Kitabı oku: «Mattea»
I
Le temps devenait de plus en plus menaçant, et l'eau, teinte d'une couleur de mauvais augure que les matelots connaissent bien, commençait à battre violemment les quais et à entre-choquer les gondoles amarrées aux degrés de marbre blanc de la Piazetta. Le couchant, barbouillé de nuages, envoyait quelques lueurs d'un rouge vineux à la façade du palais ducal, dont les découpures légères et les niches aiguës se dessinaient en aiguilles blanches sur un ciel couleur de plomb. Les mâts des navires à l'ancre projetaient sur les dalles de la rive des ombres grêles et gigantesques, qu'effaçait une à une le passage des nuées sur la face du soleil. Les pigeons de la république s'envolaient épouvantés, et se mettaient à l'abri sous le dais de marbre des vieilles statues, sur l'épaule des saints et sur les genoux des madones. Le vent s'éleva, fit claquer les banderoles du port, et vint s'attaquer aux boucles roides et régulières de la perruque de ser Zacomo Spada, comme si c'eût été la crinière métallique du lion de Saint-Marc ou les écailles de bronze du crocodile de Saint-Théodore.
Ser Zacomo Spada, le marchand de soieries, insensible à ce tapage inconvenant, se promenait le long de la colonnade avec un air de préoccupation majestueuse. De temps en temps il ouvrait sa large tabatière d'écaille blonde doublée d'or, et y plongeait ses doigts, qu'il flairait ensuite avec recueillement, bien que le malicieux sirocco eût depuis longtemps mêlé les tourbillons de son tabac d'Espagne à ceux de la poudre enlevée à son chef vénérable. Enfin, quelques larges gouttes de pluie se faisant sentir à travers ses bas de soie, et un coup de vent ayant fait voler son chapeau et rabattu sur son visage la partie postérieure de son manteau, il commença à s'apercevoir de l'approche d'une de ces bourrasques qui arrivent à l'improviste sur Venise au milieu des plus sereines journées d'été, et qui font en moins de cinq minutes un si terrible dégât de vitres, de cheminées, de chapeaux et de perruques.
Ser Zacomo Spada, s'étant débarrassé non sans peine des plis du camelot noir que le vent plaquait sur son visage, se mit à courir après son chapeau aussi vite que purent lui permettre sa gravité sexagénaire et les nombreux embarras qu'il rencontrait sur son chemin: ici un brave bourgeois qui, ayant eut la malheureuse idée d'ouvrir son parapluie et s'apercevant bien vite que rien n'était moins à propos, faisait de furieux efforts pour le refermer et s'en allait avec lui à reculons vers le canal; là une vertueuse matrone occupée à contenir l'insolence de l'orage engouffré dans ses jupes; plus loin un groupe de bateliers empressés de délier leurs barques et d'aller les mettre à l'abri sous le pont le plus voisin; ailleurs un marchand de gâteaux de maïs courant après sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo après son excellent couvre-chef. Après bien des peines, le digne marchand de soieries parvint à l'angle de la colonnade du palais ducal, où le fugitif s'était réfugié; mais au moment où il pliait un genou et allongeait un bras pour s'en emparer, le maudit chapeau repartit sur l'aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons, côtoyant le canal avec beaucoup de grâce et d'adresse.
Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras sur sa poitrine d'un air consterné, puis s'apprêta courageusement à poursuivre sa course, tenant d'une main sa perruque pour l'empêcher de suivre le mauvais exemple, de l'autre serrant les plis de son manteau, qui s'entortillait obstinément autour de ses jambes. Il parvint ainsi au pied du pont de la Paille, et il mettait de nouveau la main sur son tricorne, lorsque l'ingrat, faisant une nouvelle gambade, traversa le petit canal des Prisons sans le secours d'aucun pont ni d'aucun bateau, et s'abattit comme une mouette sur l'autre rive. «Au diable le chapeau! s'écria ser Zacomo découragé; avant que je n'aie traversé un pont, il aura franchi tous les canaux de la ville. En profite qui voudra! …»
Un tempête de rires et de huées répondit en glapissant à l'exclamation de ser Zacomo. Il jeta autour de lui un regard courroucé, et se vit au milieu d'une troupe de polissons qui, sous leurs guenilles et avec leurs mines sales et effrontées, imitaient son attitude tragique et le froncement olympien de son sourcil. «Canaille! s'écria le brave homme en riant à demi de leurs singeries et de sa propre mésaventure, prenez garde que je ne saisisse l'un de vous par les oreilles et que je ne le lance avec mon chapeau au milieu des lagunes!»
En proférant cette menace, ser Zacomo voulut faire le moulinet avec sa canne; mais comme il levait le bras avec une noble fureur, ses jambes perdirent l'équilibre; il était près de la rive, et il abandonna le pavé pour aller tomber …
II
Heureusement la gondole de la princesse Veneranda se trouvait là, arrêtée par un embarras de barques chioggiotes, et faisait de vains efforts de rames pour les dépasser. Ser Zacomo, se voyant lancé, ne songea plus qu'à tomber le plus décemment possible, tout en se recommandant à la Providence, laquelle, prenant sa dignité de père de famille et de marchand de soieries en considération, daigna lui permettre d'aller s'abattre aux pieds de la princesse Veneranda, et de ne point chiffonner trop malhonnêtement le panier de cette illustre personne.
Néanmoins la princesse, qui était fort nerveuse, jeta un grand cri d'effroi, et les polissons pressés sur la rive applaudirent et trépignèrent de joie. Il restèrent là tant que leurs huées et leurs rires purent atteindre le malheureux Zacomo, que la gondole emportait trop lentement à travers la mêlée d'embarcations qui encombraient le canal.
La princesse grecque Veneranda Gica était une personne sur l'âge de laquelle les commentateurs flottaient irrésolus, du chiffre quarante au chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un corps baleiné, d'une rigidité majestueuse. Pour se dédommager de cette contrainte où, par amour de la ténuité, elle condamnait une partie de ses charmes; et pour paraître encore jeune et folâtre, elle remuait à tout propos les bras et la tête, de sorte qu'on ne pouvait être assis près d'elle sans recevoir au visage à chaque instant son éventail ou ses plumes. Elle était d'ailleurs bonne, obligeante, généreuse jusqu'à la prodigalité, romanesque, superstitieuse, crédule et faible. Sa bourse avait été exploitée par plus d'un charlatan, et son cortège avait été grossi de plus d'un chevalier d'industrie. Mais sa vertu était sortie pure de ces dangers, grâce à une froideur excessive d'organisation que les puérilités de la coquetterie avaient fait passer à l'état de maladie chronique.
Ser Zacomo Spada était sans contredit le plus riche et le plus estimable marchand de soieries qu'il y eût dans Venise. C'était un de ces véritables amphibies qui préfèrent leur île de pierre au reste du monde, qu'ils n'ont jamais vu, et qui croiraient manquer à l'amour et au respect qu'ils lui doivent s'ils cherchaient à acquérir la moindre connaissance de ce qui existe au déjà. Celui-ci se vantait de n'avoir jamais mis le pied en terre ferme, et de ne s'être jamais assis dans un carrosse. Il possédait tous les secrets de son commerce, et savait au juste quel îlot de l'Archipel ou quel canton de la Calabre élevait les plus beaux mûriers et filait les meilleures soies. Mais là se bornaient absolument ses notions sur l'histoire naturelle terrestre. Il ne connaissait de quadrupèdes que les chiens et les chats, et n'avait vu de boeuf que coupé par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait des chevaux une idée fort incertaine, pour en avoir vu deux fois dans, sa vie à de 'certaines solennités où, pour divertir et surprendre le peuple, le sénat avait permis à des troupes de bateleurs d'en amener quelques-uns sur le quai des Esclavons. Mais ils étaient si bizarrement et si pompeusement enharnachés, que ser Zacomo et beaucoup d'autres avaient pu penser que leurs crins, étaient naturellement tressés et mêlés de fils d'or et d'argent. Quant aux touffes de plumes rouges et blanches dont on les avait couronnés, il était hors de doute qu'elles appartenaient à leurs têtes, et ser Zacomo, en faisant à sa famille la description du cheval, déclarait que cet ornement naturel était ce qu'il y avait de plus beau dans l'animal extraordinaire apporté de la terre ferme. Il le rangeait d'ailleurs clans l'espèce du boeuf, et encore aujourd'hui beaucoup de Vénitiens ne connaissent pas le cheval sous une autre dénomination que celle de boeuf sans cornes, bue senxa corni.
Ser Zacomo était méfiant à l'excès quand il s'agissait de risquer un sequin dans une affaire, crédule comme un enfant et capable de se ruiner quand on savait s'emparer de son imagination, que l'oisiveté avait rendue fort impressionnable; laborieux et actif, mais indifférent à toutes les jouissances que pouvaient lui procurer ses bénéfices; amoureux de l'or monnayé, et dilettante di musica, bien qu'il eût la voix fausse et battit toujours la mesure à contre-temps; doux, souple, et assez adroit pour régner au moins sur son argent sans trop irriter une femme acariâtre; pareil d'ailleurs à tous ces vrais types de sa patrie, qui participent au moins autant de la nature du polype que de celle de l'homme.
Il y avait bien une trentaine d'années que M. Spada fournissait des étoffes et des rubans à la toilette effrénée de la princesse Gica; mais il se gardait bien de savoir le compté des ans écoulés lorsqu'il avait l'honneur de causer avec elle, ce qui lui arrivait assez souvent, d'abord parce que la princesse se livrait volontiers avec lui au plaisir de babiller, le plus doux qu'une femme grecque connaisse; ensuite parce que Venise a eu en tout temps les moeurs faciles et familières qui n'appartiennent guère en France qu'aux petites villes, et que notre grand monde, plus collet-monté, appellerait du commérage de mauvais ton.
Après s'être fait expliquer l'accident qui avait lancé M. Zacomo à ses pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans façon auprès d'elle, et le força, malgré ses humbles excuses, d'accepter un abri sous le drap noir de sa gondole contre la pluie et le vent, qui faisaient rage, et qui autorisaient suffisamment un tête-à-tête entre un vieux marchand sexagénaire et une jeune princesse qui n'avait pas plus de cinquante-cinq ans.
«Vous viendrez avec moi jusqu'à mon palais, lui avait-elle dit, et mes gondoliers vous conduiront jusqu'à: votre boutique.» Et, chemin faisant, elle l'accablait de questions sur sa santé, sur ses affaires, sur sa femme, sur sa fille; questions pleines d'intérêt, de bonté, mais surtout de curiosité; car on sait que les dames de Venise, passant leurs jours dans l'oisiveté, n'auraient absolument rien à dire le soir à leurs amants ou à leurs amis si elles ne s'étaient fait le matin un petit recueil d'anecdotes plus ou moins puériles.
Ser Spada, d'abord très-honoré de ces questions, y répondit moins nettement, et se troubla lorsque la princesse entama le chapitre du prochain mariage de sa fille. «Mattea, lui disait-elle pour l'encourager à répondre, est la plus belle personne du monde; vous devez être bien heureux et bien fier d'avoir une si charmante enfant. Toute la ville en parle, et il n'est bruit que de son air noble et de ses manières distinguées. Voyons, Spada, pourquoi ne me parlez-vous pas d'elle comme à l'ordinaire? Il me semble que vous avez quelque chagrin, et je gagerais que c'est à propos de Mattea; car, chaque fois que je prononce son nom, vous froncez le sourcil comme un homme qui souffre. Voyons, voyons; contez-moi cela. Je suis l'amie de votre petite famille; j'aime Mattea de tout mon coeur, c'est ma filleule; j'en suis fière. Je serais bien fâchée qu'elle fût pour vous un sujet de contrariété, et vous savez que j'ai droit de la morigéner. Aurait-elle une amourette? refuserait-elle d'épouser son cousin Checo?»
M. Spada, dont toutes ces interrogations augmentaient terriblement la souffrance, essaya respectueusement de les éluder; mais Veneranda, ayant flairé là l'odeur d'un secret, s'acharnait à sa proie, et le bonhomme, quoique assez honteux de ce qu'il avait à dire, ayant une juste confiance en la bonté de la princesse, et d'ailleurs aimant à parler comme un Vénitien, c'est-à-dire presque autant qu'une Grecque, se résolut à confesser le sujet de sa préoccupation.
«Hélas! brillante Excellence (chiarissima); dit-il en prenant une prise de tabac imaginaire dans sa tabatière vide, c'est en effet ma fille qui cause le chagrin que je ne puis dissimuler. Votre seigneurie sait bien que Mattea est en âge de songer à autre chose qu'à des poupées.
– Sans doute, sans doute, elle à tantôt cinq pieds de haut, répondit la princesse, la plus, belle taille qu'une femme puisse avoir; c'est précisément ma taille. Cependant elle n'a pas plus de quatorze ans; c'est ce qui la rend un peu excusable; car, après tout, c'est encore un enfant incapable d'un raisonnement sérieux: D'ailleurs le précoce développement de sa beauté doit nécessairement lui donner quelque impatience d'être mariée.
– Hélas! reprit ser Zacomo, votre seigneurie sait combien ma fille est admirée, non-seulement par tous ceux qui la connaissent, mais encore par tous ceux qui passent devant notre boutique. Elle sait que les plus élégants et les plus riches seigneurs s'arrêtent des heures entières devant notre porte, feignant de causer entre eux ou d'attendre quelqu'un, pour jeter de fréquents regards sur le comptoir où elle est assise auprès de sa mère. Plusieurs viennent marchander mes étoffes pour avoir le plaisir de lui adresser quelques mots, et ceux qui ne sont point malappris achètent toujours quelque chose, ne fût-ce qu'une paire de bas de soie; c'est toujours cela. Dame Loredana, mon épouse, qui certes est une femme alerte et vigilante, avait élevé cette pauvre enfant dans de si bons principes que jamais jusqu'ici on n'avait vu une fille si réservée, si discrète et si honnête; toute la ville en témoignerait.
– Certes, reprit la princesse, il est impossible d'avoir un maintien plus convenable que le sien, et j'entendais dire l'autre jour dans une soirée que la Mattea était une des plus belles personnes de Venise, et que sa beauté était rehaussée par un certain air de noblesse et de fierté qui la distinguait de toutes ses égales et la faisait paraître comme une princesse au milieu d'un troupeau de soubrettes.
– Cela est vrai, par le Christ, vrai! répéta ser Zacomo d'un ton mélancolique. C'est une fille qui n'a jamais perdu son temps à s'attifer de colifichets, chose qui ne convient qu'aux dames de qualité; toujours propre et bien peignée dès le matin, et si tranquille, si raisonnable, qu'il n'y a pas un cheveu de dérangé à son chignon dans toute une journée; économe, laborieuse, et douce comme une colombe, ne répondant jamais pour se dispenser d'obéir, silencieuse que c'est un miracle, étant fille de ma femme! enfin un diamant, un vrai trésor. Ce n'est pas la coquetterie qui l'a perdue; car elle ne faisait nulle attention à ses admirateurs, pas plus aux honnêtes gens qui venaient acheter dans ma boutique qu'aux godelureaux qui en encombraient le seuil pour la regarder. Ce n'est pas non plus l'impatience d'être mariée; car elle sait qu'elle a à Mantoue un mari tout prêt, qui n'attend qu'un mot pour venir lui faire sa cour. Eh bien! malgré tout cela, voilà que du jour au lendemain, et sans avertir personne, elle s'est monté la tête pour quelqu'un que je n'ose pas seulement nommer.
– Pour qui? grand Dieu! s'écria Veneranda; est-ce le respect ou l'horreur qui glace ce nom sur vos lèvres? est-ce de votre vilain bossu garçon de boutique; est-ce du doge que votre fille est éprise?
– C'est pis que tout ce que Votre Excellence peut imaginer, répondit ser Zacomo en s'essuyant le front: c'est d'un mécréant, c'est d'un idolâtre, c'est du Turc Abul!
– Qu'est-ce que cet Abul? demanda la princesse.
– C'est, répondit Zacomo, un riche fabricant de ces belles étoffes de soie de Perse, brochées d'or et d'argent, que l'on façonne à l'île de Scio, et que Votre Excellence aime à trouver dans mon magasin.
– Un Turc! s'écria Veneranda; sainte madone! c'est en effet bien déplorable, et je n'y conçois rien. Amoureuse d'un Turc, ô Spada! cela ne peut pas être; il y a là-dessous quelque mystère. Quant à moi, j'ai été, dans mon pays, poursuivie par l'amour des plus beaux et des plus riches d'entre eux, et je n'ai jamais eu que de l'horreur pour, ces gens-là. Oh! c'est que je me suis recommandée à Dieu dès l'âge où ma beauté m'a mise en danger, et qu'il m'a toujours préservée; Mais sachez que tous les musulmans sont voués au diable, et qu'ils possèdent tous des amulettes ou des philtres au moyen desquels beaucoup de chrétiennes renient le vrai Dieu pour se jeter dans leurs bras. Soyez sûr de ce que je vous dis.
– N'est-ce pas une chose inouïe, un de ces malheurs qui ne peuvent arriver qu'à moi? dit M. Spada. Une fille si belle et si honnête!
– Sans doute, sans doute, reprit la princesse; il y a de quoi s'étonner et s'affliger. Mais, je vous le demande, comment a pu s'opérer un pareil sortilège?
– Voilà ce qu'il m'est impossible de savoir. Seulement, s'il y a un charme jeté sur ma fille, je crois pouvoir en accuser un infâme serpent, appelé Timothée, Grec esclavon, qui est au service de ce Turc, et qui vient souvent avec lui dans ma maison pour servir d'interprète entre lui et moi; car ces mahométans ont une tête de fer, et depuis cinq ans qu'Abul vient à Venise, il ne parle pas plus chrétien que le premier jour. Ce n'est donc pas par les oreilles qu'il a séduit ma fille; car il s'assied dans un coin et ne dit mot non plus qu'une pierre. Ce n'est pas par les yeux; car il ne fait pas plus attention à elle que s'il ne l'eût pas encore aperçue. Il faut donc en effet, comme Votre Excellence le remarque et comme je l'avais déjà pensé, qu'il y ait une cause surnaturelle à cet amour-là; car de tous les hommes dont Mattea est entourée, ce damné est le dernier auquel une fille sage et prudente comme elle aurait dû songer. On dit que c'est un bel homme; quant à moi, il me semble fort laid avec ses grands yeux de chouette et sa longue barbe noire.
– Mon cher monsieur, interrompit la princesse, il y a du sortilège là-dedans. Avez-vous surpris quelque intelligence entre votre fille et ce Grec Timothée?
– Certainement. Il est si bavard qu'il parle même avec Tisbé, la chienne de ma femme, et il adresse, très-souvent la parole à ma fille pour lui dire des riens, des âneries qui la feraient bâiller dites par un autre, mais qu'elle accueille fort bien de la part de Timothée; c'est au point que nous avons cru d'abord qu'elle était amoureuse du Grec, et comme c'est un homme de rien, nous en étions fâchés. Hélas! ce qui lui arrive est bien pis!
– Et comment savez-vous que c'est du Turc et non pas du Grec que votre fille est amoureuse?
– Parce qu'elle nous l'a dit elle-même ce matin. Ma femme la voyant maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pensé que c'était le désir d'être mariée qui la tourmentait ainsi, et nous avions décidé que nous ferions venir son prétendu sans lui rien dire. Ce matin elle vint m'embrasser d'un air si chagrin et avec un visage si pâle que je crus lui faire plaisir en lui annonçant la prochaine arrivée de Checo. Mais, au lieu de se réjouir, elle hocha la tête d'une manière qui fâcha ma femme, laquelle, il faut l'avouer, est un peu emportée, et traite quelquefois sa fille trop sévèrement. «Qu'est-ce à dire? lui demanda-t-elle; est-ce ainsi que l'on répond à son papa? – Je n'ai rien répondu, dit la petite. – Vous avez fait pis, dit la mère, vous avez témoigné du dédain pour la volonté de vos parents. – Quelle volonté? demanda Mattea. – La volonté que vous receviez bien Checo, répondit ma femme; car vous savez qu'il doit être votre mari; et je n'entends pas que vous le tourmentiez de mille caprices, comme font les petites personnes d'aujourd'hui, qui meurent d'envie de se marier, et qui, pour jouer les précieuses, font perdre la tête à un pauvre fiancé par des fantaisies et des simagrées de toute sorte; Depuis quelque temps vous êtes devenue fort bizarre et fort insupportable, je vous en avertis,» etc., etc. Votre Excellence peut imaginer tout ce que dit ma femme, elle a une si brave langue dans la bouche! Cela finit par impatienter la petite, qui lui dit d'un air très-hautain: «Apprenez que Checo ne sera jamais mon mari, parce que je le déteste, et parce que j'ai disposé de mon coeur.» Alors Loredana se mit dans une grande colère et lui fit mille menaces. Mais je la calmai en disant qu'il fallait savoir en faveur de qui notre fille avait, comme elle le disait, disposé de son coeur; et je la pressai de nous le dire. J'employai la douceur pour la faire parler, mais ce fut inutile. «C'est mon secret, disait-elle; je sais que je ne puis jamais épouser celui que j'aime, et j'y suis résignée; mais je l'aimerai en silence, et je n'appartiendrai jamais à un autre. «Là-dessus, ma femme s'emporta de plus en plus, lui reprocha de s'être énamourée de ce petit aventurier de Timothée, le laquais d'un Turc, et elle lui dit tant de sottises que la colère fit plus que l'amitié, et que la malheureuse enfant s'écria en se levant et en parlant d'une voix ferme: «Toutes vos menaces sont inutiles; j'aimerai celui que mon coeur a choisi, et puisque vous voulez savoir son nom, sachez-le: c'est Abul.» Là-dessus elle cacha son visage enflammé dans ses deux mains, et fondit en larmes. Ma femme s'élança vers elle et lui donna un soufflet.