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Kitabı oku: «Lucrezia Floriani», sayfa 14

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– Et embelli! répondit l'étranger. C'est un ange! Ah! s'il voulait me laisser l'embrasser!.. Mais il a peur de moi, et je ne veux pas le faire pleurer.

– Salvator, dit la petite, embrassez donc monsieur. C'est votre bon ami, que vous avez oublié! Allons, mettez vos petits bras à son cou. Vous aurez du bonbon, et je dirai à maman que vous avez été très-aimable.

L'enfant céda, et après avoir embrassé l'étranger, il redemanda ses coquillages et ses cailloux et se remit à jouer sur le sable.

L'étranger s'était appuyé contre la nacelle; il regardait l'enfant avec des yeux pleins de larmes. Le prince, la bonne et Biffi, qui le surveillaient attentivement, semblaient invisibles pour lui.

Cependant, au bout de quelques instants, il parut remarquer leur présence et sourit de l'anxiété qui se peignait encore sur leurs figures. Celle de Karol attira surtout son attention, et il fit un mouvement pour se rapprocher de lui.

– Monsieur, lui dit-il, n'est-ce point au prince de Roswald que j'ai l'honneur de parler?

Et, sur un signe affirmatif du prince, il ajouta: «Vous commandez ici, et moi, je ne connais dans cette maison, probablement, que les enfants et leur mère; ayez l'obligeance de dire à ces braves serviteurs de s'éloigner un peu, afin que j'aie l'honneur de vous dire quelques mots.»

– Monsieur, répondit le prince en l'emmenant à quelques pas de là, il me paraît plus simple de nous éloigner nous-mêmes; car je ne commande point ici, comme vous le prétendez, et je n'ai que les droits d'un ami. Mais ils suffisent pour que je regarde comme un devoir de vous faire une observation. Vous n'êtes pas entré ici régulièrement, et vous n'y pouvez rester davantage sans l'autorisation de la maîtresse du logis. Vous avez franchi une palissade, non achevée, il est vrai, mais que la bienséance vous commandait de respecter. Veuillez vous retirer par où vous êtes venu et vous présenter sous votre nom à la grille du parc. Si la signora Floriani juge à propos de vous recevoir, vous ne risquerez plus de rencontrer chez elle des personnes disposées à vous en faire sortir.

– Épargnez-vous le rôle que vous jouez, Monsieur, répondit l'étranger avec hauteur; il est ridicule. Et, voyant étinceler les yeux du prince, il ajouta avec une douceur railleuse: «Ce rôle serait indigne d'un homme généreux comme vous, si vous saviez qui je suis; écoutez-moi, vous allez vous en convaincre par vous-même.»

XXV

– Je m'appelle, poursuivit l'étranger en baissant la voix, Onorio Vandoni, et je suis le père de ce bel enfant dont vous voilà désormais constitué le gardien. Mais vous n'avez pas le droit de m'empêcher d'embrasser mon fils, et vous le réclameriez en vain, ce droit que je vous refuserais par la force si la persuasion ne suffisait point. Vous pensez bien que, lorsque la signora Floriani a cru devoir rompre les liens qui nous unissaient, il m'eût été facile de réclamer, ou du moins de lui contester la possession de mon enfant. Mais à Dieu ne plaise que j'aie voulu le priver, dans un âge aussi tendre, des soins d'une femme dont le dévouement maternel est incomparable! Je me suis soumis en silence à l'arrêt qui me séparait de lui, je n'ai consulté que son intérêt et le soin de son bonheur. Mais ne pensez pas que j'aie consenti à le perdre à jamais de vue. De loin, comme de près, je l'ai toujours surveillé, je le surveillerai toujours. Tant qu'il vivra avec sa mère, je sais qu'il sera heureux. Mais s'il la perdait, ou si quelque circonstance imprévue engageait la signora à se séparer de lui, je reparaîtrais avec le zèle et l'autorité de mon rôle de père. Nous n'en sommes point là. Je sais ce qui se passe ici. Le hasard et un peu d'adresse de ma part m'ont appris que vous étiez l'heureux amant de la Lucrezia. Je vous plains de votre bonheur, Monsieur! car elle n'est point une femme qu'on puisse aimer à demi, et qu'on puisse se consoler de perdre!.. Mais ce n'est point de cela qu'il s'agit. Il ne s'agit que de l'enfant… je sais que je n'ai plus le droit de parler de la mère. Je me suis donc assuré de vos bons sentiments pour lui, de la douceur et de la dignité de votre caractère. Je sais… ceci va vous étonner, car vous croyez vos secrets bien enfermés dans cette retraite que vous gardez avec jalousie, et que vous étiez en train de palissader vous-même, quand j'ai osé enjamber vos fortifications! Eh bien, apprenez qu'il n'est point de secrets de famille qui échappent à l'observation des valets… Je sais que vous voulez épouser Lucrezia Floriani, et que Lucrezia Floriani n'accepte pas encore votre dévouement. Je sais que vous auriez servi volontiers de père à ses enfants. Je vous en remercie pour mon compte, mais je vous aurais délivré de ce soin en ce qui concerne mon fils, et si la signora venait à se laisser fléchir par vos instances, vous pouvez compter toujours sur trois enfants et non sur quatre.

«Ce que je vous dis ici, Monsieur, ce n'est point pour que vous le répétiez à Lucrezia. Cela ressemblerait à une menace de ma part, à une lâche tentative pour m'opposer au succès de votre entreprise. Mais si j'évite ses regards, si je ne vais pas chercher le douloureux et dangereux plaisir de la voir, je ne veux pas que vous vous mépreniez sur les motifs de ma prudence. Il est bon, au contraire, que vous les connaissiez. Vous voyez, qu'en dépit de vos retranchements, il m'était bien facile de pénétrer ici, de voir mon fils et même de l'enlever. Si j'y étais venu avec une pareille résolution, j'y aurais mis plus d'audace ou plus d'habileté. Je ne comptais pas avoir le plaisir de causer avec vous en approchant de cette maison, et en me laissant fasciner par la vue de mon enfant… que j'ai reconnu… ah! presque d'une lieue de distance, et lorsqu'il ne m'apparaissait que comme un point noir sur la grève! Cher enfant!.. Je ne dirai pas: Pauvre enfant! il est heureux, il est aimé… Mais je m'en vais en me disant: Pauvre père! pourquoi n'as-tu pas pu être aimé aussi? Adieu, Monsieur! je suis charmé d'avoir fait connaissance avec vous, et je vous laisse le soin de raconter, comme il vous conviendra, cette bizarre entrevue. Je ne l'ai point provoquée, je ne la regrette pas. Je ne sens point de haine contre vous; j'aime à croire que vous méritez mieux votre félicité que je n'ai mérité mon infortune. La destinée est une femme capricieuse qu'on maudit parfois, mais qu'on invoque toujours!»

Vandoni parla encore quelque temps avec plus de facilité que de suite, et avec plus de franchise que de chaleur. Cependant, lorsqu'il eut embrassé son fils une dernière fois, sans rien dire, il parut profondément ému.

Mais, tout aussitôt, il salua le prince avec l'aplomb obséquieux et railleur du comédien, et il s'éloigna, sans se retourner, jusqu'à la palissade où Biffi s'était remis à travailler. Là, il s'arrêta encore assez longtemps pour regarder l'enfant, puis enfin il salua de nouveau le prince, et se remit en marche.

Outre l'émotion fâcheuse et le désagrément insupportable d'une pareille rencontre, la figure, la voix, la tournure et le discours de cet homme, quoique annonçant une grande bonté et une grande loyauté naturelles, n'excitèrent chez Karol qu'une antipathie prononcée. Vandoni était beau, assez instruit, et d'une honnêteté à toute épreuve; mais tout en lui sentait le théâtre, et il fallait l'habitude que la Floriani avait de fréquenter des comédiens encore plus affectés et plus ampoulés, pour qu'elle ne se fût jamais aperçue de ce qui choquait tant le prince à la première vue, à savoir cette affectation de solennité, qui trahissait l'étude à chaque pas, à chaque mot. Vandoni était un mélange d'emphase et de naïveté assez difficile à définir. La nature l'avait fait ce qu'il voulait paraître; mais, ainsi qu'il arrive aux artistes secondaires, l'art lui était devenu une seconde nature. Il était sincèrement généreux et délicat, mais il ne pouvait plus se contenter de l'être par le fait; il avait besoin de le dire et de confier ses sentiments comme il récitait un monologue sur la scène. Tandis que les comédiens de premier ordre portent leur âme dans leur rôle, ceux qui n'ont qu'une médiocre inspiration ramènent leur rôle dans la vie privée et le jouent sans en avoir conscience, à tous les instants du jour.

En raison de cette infirmité, le bon Vandoni avait l'extérieur moins sérieux que ses sentiments, et il ôtait à ses paroles le poids qu'elles eussent eu par elles-mêmes, s'il ne les eût débitées avec un soin trop consciencieux. Tandis que les inflexions justes et la prononciation nette de la Floriani partaient d'elle-même et d'elle seule, la prononciation nette et les inflexions justes de Vandoni sentaient la leçon du professeur. Il en était de même de sa démarche, de son geste et de l'expression de sa physionomie. Tout cela sentait le miroir. Il est bien vrai que l'étude avait passé dans son être et dans son sang, et qu'il disait d'abondance ce qu'en d'autres temps il s'était péniblement étudié à bien dire. Mais la convention première de son débit et de son attitude reparaissait toujours, et tandis que le bon goût de la causerie est d'atténuer dans la forme ce qu'on peut apporter de force dans le fond, son bon goût, à lui, consistait à tout faire ressortir et à ne rien laisser dans l'ombre.

Ainsi, en parlant de son amour paternel, il fit sentir trop l'attendrissement; en revendiquant ses droits de père et en parlant avec générosité à son rival, il se posa trop en héros de drame; en voulant paraître résigné à l'infidélité de sa maîtresse; il força trop l'intention et prit presque un air de roué qui était bien au-dessus de son courage. Joignez à tout cela une gêne secrète dont les artistes médiocres ne se débarrassent jamais moins que lorsqu'ils cherchent l'aisance, et vous vous expliquerez ce sourire incertain, que Karol prit pour le comble de l'impertinence, ce regard parfois troublé, qu'il attribua à l'hébétement de la débauche, enfin, ces gestes arrondis qu'il fut tenté de souffleter.

Pourtant, cette impression personnelle du prince Karol en contact avec le comédien Vandoni, était toute relative. Leurs défauts à tous deux étaient si opposés, qu'à les voir ensemble il eût fallu condamner tour à tour deux caractères qu'on eût acceptés isolément. Le prince péchait par excès de réserve, et, à force de haïr tout ce qui, dans la forme, pouvait être taxé de la plus légère exagération, il avait, par moments, une raideur glaciale un peu désobligeante. Vandoni, au contraire, ne voulait passer devant personne sans lui laisser une certaine opinion de son mérite. Ses yeux ne cherchaient pas, comme ceux du prince, à éviter l'insulte d'un regard curieux, ils cherchaient ce regard et l'interrogeaient pour juger de l'effet produit. Quand l'effet lui paraissait manqué, il s'obstinait, afin d'en trouver un meilleur; mais comme il n'avait pas cette vivacité d'esprit qu'ont les grands comédiens, les grands avocats et les grands causeurs pour faire naître l'occasion de se manifester et de se développer, il restait souvent à côté de son effet.

Il n'était pourtant rien de tout ce que le prince voulut supposer, d'après sa manière d'être. Il n'était ni borné, ni hâbleur, ni débauché, ni insolent. C'était plutôt une nature bienveillante, quoique assez personnelle, sincère quoique un peu vaine, sobre et douce, bien que portée, dans l'occasion, à se targuer du contraire. Il avait eu le malheur d'aspirer toujours à plus de célébrité qu'il n'en pouvait avoir. Sa passion était de jouer les premiers rôles; il n'y était jamais parvenu. Alors, voulant faire valoir les emplois effacés qui lui étaient confiés, il avait joué trop en conscience les rôles de père noble, de druide, de confident ou de capitaine des gardes. C'est un grand tort que de vouloir attirer trop l'attention sur les parties d'un ouvrage dramatique que l'auteur a placées au second plan. S'il y avait un endroit faible, voire une platitude dans son rôle, Vandoni la faisait impitoyablement ressortir, et il était tout étonné d'avoir fait siffler le poëte qu'il avait cru servir de tout son zèle et de tous ses moyens.

En outre, il était petit et voulait paraître grand. Il avait une de ces belles voix de basse-taille qui ne peuvent varier leurs inflexions et que la nature a condamnées à une sonorité monotone. Il tirait vanité d'avoir un plus beau timbre que tel ou tel acteur en renom et ne se disait pas qu'une voix éraillée conduite par le génie est plus sympathique et plus puissante qu'un vigoureux instrument obéissant à un souffle vulgaire. Ce bon Vandoni! il s'en allait pensant avoir remis à sa place, avec beaucoup de finesse, de mesure et de dignité, l'orgueil jaloux du petit prince de Roswald, et le prince de Roswald haussait les épaules en le voyant partir, se demandant avec une profonde douleur comment la Floriani avait pu souffrir un seul jour l'intimité d'un homme si ridicule et médiocre.

Hélas! Karol n'était pas, à cet égard, au bout de ses peines, car Vandoni ne se retirait pas pleinement satisfait de son effet. Il regrettait de n'avoir pas rencontré Lucrezia pour lui montrer un détachement philosophique ou une fierté magnanime qu'il n'avait pu feindre dans les premiers moments de leur rupture. Il regrettait d'avoir laissé à cette femme si forte l'idée qu'il ne l'était pas autant qu'elle, et tout ce qu'il y avait eu de naïf et de touchant dans ses larmes et dans sa colère, il voulait l'effacer par quelque scène de gloriole miséricordieuse qui lui paraissait d'un plus beau style.

Il ralentissait donc le pas, à mesure qu'il s'éloignait, sachant bien qu'il faut aider le hasard, et le hasard le plus aisé à prévoir aida sa petite ruse. Il était encore en vue lorsque la Floriani descendit sur la grève.

Et que venait-elle faire sur cette grève, au lieu de rester dans son boudoir à causer avec le comte Albani? C'est qu'elle avait fini de causer, c'est qu'elle avait triomphé de la résistance de ce dernier, c'est qu'elle venait dire au prince: Vous l'emportez; je vous aime trop pour persister à vous faire souffrir. Soyez mon époux. J'expose mon amour maternel à de rudes combats, je brave l'avenir, j'étouffe le cri de ma conscience, mais je me damnerai pour vous s'il le faut!

Mais, de même qu'on se brise les mains et la tête en courant avec transport vers une porte que l'on compte franchir et qui se trouve fermée, de même la Floriani se heurta et resta comme terrassée en rencontrant la figure froide et chagrine de son amant. Il la salua avec la courtoisie d'un respect passé à l'état de système; mais son regard semblait lui dire: «Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?»

Jamais encore il ne s'était montré à elle aussi triste; et comme, chez les natures qui ne veulent pas se livrer, la tristesse prend l'apparence du dédain, elle fut épouvantée de l'expression de son visage. Elle regarda autour d'elle comme pour demander aux objets extérieurs la cause de cette révolution funeste. Elle vit Vandoni à distance. Elle pensait si peu à lui qu'elle ne le reconnut point; mais Stella courut à elle pour le lui désigner. «M. Vandoni s'en va, il n'a pas voulu que je t'appelle1; il dit qu'il n'a pas le temps de s'arrêter. Sans doute il reviendra; il a demandé comment tu te portais; il a embrassé Salvator, il a pleuré. On dirait qu'il a beaucoup de chagrin. Au reste, il a causé avec le prince, qui te racontera tout cela. Moi, je n'en sais pas davantage.»

Et l'enfant retourna jouer avec son frère.

La Lucrezia regarda alternativement le prince et Vandoni. Vandoni s'était retourné, il la voyait; mais il affectait d'être toujours absorbé par la vue de son fils. Le prince s'était détourné avec une sorte de dégoût à l'idée que la Floriani allait rappeler son ancien amant et le lui présenter peut-être.

Elle comprit fort bien tout ce qui se passait, et ne s'étonna plus de l'angoisse de Karol. Mais elle savait, ou du moins elle croyait que, d'un mot, elle pouvait la faire cesser, tandis que Vandoni s'en allait humilié et brisé, sans doute. Il s'en allait discrètement, sans avoir eu le temps de reconnaître et de caresser son fils. Elle s'imagina qu'il souffrait énormément, tandis qu'il ne souffrait réellement pas beaucoup dans ce moment-là. Il avait bien les entrailles paternelles, et quand il était seul et qu'il pensait à Salvator, il pleurait de bonne foi. Mais, en présence de son rival et de son infidèle, il avait un rôle à soutenir, et, comme il arrive toujours aux acteurs sur la scène, le monde réel disparaissait devant l'émotion du monde fictif.

La Floriani était trop vraie, trop aimante, trop généreuse pour se rendre compte de ce qu'il éprouvait alors. Elle ne sentit qu'une immense compassion, l'horreur d'imposer le malheur et la honte à un homme qui l'avait beaucoup aimée et qu'elle s'était efforcée d'aimer aussi. Elle comprit bien que ce qu'elle allait faire irriterait profondément Karol; mais elle se dit qu'avec la réflexion, non-seulement il lui pardonnerait, mais encore il approuverait son mouvement. Le cœur raisonne vite, et, quand il est poussé par la conscience, il sacrifie sans hésiter toute répugnance et tout intérêt personnel. Elle courut vers la palissade, appela Vandoni d'une voix assurée, et, quand il se fut retourné pour venir à elle, elle fit quelques pas au-devant lui, lui tendit la main et l'embrassa cordialement.

Certes, Vandoni fut touché d'un élan si généreux et si hardi. Il avait espéré trouver une petite vengeance dans la confusion de Lucrezia en présence de son nouvel amant. Il n'avait pas compté qu'elle le rappellerait; c'est pourquoi il avait été bien aise de se faire voir le plus longtemps possible pour prolonger la souffrance de son rival. Mais le cœur de la Floriani était bien au-dessus de toutes ces petitesses, et l'on ne fait pas rougir une femme profondément sincère et vaillante. Vandoni oublia son rôle, et couvrit de baisers et de larmes les mains de son infidèle. Il ne jouait plus le drame, il était vaincu.

– Je ne te permets pas de nous quitter ainsi, lui dit la Lucrezia avec une fermeté calme et affectueuse. Je ne sais d'où tu viens; mais fatigué ou non, tu te reposeras ici, tu verras Salvator à ton aise. Nous causerons de lui ensemble, et nous nous quitterons cette fois plus tranquilles et meilleurs amis qu'auparavant. Tu le veux, n'est-ce pas, mon ami? Nous avons été frères. Voici le moment de le redevenir.

– Mais le prince de Roswald?.. dit Vandoni en baissant la voix.

– Tu crois qu'il sera jaloux? Pas de fatuité, Vandoni! il ne le sera point. Mais tu verras qu'il n'a point entendu dire de mal de toi ici, et que tu as droit à ses égards et à son estime.

– A sa place, je n'aurais jamais souffert qu'un ancien amant…

– Apparemment il vaut mieux que toi, mon ami! Il est plus confiant et plus généreux que tu ne l'étais à mon égard. Viens, je veux te présenter à lui.

– C'est inutile! dit Vandoni qui se sentait faible et attendri, et qui ne pouvait se résoudre à se montrer naturellement à son rival. Je me suis déjà présenté moi-même. Il a été fort poli. Mais tu veux donc absolument que j'entre chez toi? C'est insensé!

Lucrezia ne lui répondit qu'en lui montrant Salvator. Il céda, moitié par tendresse, moitié par malice.

XXVI

S'il n'est guère d'hommes qui puissent se résigner à voir face à face celui qui les remplace dans le cour d'une maîtresse, sans désirer d'en tirer un peu de vengeance, il n'est guère de femmes non plus qui se hasardent, sans un peu de trouble, à mettre ces deux hommes en présence.

Pourtant la Floriani n'éprouva pas le secret malaise qui accompagne de pareilles rencontres. Pourquoi l'eût-elle éprouvé, lorsque, toute sa vie, elle avait joué cartes sur table avec une franchise sans bornes? Il ne s'agissait point là de payer d'audace ou d'habileté pour ménager deux rivaux également trompés. Il y avait un amant avoué dans le présent et un amant avoué dans le passé. Si la passion pouvait être un peu philosophe, l'amant heureux serait plein de courtoisie et de générosité pour l'amant délaissé; mais elle ne l'est pas du tout: elle voudrait accaparer le passé comme le présent et comme l'avenir. Elle s'alarme d'un souvenir, et en cela elle raisonne fort mal; car, en amour, rien n'est moins tentant que de retourner au passé, rien n'est moins dangereux que la vue d'un être qu'on a quitté volontairement et par lassitude.

Malheureusement personne ne connaissait moins le cœur humain que le prince Karol. Le sien était unique en son genre, et chaque fois qu'il voulait rapporter les pensées d'autrui aux siennes propres, il était certain qu'il devait se tromper. Il essaya de se représenter l'émotion qu'il éprouverait si la princesse Lucie venait à lui apparaître, et il s'imagina que si elle se présentait, comme le spectre de Banco, à la table de la Floriani, il tomberait foudroyé, non pas tant de frayeur que de remords et de regret. De là, il partit pour supposer que la Floriani ne pouvait pas revoir Vandoni en chair et en os sans éprouver aussi le regret violent de l'avoir brisé, et le remord d'appartenir sous ses yeux à un autre.

Or, il n'y avait pas de supposition plus injuste et plus absurde que celle-là. Lucrezia revoyait tous les petits travers, tous les innocents ridicules de Vandoni, avec des yeux qu'elle ne se faisait plus conscience d'ouvrir tout grands. Elle comparait cet être, dont elle n'avait jamais été très-enthousiasmée, avec celui qui lui causait un enthousiasme sans bornes. En réalité, d'ailleurs, la comparaison était tellement à l'avantage du prince, que, s'il eût pu lire dans l'âme de sa maîtresse, il aurait vu clairement que la présence de Vandoni redoublait la passion de Lucrezia pour lui-même.

Il ne sut pas comprendre le triomphe de sa position. Son inquiétude jalouse le rendit à cet égard trop modeste, tandis que, d'autre part, le peu de cas qu'il croyait devoir faire de Vandoni le rendait hautain, au point, qu'il se sentait humilié de succéder à un pareil homme. Il ne sut pas cacher son dépit, son anxiété, son mortel déplaisir. Pendant que Vandoni soupait à côté de Lucrezia, il ne put tenir en place. Il sortit pour ne point le voir et l'entendre. Puis il rentra pour l'empêcher d'être entreprenant. Il ne fit qu'aller et venir, en proie à une fièvre terrible, évitant le regard tendre et rassurant de Lucrezia et dédaignant les avances de ce bon Vandoni, qui, grâce à lui, se croyait chargé du rôle de généreux.

Si c'est, comme je le crois, l'orgueil qui nous rend jaloux, il faut avouer que c'est un orgueil bien maladroit et bien inconséquent. Vandoni s'était promis d'abord d'inquiéter un peu son rival par un air de confiance et de familiarité avec Lucrezia. Mais il n'avait point réussi à se donner cet air-là. Il y avait, dans la tranquille bonté de la Floriani, quelque chose de si franc et de si digne, que tout l'art du comédien échouait devant cette absence d'art. Mais le prince prit si bien à tâche d'aider, par sa folie, à la démangeaison d'impertinence de Vandoni, que ce dernier se trouva vengé sans y avoir contribué le moins du monde. Il put se réjouir de voir les angoisses qu'il causait, et, à la fin du souper, il dit à Lucrezia, en suivant des yeux Karol qui sortait pour la dixième fois: «Vous vous vantiez, ma belle amie, ou plutôt vous vantiez votre charmant prince, en me disant qu'il valait mieux que moi, qu'il n'était point jaloux du passé, et qu'il ne souffrirait pas en me voyant. Il souffre au contraire, il souffre trop pour que je reste davantage. Adieu donc! je m'en vais sur cette triste vérité qu'il n'y a point d'amant sublime, et que les ennuis que vous avez cru fuir en me quittant, vous les retrouvez avec un autre. Vous n'avez fait que mettre un beau visage brun à la place d'un visage blond qui n'était pas mal. Le changement est toujours un plaisir pour les femmes! Mais convenez, à présent, que pour être jaloux de vous, je n'étais point un monstre, puisque voici votre nouveau Dieu, votre idole, votre ange, tourmenté par le même démon qui me rongeait le cœur.»

– Vandoni, répondit Lucrezia, j'ignore si le prince est jaloux de toi. J'espère que tu te trompes; mais, comme je ne veux pas que tu m'accuses de feindre avec toi, supposons qu'il le soit en effet: qu'en veux-tu conclure? Que j'ai eu tort de te quitter? Ai-je fait ici un plaidoyer pour te prouver que j'avais eu raison? Non; je crois que le tort est toujours à celui qui veut se soustraire à la souffrance. J'ai eu ce tort: ne me l'as-tu point encore pardonné?

– Ah! qui pourrait garder du ressentiment contre toi? dit Vandoni en lui baisant la main avec une émotion sincère. Je t'aime toujours, je serais toujours prêt à te consacrer ma vie, si tu voulais revenir à moi, même en ne m'aimant pas plus que par le passé!.. car je ne me fais point illusion, tu ne m'as jamais aimé que d'amitié!

– Je ne t'ai, du moins, jamais trompé à cet égard et j'ai fait mon possible pour n'être pas trop ingrate peut-être avions-nous une trop ancienne amitié l'un pour l'autre, peut-être nous sentions-nous trop frères pour être amants!

– Parle pour toi, cruelle! moi…

– Toi, tu es un noble cœur, et, si tu crois faire souffrir en effet le prince, tu vas te retirer. Mais je ne veux pour rien au monde renoncer à ton amitié, et je compte la retrouver plus tard, quand les feux de la jeunesse auront fait place, chez le prince, au calme d'une paisible affection. La mienne pour toi, Vandoni, est fondée sur l'estime; elle est à l'épreuve du temps et de l'absence. Il existe entre nous un lien indissoluble; ma tendresse pour ton fils est un garant pour toi de celle que je te conserve.

– Mon fils! Ah! oui, parlons de mon fils, s'écria Vandoni redevenu tout à fait sérieux. Eh bien, Lucrezia, êtes-vous contente de moi? Ai-je laissé voir à vos autres enfants que celui-là m'appartenait? Ah! quelle étrange position vous m'avez faite! ne jamais entendre le nom de père sortir pour moi de la bouche de mon fils!

– Vandoni, votre fils sait à peine parler, et ne sait encore que mon nom et celui de ses frères. Je ne savais pas si nous nous reverrions jamais… Maintenant, si vous êtes calme, si vous avez pris une décision importante, parlez! Sous quel nom et dans quelles idées dois-je l'élever?

– Ah! Lucrezia, vous savez ma faiblesse pour vous mon dévouement aveugle, ma lâche soumission, devrais-je dire! Si vous ne devez pas vous marier, que votre volonté soit faite, que mon fils porte votre nom, et qu'il me soit seulement permis de le voir et d'être son meilleur ami, après vous. Mais si vous devez devenir princesse de Roswald, j'exige que mon enfant me soit rendu. J'aime mieux lui voir partager ma vie errante et mon sort précaire que d'abandonner mon autorité et mes devoirs à un étranger.

– Mon ami, reprit Lucrezia, il y a plus d'orgueil que de tendresse dans cette résolution, et je n'emploierai qu'un seul argument pour la combattre. En supposant que je me marie demain, Salvator est encore, pour huit ou dix ans, au moins, un petit enfant, et les soins d'une femme lui sont nécessaires. A quelle femme le confierez-vous donc? Avez-vous une sœur, une mère? Non! vous ne pourrez le confier qu'à une maîtresse ou à une servante! Croyez-vous qu'il soit aussi bien soigné, aussi bien élevé, aussi heureux qu'avec moi? Dormirez-vous tranquille, quand, forcé de vous rendre à la répétition tout le jour, et à la représentation tout le soir, vous laisserez ce pauvre enfant à la merci d'une servante infidèle ou d'une marâtre haineuse?

– Non, sans doute! dit Vandoni en soupirant, vous avez raison. De ce que vous êtes riche, indépendante et célèbre, vous avez tous les droits, tous les pouvoirs, même celui de chasser le père et de garder l'enfant.

– Vandoni! tu me fais mal, répondit Lucrezia, ne parle point ainsi. Veux-tu que j'assure, dès à présent, à notre enfant, une partie de ma fortune, dont tu auras la tutelle et la direction? Veux-tu surveiller son éducation, être consulté sur tous les détails, régler son avenir? J'y consens avec joie, pourvu que tu le laisses près de moi et que tu me charges d'être le pouvoir exécutif de tes volontés. Je suis bien sûre que nous nous entendrons sur tous les points, dans l'intérêt d'un être qui nous est plus cher que la vie.

– Non! non! Pas d'aumône! s'écria Vandoni; je ne suis point un lâche, et je mourrai à l'hôpital avant d'accepter de toi un secours déguisé sous un nom, sous une forme quelconque. Garde l'enfant! garde-le tout entier. Je sais bien qu'il ne connaîtra et n'aimera que toi! Ce serait bien vainement qu'un jour je viendrais le réclamer, lui dire qu'il m'appartient, qu'il est forcé de me suivre. Il ne se séparera jamais volontairement d'une mère telle que toi! Allons, le sort en est jeté, je vois que tu vas devenir princesse…

– Rien n'est décidé à cet égard, mon ami, je te le jure, et je te jure surtout, par ce qu'il y a de plus sacré, par ton honneur et par ton fils, que si tu mets à mon mariage la condition que je me séparerai de cet enfant, je ne me marierai jamais!

– Tu es donc toujours la même, ô femme étrange et admirable! s'écria Vandoni exalté. Tu es donc toujours mère avant tout! Tu préfères donc toujours tes enfants à la gloire, à la richesse, à l'amour même!

– A la richesse et à la gloire, très-certainement, répondit-elle avec un sourire calme. Quant à l'amour, dans ce moment-ci, je n'ose te répondre; mais ce qu'il y a de certain, c'est que je connais mon devoir, et que mon premier devoir c'est celui de tout sacrifier, même l'amour, à ces enfants de l'amour. Le plus épris, le plus fidèle des amants peut se consoler, mais des enfants ne retrouvent jamais une mère.

– Eh bien, je pars tranquille, dit Vandoni en lui serrant la main, et je n'exige plus de toi qu'une promesse. Jure-moi de ne point épouser ce prince si charmant, mais si jaloux, avant un an d'ici! Je ne puis me persuader qu'il soit meilleur que moi et qu'il voie toujours d'un œil calme ces gages de tes amours passées. Je connais ta clairvoyance, la fermeté et la promptitude de tes sacrifices quand le sort de tes enfants te semble compromis. Je sais fort bien pourquoi tu n'as pu me supporter longtemps! c'est que j'avais beau faire, je détestais la ressemblance de ta Béatrice avec le misérable Tealdo Soavi. Eh bien, d'ici à un an, le prince de Roswald détestera Salvator, si ce n'est déjà fait; si aujourd'hui, peut-être, la vue de cet enfant ne lui est pas déjà insupportable. Pas d'entraînement trop subit, pas de coups de tête, je t'en supplie, ma chère Lucrezia; et tu resteras toujours libre, car je m'en rends bien compte, maintenant que je suis sage et désintéressé dans la question: la liberté absolue est le seul état qui te convienne, et la tendre mère de quatre enfants de l'amour ne doit pas confier leur sort à la vertu d'un mari, quelque assurée qu'elle soit.

1.L'auteur sait très-bien que l'enfant aurait dû dire appelasse, mais l'enfant ne l'a point dit.
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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