Kitabı oku: «Promenades autour d'un village», sayfa 4
Sortons donc, allons au jour, au chemin, aux champs, au village.
Tranquille vallée, je te remercie d'avoir résumé pour moi l'antique inscription qu'on lisait encore, en 1815, sur un pilier de la porte d'Auron, à Bourges:
INGREDERE. QUISQUIS
MORUM. CANDOREM
AFFABILITATEM ET. SINCERAM. RELIGIONEM. AMAS
REGREDI. NESCIES
Entrez, vous qui aimez la candeur, l'affabilité dans les moeurs et la piété sincère. Vous ne saurez plus vous éloigner.
Et nous, ne nous inquiétons plus de ceux qui nous crient: «Vous vous trompez, tout est mal!» Cela ne prouve qu'une chose, c'est que, des choses humaines, ils ne voient que les mauvaises. Allons-nous-en par les prés et par les sentes, sans parti pris d'avance, mais avec le coeur aussi ouvert que les yeux.
Nous ne sommes pas fâché de pouvoir, une fois de plus, surprendre l'homme des champs dans sa tâche et le tableau dans son cadre, les grands boeufs dans les herbes et les petites fleurs dans le riot qui riole, sans être forcé de nous dire que cet homme est un scélérat, ce tableau une vision, ces boeufs des alambics à fumier, ces fleurettes des poisons et ce ruisselet une sentine d'immondices.
D'autres peuvent prendre le réel par ce côté âpre et triste, et avoir du talent pour le peindre. Mais ce qui me plaît et me charme dans la réalité est tout aussi réel que ce qui pourrait m'y choquer. On voit souvent sur les fenêtres, dans les faubourgs des petites villes, de beaux oeillets fleurir dans des vases étranges. Le vase fait rire, l'oeillet n'en est pas moins beau et parfumé. Ils sont aussi réels l'un que l'autre. J'aime mieux l'oeillet. Chacun son goût.
VIII
8 juillet.
Nous sommes en route en plein midi. La chaleur est tombée. Il fait même très-froid en voiture découverte, à cinq heures. L'orage d'avant-hier nous fait espérer de ne pas trouver notre Afrique trop réelle, cette fois.
Nous sommes quatre, car nous avons entraîné à notre promenade notre jeune et chère ***, une artiste adorable qui est aussi de la famille à présent, et qui veut avoir son nom entomologique comme les autres. Blanche et blonde, elle a droit au nom d'Herminea, d'autant plus que cette belle notodontide, s'étant posée sur sa robe, a été, par sa fraîcheur, jugée digne de servir d'individu dans la collection.
Il fallait bien que Maurice eût aussi son surnom, emprunté à ses plus récentes préoccupations. Il s'appellera Parthénias jusqu'à nouvel ordre; car ces noms recherchés ont la facilité de changer tous les ans, selon la recherche dominante de la saison des courses.
J'aurais bien eu le droit d'en prendre un aussi, car j'avais cueilli sur une fleur, à la dernière excursion, la variété de la zygène du trèfle aux taches réunies, et j'avais eu une mention honorable. Mais je pensai que la modestie me faisait un devoir de ne pas exploiter une capture toute fortuite, et dont je n'avais pas assez senti l'importance.
Nous avions cinq heures de route.
Nous voici, direz-vous, bien loin de notre village. Mais non; nous y arrivons.
Parthénias se reconnaît, Herminea se récrie, Amyntas trouve le site encore plus joli que la première fois. Mais la jeune voyageuse a la migraine; elle s'endort. Les deux naturalistes descendent au lit de la Creuse. Je m'en vas flânant ou plutôt flairant par le village. Je cherche la réalité triste et chagrine de très-bonne foi: est-ce ma faute? je ne puis la trouver là.
Sur tous les escaliers sont groupées les jolies filles ou les bonnes femmes, qui me regardent avec de bons ou beaux yeux, et qui sourient, attendant que je les prévienne. J'aime cette discrétion ou cette fierté. Je fais les avances: étranger, c'est mon devoir. La réponse est prompte, très-familière, mais vraiment bienveillante.
On parle très-bien ici, encore mieux que dans la vallée Noire, ce qui n'est pas peu dire. Plus nous touchons à la limite de notre langue d'oil, plus le langage s'épure, plus l'accent s'efface. J'aurais cru le contraire, mais c'est ainsi. Ici, point de j'avons, j'allons, etc., à la première personne. Pas plus que chez nous on ne fait cette faute grossière.
On se sert même ici de mots qui sentent la civilisation et qui dépassent le vocabulaire à moi connu du bas Berry. On dit énorme, immense, ce qui paraît singulier dans ces bouches rustiques. Sylvain, notre cocher berrichon, croit qu'on se sert de mots latins et ouvre de grands yeux. Le seul mot patois qui se glisse dans la conversation quelquefois, c'est ie pour elle.
Les femmes d'ici sont très-supérieures en caquet facile ou sensé à celles de chez nous, mais elles ont moins de retenue.
Tout en causant, j'apprends une particularité. Elles travaillent beaucoup plus que les hommes, et se piquent d'être plus actives, plus courageuses et plus avisées. Elles se plaignent de la fatigue, mais elles s'en prennent au rocher, et non au père ou au mari, qui me paraît être l'enfant gâté de chaque maison.
Comme chez nous, la maternité est très-tendre; de plus, les femmes sont orgueilleuses de la beauté de leurs enfants, et chacune va chercher le sien pour vous le montrer.
J'en regarde un tout seul de l'autre côté de la rue. Il est fort barbouillé, ce qui ne l'empêche pas d'avoir une tête d'ange. C'est un ange qui a mangé des guignes, voilà tout; et pourquoi pas?
Je m'approche pour l'admirer. Une belle femme s'avance sur le perron et me crie d'un air brusque et charmant:
– Il est à moi, celui-là. Il n'est pas plus mal bâti qu'un autre, hein?
Bâti n'est pas le mot dont elle se servit; elle jura bel et bien, mais d'une voix douce et avec l'aisance triomphante d'une reine à qui tout est permis. Réalité, tu ne me gênes pas!
Du haut d'un chemin rocheux qui s'en va, comme il peut, rejoindre la grande route, on embrasse tout le village. De quelque côté qu'on le regarde, il est charmant, ce village privilégie.
Les collines qui l'enserrent ont des formes suaves; ses masses de verdure sont bien disposées, ses rochers ont, de loin, ce beau ton lilas qui est particulier aux micaschistes des bords de la Creuse, couleur tendre qui se forme, je ne sais comment, de plusieurs tons sombres.
Mystères de la couleur, les vrais peintres vous saisissent et vous constatent, mais ils ne vous expliquent pas. Quel artiste a jamais connu le secret de son art? C'est par le sentiment que la révélation lui arrive, mais le sentiment ne s'explique pas par des raisonnements.
Je redescends au village par un autre chemin. Je vais revoir la maison renaissance, j'en suis épris; deux vieilles soeurs l'habitent, deux paysannes très pauvres.
Elles ne sont nullement étonnées de mon attention; elles m'invitent à entrer, elles savent que leur maison est intéressante; elles ne sourient pas dédaigneusement, comme on fait chez nous, quand l'artiste s'arrête pour regarder avec amour un vieux mur. Elles voient souvent des peintres, elles savent que ce qui est ancien est beau. C'est ainsi qu'elles s'expriment.
Elles savent aussi que nous sommes tentés de l'acquisition d'une chaumière; mais elles ne se soucient pas de vendre, et, moi, je ne me sens pas assez capitaliste pour faire réparer cette ruine.
Je fais le tour du village, et j'interroge chacun. Tout le monde est enchanté de mon idée. On m'accueille comme si j'avais déjà droit de bourgeoisie; on m'invite à rester, on m'offre bonne amitié et on me promet bon voisinage; mais, quand il s'agit de quitter son toit pour me le céder, on secoue la tête:
– Vendre sa maison! est-ce qu'on vend sa maison!
Je ne peux me défendre d'être touché de ce sentiment qui se manifeste avec une austérité antique. J'offrirais en vain de quoi faire bâtir une belle et bonne maison à la place de la masure qui s'écroule; ce ne serait pas celle où l'on a vécu et où l'on veut mourir. Fussé-je assez riche pour m'obstiner dans ma fantaisie, car je sais bien qu'à prix d'argent on arrive à triompher de tout, je ne me sentirais pas le courage d'insister pour vaincre cette sainte répugnance.
Je constate encore une particularité. Tout le monde, ici, est monsieur ou madame. Chez nous, ces dénominations aristocratiques sont tout à fait inconnues, et si on appelle le paysan monsieur, il croit qu'on le raille et il vous reprend. Ici, on vous reprend quand vous dites le nom des gens tout court; et, quand je demande Moreau par le village, on me répond:
– Quel Moreau? M. Moreau du Pin?
J'entre dans un bouge misérable, et je demande qui demeure là.
– Monsieur ***.
– Quel est l'état de ce M. ***?
– Il cherche son pain. C'est un homme qui n'a rien.
– Un ancien bourgeois?
– Mon Dieu, non; un homme comme nous.
Me voilà bien averti. Je donne du monsieur même aux mendiants, et ils m'y paraissent fort habitués. Au reste, ces mendiants sont rares: on en compte deux ou trois dans la commune.
Les gallinacés sont magnifiques. Aujourd'hui que la mode y est, on peut constater, dans le fond des campagnes, des localités qui ont su profiter de l'amélioration des races.
Le petit poulet noir, étique et maraudeur, impossible à engraisser, parce qu'il dépérit dans les basses-cours, tend à disparaître. Le coq de Cochinchine pur sang ne le remplace pas d'emblée avec avantage. Il demande trop de soins et craint nos longs hivers. Il devient goutteux de bonne heure. Ses filles, nées de la poule normande ou de la poule du Mans, sont riches pondeuses, couveuses assez fidèles, mères sans souci et sans constance pour leurs poussins, qu'elles abandonnent trop vite. Voilà les résultats obtenus chez nous.
Ici, les croisements ont produit une superbe espèce, très-robuste. On n'a pu me dire le nom du type qui l'a amené.
– Ce sont de gros oeufs qu'on a donnés à madame une telle du village; et qu'elle a fait couver. Il lui est venu un beau coq qui a causé avec nos poules, et, depuis quatre ou cinq ans, toutes nos volailles sont venues belles.
Il faut dire aussi que les conditions d'élevage sont excellentes dans ce bourg. La communauté de passages et l'absence de clôtures aux habitations en font une vaste basse-cour où la volaille trotte, gratte, mange et grimpe partout en liberté.
Le roi de ce pays de Cocagne est un coq blanc glacé de jaune citron, à large crête d'un rouge de corail. Il est escorté de deux poules: l'une pareille à lui, l'autre plus blonde et non moins belle. Je ne sais de quel croisement ils résultent, mais ils seraient dignes de figurer chez un amateur. Ce n'est pas le lourd coq cochinchinois sans queue, ridiculement jambé, à l'air stupide et féroce. Celui-ci a une robe charmante et des formes parfaites, des pattes délicatement découpées, la démarche aisée et la physionomie fière mais fort affable.
Je suis très-reconnaissant envers l'éminent peintre Jacque de m'avoir inspiré, par ses études ingénieuses et savantes sur la matière, et surtout par ses adorables tableaux et dessins (ceux-ci publiés dans le Magasin pittoresque et dans le Journal d'Agriculture pratique), un redoublement d'amitié pour le coq et la poule.
Au point de vue de l'alimentation, il y a le côté de haute utilité que tout le monde apprécie; mais, au point de vue de cette amitié de bonhomme dont on s'éprend dans la vie domestique pour les animaux apprivoisés, le coq et la poule méritaient mieux de nous que le supplice de l'engraissage forcé et les tristes honneurs de la broche. Ils sont des types d'affection conjugale et de touchante maternité, et ils ont cet avantage sur la plupart des animaux dont nous nous entourons, que nous pouvons les rendre parfaitement heureux.
Il y a de petites espèces ravissantes qui ne grattent pas, et que l'on pourrait laisser vivre dans les jardins. Ces oiseaux ont le naturel si raisonnable, qu'ils ne s'écartent presque pas de la petite cabane qu'on leur bâtit sous un arbre, et ne franchissent jamais une étroite limite qu'ils s'imposent à eux-mêmes. Ils connaissent, sans banalité de confiance, les gens qui les aiment; ils les suivent, mangent dans leur main, perchent à côté d'eux sur les branches, dînent à leurs côtés, si l'on dîne en plein air par le beau temps, et se rendent en grande hâte, à toute heure, au moindre appel d'une voix amie.
À ce caractère sociable et à cette domesticité fidèle, ils joignent la beauté merveilleuse dans certaines espèces même très-rustiques et très-communes, et l'infinie variété dans l'imprévu des reproductions et dans le caprice des croisements. À chaque éclosion, on voit arriver des surprises, des petits qui diffèrent essentiellement du père et de la mère, et qui aussitôt forment des genres et des sous-genres intéressants.
Il n'y a pas eu moyen, aujourd'hui, de contempler le village intrà muros: nos compagnons veulent voir le pays; c'est le village qui se promènera avec nous.
Tandis qu'Herminea équite vaillamment un âne modèle, un âne qui passe partout comme un bipède, Moreau nous suit avec sa belle-soeur, madame Anne, son filet de pêcheur, son cheval chargé de provisions, et son neveu, M. Fred (diminutif d'Alfred). Ce dernier n'a d'autre motif de nous accompagner que celui de porter une poêle.
Une poêle? Oui, une poêle à frire. Moreau a son idée, il faut le laisser faire. D'ailleurs, ce détail fait bien, en queue de la caravane. Nous avons l'air d'une tribu qui se déplace, d'autant plus que nous partons au milieu de la pluie et du tonnerre, comme des gens forcés de partir.
Où déjeunera-t-on? Où l'on voudra, et quand tout le monde aura faim. Nous sommes sûrs de trouver partout du gazon pour siége, des rochers pour table et des arbres pour tente.
On remonte le cours de la Creuse. Comment s'arracher de cette oasis? Et puis là sont les insectes à l'existence fantastique et l'espoir de nouvelles découvertes.
Au bout d'une heure de marche, tout le monde regarde avec amour le cheval porteur du déjeuner.
On fait halte au milieu des roches blanches, en face du grand rocher noirâtre dit le roc à Guyot.
Pendant que les uns déballent des provisions, les autres se mettent en quête du dessert.
Les cerneaux ne sont pas formés, mais M. Fred grimpe sur les cerisiers, et apporte sans façon des rameaux chargés de fruits. Je m'inquiète de ce mode de contributions trop directes.
– Ça ne fait rien, répond Moreau; les gens seraient là, qu'ils vous offriraient ce qu'ils ont. D'ailleurs, ce qui est planté sur les sentiers est au passant, et ce qui est loin des habitations est aux oiseaux.
Sylvain fait, avec des roches plates et des galets ronds, des siéges et des tables; il élève des dolmens sans les avoir.
C'est le moment d'examiner ces galets.
Ce sont des blocs de granit magnifiques, roulés et amenés là par la Creuse, et qui n'appartiennent nullement au terrain primitif où nous nous trouvons. Ils sont en si grand nombre dans certains coudes de la rivière, qu'on pourrait les utiliser. On l'a essayé pour le pavage et les ponts d'Argenton; mais les transports étaient trop coûteux et trop difficiles; on y a renoncé.
Hélas! on n'y renoncera pas toujours. L'homme s'emparera de tous les sanctuaires. Il y aura une route sur cette rive charmante où aujourd'hui le sentier existe à peine, et tous ces sauvages accidents où l'on se sent à mille lieues de la civilisation disparaîtront pour faire place au grand droit de tous: au progrès!
Nous retrouvons les galets brisés; leurs flancs sont d'un grain micacé compacte et des plus beaux tons, depuis le gris de fer jusqu'au rose vif, en passant par le gris de perle rosé et le lilas bleuâtre.
La Creuse a apporté là les plus beaux échantillons des divers bancs granitiques qu'elle parcourt depuis sa source. Elle vous présente un musée complet de sa minéralogie; des gneiss brillants et variés, des micaschistes qui ont l'apparence et l'éclat de l'or et de l'argent disposés en veines sinueuses, des quartz d'une beauté qui rivalise pour l'oeil avec les marbres les plus précieux, et des sables de mica pulvérisé qui font briller les sentiers comme des ruisseaux au soleil.
Pendant cet examen, madame Anne cherche une cheminée. Elle trouve un bloc bien exposé pour que la fumée ne nous incommode pas. Elle ramasse du bois mort, elle allume son feu et retrousse ses manches.
Sylvain veut laver la poêle.
– Ah! malheureux! que faites-vous là? s'écrie-t-elle. Laver la poêle d'avance! vous voulez donc faire manquer la pêche? Ça porte malheur au pêcheur; ne le savez-vous point!
En effet, Moreau n'est pas heureux; il s'en va tout habillé dans les rochers submergés et dans les courants, lançant son filet avec maestria, avec rage, avec majesté, avec douleur: rien n'y fait, pas de truites, pas de saumons! Mais nous n'étions pas si ambitieux. Une friture de barbillons sortant de l'eau, rissolés dans l'huile et servis brûlants, c'est un excellent mets. Les poulets froids, les oeufs mollets, les artichauts crus, la galette, les guignes et le café, voilà, j'espère, un festin royal! La salle à manger est si belle et l'appétit si ouvert!
Moreau, éreinté, trempé comme un canard, rit quand on s'étonne de son régime. Il boit et mange sobrement, fait un somme sur l'herbe, et s'éveille gai comme un pinson, prêt à recommencer.
Madame Anne a déjeuné de bon coeur avec nous; mais son fils, M. Fred, s'est exalté. Il devient d'une loquacité désespérante. Heureusement, il s'en retourne au village avec sa mère et le cheval portant les débris du festin.
Nous reprenons le cours de la Creuse jusqu'au roc du Cerisier, le plus beau de toute cette région. Il surplombe la rivière qui bat sa base, et Moreau, qui nous a fait grimper par-dessus la dernière fois, veut nous faire recommencer l'ascension à cause de l'âne. Mais nous nous obstinons à passer sur les roches à fleur d'eau, et l'âne y passe sans brancher. De mémoire d'âne, on n'avait vu pareille chose; mais aussi quel âne!
Derrière le grand rocher, sur un espace d'une centaine de pas, s'étend le site ardu et sévère que nous avons baptisé le Sahara. Pas un souffle d'air, pas un arbre pour s'abriter, pas une place herbue pour séparer les pieds du roc brûlant.
En plein midi, il y a un peu de quoi devenir fou; mais algira et gordius apparaissent instantanément, comme s'ils attendaient nos naturalistes. Alors, tout est oublié: le soleil ne darde pas de feux dont on se soucie. Voilà nos enragés tout en haut du précipice, oubliant de songer aux vipères qui abondent et au moyen de redescendre tout ce qu'ils ont gravi. N'importe, les captures sont effectuées, et on descend comme on peut.
Cette roche feuilletée se divise en escaliers friables et perfides, et les herbes brûlées qui s'y attachent sont glissantes comme de la glace. L'émotion fait oublier à ceux qui regardent la chasse les souffrances de la fournaise. Outre les papillons désirés (ce que les entomologistes appellent leur desideratum), on rapporte des merveilles inattendues, des coléoptères avec lesquels on avait fait connaissance à la Spezzia, dont le climat est aussi un peu celui de l'Afrique.
On va plus loin, on se retourne pour regarder encore la belle silhouette du rocher, qui paraît grandiose par sa proportion avec le site environnant. Au pied des Alpes, ce serait un grain de sable; là où il est, c'est un pic alpestre.
Mais on avance, et les talus s'abaissent, la rivière n'a plus de rochers, et, pendant un certain temps, ombragée de beaux arbres, elle semble noire et morte. Les gazons refleurissent, l'air circule et les insectes méridionaux disparaissent. Moreau nous trouve des sources fraîches, et, après une nouvelle halte, on reprend à travers champs, par le plateau, la direction du village.
En général, ces plateaux sont tristes et nus, mais ils sont courts et s'abaissent brusquement vers de jolis bouquets de bois de hêtres et de chênes enfouis dans des déchirures de terrains très-amusantes.
On remonte, on traverse, en soupirant un peu, des moissons au-dessus desquelles la chaleur danse et miroite. Enfin on redescend rapidement au village par une fente profonde, chemin en été, torrent en hiver.
On ne saurait définir la production générale du pays, tant elle est inégale et variée sur ces terrains tourmentés de mouvements capricieux!
Dans des veines ombragées et humides, les fourrages sont magnifiques à la vue, bien que grossiers de qualité; le brin est trop gros, et nos chevaux le refusent absolument; ceux du pays, moins délicats, en font leurs délices. Sur les hauteurs pierreuses croissent de maigres froments, gravement malades cette année, et dont le grain éclate en poudre noire. Mais, à deux pas plus bas ou plus au nord, ou plus au sud, la moisson du blé, de l'orge ou de l'avoine, est superbe. Ailleurs et non loin, c'est la vigne qui souffre ou prospère. La culture se fait industrieuse, essayeuse, observatrice, comme dans tous les pays accidentés. On finit par utiliser les recoins les plus rebelles et par ne rien abandonner au désert de ce qui est praticable, c'est-à-dire de ce que le pied et la main peuvent atteindre.
Somme toute, la contrée est riche, le vin très-potable, le pain excellent, les légumes aussi. La grande variété des produits est toujours une source d'aisance pour le paysan, parce que bien rarement tout manque à la fois. C'est ce qui leur fait dire avec raison que les chétifs pays sont les meilleurs. En effet, dans les terres légères et inégales des varennes, on trouve parfois plus de ressource que dans l'uniforme et opulent fromental. On possède dix fois plus d'espace, et bien qu'une boisselée de chez nous paraisse en valoir dix des autres, le résultat général prouve que ces terres médiocres rapportent, en proportion de leur prix, un bon tiers de plus que celles de première qualité.
Cela provient surtout de ce que l'on s'ingénie davantage.
– Nous nous artificions à toute chose, me disait un paysan de par là. Nous savons faire pousser le noyer et le châtaignier côte à côte, chose réputée impossible dans vos endroits. Nous greffons toute sorte d'arbres fruitiers les uns sur les autres: tant pis pour ceux qui manquent. Nous ne craignons pas de recommencer, pas plus que d'apporter de la terre à dos de mulet, à dos d'âne et même à notre dos de chrétien, dans des hottes, pour nous faire un petit jardin dans un trou de rocher. On s'invente tout ce qu'on peut, et, si les courants d'eau emportent l'ouvrage à la mauvaise année, on recommence un peu plus haut, on endigue, on s'arrange et on se sauve.
Ce paysan industrieux et entreprenant est, et je le répète, moins solennel et moins poétique que le nôtre: il ressemble plus à un Auvergnat moderne qu'à un vieux Gaulois. Il manque de cette majesté qu'on peut appeler bovine chez l'homme de la vallée Noire; mais il est plus intéressant dans son combat avec la terre, et, s'il rêve moins, il comprend davantage.
Encore un trait caractéristique: le paysan de chez nous a peur de l'eau. Il croit que le bain de rivière est malsain, le dimanche, pour qui a sué la semaine. Il croit que la natation est un plaisir d'oisif. Il se noie dans un pied d'eau.
Ici, tout le monde va à l'eau comme des canards. Le dimanche soir, toute la population nage, plonge, dresse des bambins à se jeter dans les bassins profonds du haut des rochers et à pêcher à la main sous les blocs de la rivière. Quelques femmes nagent aussi. On se partage gaîment la pêche et on rentre pour la manger toute fraîche en famille, sauf les belles pièces, qui sont vendues à Argenton quand il n'y a pas d'étrangers au village.
Ce poisson est exquis, même le fretin. Il a la chair ferme et savoureuse.
La bonne et vraie pêche se fait avant le jour; aussi vous pourriez marcher la nuit tout le long de ce désert, avec la certitude de rencontrer, à chaque pas, des figures affairées mais bienveillantes.
Les meuniers et les pêcheurs vivent en bonne intelligence: filets et bateaux sont prêtés à toute heure, et ce continuel échange constitue une sorte de communauté. On ne se gêne guère pour lever la vergée qu'on rencontre sur les îlots dans le courant. Mais c'est à charge de revanche, et la grande prudence du Berrichon évite les reproches et les querelles. Les pêcheurs ont un soin de prévoyance qui ne viendrait jamais à ceux de l'Indre. Quand on pêche les étangs, ils achètent le fretin et rempoissonnent leur rivière pour l'avenir.
En traversant une ravissante prairie, nous eûmes à saluer une très-vieille dame du hameau des Cerisiers, qui gardait ses vaches en cornette et jupon court.
Elle était seule dans cet Éden champêtre, droite, rose, enjouée.
Moreau m'apprit que c'était une personne riche, la mère d'un de nos amis, avoué très-considéré dans notre ville.
– Comprenez-vous, nous dit-il quand nous fûmes à quelques pas de cette vénérable pastoure, qu'une dame comme elle, qui a le moyen d'avoir trois vachères pour une, prenne son plaisir à être là toute seule à son âge, par chaud ou froid, vent ou pluie?
– Ma foi, oui, pensai-je; je le comprends très-bien. Je sais que son fils, qui la respecte et la chérit, a fait son possible pour la fixer à la ville auprès de lui. Mais elle s'y mourait d'ennui; le bien-être et le repos lui retiraient l'âme du corps. Il y a dans ces natures agrestes une poésie qui ne sait pas rendre compte de ses jouissances, mais que l'esprit savoure dans une quiétude mystérieuse. Oui, oui, encore une fois, l'aspiration à la vie pastorale, le besoin d'identifier notre être avec la nature et d'oublier tous les faux besoins et toutes les vaines fatigues de la civilisation, ce n'est pas là un vain rêve; c'est un goût inné et positif chez la grande majorité de la race humaine, c'est une passion muette et obstinée qui suit partout, comme une nostalgie, ceux qui ont mené, dès l'enfance, la vie libre et rêveuse au grand air.
Et, quand cette passion s'est développée dans une contrée adorable, est-il un artiste qui ne la comprenne pas et qui ne la voie pas flotter dans ses pensées comme le songe d'une vie meilleure?
Tout le monde la comprendrait, cette passion, si la nature était belle partout. Elle le serait, si l'homme voulait et savait. Il ne s'agirait pas de la laisser à elle-même, là où elle se refuse à nourrir l'homme. Il s'agirait de lui conserver son type et de lui restituer, avec les qualités de la fécondité, le caractère de grâce ou de solennité qui lui est propre.
Cela viendra, ne nous désolons pas pour notre descendance. Nous traversons les jours d'enfantement de l'agriculture. La terre n'est ingrate que parce que le génie de l'homme a été paresseux. Nous sortons des ténèbres de la routine. La science et la pratique prennent un magnifique essor au point de vue de l'utilité sociale. La vie matérielle absorbe tout, la question du pain enfante des prodiges. Les artistes et les rêveurs ont tort pour le moment.
Il le faut, et n'importe! car le sentiment du beau et les besoins de l'âme reviendront quand la production aura payé l'homme de ses dépenses et de ses peines. La question des arbres viendra le préoccuper quand il aura trouvé le chauffage sans bois. La question des fleurs descendra des régions du luxe aux besoins intellectuels de tous les hommes. La question des eaux et des abris de rochers fera des prodiges quand il y aura communauté, je ne dis pas de propriété (je ne soulève pas cette question), mais de culture en grand avec une direction savante et intelligente.
Déjà les efforts particuliers de quelques riches amis du beau font pressentir ce que sera la campagne en France dans une centaine d'années peut-être. On comprend déjà très-bien qu'un parc de quelques lieues carrées soit une fantaisie réalisable, et que, au milieu de ses grandes éclaircies et de ses immenses pelouses, les moissons et les fauchailles s'effectuent facilement à travers des allées ombragées et doucement sinueuses.
Il n'y a donc pas de raisons pour qu'un jour, quand l'intérêt social aura prononcé qu'il est indispensable de réunir tous les efforts vers le même but, des départements entiers, des provinces entières, ne deviennent pas d'admirables jardins agrestes, conservant tous leurs accidents de terrains primitifs devenus favorables à la nature de la végétation qu'on aura su leur confier, distribuant leurs eaux dans des veines artificielles fécondantes et gracieuses, et se couvrant d'arbres magnifiques là où ne poussent aujourd'hui que de stériles broussailles.
À mesure qu'on obtiendra ce résultat, en vue du beau en même temps qu'en vue de l'utile, les idées s'élèveront. Le goût ira toujours s'épurant, le sentiment du pittoresque deviendra un besoin, une jouissance, une ivresse pour le laboureur, aussi bien que pour le poëte. Ce sera un crime que d'abattre ou de mutiler un bel arbre, une grossièreté que de négliger les fleurs et d'aplanir sans nécessité les aspérités heureuses du sol; un crétinisme que de détruire l'harmonie des formes et des couleurs sur un point donné, par des bâtisses disproportionnées ou criardes. L'artiste ne souffrira plus de rien, l'idéalisme et le réalisme ne se battront plus.
Toute rêverie sera douce, toute promenade charmante; et vous croyez que, vivant dans le beau et le respirant comme un air vital dans la nature redédiée à Dieu, les hommes ne deviendront pas plus intelligents en devenant plus riches, plus vrais en devenant plus habiles, et plus aimables en devenant plus satisfaits?
Amyntas s'est décidément épris de la maisonnette où nous sommes loges. Il y rêve une installation possible, un pied-à-terre tolérable au milieu du monde enchanté des fleurs, des ruisseaux et des papillons. Pourquoi pas? Il a bien raison.
J'avais grande envie aussi de cette chaumière, bien qu'elle ne réalise pas mon ambition pittoresque. Vingt autres sont plus jolies; mais c'est la seule en vente, et j'allais m'en emparer… Mais notre ami réclame la priorité de l'idée. Il nous demande de lui laisser arranger cette chaumière à son gré et de devenir ses hôtes dans nos excursions sur la Creuse. Nous retirons nos prétentions.
Il échange quelques paroles avec madame Rosalie. Le voilà propriétaire d'une maison bâtie à pierres sèches, couverte en tuiles, et ornée d'un perron à sept marches brutes; d'une cour de quatre mètres carrés; d'un bout de ruisseau avec droit d'y bâtir sur une arche, plus, d'un talus de rocher ayant pour limite un buis et un cerisier sauvage.
À partir de ce moment, je vois bien que l'insouciant Amyntas n'est plus le même.
Après le souper, car nous n'avons dîné qu'à neuf heures, le voilà qui lève des plans, qui mesure ses deux petites chambres, plante en imagination des portemanteaux, creuse des armoires dans l'épaisseur de son mur, et dit à chaque instant: Ma maison, ma cour, mon rocher, mon buis, mon cours d'eau, mes voisins, mes impôts, – il en aura pour deux francs vingt-cinq centimes! —mes droits, mes servitudes, mon acte, ma propriété, enfin! C'est tout dire!