant les plus robustes et les plus purs d'entre eux. Ils prodiguent leur force à des engagements partiels, à de frivoles escarmouches. Il faut que cette génération haletante passe et s'efface comme un torrent d'hiver. Il faut qu'elle emporte nos lamentations prophétiques, nos protestations et nos pleurs. Après elle, de nouveaux combattants mieux disciplinés, instruits par nos revers, ramasseront nos armes éparses sur le champ de bataille, et découvriront la vertu magique des flèches d'Hercule.

– Embrassons-nous, mon pauvre Franz, et que Dieu t'entende! m'écriai-je en sautant à bas du mulet; tu ne parles et tu ne penses pas mal pour un musicien.

Le major sourit dans sa barbe en nous regardant d'un œil paternel. Son cœur sympathisait avec notre élan vers l'avenir, et il commençait à me sembler moins infernal qu'il ne m'avait passé par la tête de le supposer.

Une servante de mauvaise humeur ouvrait en cet instant la porte de l'hôtel de la Grand'Maison à Martigny.

– Ce n'est pas une raison pour faire la grimace, lui dit à brûle-pourpoint Franz, qui était tout émoustillé et tout guerroyant.

Elle faillit lui jeter son flambeau à la tête. Ursule se prit à pleurer. – Qu'as-tu? lui dis-je. – Hélas! dit-elle, je savais bien que vous me mèneriez au bout du monde; nous voici à la Martinique. Il faudra passer la mer pour retourner chez nous; on me l'avait bien dit que vous ne vous arrêteriez pas en Suisse! – Ma chère, lui dis-je, rassure-toi et enorgueillis-toi. D'abord, tu es à Martigny, en Suisse, et non à la Martinique. Ensuite, tu sais la géographie absolument comme Shakspeare.

Cette dernière explication parut la flatter. Franz donna l'ordre aux domestiques de réveiller la caravane à six heures du matin. Nous nous jetâmes dans nos lits, exténués de fatigue. J'avais fait à pied presque tout le chemin, c'est-à-dire huit lieues. Le major l'avait fort bien remarqué, et il me gardait un plat de son métier. Il s'enferma avec son traité de l'absolu et Puzzi, qu'il rossa pour l'empêcher de ronfler, et il chercha toute la nuit le véritable sens de cette terrible phrase: – «L'absolu est identique à lui-même.»

N'en ayant point trouvé qui le satisfit pleinement, son humeur satanique s'exaspéra, et à quatre heures du matin il vint faire un vacarme épouvantable à ma porte. Je m'éveille, je m'habille en toute hâte, je refais mes paquets et je parcours toute la maison, affairé, me frottant les yeux, luttant contre la fatigue et craignant d'être en retard. Un profond silence régnait partout: j'en étais à croire que la caravane était partie sans moi, quand le major, en bonnet de nuit, apparaît en bâillant sur le seuil de sa chambre.

– Quelle mouche vous pique? dit-il avec un sourire féroce, et d'où vient que vous êtes si matinal? Votre humeur est vraiment fâcheuse en voyage. Tenez-vous en repos, nous avons encore une heure à dormir.

– Damné major!.. m'écriai-je avec fureur.

Le nom lui en est resté, et il est bien plus expressif qu'il n'est permis à ma plume de le tracer. C'est le synonyme d'oint; et, comme la langue est éminemment logique, c'est une épithète de sublimité quand on la place après le substantif.

Fribourg.

Nous entrâmes dans l'église de Saint-Nicolas pour entendre le plus bel orgue qui ait été fait jusqu'ici. Arabella, habituée aux sublimes réalisations, âme immense, insatiable, impérieuse envers Dieu et les hommes, s'assit fièrement sur le bord de la balustrade, et, promenant sur la nef inférieure son regard mélancoliquement contemplateur, attendit, et attendit en vain, ces voix célestes qui vibrent dans son sein, mais que nulle voix humaine, nul instrument sorti de nos mains mortelles ne peut faire résonner à son oreille. Ses grands cheveux blonds, déroulés par la pluie, tombaient sur sa main blanche; et son œil, où l'azur des cieux réfléchit sa plus belle nuance, interrogeait la puissance de la créature dans chaque son émané du vaste instrument. «Ce n'est pas ce que j'attendais,» me dit-elle d'un air simple et sans songer à l'ambition de sa parole. – Exigeante! lui dis-je, tu n'as pas trouvé le glacier assez blanc l'autre jour sur la montagne! Ses grandes crêtes qui semblaient taillées dans les flancs de Paros, ses dents aiguës au pied desquelles nous étions comme des nains, ne t'ont pas semblé dignes de ton regard superbe. La voix des torrents est, selon toi, sourde et monotone, la hauteur des sapins ne t'étonne pas plus que celle des joncs du rivage. Tu mesures le ciel et la terre. Tu demandes les palmiers de l'Arabie-Heureuse sur la croupe du Mont-Blanc, et les crocodiles du Nil dans l'écume du Reichenbach. Tu voudrais voir voguer les flottes de Cléopâtre sur les ondes immobiles de la Mer de glace. De quelle étoile nous es-tu donc venue, toi qui méprises le monde que nous habitons? Tu veux maintenant que ce vieillard refrogné qui te regarde avec stupeur ait trouvé sous sa perruque un peu plus que la puissance de Dieu pour te satisfaire!

En effet, Mooser, le vieux luthier, le créateur du grand instrument, aussi mystérieux, aussi triste, aussi maussade que l'homme au chien noir et aux macarons d'Hoffmann, était debout à l'autre extrémité de la galerie et nous regardait tour à tour d'un air sombre et méfiant. Homme spécial s'il en fut, Helvétien inébranlable, il semblait ne pas goûter le moins du monde le chant simple et sublime que notre grand artiste essayait sur l'orgue. A vrai dire, celui-ci ne tirait pas tout le parti possible de la machine. Il cherchait platement les sons les plus purs et ne nous régalait pas du plus petit coup de tonnerre. Aussi l'organiste de la cathédrale, gros jeune homme à la joue vermeille, confrère familier et quasi-protecteur de notre ami, le poussait doucement à chaque instant, et, prenant sans façon sa place, essayait, à force de bras, de nous faire comprendre la puissance vraiment grande, je le confesse, du charlatanisme musical. Il fit tant des pieds et des mains, et du coude, et du poignet, et, je crois, des genoux (le tout de l'air le plus flegmatique et le plus bénévole), que nous eûmes un orage complet, pluie, vent, grêle, cris lointains, chiens en détresse, prière du voyageur, désastre dans le chalet, piaulement d'enfants épouvantés, clochettes de vaches perdues, fracas de la foudre, craquement des sapins, finale, dévastation des pommes de terre.

Quant à moi, naïf paysan, artiste on plutôt artisan grossier, enthousiasmé de ce vacarme harmonieux, et retrouvant dans cette peinture à gros effets les scènes rustiques de ma vie, je m'approchai du maëstro fribourgeois, et je m'écriai avec effusion:

– Monsieur, cela est magnifique: je vous supplie de me faire encore entendre ce coup de tonnerre; mais je crois qu'on vous asseyant brusquement sur le clavier vous produiriez un effet plus complet encore.

Le maëstro me regarda avec étonnement; il n'entendait pas un mot de français, et, à mon grand déplaisir, mes amis ne voulurent jamais lui traduire ma requête en allemand, sous prétexte qu'elle était inconvenante. Il me fallut donc renoncer une fois de plus dans ma vie a compléter mon émotion.

Cependant le vieux Mooser était resté impassible pendant l'orage. Planté dans son coin comme une statue roide et anguleuse du moyen âge, c'est à peine si, au plus fort de la tempête, un imperceptible sourire de satisfaction avait effleuré ses lèvres. Il est vrai que, à l'exception de moi, toute la famille avait été brutalement insensible à la pluie, au tonnerre, à la clochette, aux vaches perdues, etc. Je croyais même que cette inappréciation de la force pulmonaire de son instrument l'avait profondément blessé; mais le syndic vint nous apprendre la cause de sa préoccupation. Mooser n'est pas content de son œuvre, et il a grand tort, je le jure; car, s'il n'a pas encore atteint la perfection, il a fait du moins ce qui existe de plus parfait en son genre. Mais, comme toutes les grandes spécialités, le brave homme a son grain de folie. L'orage est, à ce qu'il paraît, son idéal. Dada sublime et digne du cerveau d'Ossian! mais difficile à dompter, et s'échappant toujours par quelque endroit au moment où le patient artiste croit l'avoir bridé. Voyez un peu! les bruits de l'air sous toutes leurs formes auditives sont entrés dans les jeux d'orgue, comme Éole et sa nombreuse lignée dans les outres d'Ulysse; mais l'éclair seul, l'éclair rebelle, l'éclair irréalisable, l'éclair qui n'est ni un son ni un bruit, et que Mooser veut pourtant exprimer par un son ou par un bruit quelconque, manque à l'orage de Mooser. Voilà donc un homme qui mourra sans avoir triomphé de l'impossible, et qui ne jouira point de sa gloire, faute d'un éclair en musique. Il me semble, Arabella, que vous eussiez dû le plaindre au lieu de vous en moquer; la folie de ce bonhomme a bien quelque rapport avec la maladie sacrée qui vous ronge.

Après nous avoir exprimé le rêve de Mooser très-gravement et sans aucune espèce de doute sur sa réalisation (car il essaya lui-même de nous faire entendre par une espèce de sifflement le bruit de la lumière), le syndic nous promena dans les flancs de l'immense machine. Toutes ces voix humaines, tous ces ouragans, tout cet orchestre de musiciens imaginaires enfermés dans des étuis de fer-blanc, nous rappelèrent les génies des contes arabes, condamnés par des puissances supérieures à gronder et à gémir dans des coffrets de métal scellés.

On nous avait dit que Mooser était appelé à Paris pour faire l'orgue de la Madeleine; mais le syndic nous apprit qu'il n'en était plus question. Sans doute le gouvernement français, moins magnifique qu'un canton de la Suisse, aura reculé devant la nécessité de payer honorablement un travail de premier ordre. Il est cependant certain que Mooser est seul capable de remplir des grandes clameurs de la prière en musique le large vaisseau de la Madeleine, et que là seulement il pourrait déployer toutes les ressources de sa science. Ainsi le monument et l'ouvrier s'appellent l'un l'autre.

Ce fut seulement lorsque Franz posa librement ses mains sur le clavier, et nous fit entendre un fragment du Dies iræ de Mozart, que nous comprîmes la supériorité de l'orgue de Fribourg sur tout ce que nous connaissions en ce genre. La veille, déjà, nous avions entendu celui de la petite ville de Bulle, qui est aussi un ouvrage de Mooser, et nous avions été charmés de la qualité des sons; mais le perfectionnement est remarquable dans celui de Fribourg, surtout les jeux de la voix humaine, qui, perçant à travers la basse, produisirent sur nos enfants une illusion complète. Il y aurait eu de beaux contes à leur faire sur ce chœur de vierges invisibles; mais nous étions tous absorbés par les notes austères du Dies iræ. Jamais le profil florentin de Franz ne s'était dessiné plus pâle et plus pur, dans une nuée plus sombre de terreurs mystiques et de religieuses tristesses. Il y avait une combinaison harmonique qui revenait sans cesse sous sa main, et dont chaque note se traduisait à mon imagination par les rudes paroles de l'hymne funèbre:

 
Quantus tremor est futurus
Quando judex est venturus, etc.
 

Je ne sais si ces paroles correspondaient, dans le génie du maître, aux notes que je leur attribuais, mais nulle puissance humaine n'eût ôté de mon oreille ces syllabes terribles, quantus tremor

Tout à coup, au lieu de m'abattre, cette menace de jugement m'apparut comme une promesse, et accéléra d'une joie inconnue les battements de mon cœur. Une confiance, une sérénité infinie me disait que la justice éternelle ne me briserait pas; qu'avec le flot des opprimés je passerais oublié, pardonné peut-être, sous la grande herse du jugement dernier; que les puissants du siècle et les grands de la terre y seraient seuls broyés aux yeux des victimes innombrables de leur prétendu droit. La loi du talion, réservée à Dieu seul par les apôtres de la miséricorde chrétienne, et célébrée par un chant si grave et si large, ne me sembla pas un trop frivole exercice de la puissance céleste quand je me souvins qu'il s'agissait de châtier des crimes tels que l'avilissement et la servitude de la race humaine. Oh! oui, me disais-je, tandis que l'ire divine grondait sur ma tête en notes foudroyantes, il y aura de la crainte pour ceux qui n'auront pas craint Dieu et qui l'auront outragé dans le plus noble ouvrage de ses mains! pour ceux qui auront violé le sanctuaire des consciences, pour ceux qui auront chargé de fers les mains de leurs frères, pour ceux qui auront épaissi sur leurs yeux les ténèbres de l'ignorance! pour ceux qui auront proclamé que l'esclavage des peuples est d'institution divine, et qu'un ange apporta du ciel le poison qui frappe de démence ou d'ineptie le front des monarques; pour ceux qui trafiquent du peuple et qui vendent sa chair au dragon de l'Apocalypse; pour tous ceux-là il y aura de la crainte, il y aura de l'épouvante!

J'étais dans un de ces accès de vie que nous communique une belle musique ou un vin généreux, dans une de ces excitations intérieures où l'âme longtemps engourdie semble gronder comme un torrent qui va rompre les glaces de l'hiver, lorsqu'en me retournant vers Arabella je vis sur sa figure une expression céleste d'attendrissement et de piété; sans doute elle avait été remuée par des notes plus sympathiques à sa nature. Chaque combinaison des sons, des lignes, de la couleur, dans les ouvrages de l'art, fait vibrer en nous des cordes secrètes et révèle les mystérieux rapports de chaque individu avec le monde extérieur. Là où j'avais rêvé la vengeance du Dieu des armées, elle avait baissé doucement la tête, sentant bien que l'ange de la colère passerait sur elle sans la frapper, et elle s'était passionnée pour une phrase plus suave et plus touchante, peut-être pour quelque chose comme le

Recordare, Jesu pie…

Pendant ce temps, des nuées passaient et la pluie fouettait les vitraux; puis le soleil reparaissait pâle et oblique pour être éteint peu de minutes après par une nouvelle averse. Grâce a ces effets inattendus de la lumière, la blanche et proprette cathédrale de Fribourg paraissait encore plus riante que de coutume, et la figure du roi David, peinte en costume de théâtre du temps de Pradon, avec une perruque noire et des brodequins de maroquin rouge, semblait sourire et s'apprêter à danser encore une fois devant l'arche. Et cependant l'instrument tonnait comme la voix du Dieu fort, et l'inspiration du musicien faisait planer tout l'enfer et tout le purgatoire de Dante sous ces voûtes étroites à nervures peintes en rose et en gris de perle.

Les enfants couchés à terre comme de jeunes chiens s'endormaient dans des rêves de fées sur les marches de la tribune; Mooser faisait la moue, et le syndic s'informait de nos noms et qualités auprès du major fédéral. A chaque réponse ambiguë du malicieux cicerone, le bon et curieux magistrat nous regardait alternativement avec doute et surprise.

– Ouais! disait-il en flairant de loin le beau front révélateur d'Arabella, c'est une dame de Paris? et quoi encore?..

– Quoi encore? reprenait le major en me désignant; ce garçon en blouse mouillée et en guêtres crottées, avec deux marmot dans ses jambes? Eh bien! c'est… ce sont trois élèves du pianiste.

– Oui-dà! il les fait voyager avec lui?

– Il a la manie de traîner son école à sa suite. Il professe gravement la théorie de son art le long des abîmes et monté sur un mulet.

– En effet, reprit judicieusement le magistrat de la ville de Fribourg, ils ont tous de longs cheveux tombant sur les épaules comme lui; mais, ajouta-t-il en arrêtant son regard investigateur sur le personnage problématique de Puzzi, qu'est-ce que cela?

– Une célèbre cantatrice italienne qui le suit sous un déguisement.

– Oh! oh!.. s'écria le bonhomme avec un sourire tout à fait malin, j'avais bien deviné que celui-là était une femme!..

Tout à coup l'air manqua aux poumons de l'orgue, sa voix expira et il rendit le dernier soupir entre les mains de Franz. Le premier coup de vêpres venait de sonner, et l'âme de Mozart eût en vain apparu pour engager le souffleur à retarder d'une minute la psalmodie nasillarde de l'office. J'eus envie d'aller lui donner des coups de poing, et je pensai à toi, aimable Théodore, facétieux Kreyssler, Hoffmann! poëte amer et charmant, ironique et tendre, enfant gâté de toutes les muses, romancier, peintre et musicien, botaniste, entomologiste, mécanicien, chimiste et quelque peu sorcier! c'est au milieu des scènes fugitives de ta vie d'artiste, en proie aux luttes cruelles et burlesques où l'amour du beau et le sentiment d'un idéal sublime t'entraînèrent, aux prises avec l'insensibilité ou le mauvais goût de la vie bourgeoise, c'est en jurant contre ceux-ci et en te prosternant devant ceux-là que tu sentis la vie, tantôt délirante de joies et tantôt dévorée d'ennuis, le plus souvent bouffonne, grâce à ton courage, à ta philosophie, et, faut-il le dire, à ton intempérance.

Mais adieu, mon vieil ami; c'est assez divaguer pour une quinzaine. Je vous quitte et pars pour Genève.

Amitiés tendres, terribles poignées de mains à nos amis de Paris.

XI
A GIACOMO MEYERBEER

Genève, septembre 1836.

Carissimo maestro,

Vous m'avez permis de vous écrire de Genève, et j'ose user de la permission, sachant bien qu'on ne vous accusera jamais de camaraderie avec un pauvre poëte de mon espèce. C'est pourquoi, contre tous les usages reçus, je vous dirai toute mon admiration sans crainte de blesser votre modestie. Je ne suis pas un dispensateur de renommée; je suis, en fait d'art, un écolier sans conséquence, et les maîtres peuvent agréer mon enthousiasme en souriant.

Je vous raconterai donc une journée de mon voyage, journée commencée dans une église où je ne pensai qu'à vous, et finie dans un théâtre où je ne parlai que de vous. Pour ne pas vous ennuyer de ma personne, je vous ferai le résumé de ma rêverie et celui de mon entretien.

J'entrai dans le temple protestant et j'écoutai les cantiques, nobles chants, purs et braves hymnes, demi-guerriers, demi-religieux, vestiges sacrés des temps héroïques d'une foi déjà aussi vieille et aussi mourante que la nôtre!

Si je jugeais de la religion protestante par le sermon que j'entendis, et du caractère protestant par les figures effacées qui remplissaient à peine un coin du temple, j'aurais une belle occasion d'accabler de mon mépris superbe et l'idée religieuse, et la forme, et les adeptes du culte; mais c'est la mode aujourd'hui de le faire, et je m'en garderai, car tout ce qui est de mode, et de mode littéraire surtout, m'inspire une grande méfiance. Notre pauvre génération a la vue si courte que, par la pensée, elle vit comme par la chair, tout entière dans le temps présent; elle juge de l'homme de tous les temps par l'homme malade d'aujourd'hui; elle tranche sur tout, et décide que l'esclavage est la condition naturelle de l'humanité, l'indifférence son éternelle disposition, la faiblesse et l'égoïsme son inévitable organisation, son infirmité nécessaire. Elle ne croit plus ni aux grands hommes ni aux grandes choses, et la raison en est simple.

Pour ceux qui ont arrangé leur vie de manière à rester en dehors des graves puérilités et des pédantesques tracasseries dont se nourrissent aujourd'hui les intelligences, il y a encore bien de l'admiration pour le passé, et à cause de cela bien de l'indulgence pour le présent: car, en voyant ce qui fut hier, on sait ce qui pourrait être demain; et l'heure qui passe, le siècle où l'on vit, ne prouvent aucune vérité absolue sur le progrès ou la dégénérescence de l'homme.

Les hommes d'actualité (comme on dit maintenant), voyant les temples calvinistes aussi dépeuplés que les temples catholiques, et les protestants faire de leur croyance aussi bon marché que nous de la nôtre, en ont inféré que la réforme avait été, dès sa naissance, la plus plate idée du monde, et la forme religieuse de cette idée la plus pauvre et la plus aride de toutes les formes. Par une réaction fort étrange et que le caprice de la mode peut seul expliquer (car du temps de Benjamin Constant, temps qui n'est pas très-reculé, il y avait de toutes parts éloges et sympathies pour la réforme, aversion et déchaînement contre le catholicisme), toute la génération écrivante et déclamante se rejette dans le sein d'une orthodoxie de fraîche date, singulièrement amalgamée à un incurable athéisme et à de magnifiques dédains pour le christianisme pratique. Des hommes littéraires fort doux, et pénétrés d'horreur pour les sauvages expiations de 93, en sont venus, à ce qu'on m'a dit, jusqu'à rédiger négligemment, entre l'opéra bouffe et le glacier Tortoni, des formules bénignes de la forme de celle-ci: «Le massacre de la Saint-Barthélemy fut tout simplement une grande et sage mesure de haute politique, sans laquelle le trône et l'autel eussent été la proie des factieux.» Pour peu qu'on voie les choses de haut, il n'y a dans le massacre des huguenots ni bourreaux ni victimes, mais une guerre de légitime défense, provoquée par des complots dangereux à la sûreté de l'État, etc., etc.

Les mots factieux et sûreté de l'État ont été admirablement exploités depuis qu'il existe des oppresseurs et des opprimés. Chaque fois qu'une idée de salut a osé germer dans l'âme des uns, les autres se sont constitués les défenseurs de leurs propres avantages et priviléges, dissimulés sous le nom pompeux d'inviolabilité gouvernementale et de sûreté publique. Quand un pouvoir est menacé, il évoque les boutiquiers dont l'émeute a brisé les vitres, et il envoie à l'échafaud les libérateurs de l'intelligence humaine, sous prétexte qu'ils troubleraient le sommeil des vénérables bourgeois de la cité.

Notre génération, qui s'est montrée forte et fière un matin pour chasser les jésuites dans la personne de Charles X, a bien mauvaise grâce, il me semble, à conspuer les courageuses tentatives de la réforme et à insulter dans sa postérité religieuse le grand nom de Luther. Lequel de nous n'a pas été un factieux en 1830? La famille de Charles X ne représentait-elle pas aussi la sûreté de l'État? N'a-t-il pas fallu, pour opérer jusqu'à un certain point et dans un certain sens la réhabilitation de tout un peuple, pour secouer le joug des plus révoltants priviléges et faire faire un pas imperceptible au règne lent, mais inévitable, de la justice populaire; n'a-t-il pas fallu, dis-je, briser beaucoup de vitres et contrarier beaucoup de dormeurs? J'espère, au reste, que tous ces mots à l'usage du charlatanisme monarchique ont perdu toute espèce de sens dans les consciences, et que ceux qui s'en servent ne se rencontrent pas sans rire.

J'accorderais beaucoup de raison et de sagesse à nos catholiques nouveau-nés, si, en déclarant, comme ils font, qu'ils proscrivent les méchants prêtres, les moines dissolus, et qu'ils leur attribuent tout le discrédit où est tombée la chère orthodoxie, ils ne réservaient pas des anathèmes encore plus âpres et des mépris encore plus acharnés pour les épurateurs de l'Évangile. Mais leur logique est en défaut quand ils s'attaquent si violemment à la réforme de Luther, eux qui se posent en réformateurs nouveaux, en chrétiens perfectionnés.

Si on rétablissait les couvents et les bénéfices, ils jetteraient des cris affreux et recommenceraient Luther et Calvin, sans daigner s'apercevoir que l'idée n'est pas neuve, et que la route vers une juste réforme a été frayée par des pas plus nobles et plus assurés que les leurs. Je voudrais bien savoir si ces beaux confesseurs de la foi catholique blâment les mesures prises dans l'Assemblée nationale relativement aux biens du clergé; m'est avis, au contraire, qu'ils s'en trouvent fort bien, et qu'ils ne seraient pas très-contents de voir relever les abbayes et les monastères aux dépens des métairies que leurs parents installèrent, il y a quarante ans, sur les ruines de ces propriétés, si agréablement acquises, si lucrativement exploitées, si bonnes à prendre, en un mot, et si bonnes à garder. S'ils méprisent Luther et Calvin pour avoir fait la guerre aux richesses ecclésiastiques en vue de la perfection chrétienne, et non au profit d'un clergé nouveau, je leur conseille de ne s'en point vanter et de garder leurs biens nationaux, sans insulter la mémoire de ceux qui, les premiers, osant prêcher aux apôtres de Jésus la pauvreté, l'austérité et l'humilité de leur divin maître, préparèrent au clergé catholique ce qui lui est arrivé en France et ce qui lui arrive aujourd'hui en Espagne. L'apparente hypocrisie de ceux qui les attaquent ferait horreur, si leur puérilité, leur engouement pour le premier paradoxe venu, leur nature singeuse et leur absence totale de raisonnement ne faisaient sourire.

M'étant posé ces questions fondamentales, j'entrai sans crainte dans le temple genevois, et j'écoutai avec beaucoup de douceur le prêche d'un monsieur qui avait une bien excellente figure, et dont, à cause de cela, je me réjouis sincèrement d'avoir oublié le nom. Il nous apprit que si l'industrie avait fait des progrès en Suisse, c'est que Genève était protestante (libre à nous de croire que si l'industrie est florissante en France, c'est que nous sommes catholiques). Il nous dit encore que Dieu envoyait toujours des richesses aux hommes pieux, ce qui ne me parut ni très-certain, ni très-conforme à l'esprit de l'Évangile; puis encore que si l'auditoire manquait de ferveur, le prix des denrées pourrait bien baisser, le commerce aller à la diable, et les bourgeois être forcés de boire du mauvais vin et de fumer du tabac avarié. Je crois même qu'il ajouta que ces belles montagnes et ce beau lac, dont la Providence avait gratifié les protestants de Genève, pourraient bien être supprimés par un décret céleste, si l'on n'était pas plus assidu au service divin. L'auditoire se retira satisfait après avoir chanté des cantiques, et je restai seul dans le temple.

Quand la nef fut vide de ces figures impassibles, sur le front desquelles Lavater n'eût pu écrire que ce seul mot: exactitude; quand ce pasteur nasillard eut cessé d'y faire entendre ses remontrances paternellement prosaïques, la réforme, cette forte idée sans emblèmes, sans voiles et sans mystérieux ornements, m'apparut dans sa grandeur et dans sa nudité. Cette église sans tabernacle ni sanctuaire, ces vitraux blancs éclairés d'un brillant soleil, ces bancs de bois où trône l'égalité (du moins à l'heure de la prière), ces murs froids et lisses, tout cet aspect d'ordre qui semble établi d'hier dans une église catholique dévastée, théâtre refroidi d'une installation toute militaire, me frappèrent de respect et de tristesse. Çà et là, quelques figures de pélicans et de chimères, vestiges de l'ancien culte, se roulaient comme plaintives et enchaînées autour des chapiteaux de colonnes. Les grandes voûtes n'étaient ni papistes ni huguenotes. Élevées et profondes, elles semblaient faites pour recevoir sous toutes les formes l'aspiration vers le ciel, pour répondre sur tous les rhythmes à la prière et à l'invocation religieuse. De ces dalles, que n'échauffent jamais les genoux du protestant, semblaient sortir des voix graves, des accents d'un triomphe calme et serein, puis des soupirs de mourant et les murmures d'une agonie tranquille, résignée, confiante, sans râle et sans un gémissement. C'était la voix du martyre calviniste, martyre sans extase et sans délire, supplice dont la souffrance est étouffée sous l'orgueil austère et la certitude auguste.

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Litres'teki yayın tarihi:
30 eylül 2017
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