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Kitabı oku: «Spiridion», sayfa 10

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«Je m'agitai avec angoisse dans mon lit pour échapper à ces reproches, mais je ne pus réussir à m'éveiller; ils me poursuivaient avec une vraisemblance, une suite et un à-propos si extraordinaires; ils m'arrachaient des larmes si amères, et me couvraient d'une telle confusion, que je ne saurais dire aujourd'hui si c'était un rêve ou une vision. Peu à peu les personnages du rêve reparurent. Donatien s'avança furieux vers Spiridion, dont la voix s'éteignit et dont les traits s'effacèrent. Donatien criait à ses méchants courtisans:

«Détruisez-le! détruisez-le! Que vient-il faire parmi les vivants? Rendez-le à la tombe, rendez-le au néant!

«Alors les moines apportèrent du bois et des torches pour brûler Spiridion; mais au lieu de celui qui m'avait accablé de ses reproches et arrosé de ses larmes, je ne vis plus que le portrait du fondateur, que les partisans de Donatien arrachaient de son cadre et jetaient sur le bûcher. Dès que le feu eut commencé à consumer la toile, il se fit une horrible métamorphose. Spiridion reparut vivant, se tordant au milieu des flammes et criant:

«Alexis, Alexis! c'est toi qui me donnes la mort!

«Je m'élançai au milieu du bûcher, et ne trouvai que le portrait qui tombait en cendres. Plusieurs fois la figure vivante d'Hébronius et la toile inanimée qui la représentait se métamorphosèrent l'une dans l'autre à mes yeux stupéfaits: tantôt je voyais la belle chevelure du maître flamboyer dans l'incendie, et ses yeux pleins de souffrance, de colère et de douleur se tourner vers moi; tantôt je voyais brûler seulement une effigie aux acclamations grossières et aux rires des moines. Enfin je m'éveillai baigné de sueur et brisé de fatigue. Mon oreiller était trempé de mes pleurs. Je me levai, je courus ouvrir ma fenêtre. Le jour naissant dissipa mon sommeil et mes illusions; mais je restai tout le jour accablé de tristesse, et frappé de la force et de la justesse des reproches qui retentissaient encore dans mes oreilles.

«Depuis ce jour le remords me consuma. Je reconnaissais dans ce rêve la voix de ma conscience qui me criait que dans toutes les religions, dans toutes les philosophies, c'était un crime d'édifier la puissance du fourbe et d'entrer en marché avec le vice. Cette fois la raison confirmait cet arrêt de la conscience; elle me montrait dans le passé Spiridion comme un homme juste, sévère, incorruptible, ennemi mortel du mensonge et de l'égoïsme; elle me disait que là où nous sommes jetés sur la terre, quelque fausse que soit notre position, quelque dégradés que soient les êtres qui nous entourent, notre devoir est de travailler à combattre le mal et à faire triompher le bien. Il y avait aussi un instinct de noblesse et de dignité humaine qui me disait qu'en pareil cas, lors même que nous ne pouvions faire aucun bien, il était beau de mourir à la peine en résistant au mal, et lâche de le tolérer pour vivre en paix. Enfin je tombai dans la tristesse. Ces études, dont je m'étais promis tant de joie, ne me causèrent plus que du dégoût. Mon âme appesantie s'égara dans de vains sophismes, et chercha inutilement à repousser, par de mauvaises raisons, le mécontentement d'elle-même. Je craignais tellement, dans cette disposition maladive et chagrine, de tomber en proie à de nouvelles hallucinations, que je luttai pendant plusieurs nuits contre le sommeil. À la suite de ces efforts, j'entrai dans une excitation nerveuse pire que l'affaiblissement des facultés. Les fantômes que je craignais de voir dans le sommeil apparurent plus effrayants devant mes yeux ouverts. Il me semblait voir sur tous les murs le nom de Spiridion écrit en lettres de feu. Indigné de ma propre faiblesse, je résolus de mettre fin à ces angoisses par un acte de courage. Je pris le parti de descendre dans le caveau du fondateur et d'en retirer le manuscrit. Il y avait trois nuits que je ne dormais pas. La quatrième, vers minuit, je pris un ciseau, une lampe, un levier, et je pénétrai sans bruit dans l'église, décidé à voir ce squelette et à toucher ces ossements que mon imagination revêtait, depuis six années, d'une forme céleste, et que ma raison allait restituer à l'éternel néant en les contemplant avec calme.

«J'arrivai à la pierre du Hic est, la levai sans beaucoup de peine, et je commençai à descendre l'escalier; je me souvenais qu'il avait douze marches. Mais je n'en avais pas descendu six que ma tête était déjà égarée. J'ignore ce qui se passait en moi: si je ne l'avais éprouvé, je ne pourrais jamais croire que le courage de la vanité puisse couvrir tant de faiblesse et de lâche terreur. Le froid de la fièvre me saisit; la peur fit claquer mes dents; je laissai tomber ma lampe; je sentis que mes jambes pliaient sous moi.

«Un esprit sincère n'eût pas cherché à surmonter cette détresse. Il se fût abstenu de poursuivre une épreuve au-dessus de ses forces; il eût remis son entreprise à un moment plus favorable; il eût attendu avec patience et simplicité le rassérénement de ses facultés mentales. Mais je ne voulais pas avoir le démenti vis-à-vis de moi-même. J'étais indigné de ma faiblesse; ma volonté voulait briser et réduire mon imagination. Je continuai à descendre dans les ténèbres; mais je perdis l'esprit, et devins la proie des illusions et des fantômes.

«Il me sembla que je descendais toujours et que je m'enfonçais dans les profondeurs de l'Érèbe. Enfin, j'arrivai lentement à un endroit uni, et j'entendis une voix lugubre prononcer ces mots qu'elle semblait confier aux entrailles de la terre:

«Il ne remontera pas l'escalier.

«Aussitôt, j'entendis s'élever vers moi, du fond d'abîmes invisibles, mille voix formidables qui chantaient sur un rhythme bizarre:

«Détruisons-le! Qu'il soit détruit! Que vient-il faire parmi les morts? Qu'il soit rendu à la souffrance! Qu'il soit rendu à la vie!

«Alors une faible lueur perça les ténèbres, et je vis que j'étais sur la dernière marche d'un escalier aussi vaste que le pied d'une montagne. Derrière moi, il y avait des milliers de degrés de fer rouge; devant moi, rien que le vide, l'abîme de l'éther, le bleu sombre de la nuit sous mes pieds comme au-dessus de ma tête. Je fus pris de vertige, et, quittant l'escalier, ne songeant plus qu'il me fût possible de le remonter, je m'élançai dans le vide en blasphémant. Mais à peine eus-je prononcé la formule de malédiction, que le vide se remplit de formes et de couleurs confuses, et peu à peu je me vis de plain-pied avec une immense galerie où je m'avançai en tremblant. L'obscurité régnait encore autour de moi; mais le fond de la voûte s'éclairait d'une lueur rouge et me montrait les formes étranges et affreuses de l'architecture. Tout ce monument semblait, par sa force et sa pesanteur gigantesque, avoir été taillé dans une montagne de fer ou dans une caverne de laves noires. Je ne distinguais pas les objets les plus voisins; mais ceux vers lesquels je m'avançais prenaient un aspect de plus en plus sinistre, et ma terreur augmentait à chaque pas. Les piliers énormes qui soutenaient la voûte, et les rinceaux de la voûte même, représentaient des hommes d'une grandeur surnaturelle, tous livrés à des tortures inouïes: les uns, suspendus par les pieds et serrés par les replis de serpents monstrueux, mordaient le pavé, et leurs dents s'enfonçaient dans le marbre; d'autres, engagés jusqu'à la ceinture dans le sol, étaient tirés d'en haut, ceux-ci par les bras la tête en haut, ceux-là par les pieds la tête en bas, vers les chapiteaux formés d'autres figures humaines penchées sur elles et acharnées à les torturer. D'autres piliers encore représentaient un enlacement de figures occupées à s'entre-dévorer, et chacune d'elles n'était plus qu'un tronçon rouge jusqu'aux genoux ou jusqu'aux épaules, mais dont la tête furieuse conservait assez de vie pour mordre et dévorer ce qui était auprès d'elle. Il y en avait qui, écorchés à demi, s'efforçaient, avec la partie supérieure de leur corps, de dégager la peau de l'autre moitié accrochée au chapiteau ou retenue au socle; d'autres encore qui, en se battant, s'étaient arraché des lanières de chair par lesquelles ils se tenaient suspendus l'un à l'autre avec l'expression d'une haine et d'une souffrance indicibles. Le long de la frise, ou plutôt en guise de frise, il y avait de chaque côté une rangée d'êtres immondes, revêtus de la forme humaine, mais d'une laideur effroyable, occupés à dépecer des cadavres, à dévorer des membres humains, à tordre des viscères, à se repaître de lambeaux sanglants. De la voûte pendaient, en guise de clefs et de rosaces, des enfants mutilés qui semblaient pousser des cris lamentables, ou qui, fuyant avec terreur les mangeurs de chair humaine, s'élançaient la tête en bas, et semblaient près de se briser sur le pavé.

«Plus j'avançais, plus toutes ces statues, éclairées par la lumière du fond, prenaient l'aspect de la réalité; elles étaient exécutées avec une vérité que jamais l'art des hommes n'eût pu atteindre. On eût dit d'une scène d'horreur qu'un cataclysme inconnu aurait surprise au milieu de sa réalité vivante, et aurait noircie et pétrifiée comme l'argile dans le four. L'expression du désespoir, de la rage ou de l'agonie était si frappante sur tous ces visages contractés; le jeu ou la tension des muscles, l'exaspération de la lutte, le frémissement de la chair défaillante étaient reproduits avec tant d'exactitude qu'il était impossible d'en soutenir l'aspect sans dégoût et sans terreur. Le silence et l'immobilité de cette représentation ajoutaient peut-être encore à son horrible effet sur moi. Je devins si faible que je m'arrêtai et que je voulus retourner sur mes pas.

«Mais alors j'entendis au fond de ces ténèbres que j'avais traversées, des rumeurs confuses comme celles d'une foule qui marche. Bientôt les voix devinrent plus distinctes et les clameurs plus bruyantes, et les pas se pressèrent tumultueusement en se rapprochant avec une vitesse incroyable: c'était un bruit de course irrégulière, saccadée, mais dont chaque élan était plus voisin, plus impétueux, plus menaçant. Je m'imaginai que j'étais poursuivi par cette foule déréglée, et j'essayai de la devancer en me précipitant sous la voûte au milieu des sculptures lugubres. Mais il me sembla que ces figures commençaient à s'agiter, à s'humecter de sueur et de sang, et que leurs yeux d'émail roulaient dans leurs orbites. Tout à coup je reconnus qu'elles me regardaient toutes et qu'elles étaient toutes penchées vers moi, les unes avec l'expression d'un rire affreux, les autres avec celle d'une aversion furieuse. Toutes avaient le bras levé sur moi et semblaient prêtes à m'écraser sous les membres palpitants qu'elles s'arrachaient les unes aux autres. Il y en avait qui me menaçaient avec leur propre tête dans les mains, ou avec des cadavres d'enfants qu'elles avaient arrachés de la voûte.

«Tandis que ma vue était troublée par ces images abominables, mon oreille était remplie des bruits sinistres qui s'approchaient. Il y avait devant moi des objets affreux, derrière moi des bruits plus affreux encore: des rires, des hurlements, des menaces, des sanglots, des blasphèmes, et tout à coup des silences, durant lesquels il semblait que la foule, portée par le vent, franchît des distances énormes et gagnât sur moi du terrain au centuple.

«Enfin le bruit se rapprocha tellement que, ne pouvant plus espérer d'échapper, j'essayai de me cacher derrière les piliers de la galerie; mais les figures de marbre s'animèrent tout à coup; et, agitant leurs bras, qu'elles tendaient vers moi avec frénésie, elles voulurent me saisir pour me dévorer.

«Je fus donc rejeté par la peur au milieu de la galerie, où leurs bras ne pouvaient m'atteindre, et la foule vint, et l'espace fut rempli de voix, le pavé inondé de pas. Ce fut comme une tempête dans les bois, comme une rafale sur les flots; ce fut l'éruption de la lave. Il me sembla que l'air s'embrasait et que mes épaules pliaient sous le poids de la houle. Je fus emporté comme une feuille d'automne dans le tourbillon des spectres.

«Ils étaient tous vêtus de robes noires, et leurs yeux ardents brillaient sous leurs sombres capuces comme ceux du tigre au fond de son antre. Il y en avait qui semblaient plongés dans un désespoir sans bornes, d'autres qui se livraient à une joie insensée ou féroce, d'autres dont le silence farouche me glaçait et m'épouvantait plus encore. À mesure qu'ils avançaient, les figures de bronze et de marbre s'agitaient et se tordaient avec tant d'efforts qu'elles finissaient par se détacher de leur affreuse étreinte, par se dégager du pavé qui enchaînait leurs pieds, par arracher leurs bras et leurs épaules de la corniche; et les mutilés de la voûte se détachaient aussi, et, se traînant comme des couleuvres le long des murs, ils réussissaient à gagner le sol. Et alors tous ces anthropophages gigantesques, tous ces écorchés, tous ces mutilés, se joignaient à la foule des spectres qui m'entraînaient, et, reprenant les apparences d'une vie complète, se mettaient à courir et à hurler comme les autres: de sorte qu'autour de nous l'espace s'agrandissait, et la foule se répandait dans les ténèbres comme un fleuve qui a rompu ses digues; mais la lueur lointaine l'attirait et la guidait toujours. Tout à coup cette clarté blafarde devint plus vive, et je vis que nous étions arrivés au but. La foule se divisa, se répandit dans des galeries circulaires, et j'aperçus au-dessous de moi, à une distance incommensurable, l'intérieur d'un monument tel que la main de l'homme n'eût jamais pu le construire. C'était une église gothique dans le goût de celles que les catholiques érigeaient au onzième siècle, dans ce temps où leur puissance morale, arrivée à son apogée, commençait à dresser des échafauds et des bûchers. Les piliers élancés, les arcades aiguës, les animaux symboliques, les ornements bizarres, tous les caprices d'une architecture orgueilleuse et fantasque étaient là déployés dans un espace et sur des dimensions telles qu'un million d'hommes eût pu être abrité sous la même voûte. Mais cette voûte était de plomb, et les galeries supérieures où la foule se pressait étaient si rapprochées du faîte que nul ne pouvait s'y tenir debout, et que, la tête courbée et les épaules brisées, j'étais forcé de regarder ce qui se passait tout au fond de l'église, sous mes pieds, à une profondeur qui me donnait des vertiges.

«D'abord je ne discernai rien que les effets de l'architecture, dont les parties basses flottaient dans le vague, tandis que les parties moyennes s'éclairaient de lueurs rouges entrecoupées d'ombres noires, comme si un foyer d'incendie eût éclaté de quelque point insaisissable à ma vue. Peu à peu cette clarté sinistre s'étendit sur toutes les parties de l'édifice, et je distinguai un grand nombre de figures agenouillées dans la nef, tandis qu'une procession de prêtres revêtus de riches habits sacerdotaux défilait lentement au milieu, et se dirigeait vers le chœur en chantant d'une voix monotone:

«Détruisons-le! détruisons-le! que ce gui appartient à la tombe soit rendu à la tombe!»

«Ce chant lugubre réveilla mes terreurs, et je regardai autour de moi; mais je vis que j'étais seul dans une des travées: la foule avait envahi toutes les autres; elle semblait ne pas s'occuper de moi. Alors j'essayai de m'échapper de ce lieu d'épouvante, où un instinct secret m'annonçait l'accomplissement de quelque affreux mystère. Je vis plusieurs portes derrière moi; mais elles étaient gardées par les horribles figures de bronze, qui ricanaient et se parlaient entre elles en disant:

«On va le détruire, et les lambeaux de sa chair nous appartiendront.»

«Glacé par ces paroles, je me rapprochai de la balustrade en me courbant le long de la rampe de pierre pour qu'on ne pût pas me voir. J'eus une telle horreur de ce qui allait s'accomplir que je fermai les yeux et me bouchai les oreilles. La tête enveloppée de mon capuce et courbée sur mes genoux, je vins à bout de me figurer que tout cela était un rêve et que j'étais endormi sur le grabat de ma cellule. Je fis des efforts inouïs pour me réveiller et pour échapper au cauchemar, et je crus m'éveiller en effet; mais en ouvrant les yeux je me retrouvai dans la travée, environné à distance des spectres qui m'y avaient conduit, et je vis au fond de la nef la procession de prêtres qui était arrivée au milieu du chœur, et qui formait un groupe pressé au centre duquel s'accomplissait une scène d'horreur que je n'oublierai jamais. Il y avait un homme couché dans un cercueil, et cet homme était vivant. Il ne se plaignait pas, il ne faisait aucune résistance; mais des sanglots étouffés s'échappaient de son sein, et ses soupirs profonds, accueillis par un morne silence, se perdaient sous la voûte qui les renvoyait à la foule insensible. Auprès de lui plusieurs prêtres armés de clous et de marteaux se tenaient prêts à l'ensevelir aussitôt qu'on aurait réussi à lui arracher le cœur. Mais c'était en vain que, les bras sanglants et enfoncés dans la poitrine entr'ouverte du martyr, chacun venait à son tour fouiller et tordre ses entrailles; nul ne pouvait arracher ce cœur invincible que des liens de diamant semblaient retenir victorieusement à sa place. De temps en temps les bourreaux laissaient échapper un cri de rage, et des imprécations mêlées à des huées leur répondaient du haut des galeries. Pendant ces abominations, la foule prosternée dans l'église se tenait immobile dans l'attitude de la méditation et du recueillement.

«Alors un des bourreaux s'approcha tout sanglant de la balustrade qui sépare le chœur de la nef, et dit à ces hommes agenouillés:

« – Ames chrétiennes, fidèles fervents et purs, ô mes frères bien-aimés, priez! redoublez de supplications et de larmes, afin que le miracle s'accomplisse et que vous puissiez manger la chair et boire le sang du Christ, votre divin Sauveur.»

«Et les fidèles se mirent à prier à voix basse, à se frapper la poitrine et à répandre la cendre sur leurs fronts, tandis que les bourreaux continuaient à torturer leur proie, et que la victime murmurait en pleurant ces mots souvent répétés:

«Ô mon Dieu, relève ces victimes de l'ignorance et de l'imposture!»

«Il me semblait qu'un écho de la voûte, tel qu'une voix mystérieuse, apportait ces plaintes à mon oreille. Mais j'étais tellement glacé par la peur que, au lieu de lui répondre et d'élever ma voix contre les bourreaux, je n'étais occupé qu'à épier les mouvements de ceux qui m'environnaient, dans la crainte qu'ils ne tournassent leur rage contre moi en voyant que je n'étais pas un des leurs.

«Puis j'essayais de me réveiller, et pendant quelques secondes mon imagination me reportait à des scènes riantes. Je me voyais assis dans ma cellule par une belle matinée, entouré de mes livres favoris; mais un nouveau soupir de la victime m'arrachait à cette douce vision, et de nouveau je me retrouvais en face d'une interminable agonie et d'infatigables bourreaux. Je regardais le patient, et il me semblait qu'il se transformait à chaque instant, ce n'était plus le Christ, c'était Abeilard, et puis Jean Huss, et puis Luther… Je m'arrachais encore à ce spectacle d'horreur, et il me semblait que je revoyais la clarté du jour et que je fuyais léger et rapide au milieu d'une riante campagne. Mais un rire féroce, parti d'auprès de moi, me tirait en sursaut de cette douce illusion, et j'apercevais Spiridion dans le cercueil, aux prises avec les infâmes qui broyaient son cœur dans sa poitrine sans pouvoir s'en emparer. Puis ce n'était plus Spiridion, c'était le vieux Fulgence, et il appelait vers moi en disant:

« – Alexis, mon fils Alexis! vas-tu donc me laisser périr?»

«Il n'eut pas plus tôt prononcé mon nom que je vis à sa place dans le cercueil ma propre figure, le sein entr'ouvert, le cœur déchiré par des ongles et des tenailles. Cependant j'étais toujours dans la travée, caché derrière la balustrade, et contemplant un autre moi-même dans les angoisses de l'agonie. Alors je me sentis défaillir, mon sang se glaça dans mes veines, une sueur froide ruissela de tous mes membres, et j'éprouvai dans ma propre chair toutes les tortures que je voyais subir à mon spectre. J'essayai de rassembler le peu de forces qui me restaient et d'invoquer à mon tour Spiridion et Fulgence. Mes yeux se fermèrent, et ma bouche murmura des mots dont mon esprit n'avait plus conscience. Lorsque je rouvris les yeux, je vis auprès de moi une belle figure agenouillée, dans une attitude calme. La sérénité résidait sur son large front, et ses yeux ne daignaient point s'abaisser sur mon supplice. Il avait le regard dirigé vers la voûte de plomb, et je vis qu'au-dessus de sa tête la lumière du ciel pénétrait par une large ouverture. Un vent frais agitait faiblement les boucles d'or de ses beaux cheveux. Il y avait dans ses traits une mélancolie ineffable mêlée d'espoir et de pitié.

« – Ô toi dont je sais le nom, lui dis-je à voix basse, toi qui sembles invisible à ces fantômes effroyables, et qui daignes te manifester à moi seul, à moi seul qui te connais et qui t'aime! sauve-moi de ces terreurs, soustrais-moi à ce supplice!..»

«Il se tourna vers moi, et me regarda avec des yeux clairs et profonds, qui semblaient à la fois plaindre et mépriser ma faiblesse. Puis, avec un sourire angélique, il étendit la main, et toute la vision rentra dans les ténèbres. Alors je n'entendis plus que sa voix amie, et c'est ainsi qu'elle me parla:

« – Tout ce que tu as cru voir ici n'a d'existence que dans ton cerveau. Ton imagination a seule forgé l'horrible rêve contre lequel tu t'es débattu. Que ceci t'enseigne l'humilité, et souviens-toi de la faiblesse de ton esprit avant d'entreprendre ce que tu n'es pas encore capable d'exécuter. Les démons et les larves sont des créations du fanatisme et de la superstition. À quoi t'a servi toute ta philosophie, si tu ne sais pas encore distinguer les pures révélations que le ciel accorde, des grossières visions évoquées par la peur? Remarque que tout ce que tu as cru voir s'est passé en toi-même, et que tes sens abusés n'ont fait autre chose que de donner une forme aux idées qui depuis longtemps te préoccupent. Tu as vu dans cet édifice composé de figures de bronze et de marbre, tour à tour dévorantes et dévorées, un symbole des âmes que le catholicisme a endurcies et mutilées, une image des combats que les générations se sont livrés au sein de l'Église profanée, en se dévorant les unes les autres, en se rendant les unes aux autres le mal qu'elles avaient subi. Ce flot de spectres furieux qui t'a emporté avec lui, c'est l'incrédulité, c'est le désordre, l'athéisme, la paresse, la haine, la cupidité, l'envie, toutes les passions mauvaises qui ont envahi l'Église quand l'Église a perdu la foi; et ces martyrs dont les princes de l'Église disputaient les entrailles, c'étaient les Christs, c'étaient les martyrs de la vérité nouvelle, c'étaient les saints de l'avenir tourmentés et déchirés jusqu'au fond du cœur par les fourbes, les envieux et les traîtres. Toi-même, dans un instinct de noble ambition, tu t'es vu couché dans ce cénotaphe ensanglanté, sous les yeux d'un clergé infâme et d'un peuple imbécile. Mais tu étais double à tes propres yeux; et, tandis que la moitié la plus belle de ton être subissait la torture avec constance et refusait de se livrer aux pharisiens, l'autre moitié, qui est égoïste et lâche, se cachait dans l'ombre, et, pour échapper à ses ennemis, laissait la voix du vieux Fulgence expirer sans échos. C'est ainsi, ô Alexis! que l'amour de la vérité a su préserver ton âme des viles passions du vulgaire; mais c'est ainsi, ô moine! que l'amour du bien-être et le désir de la liberté t'ont rendu complice du triomphe des hypocrites avec lesquels tu es condamné à vivre. Allons, éveille-toi, et cherche dans la vertu la vérité que tu n'as pu trouver dans la science.»

«À peine eut-il fini de parler, que je m'éveillai; j'étais dans l'église du couvent, étendu sur la pierre du Hic est, à côté du caveau entr'ouvert. Le jour était levé, les oiseaux chantaient gaiement en voltigeant autour des vitraux; le soleil levant projetait obliquement un rayon d'or et de pourpre sur le fond du chœur. Je vis distinctement celui qui m'avait parlé entrer dans ce rayon, et s'y effacer comme s'il se fût confondu avec la lumière céleste. Je me tâtai avec effroi. J'étais appesanti par un sommeil de mort, et mes membres étaient engourdis par le froid de la tombe. La cloche sonnait matines; je me hâtai de replacer la pierre sur le caveau, et je pus sortir de l'église avant que le petit nombre des fervents qui ne se dispensaient pas des offices du matin y eût pénétré.

«Le lendemain, il ne me restait de cette nuit affreuse qu'une lassitude profonde et un souvenir pénible. Les diverses émotions que j'avais éprouvées se confondaient dans l'accablement de mon cerveau. La vision hideuse et la céleste apparition me paraissaient également fébriles et imaginaires; je répudiais autant l'une que l'autre, et n'attribuais déjà plus la douce impression de la dernière qu'au rassérénement de mes facultés et à la fraîcheur du matin.

«À partir de ce moment, je n'eus plus qu'une pensée et qu'un but, ce fut de refroidir mon imagination, comme j'avais réussi à refroidir mon cœur. Je pensai que, comme j'avais dépouillé le catholicisme pour ouvrir à mon intelligence une voie plus large, je devais dépouiller tout enthousiasme religieux pour retenir ma raison dans une voie plus droite et plus ferme. La philosophie du siècle avait mal combattu en moi l'élément superstitieux; je résolus de me prendre aux racines de cette philosophie; et, rétrogradant d'un siècle, je remontai aux causes des doctrines incomplètes qui m'avaient séduit. J'étudiai Newton, Leibnitz, Keppler, Malebranche, Descartes surtout, père des géomètres, qui avaient sapé l'édifice de la tradition et de la révélation. Je me persuadai qu'en cherchant l'existence de Dieu dans les problèmes de la science et dans les raisonnements de la métaphysique, je saisirais enfin l'idée de Dieu, telle que je voulais la concevoir, calme, invincible, infinie.

«Alors commença pour moi une nouvelle série de travaux, de fatigues et de souffrances. Je m'étais flatté d'être plus robuste que les spéculateurs auxquels j'allais demander la foi; je savais bien qu'ils l'avaient perdue en voulant la démontrer; j'attribuais cette erreur funeste à l'affaiblissement inévitable des facultés employées à de trop fortes études. Je me promettais de ménager mieux mes forces, d'éviter les puérilités où de consciencieuses recherches les avaient parfois égarés, de rejeter avec discernement tout ce qui était entré de force dans leurs systèmes; en un mot, de marcher à pas de géant dans cette carrière où ils s'étaient traînés avec peine. Là comme partout, l'orgueil me poussait à ma perte; elle fut bientôt consommée. Loin d'être plus ferme que mes maîtres, je me laissai tomber plus bas sur le revers des sommets que je voulais atteindre et où je me targuais vainement de rester. Parvenu à ces hauteurs de la science, que l'intelligence escalade, mais au pied desquelles le sentiment s'arrête, je fus pris du vertige de l'athéisme. Fier d'avoir monté si haut, je ne voulus pas comprendre que j'avais à peine atteint le premier degré de la science de Dieu, parce que je pouvais expliquer avec une certaine logique le mécanisme de l'univers, et que pourtant je ne pouvais pénétrer la pensée qui avait présidé à cette création. Je me plus à ne voir dans l'univers qu'une machine, et à supprimer la pensée divine comme un élément inutile à la formation et à la durée des mondes. Je m'habituai à rechercher partout l'évidence et à mépriser le sentiment, comme s'il n'était pas une des principales conditions de la certitude. Je me fis donc une manière étroite et grossière de voir, d'analyser et de définir les choses; et je devins le plus obstiné, le plus vain et le plus borné des savants.

«Dix ans de ma vie s'écoulèrent dans ces travaux ignorés, dix ans qui tombèrent dans l'abîme sans faire croître un brin d'herbe sur ses bords. Je me débattis longtemps contre le froid de la raison. À mesure que je m'emparais de cette triste conquête, j'en étais effrayé, et je me demandais ce que je ferais de mon cœur si jamais il venait à se réveiller. Mais peu à peu les plaisirs de la vanité satisfaite étouffaient cette inquiétude. On ne se figure pas ce que l'homme, voué en apparence aux occupations les plus graves, y porte d'inconséquence et de légèreté. Dans les sciences, la difficulté vaincue est si enivrante que les résolutions consciencieuses, les instincts du cœur, la morale de l'âme, sont sacrifiés, en un clin d'œil, aux triomphes frivoles de l'intelligence. Plus je courais à ces triomphes, plus celui que j'avais rêvé d'abord me paraissait chimérique. J'arrivai enfin à le croire inutile autant qu'impossible; je résolus donc de ne plus chercher des vérités métaphysiques sur la voie desquelles mes études physiques me mettaient de moins en moins. J'avais étudie les mystères de la nature, la marche et le repos des corps célestes, les lois invariables qui régissent l'univers dans ses splendeurs infinies comme dans ses imperceptibles détails; partout j'avais senti la main de fer d'une puissance incommensurable, profondément insensible aux nobles émotions de l'homme, généreuse jusqu'à la profusion, ingénieuse jusqu'à la minutie en tout ce qui tend à ses satisfactions matérielles; mais vouée à un silence inexorable en tout ce qui tient à son être moral, à ses immenses désirs, fallait-il dire à ses immenses besoins? Cette avidité avec laquelle quelques hommes d'exception cherchent à communiquer intimement avec la Divinité, n'était-elle pas une maladie du cerveau, que l'on pouvait classer à côté du dérèglement de certaines croissances anormales dans le règne végétal, et de certains instincts exagérés chez les animaux? N'était-ce pas l'orgueil, cette autre maladie commune au grand nombre des humains, qui parait de couleurs sublimes et rehaussait d'appellations pompeuses cette fièvre de l'esprit, témoignage de faiblesse et de lassitude bien plus que de force et de santé? Non, m'écriai-je, c'est impudence et folie, et misère surtout, que de vouloir escalader le ciel. Le ciel qui n'existe nulle part pour le moindre écolier rompu au mécanisme de la sphère! le ciel, où le vulgaire croit voir, au milieu d'un trône de nuées formé des grossières exhalaisons de la terre, un fétiche taillé sur le modèle de l'homme, assis sur les sphères ainsi qu'un ciron sur l'Atlas! le ciel, l'éther infini parsemé de soleils et de mondes infinis, que l'homme s'imagine devoir traverser après sa mort comme les pigeons voyageurs passent d'un champ à un autre, et où de pitoyables rhéteurs théologiques choisissent apparemment une constellation pour domaine et les rayons d'un astre pour vêtement! le ciel et l'homme, c'est-à-dire l'infini et l'atome! quel étrange rapprochement d'idées! quelle ridicule antithèse! Quel est donc le premier cerveau humain qui est tombé dans une pareille démence? Et aujourd'hui un pape, qui s'intitule le roi des âmes, ouvre avec une clef les deux battants de l'éternité à quiconque plie le genou devant sa discipline en disant: «Admettez-moi!»