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Simon

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Simon essaya de la faire parler en piquant son amour-propre. «Si vous voulez que je vous dise ma pensée, chère voisine, reprit-il, vous saurez que je doute fort de votre intimité avec mademoiselle de Fougères. Je croirais presque qu'il y a de votre part un peu de vanité, je ne dis pas à être liée avec notre future châtelaine, mais à être la seule confidente d'une personne si réservée dans sa conduite et dans ses paroles. D'abord, permettez-moi de vous demander en quelle langue s'expriment ces épanchements de vos âmes, car mademoiselle de Fougères ne sait pas, à ce que l'on dit, assembler trois phrases de la nôtre.»

Mais cet artifice ne réussit point. Bonne se prit à sourire et lui répondit: «Êtes-vous bien sûr que je ne sache pas l'italien?» Il fut impossible d'en obtenir autre chose.

VI

Par une belle matinée du printemps de 1825, Simon étant sorti avec son fusil donna la chasse à un de ces milans de forte race qu'on trouve dans la Marche. Cousins germains de l'aigle, presque aussi grands que lui, ils en ont le courage et l'intelligence. Les enfants qui peuvent s'en emparer dans le nid les élèvent et les habituent à chasser les souris de la maison. Ils deviennent très-familiers et très-doux. J'en ai vu un qui prenait très-délicatement des mouches sur le visage d'un enfant endormi, en l'effleurant de ce bec terrible dont il déchirait les lapereaux et les couleuvres.

Simon, ayant cru blesser légèrement sa proie, la vit s'éloigner et se perdre, et continua sa promenade. Au bout de quelques heures, il repassa par la même gorge; et comme il pensait à toute autre chose, il vit tout à coup mademoiselle de Fougères qui descendait précipitamment la colline au-dessus de lui, en lui criant: «Arrêtez-le, arrêtez-le! il est à vos pieds!» Il crut qu'elle avait laissé échapper son cheval et se pencha sur le ravin pour le chercher; mais il n'aperçut rien, et, reportant ses regards sur mademoiselle de Fougères, il vit qu'elle venait à lui en courant toujours, et qu'elle avait les mains et la figure ensanglantées. Soit l'effet de la compassion qu'éprouve un noble cœur à l'aspect de la souffrance, soit la douleur de voir une si belle créature en cet état, Simon fut surpris d'une angoisse inexprimable en pensant qu'elle venait de faire une chute de cheval. Il s'élança vers elle pour la secourir; mais son visage n'exprimait point la souffrance; elle avait le teint animé d'un éclat que Simon ne lui avait pas encore vu, et, riant d'un rire juvénile, elle lui montrait une touffe de bruyères vers laquelle elle se hâtait d'arriver en criant: «Il est là! courez donc dessus!» Avant que Simon eût pu comprendre de quoi il s'agissait, elle s'élança sur sa proie et jeta dessus son écharpe de soie, que l'oiseau mit en pièces en se débattant. C'était le milan royal que Simon avait démonté le matin, et qu'il avait perdu. Il se hâta de faire cesser le combat furieux qu'il livrait à la jeune amazone, et dans lequel tous deux montraient un courage et un acharnement singuliers; l'oiseau, renversé sur le dos, se défendait avec désespoir des ongles et du bec; la jeune fille, malgré les blessures qu'elle recevait, s'obstinait à le saisir et semblait résolue à se laisser déchirer plutôt que de renoncer à sa conquête. Simon le vainquit, lui lia les pieds avec sa cravate, et, le prenant par le bec, le présenta à mademoiselle de Fougères. Accablée de fatigue, elle s'était jetée sur la bruyère, et son cœur palpitait si fort que Simon en pouvait distinguer les battements; elle était déjà redevenue pâle. Simon jeta le milan à ses pieds, et, s'agenouillant près d'elle avec vivacité, lui demanda si elle était grièvement blessée.

«Je n'en sais rien, répondit-elle, je ne crois pas.

– Mais vous êtes couverte de sang?

– Bah! c'est le sang de cette bête rebelle.

– Je vous assure qu'elle vous a déchirée; vos gants sont en lambeaux.»

Sans attendre sa réponse, il lui prit la main, et, lui retirant ses gants avec précaution, il vit qu'elle avait reçu des entailles profondes.

«Vous voyez que c'est bien votre sang, lui dit-il d'une voix émue et cherchant à l'étancher.

– Bon! dit-elle, je ne m'en suis pas aperçue. Je voulais l'avoir et je le tiens.

– Mais vous souffrez; vous êtes pâle.

– Non, je suis essoufflée.

– Vous êtes blessée au visage.

– Oh! vraiment? le combat aurait-il été si acharné? Eh bien! c'est bon; je suis d'autant plus fière de la victoire, quoique, après tout, c'est à vous que je la dois. Je l'avais saisi trois fois, trois fois il m'a échappé. Je ne sais ce qui serait arrivé si je ne vous eusse pas rencontré. Maintenant, il faut voir s'il est blessé mortellement. J'espère que non.

– Il faudrait voir d'abord si vous n'êtes pas blessée vous-même auprès de l'œil. Voulez-vous descendre jusqu'au ruisseau?

– Bah! ce n'est pas nécessaire. Je ne sens aucun mal.

– Mais ce n'est pas une raison; venez, je vous en supplie. Je vous aiderai à descendre; je porterai ce vilain animal, qui mériterait bien que je lui tordisse le cou.

– Oh! ne vous avisez pas de cela, s'écria la jeune fille; j'ai payé sa conquête de mon sang: j'y tiens.»

Elle se laissa emmener au bord du ruisseau. Près de son lit, un rocher à pic s'élevait de quelques pieds au-dessus du sable. Simon voulut aider la chasseresse à le franchir; mais, dédaignant de poser sa main dans la sienne, elle sauta avec l'agilité superbe d'une nymphe de Diane. Elle était si belle de courage et de gaieté que Simon lui pardonna le reste de fierté que conservaient jusque-là ses manières. Peut-être même trouva-t-il en cet instant que c'était chez elle un attrait de plus. Son âme était trop ardente pour ne pas s'élancer tout entière vers cette noble création; il était comme hors de lui-même et ne songeait pas seulement à s'expliquer le désordre de ses esprits. Lui, dont les émotions avaient toujours été si concentrées et les manières si graves que sa mère elle-même en obtenait rarement un baiser, il se sentait prêt maintenant à entourer cette jeune fille de ses bras et à la presser contre son cœur, non avec le trouble d'un désir amoureux (il était loin d'y songer), mais avec l'effusion d'une tendresse fraternelle pour un enfant blessé; c'était un caractère trop impétueux, un cœur trop chaste pour subir la contrainte d'une vaine timidité ou pour accepter celle des préjugés, lorsqu'il était vivement ému. Il prit le mouchoir de mademoiselle de Fougères, le trempa dans l'eau et se mit à lui laver les tempes avec tant de soin, d'affection et de simplicité, qu'elle, à son tour, sentit sa méfiance et sa rudesse habituelles céder à l'ascendant d'une irrésistible sympathie. «Dieu merci! vous n'êtes pas blessée au visage, lui dit-il avec attendrissement; c'est avec ses ailes ensanglantées que l'insensé vous aura fait ces taches; mais vos mains! laissez-les tremper dans l'eau… laissez-moi les voir… il y a vraiment beaucoup de mal!..» Et Simon, qui avait la vue courte, se baissant pour les regarder, en approcha ses lèvres avec un entraînement incroyable. Mademoiselle de Fougères retira brusquement ses mains et fixa sur lui ce regard sévère qui l'avait choqué à la première rencontre. Mais cette fois il trouva sa fierté légitime; ses yeux lui firent une réponse si amicale, si franche et si persuasive, qu'elle s'adoucit tout à coup; elle reprit confiance, et lui dit d'un air gai:

«Vous avez du sang sur les lèvres, et savez-vous bien quel sang?

– C'est du sang aristocratique, répondit Simon, mais c'est le vôtre.

– C'est du sang noble, monsieur, reprit l'Italienne avec hauteur; c'est du pur sang républicain. Êtes-vous digne de porter un pareil cachet sur la bouche?

– Juste ciel, s'écria Simon en se levant, si je n'en suis pas digne encore par mes actions, je le suis par mes sentiments; mais, ajouta-t-il en retombant à genoux près d'elle, vous vous moquez de moi, vous n'êtes pas républicaine; vous ne pouvez pas l'être.

– Apprenez, répondit-elle, que je suis d'un pays où on ne peut pas cesser de l'être à moins de se dégrader. Notre république a duré plus que celle de Rome, et ce n'est que d'hier que nous sommes esclaves; mais sachez que nous savons haïr nos tyrans, nous autres. Un Vénitien, à moins d'avoir abjuré sa patrie, ne baiserait pas la main d'une Allemande, tandis que vous êtes à genoux près de moi, que vous croyez monarchique.

– Je sais que vous êtes belle comme un ange et brave comme un lion, et à présent que je vous sais républicaine, je baiserais vos pieds si vous me le permettiez.

– Vous êtes forts en beaux discours sur la liberté, vous autres, reprit-elle; mais nous avons un proverbe que vous devez comprendre: Più fatti che parole. A l'heure qu'il est, nous sommes sous le joug, et on nous croit écrasés parce que nous le portons en silence; mais on ne sait pas ce que sera notre réveil quand l'heure sera venue.

– Je crains qu'elle n'arrive pas plus tôt pour vous que pour nous, répondit Simon; si toutes les âmes italiennes étaient aussi courageuses que la vôtre, si tous les cœurs français étaient aussi convaincus que le mien, nous ne subirions pas la honte des lois étrangères.

– Espérons des jours meilleurs, dit Fiamma; mais ce n'est pas le moment de parler politique. Pourquoi ne venez-vous pas chez mon père?

– Mais, dit Simon un peu embarrassé, je n'ai pas l'honneur de le connaître.

– Il vous a engagé plusieurs fois, je le sais; pourquoi avez-vous refusé?

– Vous savez combien mes opinions diffèrent des siennes, et vous me le demandez?

– Mon père n'a point d'opinions politiques, répondit brusquement Fiamma; et, à cause de cela, il serait désobligeant autant qu'inutile de discuter avec lui. C'est un homme très-doux et très-poli; et si les gens de bien ne s'éloignaient pas de lui à cause de ses prétendues opinions, il ne serait pas réduit à remplir son salon de cette canaille qui s'y traîne à genoux.

 

– Vous parlez bien durement de vos courtisans, dit Simon; si votre père les accueillait avec une franchise aussi rude, j'ai peine à croire qu'ils fussent aussi empressés à lui rendre hommage.

– Sans doute, si mon père avait assez de force pour comprendre ses véritables intérêts et sa véritable dignité, il aurait en France un beau rôle à jouer. Mais votre noblesse française est démoralisée; vous l'avez si maltraitée qu'elle ne sait plus ce qu'elle fait. Ce n'est pas ainsi que nous agissons et que nous pensons chez nous. Le peuple n'a qu'un ennemi: l'étranger; ses vieux nobles sont les capitaines qu'il choisirait si le temps était venu de marcher au combat. Nous sommes familiers avec le peuple, nous autres; nous savons qu'il nous aime, et il sait que nous ne le craignons pas. Ce n'est pas lui qui a profité de nos dépouilles; ce n'est pas lui qui voudrait en profiter, si on pouvait nous dépouiller encore. Mais nous sommes ruinés, et nous n'en valons que mieux; je suis convaincue qu'il n'est pas bon de faire fortune, et j'ai vu souvent perdre en mérite ce qu'on gagnait en argent. Restez donc pauvre le plus longtemps que vous pourrez, monsieur Féline, et ne vous pressez pas de faire servir votre intelligence à votre bien-être.

– C'est ce dont on ne manquerait pas de m'accuser si je me montrais chez votre père dans la société de ceux qui y vont, répondit Simon, et je suis malheureux de vous connaître à présent; car j'aurai souvent la tentation de m'exposer au blâme de ceux qui pensent bien.

– Si cela doit être, il faut résister à la tentation, reprit la jeune fille avec l'air grave et assuré qui lui était habituel; mais dans peu de jours nous serons installés à Fougères, et je pense bien que vous pourrez nous voir sans vous compromettre. J'espère que mon père se réservera chaque semaine des jours de liberté, où les gens de cœur pourront l'aborder sans coudoyer les valets de l'administration. Du moins j'y travaillerai de tout mon pouvoir. Maintenant occupons-nous de ma capture; il faut que vous lui rendiez le même service qu'à moi, et que vous examiniez ses plaies.»

Simon obéit, soigna le captif blessé, et procéda sur-le-champ à l'amputation de l'aile brisée; après quoi il l'enveloppa d'un linge humide et se chargea de le soigner, s'engageant sur l'honneur à le porter lui-même au château dès qu'il serait guéri et apprivoisé.

«Ce n'est pas tout, lui dit-elle; vous allez m'aider à chercher mon cheval, que j'ai abandonné dans le bois.

– Je cours le chercher, et je vous l'amènerai ici, répondit Simon.

– Non pas, dit Fiamma en souriant; selon vos coutumes et vos idées françaises, je suis votre ennemie; vous ne devez pas me servir.

– Selon mon cœur et selon ma raison, je suis votre ami le plus respectueux et le plus dévoué, répondit Simon. Dites-moi de quel côté vous avez laissé Sauvage.

– Vous savez son nom! dit-elle en souriant; allons-y ensemble. Il n'obéit qu'à ma voix ou à celle de mon serviteur; et puisque vous êtes mon ami…

– Je suis à la fois l'un et l'autre, reprit Simon. Voulez-vous prendre mon bras?

– Ce n'est pas la coutume de mon pays, répondit Fiamma. Chez nous, les femmes n'ont pas besoin de s'appuyer sur un défenseur. Le peuple ne les coudoie pas. Nous sortons seules et à toute heure. Personne ne nous insulte. On nous respecte parce qu'on nous aime. Ici, on ne nous distingue des hommes que pour nous opprimer ou nous railler. C'est un méchant pays que votre France. J'espère que vous valez mieux qu'elle.

– Faites une révolution en Italie, répondit Simon, et j'irai m'y faire tuer sous vos drapeaux.»

Tout en parlant ainsi ils arrivèrent à la lisière du bois. Fiamma appela son cheval à plusieurs reprises, et bientôt il fit entendre le bruit de son sabot sur les cailloux. Comme elle avait les mains empaquetées, Simon l'aida à monter et la conduisit jusqu'à l'entrée du vallon en tenant Sauvage par la bride. Chemin faisant, ils échangèrent, en peu de paroles, les confidences de toute leur vie. C'était une histoire bien courte et bien pure de part et d'autre. Ils étaient du même âge. Fiamma avait chéri sa mère comme Féline chérissait la sienne. Depuis qu'elle l'avait perdue, elle avait vécu à la campagne dans une villa que son père avait achetée entre les bords de l'Adriatique et le pied des Alpes. Là, Fiamma s'était habituée à une vie active, aventureuse et guerrière, tantôt chassant l'ours et le chamois dans les montagnes, tantôt bravant la tempête sur mer dans une barque, et toujours se nourrissant de l'idée romanesque qu'un jour peut-être elle pourrait faire la guerre de partisan dans ces contrées dont elle connaissait tous les sentiers. L'absence de M. de Fougères, qui était venu en France pour racheter ses terres, l'avait laissé maîtresse de ses actions, et son indépendance naturelle avait pris un développement qu'il n'était plus possible de restreindre. Cependant le respect qu'elle avait pour son père était seul capable de lui dicter des lois; elle avait obéi à ses ordres en quittant l'Italie avec une gouvernante. Après peu de mois de séjour à Paris, elle était venue s'établir à Guéret, en attendant qu'elle s'établît à Fougères.

«Il me tarde que cela soit fait, dit-elle en achevant son récit. Puisqu'il faut abandonner ma patrie, j'aime mieux vivre dans ce vallon sauvage, qui me rappelle certains sites à l'entrée de mes Alpes chéries, que dans vos villes prosaïques et dans ce pandémonium sans physionomie et sans caractère que vous appelez votre capitale, et que vous devriez appeler votre peste, votre abîme et votre fléau. Maintenant, adieu; je vous prie d'appeler notre milan Italia, de ne pas oublier que nous en avons fait la conquête ensemble et d'en avoir bien soin. Si quelqu'un vous parle de moi, dites que je ne sais pas deux mots de français; je ne me soucie pas de parler avec tous ces laquais de la royauté qui ont baisé le knout des Cosaques et le bâton des caporaux schlagueurs de l'Autriche.

– Laissez-moi baiser le sabot de votre cheval, dit Simon en riant; c'est une noble créature qui n'obéit qu'à vous.

– Et qui ne m'obéit que par amitié, reprit Fiamma. Mais ne touchez pas à son sabot, et donnez-moi une poignée de main: E viva la liberta!»

Elle lui tendit sa main qui saignait encore, et entra dans le vallon au galop. Simon baisa encore ce sang généreux et essuya ses doigts à nu sur sa poitrine. Puis il alla s'enfermer dans sa chambre, et, jetant sa tête dans ses mains, il resta éveillé jusqu'au matin dans un état d'ivresse impossible à décrire.

VII

Simon demeura plus de vingt-quatre heures sous le charme de cette aventure. Aucune réflexion fâcheuse ne pouvait trouver place au milieu de son enivrement. Les âmes les plus fortes sont les plus spontanément vaincues et les plus complètement envahies par une passion digne d'elles. En elles, rien ne résiste, rien ne se défend de l'enthousiasme, parce que leur premier besoin est de chérir et d'admirer. Les conseils de la prudence et de l'intérêt personnel sont étouffés par ce besoin d'amour et de dévouement qui les déborde.

Mais, après les élans de la joie et le sentiment de l'adoration, Simon sentit le besoin de renouveler cette pure jouissance à la source qui l'avait produite. Il lui fallait revoir mademoiselle de Fougères; tout ce qui n'était pas elle n'existait plus. La tendresse que sa mère lui avait uniquement et exclusivement inspirée jusque-là s'affaiblissait elle-même sous les tressaillements convulsifs de son cœur impatient. Il s'effraya des ravages de cet incendie, sans penser d'abord à l'éteindre; mais plusieurs jours écoulés sans revoir Fiamma portèrent son désir à un tel point d'angoisse et de souffrance qu'il sentit la nécessité de le combattre.

Simon ne s'était pas beaucoup inquiété jusque-là de ce qu'il éprouvait. Il n'avait pas encore aimé, il ne savait pas à quel ennemi il avait affaire; il s'imaginait qu'il triompherait dès qu'il serait bien résolu à triompher, dès qu'il lui serait prouvé que les souffrances de cet amour l'emportaient sur les joies. Cet instant venu, il appela la réflexion à son secours. Il se demanda sur quelle certitude était fondée cette admiration extatique qui absorbait toutes ses pensées, quel lien durable quelques paroles échangées avec cette jeune fille pouvaient avoir cimenté. En quoi s'était-elle montrée grande, forte, magnanime, brave, sincère? Qu'avait-il vu? une lutte enfantine avec un oiseau de proie, et l'ardeur romanesque d'une jeune tête pour des idées généreuses dont l'application serait peut-être au-dessus de la portée de son caractère.

Mais, hélas! toutes les réflexions de Simon manquèrent leur but; et ses armes tournèrent leur pointe contre son cœur. Plus il y songeait, plus Fiamma se trouvait digne de son enthousiasme. Ce n'était pas un enfant, la femme qui se condamnait au silence et à la feinte depuis six mois plutôt que d'échanger ses nobles pensées avec des êtres indignes de la comprendre; et ce qu'aucune adulation n'avait pu obtenir de sa défiance stoïque, Simon l'avait conquis avec un regard. Profond comme la sagesse et hardi comme la bonne foi, celui de Fiamma avait lu en lui rapidement, et sa langue s'était déliée comme par magie. Elle lui avait dit le secret de son âme, le mystère de sa vie; et elle ne lui avait pas seulement recommandé le silence, tant elle semblait sûre de sa discrétion. Il y avait en elle quelque chose de viril qui semblait fait pour ressentir l'amitié sérieuse et l'estime tranquille. Avec quel dévouement une telle créature n'était-elle pas capable de braver la mort pour une noble cause, elle qui pour un jouet d'enfant se laissait déchirer du bec de l'aigle comme une jeune Spartiate! Enfin, les séductions d'aucune vanité n'étaient capables de l'entraîner, puisqu'elle s'était fait un genre de vie entièrement en dehors de celui que la fortune de son père semblait lui tracer, puisqu'elle fuyait les salons pour les bois, les fades conversations pour la lecture, et les flagorneries d'une petite cour pour l'entretien ingénu de la douce mademoiselle Parquet. Il se demandait comment il n'avait pas compris, dès le premier jour de sa rencontre sur la colline, le feu divin caché sous le voile de cette mystérieuse Isis; comment cette voix généreuse qui avait prononcé avec un accent si ferme le mot d'honneur à son oreille n'avait pas éveillé jusqu'au fond de ses entrailles le sentiment d'une fraternité sainte; puis, il se l'expliquait en se disant qu'une femme comme elle était la réalisation d'un si beau rêve, qu'en touchant à cette réalité on n'osait pas encore y croire.

Simon ne songea plus à lutter contre son admiration, mais il résolut de s'efforcer à en modérer l'exaltation. Il sentait qu'il lui serait impossible désormais de faire attention à aucune autre femme; mais il se disait que la société ayant posé une barrière insurmontable entre celle-là et lui, il ne devait pas se nourrir d'illusions auprès d'elle. Mademoiselle de Fougères était indépendante par son caractère et par sa position. Elle était majeure, et sa mère, disait-on, lui avait laissé de quoi vivre. Mais Simon eût rougi de rechercher la main d'une riche héritière. Il se disait qu'au premier mot d'amour d'un jeune bachelier, elle devait s'imaginer nécessairement qu'il avait des vues de séduction méprisables. L'idée seule que l'opinion publique eût pu lui attribuer ces sentiments le faisait frémir de colère et de honte. Il prit donc la ferme résolution, au cas même où mademoiselle de Fougères accorderait plus d'attention à son dévouement qu'il n'était raisonnable de s'y attendre, de s'en tenir avec elle aux termes de la plus respectueuse amitié. Pour cela, il ne fallait pas être surpris par ces émotions irrésistibles qui l'avaient dominé auprès d'elle. Simon espéra en avoir la force; mais, pour y parvenir, il se décida à s'éloigner pendant quelque temps des lieux qui lui retraçaient trop vivement cette scène d'enchantement. Il partit pour Nevers, où un étudiant de ses amis, récemment reçu avocat, l'appelait pour fêter son installation.

Pendant ce temps, le comte de Fougères vint prendre possession de sa nouvelle demeure. Les villageois tenaient trop à lui faire payer une sorte de denier à Dieu pour lui épargner de nouvelles fêtes et de nouveaux honneurs. Quand il vit que rien ne pouvait l'y soustraire, il s'exécuta noblement et paya une barrique de vin aux chers vassaux, en désirant de tout son cœur que leur vive affection se refroidît un peu à son égard. Ce n'était pas là le moyen. Il fut fêté, chanté, complimenté, aubadé encore une fois de cornemuse, bombardé encore une fois de pétards. Il se comporta en bon prince, donna une quantité exorbitante de poignées de main, leva son chapeau jusque devant les chiens du village, varia à l'infini l'arrangement des mots invariables de ses gracieuses réponses, subit les plus interminables et les plus fatigantes conversations avec une patience évangélique, baisa enfin, comme disait poétiquement M. Parquet, le bas de la robe de la déesse Incongruité, et, s'étant fait souverain populaire autant que possible, alla se coucher brisé de fatigue, infecté de miasmes prolétaires, et supputant dans sa cervelle administrative de combien (en raison de ses avances de fonds en affabilité paternelle) il augmenterait le loyer de ceux-ci et diminuerait les gages de ceux-là.

 

Mademoiselle de Fougères montra un caractère qui fut décidément taxé de hauteur et d'impertinence, en s'enfermant dans sa chambre durant toutes ces pasquinades sentimentales. Elle se rendit invisible, et son père ne put faire plier cette franchise sauvage devant les considérations politiques de sa situation; elle avait une manière muette et respectueuse de lui résister qui le brisait comme une paille, lui, mesquin d'idées, de sentiments et de langage. Il sentait qu'il ne pouvait régner sur cette âme de fer que par la conviction, et que précisément la puissance de conviction lui manquait. Désespérant de corriger sa fille, il prenait le parti de lui permettre de se cacher ou de se taire.

Quelques jours après ces fêtes extraordinaires, la fête patronale du village arriva. M. de Fougères était parti la veille pour une foire de bestiaux dans le Bourbonnais; car, à peine investi de sa dignité de châtelain, il était redevenu commerçant. De tous les personnages qui lui avaient témoigné leur zèle, un seul croyait n'avoir pas assez plié le genou devant son nom et devant son titre. C'était le curé, jeune homme sans jugement et sans vraie piété, qui, ayant lu je ne sais quelle chartre ecclésiastique, s'imagina ressusciter une coutume singulière à la première occasion. Le jour de la fête patronale, le sacristain fut dépêché auprès de mademoiselle de Fougères pour la prier de ne pas manquer d'assister à la bénédiction du saint sacrement. Ce message étonna beaucoup la jeune Italienne. Elle trouva étrange qu'un prêtre s'arrogeât le droit de lui tracer son devoir de cette manière. Néanmoins elle ne crut pas pouvoir se dispenser d'accomplir ce devoir, que son éducation lui rendait sacré. Mais, redoutant quelque embûche dans le genre de celles qu'elle avait su éviter jusque-là, elle ne monta pas à la tribune réservée aux anciens seigneurs de Fougères, tribune placée en évidence à la droite du chœur, et que le curé avait fait décorer à ses frais d'un tapis et de plusieurs fauteuils. Fiamma attendit que les vêpres fussent commencées, et, se glissant dans l'église sous le costume le plus simple, elle se mêla à la foule des femmes qui, dans ces campagnes, s'agenouillaient sur le pavé de l'église. Elle détestait les adulations faites à une classe quelconque, mais elle pensait que devant Dieu elle ne pouvait se courber avec trop d'humilité.

C'est en vain qu'elle espérait échapper au regard investigateur du curé ou à celui du sacristain qui était chargé de la découvrir. L'église était fort petite, et l'usage du pays veut que toutes les femmes soient séparées des hommes et rassemblées dans une des nefs. Entre le Magnificat et le Pange lingua, dans l'intervalle réservé à l'officiant pour revêtir ses ornements pontificaux, le sacristain traversa la foule féminine et vint supplier mademoiselle de Fougères, de la part du curé, de prendre une place plus convenable à son rang. Sur son refus de monter à la tribune, l'opiniâtre desservant fit apporter auprès de la balustrade qui sépare les deux sexes, à l'entrée du chœur, un fauteuil et un coussin, comme il eût fait pour son évêque. Il pensait que mademoiselle de Fougères ne résisterait pas à cette honorable invitation, et il se décida à monter à l'autel.

Pendant ce temps, les rangs de femmes qui séparaient mademoiselle de Fougères du fauteuil insolent s'étaient entr'ouverts, et tous les regards la sollicitaient pour qu'elle daignât en prendre possession. La seule Jeanne Féline, un peu distraite de sa fervente prière et profondément choquée dans son sens droit et incorruptible de ce qui se passait, abaissa son livre, releva son capulet, et fixa sur mademoiselle de Fougères ce regard où l'orgueil de la vertu et le feu de la jeunesse brillaient au milieu des ravages de l'âge et de la douleur. Fiamma la vit et reconnut la mère de Simon, à une lointaine analogie de traits, à une similitude frappante d'expression. Elle avait entendu mademoiselle Parquet vanter le mérite de cette femme, elle avait désiré rencontrer l'occasion de la connaître. Elle soutint donc son regard et lui exprima par le sien qu'elle était prête à entrer en communication avec elle.

Madame Féline, hardie et ingénue comme la vérité, lui adressa aussitôt la parole pour lui dire à demi-voix: «Eh bien! mademoiselle, qu'est-ce que votre conscience vous ordonne de faire?

– Ma conscience, répondit Fiamma sans hésiter, m'ordonne de rester ici, et de vous offrir ce fauteuil comme une marque de respect qui vous est due.»

Jeanne Féline s'attendait si peu à cette réponse qu'elle resta stupéfaite.

Mademoiselle de Fougères n'était pas une personne que l'on pût accuser, comme son père, de courtiser la popularité. On lui reprochait le défaut contraire, et Jeanne n'avait pas compris pourquoi elle était restée mêlée à la foule depuis le commencement de la cérémonie. Enfin son visage s'adoucit; et, résistant à Fiamma qui voulait la conduire au fauteuil, elle lui dit:

«Non pas moi: il me siérait mal de prendre une place d'honneur devant Dieu qui connaît le fond du cœur et ses misères. Mais voyez! la doyenne du village, celle qui a vu quatre générations, et qui d'ordinaire a une chaise, est ici par terre. On l'a oubliée à cause de vous aujourd'hui.»

Mademoiselle de Fougères suivit la direction du geste de Jeanne, et vit une femme centenaire à laquelle de jeunes filles avaient fait une sorte de coussin avec leurs capes de futaine. Elle s'approcha d'elle, et, avec l'aide de madame Féline, elle l'aida à se relever et à s'installer sur le fauteuil. La doyenne se laissa faire, ne comprenant rien à ce qui se passait, et remerciant d'un signe de sa tête tremblante. Mademoiselle de Fougères se mit à genoux sur le pavé auprès de Jeanne, de manière à être entièrement cachée par le dossier du grand fauteuil sur lequel la doyenne, qui ne remplissait plus ses devoirs de piété que par habitude, s'assoupit doucement au bout de quelques minutes.

Cependant le curé, qui n'avait pas la vue très-bonne et qui savait d'ailleurs que le regard baissé convient à la ferveur de l'officiant, aperçut confusément une femme coiffée de blanc sur le fauteuil. Il pensa que sa négociation avait réussi et se mit à officier tranquillement; mais lorsqu'au moment réservé à l'explosion de son vaste projet, après avoir descendu les trois marches de l'autel et s'être mis à genoux pour encenser le saint sacrement, il se releva, traversa le chœur et s'avança vers le fauteuil pour rendre le même honneur à mademoiselle de Fougères, selon les us et coutumes de l'ancienne féodalité, il s'aperçut de sa méprise, et son bras resta suspendu entre le ciel et la terre, tandis que toute la congrégation des fidèles, l'œil ouvert et la bouche béante, se demandait la cause des honneurs insolites rendus à la mère Mathurin.

Le jeune curé ne perdit point la tête, et, voyant que mademoiselle de Fougères avait mis un peu d'obstination et de malice dans cette aventure, il lui prouva qu'elle n'aurait pas le dernier mot; car il se retourna vivement de l'autre côté et se mit à encenser la tribune seigneuriale, comme pour rendre à cette place vide les honneurs dus au titre plus qu'à la personne. Tout le village resta ébahi, et il fallut plus de six mois pour faire adopter la véritable version de cet événement aux commentateurs exténués de recherches et de discussions. Les parents de la mère doyenne ne manquèrent pas de dire qu'elle avait été bénie en vertu d'un ancien usage qui décernait cette préférence aux centenaires, et que M. le curé avait trouvé dans les archives de la commune. Quant à elle, comme elle était à peu près aveugle et dormait plus qu'à demi pendant qu'on lui rendait cet honneur, comme son oreille avait le bonheur d'être fermée pour jamais à toutes les paroles humaines et à tous les bruits de la terre, elle mourut sans savoir qu'elle avait été encensée.