Kitabı oku: «Lucrezia Floriani», sayfa 9
Le père Menapace prit beaucoup de poisson et le vendit fort bien, tant à sa fille qu'à l'aubergiste d'Iseo; ce qui le mit de bonne humeur et l'empêcha de venir faire aucune réprimande fâcheuse à la Lucrezia. Elle alla le voir plusieurs fois par jour, comme à l'ordinaire, mais sans que Karol songeât à l'accompagner; de sorte qu'il oublia l'éloignement et le dégoût que ce sordide vieillard lui avait inspirés d'abord. Enfin, il ne vint personne à la villa Floriani, et rien ne troubla le divin tête-à-tête.
XVI
Il faut dire aussi que le prince aida la destinée par l'heureuse disposition de son esprit, et qu'il ne fit rien pour s'apercevoir de l'étrangeté de sa situation. Habile à se torturer, dans l'habitude de ses sombres et taciturnes rêveries, il laissa le facile caractère et l'aimable sérénité de la Floriani chasser ses tristes pensées et entretenir son bien-être intellectuel.
Ils ne causèrent presque point ensemble: admirable et unique moyen de s'entendre toujours et sur tous les points! leur amour étant à son zénith, ne s'exprima guère qu'en brûlantes divagations, en caresses échangées, en contemplations muettes ou en apostrophes passionnées, en regards extatiques, en douces rêveries à deux.
Si l'on eût pu lire dans ces deux âmes ainsi plongées dans les rêves de l'idéal, on eût pourtant signalé une grande absence de similitude et d'unité entre elles. Tandis que la Floriani, éprise de la nature, associait à son ivresse le ciel et la terre, la lune et le lac, les fleurs et la brise, ses enfants surtout, et souvent aussi le souvenir de ses douleurs passées, Karol, insensible à la beauté extérieure des choses et aux réalités de sa propre vie, noyait son imagination plus exquise ou plus libre dans un monologue exalté avec Dieu même. Il n'était plus sur la terre, il était dans un empyrée de nuages d'or et de parfums, aux pieds de l'Éternel, entre sa mère chérie et sa maîtresse adorée. Si un rayon embrasait la campagne, si un parfum de plantes traversait les airs, et que la Lucrezia en fît la remarque, il voyait cette splendeur et respirait ces délices dans son rêve; mais il n'avait, en réalité, rien vu et rien senti. Quelquefois, quand elle lui disait: «Vois comme la terre est belle!» il lui répondait: «Je ne vois pas la terre, je ne vois que le ciel.» Et elle admirait la profondeur passionnée de cette réponse sans la bien comprendre. Elle regardait les nuages de pourpre du couchant, et ne songeait pas que l'âme de Karol voyait, bien au-dessus des nuages, un Éden fantastique où il croyait se promener avec elle, mais où il était véritablement seul. Enfin, on peut dire que la Floriani voyait la réalité avec le sentiment poétique de l'auteur de Waverley, tandis que son amant, idéalisant la poésie même, peuplait l'infini de ses propres créations, à la manière de Manfred.
Malgré ces différences, leur vol s'était élevé aussi haut que possible, et les choses d'ici-bas ne trouvaient point de place dans leurs épanchements. Ceci était tout à fait opposé aux instincts actifs, secourables, et pour ainsi dire militants de Lucrezia; elle voyageait dans ces espaces comme un aveugle-né qui recouvrerait tout à coup la vue, et qui s'essaierait en vain à comprendre tous ces objets nouveaux et inconnus. Le prince ne pouvait lui donner qu'un aperçu vague de sa propre vision. Il eût cru lui faire injure en pensant qu'elle n'avait pas la vue plus longue que lui, et qu'elle ne s'expliquait pas le prodige à elle-même mille fois mieux qu'il n'eût pu le lui expliquer. Quant à elle, perdue dans cette immensité, mais ravie de cette course aventureuse à travers un nouveau monde, elle ne songeait guère à l'interroger sur ce qu'il éprouvait. Elle sentait l'insuffisance de la parole humaine pour la première fois, elle qui l'avait tant étudiée et qui s'en était si bien servie! Mais, humble comme on l'est quand on idolâtre un autre que soi-même, elle croyait que tout ce qu'elle eût pu dire ou entendre n'était rien auprès de ce que pensait et sentait son amant.
Elle n'avait pas encore éprouvé la fatigue attachée à cette tension de l'âme au-dessus de la région qu'elle habite naturellement, lorsque Salvator vint rompre le tête-à-tête, et, cependant, elle le vit arriver avec une satisfaction instinctive, et le reçut à bras ouverts. Il tombait à l'improviste, il n'avait point écrit depuis huit jours; on était un peu inquiet de lui, la Floriani plus que Karol pourtant, bien qu'elle ne l'aimât pas autant que le prince devait l'aimer, mais par suite de cette sollicitude naturelle qui trouvait moins de place dans le ravissement surhumain du jeune prince.
Ce dernier avait paru et cru désirer sans doute le retour de son fidèle ami; mais quand il entendit les grelots des chevaux de poste s'arrêter à la grille de la villa, sans qu'il sût de quoi il s'agissait, son cœur se serra. L'ancien pressentiment effacé et oublié se réveilla tout à coup. «Mon Dieu! s'écria-t-il en pressant convulsivement le bras de la Lucrezia, nous ne sommes plus seuls; je suis perdu! Ah! je voudrais mourir maintenant!
– Mais non! répondit-elle; si c'est un étranger, je ne le reçois pas; mais ce ne peut être que Salvator, mon cœur me l'annonce, et c'est le complément de notre bonheur.»
Le cœur de Karol ne l'avertissait pas, et, malgré lui, il souhaitait que ce fût un étranger, afin qu'on le renvoyât. Il reçut pourtant son ami avec un profond attendrissement; mais une tristesse involontaire s'était déjà emparée de lui. C'était un changement dans cette existence qu'il savourait si complète, et qui ne pouvait que perdre à une modification quelconque.
Salvator lui sembla plus bruyant, plus vivant que jamais, dans le sens matériel du mot. Il ne s'était point trouvé heureux loin d'eux, mais il s'était distrait et amusé, en dépit des contrariétés et des mécomptes que l'on trouve dans la vie de plaisir. Il raconta tout ce qu'il pouvait raconter de son séjour à Venise. Il parla de bals dans les vieux palais, de promenades sur les lagunes, de musique dans les églises, et de processions autour de la place Saint-Marc; puis de rencontres fortuites et agréables, d'un ami Français, d'une belle Anglaise de sa connaissance, de hauts personnages allemands et slaves, parents de Karol; enfin, il fit passer, sur le prisme radieux où Karol s'était oublié, la petite lanterne magique du monde.
Dans tout ce qu'il disait, il n'y avait rien de désagréable ni d'émouvant en aucune sorte. Mais Karol sentit pourtant un affreux malaise, comme si, au milieu d'un concert sublime, une vielle criarde venait mêler des sons aigus et un motif musical vulgaire, aux pensées divines des grands maîtres. On ne pouvait lui parler de personne qui l'intéressât désormais, ni de rien qui ne lui semblât au-dessous de sa situation morale et indigne d'être mentionné. Il essaya de ne pas écouter; mais, malgré lui, il entendit Salvator dire à la Floriani: «Ah çà, que je te donne donc des nouvelles qui t'intéressent à ton tour! J'ai rencontré beaucoup de tes amis, je devrais dire tout le monde, car tout le monde t'adore, et aucun de ceux qui t'ont vue, ne fût-ce qu'un soir et sur le théâtre, ne peut t'oublier. J'ai vu Lamberti, ton ancien associé de direction, qui pleure ta retraite et dit que le théâtre est maintenant perdu en Italie. J'ai vu le comte Montanari, de Bergame, qui ne parlera jusqu'à son dernier soupir, que de la journée que tu as bien voulu passer dans sa villa; et le petit Santorelli qui est toujours amoureux de toi!.. et la comtesse Corsini qui t'a connue à Rome, et chez laquelle tu as bien voulu lire, un soir, un drame de son ami l'abbé Varini! une mauvaise pièce, à ce qu'il paraît, mais que tu as si bien dite, que tout le monde l'a crue bonne et que tous les yeux ont été baignés de pleurs.
– Ne me rappelle pas mes vieux péchés, répondit la Lucrezia. C'en est un mortel, peut-être, que de déclamer avec soin et conscience une platitude. C'est tromper l'auteur et l'auditoire. Dieu merci, je ne suis plus exposée à commettre de pareilles fautes! Et dis-moi, qui as-tu rencontré encore?
Le prince soupira. Il ne concevait pas que tout cela pût intéresser sa maîtresse. Salvator nomma encore une demi-douzaine de personnes, et la Floriani, qui n'y mettait réellement aucun intérêt marqué, l'écouta cependant avec cette obligeance qu'on doit à ses amis. Mais il y eut un nom qu'elle recueillit pourtant avec une certaine sollicitude. C'était celui de Boccaferri, un pauvre artiste qu'elle avait sauvé plusieurs fois des désastres de la misère, quoiqu'elle n'eût jamais eu pour lui le moindre amour, ni la plus légère velléité d'engouement.
– Quoi! encore une fois endetté à ce point? dit-elle, lorsque Salvator lui eut donné de ses nouvelles avec un certain détail; il est donc impossible de le sauver de son désordre et de son imprévoyance, ce malheureux!
– Je le crains.
– C'est égal, il faudra l'essayer encore.
– J'ai prévenu ton désir, je lui ai donné quelques secours.
– Oh! je t'en remercie, c'est bien de ta part! Je te restituerai cela, Salvator.
– Quelle folie! tu veux m'empêcher de faire la charité?
– Non, mais celle-ci n'est peut-être pas très-bien placée, et c'est à ma considération que tu l'as faite, car tu connaissais très-peu Boccaferri, et je suis sûre qu'il s'est servi de mon nom pour t'intéresser à son sort.
– Qu'importe! Une pouvait invoquer une patronne plus puissante. D'ailleurs, je l'aime, ce drôle-là, il m'amuse: il a tant d'esprit!
– Et tant de talent! ajouta la Floriani, s'il voulait et s'il savait en faire usage! Pauvre Boccaferri!..
Karol n'en entendit pas davantage; il était resté un peu en arrière, dans l'allée du parc où l'on se promenait en causant ainsi. Puis, il s'arrêta, et regarda si, au détour de cette allée, Lucrezia se retournerait pour le regarder. Mais elle ne se retourna pas; elle était occupée à chercher avec Salvator un moyen d'employer le savoir-faire de Boccaferri, comme peintre de décorations à tout autre théâtre que Milan, Naples, Florence, Rome, Venise, etc., tous lieux d'où son inconduite et son humeur fantasque l'avaient fait chasser successivement.
– Tu dis que trois cents francs de plus le décideraient peut-être à entreprendre le voyage de Sinigaglia où il trouverait de l'occupation, du moins pendant le temps des fêtes? Eh bien! je vais les lui envoyer, car je comprends bien le dégoût qu'il éprouve à arriver, pressé d'argent, et forcé de se mettre à la discrétion de ceux qui l'emploient. C'est ainsi que la misère engendre et décuple la misère!
En parlant ainsi, la Lucrezia ne songeait qu'à remplir un devoir de pitié et de charité; et même, par un de ces instincts de pudeur qui sont propres à la bienfaisance, elle avait baissé la voix, et hâté un peu le pas pour n'être point entendue de Karol, peut-être aussi parce qu'elle pressentait que c'était là un sujet trop vulgaire pour l'intéresser.
Mais, par malheur, elle se trompa, pour la première fois, dans ce qui convenait à la disposition de son esprit. Il ne s'intéressait que trop à ce qu'elle disait; il eût voulu n'en pas perdre un mot, et cependant il eût rougi d'essayer de l'entendre malgré elle. Il s'arrêta, hésita un instant, et quand il l'eut perdue de vue un vertige le saisit, et il s'imagina qu'un abîme venait de se creuser entre eux.
Que s'était-il donc passé, et qu'y avait-il là qui dût faire souffrir? Rien! mais il faut moins que rien pour faire tomber, du sommet de l'empyrée au fond des gouffres de l'enfer, celui qui aspire à la gloire des dieux. Ces vieux classiques, dont nous nous sommes si sottement moqués, imaginèrent qu'une mouche avait suffi pour précipiter dans les abîmes de l'espace l'audacieux mortel qui voulait guider le char de Phœbus dans sa route céleste. Trouvons donc aujourd'hui une métaphore plus juste et plus ingénieuse pour exprimer le peu que nous sommes, et le peu qu'il faut pour troubler nos ravissements sublimes! mais je ne m'en charge pas; je ne puis que dire en vile prose: le prince Karol avait pris trop haut son essor pour redescendre peu à peu. Il fallut tomber tout à coup et sans cause apparente. Ils étaient sans doute bien fougueux et bien robustes, les coursiers-géants du soleil; et le taon qui leur fit prendre le mors aux dents est un bien pauvre et bien petit insecte!
Karol quitta le jardin, courut s'enfermer dans sa chambre, et s'y promena, poursuivi par les Furies. Cette âme, tout à l'heure si magnanime et si forte, n'était plus que le jouet des plus misérables illusions. Qu'était-ce donc que ce Boccaferri si intéressant aux yeux de Lucrezia? Quelque ancien amant peut-être! Il se rappelait ce que, depuis le premier jour de leur rencontre, il avait totalement oublié, à savoir qu'elle avait eu beaucoup d'amants. – Et pourquoi revenait-elle avec tant de sollicitude à un souvenir indigne d'elle, lorsque lui, le fiancé de Lucie, il avait sacrifié jusqu'au portrait de cette chaste vierge, pour n'avoir pas seulement l'image d'une autre que Lucrezia en sa possession?
Plus il s'efforçait d'expliquer naturellement un fait si simple, plus il y trouvait de mystère et de complications désespérantes. Elle avait baissé la voix, elle avait doublé le pas en parlant avec Salvator. Cela était bien certain. Elle ne s'était pas retournée au bout de l'allée pour voir s'il la suivait; elle qui, depuis un mois, n'avait pas perdu une seconde du temps qu'elle pouvait lui consacrer sans négliger ses devoirs de famille! Et maintenant elle marchait encore, appuyée sur le bras du comte, parlant avec chaleur sans doute de ce terrible souvenir, de ce mystérieux personnage dont elle ne lui avait jamais dit un mot! Il s'étonnait de cela, comme si la Floriani ne lui avait jamais rien raconté de sa vie, comme s'il ne l'avait pas cent fois conjurée, au contraire, de ne jamais s'accuser devant lui, et d'oublier en masse toutes les émotions du passé, pour se concentrer dans la jouissance du présent.
Enfin elle ne revenait pas, elle ne se demandait pas où il pouvait être, pourquoi il l'avait quittée. Les minutes duraient des heures, des années! Et Salvator, cet ami sans délicatesse, qui venait la distraire par de pareils soucis et jeter des noms empoisonnés dans la coupe de leur bonheur! Karol souffrit tant dans l'espace d'un quart d'heure, qu'il lui sembla avoir vieilli d'un siècle, quand il entendit, en frissonnant, les voix de la Floriani et du comte passer sous sa fenêtre. Elle riait! Salvator lui rappelait des bons mots, des traits d'originalité de Boccaferri. Vraiment elle en riait, et son amant subissait la torture sans qu'elle daignât s'en douter!
Certainement, elle était bien loin de s'en douter, la pauvre Lucrezia! elle n'était guère inquiète de ne pas le voir à ses côtés, et se disait seulement que, ce sujet de conversation lui étant étranger, il avait préféré s'ensevelir dans ses rêveries accoutumées. Combien de fois, lorsqu'elle approchait de la chaumière de Menapace, ne lui avait-il pas dit qu'il aimait mieux ne pas y entrer, et attendre sous les acacias roses, au bord du lac, pour continuer à s'entretenir avec elle en imagination!
Cependant l'instinct du cœur la ramenait vers lui plus vite que Salvator ne l'eût souhaité. Il eût voulu la retenir dans le parc et la faire parler de son amour. Mais elle avait fait assez de pas dans la voie d'exclusion que Karol lui avait ouverte, pour n'être pas aussi pressée qu'elle l'était ordinairement de s'abandonner avec franchise à la confiance et à l'amitié. Elle craignait, cette fois, de mal exprimer l'immensité de son bonheur, ou de n'être pas assez complètement comprise. Elle répondit en peu de mots; et, avec plus de finesse qu'elle n'en avait de son propre mouvement, elle ramena la conversation sur Boccaferri et la promenade vers la maison, car elle cherchait en vain Karol dans le jardin. Ses regards ne l'y découvraient point.
A peine rentrée au salon, elle prit le premier prétexte, et monta à l'appartement du prince. Il était dans un état si violent, que sa figure en était bouleversée. Il sentait, d'ailleurs, une sourde fureur gronder au fond de sa poitrine. Craignant de ne pouvoir feindre, ne voulant pas se montrer ainsi et perdant la tête, dès qu'il entendit marcher dans la galerie, il se précipita dans l'escalier par une autre porte, et, laissant la Floriani le chercher et l'appeler, il s'enfuit sur la grève du lac.
Mais bientôt, voyant sortir des bosquets voisins le nuage de tabac que Salvator promenait toujours comme une auréole autour de sa tête, il pensa que son ami allait le rejoindre, et, craignant ses regards encore plus que ceux de Lucrezia, il se jeta dans la cabane de roseaux du vieux Menapace, certain qu'on ne viendrait pas le chercher là où il ne pénétrait jamais. Il venait de voir le vieillard quitter le rivage sur sa barque, avec Biffi, et Karol se flattait de pouvoir rester seul encore le temps nécessaire pour retrouver l'empire de sa volonté et l'apparence du calme.
XVII
Il ne tarda pas à se tranquilliser, en effet, et à se reprocher d'avoir fait un rêve monstrueux. L'aspect de cette chaumière dans laquelle il n'était jamais entré encore depuis le jour de son arrivée, et qu'à ce moment-là il n'avait nullement examinée, le remplit d'une émotion étrange lorsqu'il s'y trouva seul et sous l'empire de la passion.
L'intérieur de cette maison rustique, entretenu avec la propreté dont Biffi était doué, n'avait subi aucun changement depuis l'enfance de la Floriani, et si le vieux pêcheur avait consenti à grand'peine à des réparations nécessaires concernant la solidité et l'assainissement, il n'avait pas voulu permettre qu'on renouvelât ses meubles, et qu'on rajeunît l'étoffe grossière de ses rideaux. Le seul objet qui sentît la civilisation, c'était une grande gravure encadrée de palissandre et placée dans le fond du lit du vieillard. Karol se pencha pour la regarder; c'était la Floriani, dans toute sa beauté, dans toute sa gloire, en costume de Melpomène, avec le diadème antique, l'épaule nue, le sceptre à la main. Une belle vignette encadrait cette noble figure, et portait dans ses ornements les divers attributs de plusieurs muses: le masque de Thalie, le brodequin à côté du cothurne, la trompette, les livres, les perles, les myrtes de Calliope, d'Erato et de Polymnie. Un distique, en vers italiens d'un goût académique, exprimait l'idée que, comme tragédienne, comédienne, poëte héroïque et historique, letterata, etc., etc., Lucrezia Floriani réunissait en elle tous les talents et toutes les sciences qui font la gloire du théâtre et des lettres.
Cette gravure était un hommage des dilettanti de Rome que la Floriani n'avait pas voulu placer dans sa villa, et dont son père s'était emparé, parce qu'il avait ouï dire à un domestique qu'une aussi belle épreuve valait deux cents francs.
Il l'avait placée au-dessus d'un petit pastel qui intéressa Karol bien davantage et qui représentait une petite fille de dix à douze ans, en costume de paysanne, avec une rose sur l'oreille, une grande épingle d'argent dans les cheveux, une fine chemisette blanche et un corset rouge-brique. Ce portrait, sans être d'une exécution habile, était d'une naïveté charmante. C'était bien là l'air franc et candide d'un enfant, intelligent par la pensée, simple par le cœur et l'éducation. Au-dessous, on lisait: Antonietta Menapace, dessinée d'après nature à l'âge de dix ans par sa marraine Lucrezia Ranieri.
En voyant ces deux portraits qui présentaient là, sous le chaume natal, un si étrange contraste, la petite fille des champs et la grande artiste, l'enfant obscur et heureux, et la femme célèbre et infortunée, la première si jolie, si paisible, avec son sourire d'innocence et d'abandon enjoué, sa forte poitrine de garçon chastement couverte d'une épaisse et rude chemise; la seconde, si belle, si sévère, avec son regard expressif, son attitude superbe, son sein de déesse à peine voilé par la draperie classique, Karol eut un sentiment d'effroi et de douleur. Il ne pouvait nier que les deux portraits ne fussent ressemblants, et que Lucrezia n'eût conservé ou recouvré dans le calme de sa vie actuelle, beaucoup de l'expression suave et touchante de l'innocente Antonietta Menapace. Mais ce qu'elle avait acquis de noblesse, de grâce et de séduction en devenant la Floriani, avait laissé aussi une empreinte qui, pour la première fois, lui fit peur, lorsqu'il vit son image aussi ornée et révélée par l'admiration des artistes. Cette auréole lui brûlait les yeux, et il avait besoin de les reporter sur la rose des champs qui parait le front de la petite fille. Il lui semblait que la muse échappait par le passé à sa jalouse possession, tandis que l'enfant, n'appartenant qu'à Dieu, ne lui était point disputée.
Il eut pourtant le courage d'examiner minutieusement la muse; mais quel fut son trouble lorsqu'il lut en petits caractères, au-dessous de la vignette, que cet ornement avait été composé et dessiné par Jacopo Boccaferri?
Il l'avait oublié, et il le retrouvait là, ce nom maudit, qui, bien à tort sans doute, bouleversait son imagination depuis une heure. Boccaferri n'était pas l'auteur du portrait; c'était la signature d'un artiste plus célèbre, mais enfin il avait travaillé à cet ouvrage; il avait peut-être vu la Floriani poser devant le peintre avec cette tunique transparente, et dans cet éclat de jeunesse, de force et de beauté, dont lui, Karol, ne possédait plus que le déclin. Enfin, il l'avait beaucoup connue, et bien intimement, ce Boccaferri, puisqu'il acceptait d'elle des secours sans rougir! A quel point, à moins d'être un misérable, faut-il être lié avec une femme pour recevoir l'aumône de sa main? et si c'était, en effet, un artiste avili par le désordre et la débauche jusqu'à mendier, comment Lucrezia, cette sainte que Karol adorait, avait-elle de semblables amis?
«Quand on est la maîtresse du prince Karol, comment peut-on se rappeler de pareils camarades!»
L'orgueil insensé, qui naît de l'amour et engendre la jalousie, ne formule pas clairement de pareilles sottises dans la conscience de l'homme qu'il possède. Mais il les lui souffle si bas à l'oreille, qu'il en est transporté de colère, sans pouvoir se rendre compte de ce qui produit en lui cette rage et cette douleur.
Karol prit sa tête à deux mains et fut tenté de se la frapper contre les murs. Si les actes de violence n'eussent été en dehors de ses habitudes et de ses principes d'éducation, il eût anéanti cette image fatale. Mais il se calma peu à peu en contemplant la fière sérénité de ce regard attaché sur lui. Le regard d'un portrait bien rendu a en soi quelque chose d'effrayant par cette fixité rêveuse qui semble vous interroger sur ce que vous pensez de lui. Karol en subit le prestige. La tragédienne semblait lui dire: «De quel droit m'interroges-tu? Est-ce que je t'appartiens? Est-ce toi qui m'as donné mon sceptre et ma couronne? Baisse tes yeux curieux et insolents, car je ne baisse jamais les miens, et ma fierté brisera la tienne.»
Le cerveau de Karol, affaibli déjà par cette lutte violente contre lui-même, passa par diverses hallucinations. Il détourna ses yeux avec un sentiment de terreur puérile, et les reporta sur le charmant pastel. Il y découvrit des grâces nouvelles, et, vaincu peu à peu par la pureté de son regard doux et profond, il fondit en larmes, croyant presser sur son cœur la tête brune de l'angélique Antonietta.
La Lucrezia, qui l'avait cherché partout et qui venait demander à son père ou à Biffi, s'ils ne l'avaient point rencontré, entra en cet instant, et, tout effrayée de le voir pleurer ainsi, elle s'élança vers lui et le serra dans ses bras avec anxiété, en lui prodiguant les plus doux noms et les questions les plus inquiètes.
Il ne pouvait ni ne voulait répondre. Comment lui eût-il avoué et fait comprendre tout ce qui venait de se passer en lui? Il en rougissait, et il faut dire, à la gloire de l'amour, que si Karol avait eu la précipitation et l'injustice d'un enfant gâté, il eut aussitôt l'effusion de reconnaissance et d'amour d'un enfant qu'on a bien sujet d'adorer. A peine eut-il senti l'étreinte de ces bras puissants, qui lui avaient servi de refuge contre les terreurs de la mort, à peine son cœur, paralysé par la souffrance, se fut-il ranimé au contact de ce cœur maternel, qu'il oublia sa folie et se sentit encore le plus heureux, le plus soumis, le plus confiant des mortels.
Il eût mieux aimé mourir en cet instant que d'outrager sa chère maîtresse par l'aveu d'un soupçon. Il avait sous la main un prétexte bien touchant et bien simple pour lui expliquer son émotion et ses larmes; ce fut de lui montrer le petit pastel, et la Floriani, attendrie de cette délicatesse de cœur, pressa contre ses lèvres avec enthousiasme les belles mains et les beaux cheveux de son jeune amant. Jamais elle ne s'était sentie si heureuse et si fière d'inspirer un grand amour. Elle ne se doutait guère, la pauvre femme, que, peu de minutes auparavant, elle lui était presque un objet d'horreur.
– Cher ange, lui dit-elle, je n'aurais jamais osé vaincre la répugnance que tu éprouvais à entrer ici. J'avais bien deviné, quoique tu ne m'en eusses jamais parlé, que les bizarreries de mon vieux père ne pouvaient te sembler aimables; mais, puisque le hasard, ou je ne sais quel instinct de cœur, t'a amené dans ma chaumière natale, et puisque nous sommes seuls, je veux te la montrer en détail. Viens!
Elle le prit par la main, et le conduisit au fond de la pièce où ils se trouvaient, et qui, avec celle où ils entrèrent et une sorte de cellier encombré de vieux meubles brisés et hors de service, dont Menapace ne voulait pas perdre les morceaux, composait tout ce local rustique.
La chambre que la Lucrezia ouvrait au prince était celle qu'elle avait habitée durant son enfance; c'était une espèce de soupente, éclairée d'une seule lucarne étroite, toute tapissée à l'extérieur de vignes sauvages et de folles clématites. Un grabat, avec une paillasse de roseaux, couverte d'indienne raccommodée en mille endroits, des figurines de saints en plâtre grossièrement coloriées, quelques dessins collés à la muraille et tellement noircis par le temps et l'humidité, qu'on n'y distinguait plus rien, un pavé raboteux et inégal, une chaise, un coffre et une petite table en bois de sapin, tel était l'intérieur misérable où la fille du pêcheur avait passé ses premières années et senti couver en elle les dons de la force et du génie.
– C'est là que mon enfance s'est écoulée, dit-elle au prince, et mon père, soit par esprit de conservation, soit par un reste de tendresse mal étouffée sous ses ressentiments austères, n'y a rien changé, rien dérangé pendant ma longue et dure pérégrination à travers le monde. Voilà mon lit de petite fille, où je me souviens d'avoir dormi, les jambes pliées et douloureuses à mesure que je devenais trop grande pour l'occuper. Voilà, à mon chevet, une branche de buis bénit qui tombe en poussière, et que j'y ai attachée le jour des Rameaux, la veille de mon départ… de ma fuite avec Ranieri! Voilà le portrait de Joachim Murat, cette grossière statuette de plâtre, qu'un colporteur m'avait vendue pour l'effigie de mon patron saint Antoine, et devant laquelle j'ai fait si longtemps mes prières de la meilleure foi du monde. Tiens, voici encore un dévidoir, des moules et des navettes qui m'ont servi à faire des filets pour les poissons. Ah! que de mailles j'ai sautées ou rompues, quand ma tête m'emportait loin de ce travail monotone, le seul que mon père me permît, en dehors des soins du ménage! Comme j'ai souffert du froid, du chaud, des cousins, des scorpions, de la solitude et de l'ennui, dans cette chère petite prison! comme je l'ai quittée avec joie, et sans même songer à lui dire un adieu, le jour où ma chère marraine me dit: «Tu deviendrais malade ou contrefaite si tu restais dans cette chambre et dans ce lit. Viens demeurer chez moi. Tu n'y seras pas aussi bien que je le voudrais et que tu pourrais l'être, car mon mari, pour être plus riche que ton père, n'est pas moins économe. Mais je veillerai à tes besoins en cachette, je t'apprendrai tout ce que tu as soif d'apprendre, tu me soigneras dans mes souffrances, tu me tiendras compagnie. Tu passeras pour ma servante, car M. Ranieri ne me permettrait pas de te prendre pour amie. Mais nous ne le serons pas moins dans cet échange de services.» Admirable et excellente femme, qui devina mes facultés et me les fit découvrir à moi-même! Hélas! c'est elle aussi qui m'a fait cueillir le fruit du bien et du mal à l'arbre de la science!
«Et puis, quand son fils m'aima, et que le vieux Ranieri me chassa de sa maison, je revins habiter encore une fois ma petite chambre misérable, j'avais alors quinze ans. Mon père voulait me forcer à épouser un rustre de ses amis, trop vieux pour moi, dur, laborieux, avide de gain, violent, et bien surnommé Mangiafoco. J'en avais peur. Je me cachais dans les buissons du rivage pour l'éviter; et quand mon père allait pêcher, la nuit, aux flambeaux, je me barricadais dans cette pauvre soupente, dans la crainte de ce Mangiafoco que je voyais rôder autour de la maison. Mon jeune amant voulait le tuer. Je vivais dans des transes affreuses, car Mangiafoco était capable de l'assassiner le premier.
«Cette existence n'était pas supportable. Quand je suppliais mon père de me protéger contre ce bandit, il me répondait: «Il ne te veut pas de mal, il t'aime à la folie. Épouse-le, il est riche; ce sera ton bonheur.» Et, quand j'essayais de me révolter, il me reprochait mon amour insensé pour le fils de mes maîtres, et me menaçait de me livrer à la passion brutale de Mangiafoco, qui saurait bien ainsi me forcer à devenir sa femme. Mon père ne l'eût pas fait, je le savais bien, car je l'avais entendu dire à cet homme qu'il le tuerait s'il cherchait seulement à m'effrayer. Mais si mon père était capable de venger ainsi l'honneur de sa famille, il n'avait pas assez de délicatesse pour ne pas essayer de violenter mon penchant par la terreur. En outre, l'ennui me dévorait. Je m'étais fait, auprès de ma bienfaitrice, une douce habitude des occupations de l'intelligence. Le travail fastidieux du filet laissait trop libre carrière à mon imagination. J'étais dévorée du rêve et du désir d'une existence toute contraire à celle qu'on m'imposait. J'acceptai donc les offres longtemps repoussées de Ranieri. Notre amour était chaste encore: il me jurait qu'il le serait toujours, et qu'en le voyant fuir, son père consentirait à notre mariage. Enfin, il m'enleva, et c'est par cette petite fenêtre, qu'à l'aide d'une planche jetée sur l'eau qui en baigne le pied, je me sauvai au milieu de la nuit.