Kitabı oku: «Mattea», sayfa 5
Heureusement pour Mattea, qui ne se doutait guère des pensées de son hôte, mais qui commençait à trouver fort embarrassant qu'il ne comprit pas un mot de sa langue, une autre gondole avait descendu le grand canal en même temps que la sienne. Cette gondole avait aussi éteint son fanal, preuve qu'elle allait en aventures. Mais c'était une gondole élégante, bien noire, bien fluette, bien propre, avec une grande scie bien brillante, et montée par les deux meilleurs rameurs de la place. Le signore que l'on menait en conquête était couché tout seul au fond de sa boite de satin noir, et, tandis que ses jambes nonchalantes reposaient allongées sur les coussins, ses doigts agiles voltigeaient avec une négligente rapidité sur une guitare. La guitare est un instrument qui n'a son existence véritable qu'à Venise, la ville silencieuse et sonore. Quand une gondole rase ce fleuve d'encre phosphorescente, où chaque coup de rame enfonce un éclair, tandis qu'une grêle de petites notes légères, nettes et folâtres bondit et rebondit sur les cordes que parcourt une main invisible, on voudrait arrêter et saisir cette mélodie faible, mais distincte, qui agace l'oreille des passants et qui fuit le long des grandes ombres des palais, comme pour appeler les belles aux fenêtres, et passer en leur disant: – Ce n'est pas pour vous la sérénade, et vous ne ne saurez ni d'où elle vient ni où elle va.
Or, la gondole était celle que louait Abul durant les mois de son séjour à Venise, et le joueur de guitare était Timothée. Il allait souper chez une actrice, et sur son passage il s'amusait à lutiner par sa musique les jaloux ou les amantes qui veillaient sur les balcons. De temps en temps il s'arrêtait sous une fenêtre, et attendait que la dame eût prononcé bien bas en se penchant sous sa tendina le nom de son galant pour lui répondre: Ce n'est pas moi, et reprendre sa course et son chant moqueur. C'est à cause de ces courtes, niais fréquentes stations, qu'il avait tantôt dépassé, tantôt laissé courir devant lui la gondole qui renfermait Mattea. La fugitive s'était effrayée chaque fois à son approche, et, dans sa crainte d'être poursuivie, elle avait presque cru reconnaître une voix dans le son de sa guitare.
Il y avait environ cinq minutes que Mattea était entrée dans la chambre d'Abul, lorsque Timothée, passant devant le Fondaco, remarqua cette gondole sans fanal qu'il avait déjà rencontrée dans sa course, amarrée maintenant sous la niche de la madone des Turcs. Abul n'était guère dans l'usage de recevoir des visites à cette heure, et d'ailleurs l'idée de Mattea devait se présenter d'emblée à un homme aussi perspicace que Timothée. Il fit amarrer sa gondole à côté de celle-là, monta précipitamment, et trouva Mattea qui recevait une pipe de la main d'Abul, et qui allait recevoir un baiser auquel elle ne s'attendait guère, mais que le Turc se reprochait de lui avoir déjà trop fait désirer. L'arrivée de Timothée changea la face des choses; Abul en fut un peu contrarié: «Retire-toi, mon ami, dit-il à Timothée, tu vois que je suis en bonne fortune.
– Mon maître, j'obéis, répliqua Timothée; cette femme est-elle donc votre esclave?
– Non pas mon esclave, mais ma maîtresse, comme on dit à la mode d'Italie; du moins elle va l'être, puisqu'elle vient me trouver. Elle m'avait parlé tantôt, mais je n'avais pas compris. Elle n'est pas mal.
– Vous la trouvez belle? dit Timothée.
– Pas beaucoup, répondit Abul, elle est trop jeune et trop mince; j'aimerais mieux sa mère, c'est une belle femme bien grasse. Mais il faut bien se contenter de ce qu'on trouve en pays étranger, et d'ailleurs ce serait manquer à l'hospitalité que de refuser à cette fille ce qu'elle désire.
– Et si mon maître se trompait, reprit Timothée; si cette fille était venue ici dans d'autres intentions?
– En vérité, le crois-tu?
– Ne vous a-t-elle rien dit?
– Je ne comprends rien à ce qu'elle dit.
– Ses manières vous ont-elles prouvé son amour?
– Non, mais elle était à genoux pendant que j'achevais ma prière.
– Est-elle restée à genoux quand vous vous êtes levé?
– Non, elle s'est levée aussi.
– Eh bien! dit Timothée en lui-même en regardant la belle Mattea qui écoutait, toute pâle et tout interdite, cet entretien auquel elle n'entendait rien, pauvre insensée! il est encore temps de te sauver de toi-même.
– Mademoiselle, lui dit-il d'un ton un peu froid, que désirez-vous que je demande de votre part à mon maître?
– Hélas! je n'en sais rien, répondit Mattea fondant en larmes; je demande asile et protection à qui voudra me l'accorder; ne lui avez-vous pas traduit ma lettre de ce matin? Vous voyez que je suis blessée et ensanglantée; je suis opprimée et maltraitée au point que je n'ose pas rester une heure de plus dans la maison de mes parents; je vais me réfugier de ce pas chez ma marraine, la princesse Gica; mais elle ne voudra me soustraire que bien peu de temps aux maux qui m'accablent et que je veux fuir à jamais, car elle est faible et dévote. Si Abul veut me faire avertir le jour de son départ, s'il consent à me faire passer en Grèce sur son brigantin, je fuirai, et j'irai travailler toute ma vie dans ses ateliers pour lui prouver ma reconnaissance …
– Dois-je dire aussi votre amour? dit Timothée d'un ton respectueux, mais insinuant.
– Je ne pense pas qu'il soit question de cela, ni dans ma lettre, ni dans ce que je viens de vous dire, répondit Mattea en passant d'une pâleur livide à une vive rougeur de colère; je trouve votre question étrange et cruelle dans la position où je suis; j'avais cru jusqu'ici à de l'amitié de votre part. Je vois bien que la démarche que je fais m'ôte votre estime; mais en quoi prouve-t-elle, je vous prie, que j'aie de l'amour pour Abul-Amet?
– C'est bon, pensa Timothée, c'est une fille sans cervelle, et non pas sans coeur.» Il lui fit d'humbles excuses, l'assura qu'elle avait droit au secours et au respect de son maître, ainsi qu'aux siens, et s'adressant à Abul:
«Seigneur mon maître, qui avez été toujours si doux et si généreux envers moi, lui dit-il, voulez-vous accorder à cette fille la grâce qu'elle demande, et à votre serviteur fidèle celle qu'il va vous demander?
– Parle, répondit Abul; je n'ai rien à refuser à un serviteur et à un ami tel que toi.
– Eh bien! dit Timothée, cette fille, qui est ma fiancée et qui s'est engagée à moi par des promesses sacrées, vous demande la grâce de partir avec nous sur votre brigantin, et d'aller s'établir dans votre atelier à Scio; et moi je vous demande la permission de l'emmener et d'en faire ma femme. C'est une fille qui s'entend au commerce et qui m'aidera dans la gestion de nos affaires.
– Il n'est pas besoin qu'elle soit utile à mes affaires, répondit gravement Abul; il suffit qu'elle soit fiancée à mon serviteur fidèle pour que je devienne son hôte sincère et loyal. Tu peux emmener ta femme, Timothée; je ne soulèverai jamais le coin de son voile; et quand je la trouverais dans mon hamac, je ne la toucherais pas.
– Je le sais, ô mon maître, répondit le jeune Grec; et tu sais aussi que, le jour où tu me demanderas ma tête, je me mettrai à genoux pour te l'offrir; car je te dois plus qu'à mon père, et ma vie t'appartient plus qu'à celui qui me l'a donnée.
– Mademoiselle, dit-il à Mattea, vous avez bien fait de compter sur l'honneur de mon maître; tous vos désirs seront remplis, et, si vous voulez me permettre de vous conduire chez votre marraine, je connaîtrai désormais en quel lieu je dois aller vous avertir et vous chercher au moment du départ de notre voile.»
Mattea eût peut-être bien désiré une réponse un peu moins strictement obligeante de la part d'Abul, mais elle n'en fut pas moins touchée de sa loyauté. Elle en exprima sa reconnaissance à Timothée, tout en regrettant tout bas qu'une parole tant soit peu affectueuse n'eût pas accompagné ses promesses de respect. Timothée la fit monter dans sa gondole, et la conduisit au palais de la princesse Veneranda. Elle était si confuse de cette démarche hardie, aveugle inspiration d'un premier mouvement d'effervescence, qu'elle n'osa dire un mot à son compagnon durant la route.
«Si l'on vous emmène à la campagne, lui dit Timothée en la quittant à quelque distance du palais, faites-moi savoir où vous allez, et comptez-que j'irai vous y trouver …
– On m'enfermera peut-être, dit Mattea tristement.
– On sera bien malin si on m'empêche de me moquer des gardiens, reprit Timothée. Je ne suis pas connu de cette princesse Gica; si je me présente à vous devant elle, n'ayez pas l'air de m'avoir jamais vu. Adieu, bon courage. Gardez-vous de dire à votre marraine que vous n'êtes pas venue directement de votre demeure à la sienne. Nous nous reverrons bientôt.»
VI
Au lieu d'aller souper chez son actrice, Timothée rentra chez lui et se mit à rêver. Lorsqu'il s'étendit sur son lit, aux premiers rayons du jour, pour prendre le peu d'instants de repos nécessaire à son organisation active, le plan de toute sa vie était déjà conçu et arrêté. Timothée n'était pas, comme Abul, un homme simple et candide, un héros de sincérité et de désintéressement. C'était un homme bien supérieur à lui dans un sens, et peu inférieur dans l'autre, car ses mensonges n'étaient jamais des perfidies, ses méfiances n'étaient jamais des injustices. Il avait toute l'habileté qu'il faut pour être un scélérat, moins l'envie et la volonté de l'être. Dans les occasions où sa finesse et sa prudence étaient nécessaires pour opérer contre des fripons, il leur montrait qu'on peut les surpasser dans leur art sans embrasser leur profession. Ses actions portaient toutes un caractère de profondeur, de prévoyance, de calcul et de persévérance. Il avait trompé bien souvent, mais il n'avait jamais dupé; ses artifices avaient toujours tourné au profit des bons contre les méchants. C'était là son principe, que tout ce qui est nécessaire est juste, et que ce qui produit le bien ne peut être le mal. C'est un principe de morale turque qui prouve le vide et la folie de toute formule humaine, car les despotes ottomans s'en servent pour faire couper la tête à leurs amis sur un simple soupçon, et Timothée n'en faisait pas moins une excellente application à tous ses actes. Quant à sa délicatesse personnelle, un mot suffisait pour la prouver: c'est qu'il avait été employé par dix maîtres cent fois moins habiles que lui, et qu'il n'avait pas amassé la plus petite pacotille à leur service. C'était un garçon jovial, aimant la vie, dépensant le peu qu'il gagnait, aussi incapable de prendre que de conserver, mais aimant la fortune et la caressant en rêve comme une maîtresse qu'il est très-difficile d'obtenir et très-glorieux de fixer.
Sa plus chère et sa plus légitime espérance dans la vie était de se trouver un jour assez riche pour s'établir en Italie ou en France, et pour être affranchi de toute domination. Il avait pourtant une vive et sincère affection pour Abul, son excellent maître. Quand il faisait des tours d'adresse à ce crédule patron (et c'était toujours pour le servir, car Abul se fût ruiné en un jour s'il eût été livré à ses propres idées dans la conduite des affaires); quand, dis-je, il le trompait pour l'enrichir, c'était sans jamais avoir l'idée de se moquer de lui, car il l'estimait profondément, et ce qui était à ses yeux de la stupidité chez ses autres maîtres devenait de la grandeur chez Abul.
Malgré cet attachement, il désirait se reposer de cette vie de travail, ou au moins en jouir par lui-même, et ne plus user ses facultés au service d'autrui. Une grande opération l'eût enrichi s'il eût eu beaucoup d'argent; mais, n'en ayant, pas assez, il n'en voulait pas faire de petites, et surtout il repoussait avec un froid et silencieux mépris les insinuations de ceux qui voulaient l'intéresser aux leurs aux dépens d'Abul-Amet. M. Spada n'y avait pas manqué; mais, comme Timothée n'avait pas voulu comprendre, le digne marchand de soieries se flattait d'avoir été assez habile en échouant pour ne pas se trahir.
Un mariage avantageux était la principale utopie de Timothée. Il n'imaginait rien de plus beau que de conquérir son existence, non sur des sots et des lâches, mais sur le coeur d'une femme d'esprit. Mais, comme il ne voulait pas vendre son honneur à une vieille et laide créature, comme il avait l'ambition d'être heureux en même temps que riche, et qu'il voulait la rencontrer et la conquérir jeune, belle, aimable et spirituelle, on pense bien qu'il ne trouvait pas souvent l'occasion d'espérer. Cette fois enfin, il l'avait touchée du doigt, cette espérance. Depuis longtemps il essayait d'attirer l'attention de Mattea, et il avait réussi à lui inspirer de l'estime et de l'amitié. La découverte de son amour pour Abul l'avait bouleversé un instant; mais, en y réfléchissant, il avait compris combien peu de crainte devait lui inspirer cet amour fantasque, rêve d'un enfant en colère qui veut fuir ses pédagogues, et qui parle d'aller dans l'île des Fées. Un instant aussi il avait failli renoncer à son entreprise, non plus par découragement, mais par dégoût; car il voulait aimer Mattea en la possédant, et il avait craint de trouver en elle une effrontée. Mais il avait reconnu que la conduite de cette jeune fille n'était que de l'extravagance, et il se sentait assez supérieur à elle pour l'en corriger en faisant le bonheur de tous deux. Elle avait le temps de grandir, et Timothée ne désirait ni espérait l'obtenir avant quelques années. Il fallait commencer par détruire un amour dans son coeur avant de pouvoir y établir le sien. Timothée sentit que le plus sûr moyen qu'un homme puisse employer pour se faite haïr, c'est de combattre un rival préféré et de s'offrir à la place. Il résolut, au contraire, de favoriser en apparence le sentiment de Mattea, tout en le détruisant par le fait sans qu'elle s'en aperçut. Pour cela, il n'était pas besoin de nier les vertus d'Abul, Timothée ne l'eût pas voulu; mais il pouvait faire ressortir l'impuissance de ce coeur musulman pour un amour de femme, sans porter la moindre atteinte de regret à l'amateur éclairé qui trouvait la matrone Loredana plus belle que sa fille.
La princesse Veneranda fut dérangée au milieu de son précieux sommeil par l'arrivée de Mattea à une heure indue. Il n'est guère d'heures indues à Venise; mais en tout pays il en est pour une femme qui subordonne toutes ses habitudes à l'importante affaire de se maintenir le teint frais. Comme pour ajouter au bienfait de ses longues nuits de repos, elle se servait d'un enduit cosmétique dont elle avait acheté la recette à prix d'or à un sorcier arabe, elle fut assez troublée de cet événement, et s'essuya à la hâte pour ne point faire soupçonner qu'elle eût besoin de recourir à l'art. Quand elle eut écouté la plainte de Mattea, elle eut bien envie de la gronder, car elle ne comprenait rien aux idées exaltées; mais elle n'osa le faire, dans la crainte d'agir comme une vieille et de paraître telle à sa filleule et à elle-même: Grâce à cette crainte, Mattea eut la consolation de lui entendre dire: «Je te plains, ma chère amie; je sais ce que c'est que la vivacité des jeunes têtes; je suis encore bien peu sage moi-même, et entre femmes on se doit de l'indulgence. Puisque tu viens à moi, je me conduirai avec toi comme une véritable soeur et te garderai quelques jours, jusqu'à ce que la fureur de ta mère, qui est un peu trop dure; je le sais, soit passée. En attendant, couche-toi sur le lit de repos qui est dans mon cabinet, et je vais envoyer chez tes parents afin qu'en s'apercevant de ta fuite ils ne soient pas en peine.
Le lendemain M. Spada vint remercier la princesse de l'hospitalité qu'elle voulait bien donner à une malheureuse folle. Il parla assez sévèrement à sa fille. Néanmoins il examina avec une anxiété qu'il s'efforçait vainement de cacher la blessure qu'elle avait au front. Quand il eut reconnu que c'était peu de chose, il pria la princesse de l'écouter un instant en particulier; et, quand il fut seul avec elle, il tira de sa poche la boîte de cristal de roche qu'Abul avait donnée à Mattea. «Voici, dit-il, un bijou et une drogue que cette pauvre infortunée a laissés tomber de son sein pendant que sa mère la frappait. Elle ne peut l'avoir reçue que du Turc ou de son serviteur. Votre Excellence m'a parlé d'amulettes et de philtres: ceci ne serait-il point quelque poison analogue, propre à séduire et à perdre les filles?
– Par les clous de la sainte croix, s'écria Veneranda, cela doit être!».
Mais quand elle eut ouvert la boite et examiné les pastilles: «Il me semble, dit-elle, que c'est de la gomme de lentisque, que nous appelons mastic dans notre pays. En effet, c'est même de la première qualité, du véritable skinos. Néanmoins il faut essayer d'en tremper un grain dans de l'eau bénite, et nous verrons s'il résistera à l'épreuve.»
L'expérience ayant été faite, à la grande gloire des pastilles, qui ne produisirent pas la plus petite détonation et ne répandirent aucune odeur de soufre, Veneranda rendit la boite à M. Spada, qui se retira en la remerciant et, en la suppliant d'emmener au plus vite sa fille loin de Venise.
Cette résolution lui coûtait beaucoup à prendre; car avec elle il perdait l'espoir de la soie blanche et il retrouvait la crainte d'avoir à payer ses deux mille doges. C'est ainsi que, suivant une vieille tradition, il appelait ses sequins, parce que leur effigie représente le doge de Venise à genoux devant saint Marc. Doze a Zinocchion est encore pour le peuple synonyme de sequins de la république. Cette monnaie, qui mériterait par son ancienneté de trouver place dans les musées et dans les cabinets, a encore cours à Venise, et les Orientaux la reçoivent de préférence à toute autre, parce qu'elle est d'un or très-pur.
Néanmoins Abul-Amet, à sa prière, se montra d'autant plus miséricordieux qu'il n'avait jamais songé à le rançonner; mais, comme le vieux fourbe avait voulu couper l'herbe sous le pied à son généreux créancier en s'emparant de la soie blanche en secret, Timothée trouva que c'était justice de faire faire cette acquisition à son maître sans y associer M. Spada. Assem, l'armateur smyrniote, s'en trouva bien; car Abul lui en donna mille sequins de plus qu'il n'en espérait, et M. Spada reprocha souvent à sa femme de lui avoir fait par sa fureur un tort irréparable; mais il se taisait bien vite lorsque la virago, pour toute réponse, serrait le poing d'un air expressif, et il se consolait un peu de ses angoisses de tout genre avec l'assurance de ne payer ses chers et précieux doges, ses dattes succulentes, comme il les appelait, qu'à la fin de l'année.
Veneranda et Mattea quittèrent Venise; mais cette prétendue retraite, où la captive devait être soustraite au voisinage de l'ennemi, n'était autre que la jolie île de Torcello, où la princesse avait une charmante villa et où l'on pouvait venir dîner en partant de Venise en gondole après la sieste. Il ne fut pas difficile à Timothée de s'y rendre entre onze heures et minuit sur la barchetta d'un pêcheur d'huîtres.
Mattea était assise avec sa marraine sur une terrasse couverte de sycomores et d'aloès, d'où ses grands yeux rêveurs contemplaient tristement le lever de la lune, qui argentait les flots paisibles et semait d'écailles d'argent le noir manteau de l'Adriatique. Rien ne peut donner l'idée de la beauté du ciel dans cette partie du monde; et quiconque n'a pas rêvé seul le soir dans une barque au milieu de cette mer, lorsqu'elle est plus limpide et plus calme qu'un beau lac, ne connaît pas la volupté. Ce spectacle dédommageait un peu la sérieuse Mattea des niaiseries insipides dont l'entretenait une vieille fille coquette et bornée.
Tout à coup il sembla que le vent apportait les notes grêles et coupées d'une mélodie lointaine. La musique n'était pas chose rare sur les eaux de Venise; mais Mattea crut reconnaître des sons qu'elle avait déjà entendus. Une barque se montrait au loin, semblable à une imperceptible tache noire sur un immense voile d'argent. Elle s'approcha peu à peu, et les sons de la guitare de Timothée devinrent plus distincts. Enfin la barque s'arrêta à quelque distance de la ville, et une voix chanta une romance amoureuse où le nom de Veneranda revenait à chaque refrain au milieu des plus emphatiques métaphores. Il y avait si longtemps que la pauvre princesse n'avait plus d'aventures qu'elle ne fut pas difficile sur la poésie de cette romance. Elle en parla toute la soirée et tout le lendemain avec des minauderies charmantes et en ajoutant tout haut, pour moralité à ses doux commentaires, de grandes exclamations sur le malheur des femmes qui ne pouvaient échapper aux inconvénients de leur beauté et qui n'étaient en sûreté nulle part. Le lendemain Timothée vint chanter plus près encore une romance encore plus absurde, qui fut trouvée non moins belle que l'autre. Le jour suivant il fit parvenir un billet, et le quatrième jour il s'introduisit en personne dans le jardin, bien certain que la princesse avait fait mettre les chiens à l'attache et qu'elle avait envoyé coucher tous ses gens. Ce n'est pas qu'aux temps les plus florissants de sa vie elle n'eût été galante. Elle n'avait jamais eu ni une vertu ni un vice; mais tout homme qui se présentait chez elle avec l'adulation sur les lèvres était sûr d'être accueilli avec reconnaissance. Timothée avait pris de bonnes informations, et il se précipita aux pieds de la douairière dans un moment où elle était seule, et, sans s'effrayer de l'évanouissement qu'elle ne manqua pas d'avoir, il lui débita une si belle tirade qu'elle s'adoucit; et, pour lui sauver la vie (car il ne fit pas les choses à demi, et, comme tout galant eût fait à sa place, il menaça de se tuer devant elle), elle consentit à le laisser venir de temps en temps baiser le bas de sa robe. Seulement, comme elle tenait à ne pas donner un mauvais exemple à sa filleule, elle recommanda bien à son humble esclave de ne pas s'avouer pour le chanteur de romances et de se présenter dans la maison comme un parent qui arrivait de Morée.