Kitabı oku: «Spiridion», sayfa 15
Ces entretiens et ces enseignements furent au moins aussi longs que le récit qui les avait amenés. Ils durèrent plusieurs jours, et nous absorbèrent tellement l'un et l'autre que nous prenions à peine le temps de dormir. Mon maître semblait avoir recouvré, pour m'instruire, une force virile. Il ne songeait plus à ses souffrances et me les faisait oublier à moi-même; il me lisait son livre et me l'expliquait à mesure. C'était un livre étrange, plein d'une grandeur et d'une simplicité sublimes. Il n'avait pas affecté une forme méthodique; il avouait n'avoir pas eu le temps de se résumer, et avoir plutôt écrit, comme Montaigne, au jour le jour, une suite d'essais, où il avait exprimé naïvement tantôt les élans religieux, tantôt les accès de tristesse et de découragement sous l'empire desquels il s'était trouvé.
«J'ai senti, me disait-il, que je n'étais plus capable d'écrire un grand ouvrage pour mes contemporains, tel que je l'avais rêvé dans mes jours de noble, mais aveugle ambition. Alors, conformant ma manière à l'humilité de ma position, et mes espérances à la faiblesse de mon être, j'ai songé à répandre mon cœur tout entier sur ces pages intimes, afin de former un disciple qui, ayant bien compris les désirs et les besoins de l'âme humaine, consacrât son intelligence à chercher le soulagement et la satisfaction de ses désirs et de ses besoins, dont tôt ou tard, après les agitations politiques, tous les hommes sentiront l'importance. Expression plaintive de la triste époque où le sort m'a jeté, je ne puis qu'élever un cri de détresse afin qu'on me rende ce qu'on m'a ôté: une foi, un dogme et un culte. Je sens bien que nul encore ne peut me répondre et que je vais mourir hors du temple, plein de trouble et de frayeur, n'emportant pour tout mérite, aux pieds du juge suprême, que le combat opiniâtre de mes sentiments religieux contre l'action dissolvante d'un siècle sans religion. Mais j'espère, et mon désespoir même enfante chez moi des espérances nouvelles; car, plus je souffre de mon ignorance, plus j'ai horreur du néant, et plus je sens que mon âme a des droits sacrés sur cet héritage céleste dont elle a l'insatiable Désir…»
C'est ainsi qu'il parlait…
C'était la troisième nuit de cet entretien, et, malgré l'intérêt puissant qui m'y enchaînait, je fus tout à coup saisi d'un tel accablement, que je m'assoupis auprès du lit de mon maître tandis qu'il parlait encore, d'une voix affaiblie, au milieu des ténèbres; car toute l'huile de la lampe était consumée, et le jour ne paraissait point encore. Au bout de quelques instants, je m'éveillai; Alexis faisait entendre encore des sons inarticulés et semblait se parler à lui-même. Je fis d'incroyables efforts pour l'écouter et pour résister au sommeil; ses paroles étaient inintelligibles, et, la fatigue l'emportant, je m'endormis de nouveau, la tête appuyée sur le bord de son lit. Alors, dans mon sommeil, j'entendis une voix pleine de douceur et d'harmonie qui semblait continuer les discours de mon maître, et je l'écoutais sans m'éveiller et sans la comprendre. Enfin, je sentis comme un souffle rafraîchissant qui courait dans mes cheveux, et la voix me dit: «Angel, Angel, l'heure est venue.» Je m'imaginai que mon maître expirait, et, faisant un grand effort, je m'éveillai et j'étendis les mains vers lui. Ses mains étaient tièdes, et sa respiration régulière annonçait un paisible repos. Je me levai alors pour rallumer la lampe; mais je crus sentir le frôlement d'un être d'une nature indéfinissable qui se plaçait devant moi et qui s'opposait à mes mouvements. Je n'eus point peur et je lui dis avec assurance:
«Qui es-tu, et que veux-tu? es-tu celui que nous aimons? as-tu quelque-chose à m'ordonner?
– Angel, dit la voix, le manuscrit est sous la pierre, et le cœur de ton maître sera tourmenté tant qu'il n'aura pas accompli la volonté de celui…»
Il marchait rapidement vers la mer…
Ici la voix se perdit; je n'entendis plus aucun autre bruit dans la chambre que la respiration égale et faible d'Alexis. J'allumai la lampe, je m'assurai qu'il dormait, que nous étions seuls, que toutes les portes étaient fermées; je m'assis, incertain et agité. Puis, au bout de peu d'instants, je pris mon parti, je sortis de la cellule, sans bruit, tenant d'une main ma lampe, de l'autre une barre d'acier que j'enlevai à une des machines de l'observatoire, et je me rendis à l'église.
Comment, moi, si jeune, si timide et si superstitieux jusqu'à ce jour, j'eus tout à coup la volonté et le courage d'entreprendre seul une telle chose, c'est ce que je n'expliquerai pas. Je sais seulement que mon esprit était élevé à sa plus haute puissance en cet instant, soit que je fusse sous l'empire d'une exaltation étrange, soit qu'un pouvoir supérieur à moi agît en moi à mon insu. Ce qu'il y a de certain, c'est que j'attaquai sans trembler la pierre du Hic est, et que je l'enlevai sans peine. Je descendis dans le caveau, et je trouvai le cercueil de plomb dans sa niche de marbre noir. M'aidant du levier et de mon couteau, j'en dessoudai sans peine une partie; je trouvai, à l'endroit de la poitrine où j'avais dirigé mes recherches, des lambeaux de vêtement que je soulevai et qui se roulèrent autour de mes doigts comme des toiles d'araignée. Puis, glissant ma main jusqu'à la place où ce noble cœur avait battu, je sentis sans horreur le froid de ses ossements. Le paquet de parchemin n'étant plus retenu par les plis du vêtement, roula dans le fond du cercueil; je l'en retirai, et, refermant le sépulcre à la hâte, je retournai auprès d'Alexis et déposai le manuscrit sur ses genoux. Alors, un vertige me saisit, et je faillis perdre connaissance; mais ma volonté l'emporta encore: car Alexis dépliait le manuscrit d'une main ferme et empressée.
«Hic est veritas!» s'écria-t-il en jetant les yeux sur la devise favorite de Spiridion, qui servait d'épigraphe à cet écrit. «Angel, que vois-je? en croirai-je mes yeux? Tiens, regarde toi-même, il me semble que je suis en proie à une hallucination.»
Je regardai avec lui; c'était un de ces beaux manuscrits du treizième siècle tracés sur parchemin avec une netteté et une élégance dont l'imprimerie n'approche point; travail manuel, humble et patient, de quelque moine inconnu; et ce manuscrit, quelle fut ma surprise, quelle fut la consternation de mon maître Alexis, en voyant que ce n'était pas autre chose que le livre des Évangiles selon l'apôtre saint Jean?
«Nous sommes trompés! dit Alexis. Il y a eu là une substitution. Fulgence aura laissé déjouer sa vigilance pendant les funérailles de son maître, ou bien Donatien a surpris le secret de nos entretiens; il a enlevé le livre et mis à la place la parole du Christ sans appel et sans commentaire.
– Attendez, mon père, m'écriai-je après avoir examiné attentivement le manuscrit; ceci est un monument bien rare et bien précieux. Il est de la propre main du célèbre abbé Joachim de Flore, moine cistercien de la Calabre… Sa signature l'atteste.
– Oui, dit Alexis en reprenant le manuscrit et en le regardant avec soin, celui qu'on appelait l'homme vêtu de lin, celui qu'on regardait comme un inspiré, comme un prophète, le messie du nouvel Évangile au commencement du treizième siècle! Je ne sais quelle émotion profonde remue mes entrailles à la vue de ces caractères. Ô chercheur de vérité, j'ai souvent aperçu la trace de tes pas sur mon propre chemin! Mais, regarde, Angel, rien ici ne doit échapper à notre attention; car ce n'est certes pas sans dessein que ce précieux exemplaire a servi de linceul au cœur d'Hébronius; vois-tu ces caractères tracés en plus grosses lettres et avec plus d'élégance que le reste du texte?
– Ils sont aussi marqués d'une couleur particulière, et ce ne sont pas les seuls peut-être. Voyons, mon père!»
Nous feuilletâmes l'Évangile de saint Jean, et nous trouvâmes dans ce chef-d'œuvre calligraphique de l'abbé Joachim, trois passages écrits en caractères plus gros, plus ornés, et d'une autre encre que le reste, comme si le copiste eût voulu arrêter la méditation du commentateur sur ces passages décisifs. Le premier, écrit en lettres d'azur, était celui qui ouvre si magnifiquement l'Évangile de saint Jean.
«La parole était au commencement, la parole était avec dieu, et cette parole était Dieu. Toutes choses ont été faites par elle; et rien de ce qui a été fait n'a été fait sans elle. C'est en elle qu'était la vie, et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue. C'était la véritable lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde.»
Le second passage était écrit en lettres de pourpre. C'était celui-ci:
«L'heure vient que vous n'adorerez le père ni sur cette montagne ni à Jérusalem. L'heure vient que les vrais adorateurs adoreront le père en esprit et en vérité.»
Et le troisième, écrit en lettres d'or, était celui-ci:
«C'est ici la vie éternelle de te connaître, toi le seul vrai dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus le Christ.»
Un quatrième passage était encore signalé à l'attention, mais uniquement par la grosseur des caractères; c'était celui-ci du chapitre X:
«Jésus leur répondit: j'ai fait devant vous plusieurs bonnes œuvres de la part de mon père; pour laquelle me lapidez-vous? – les juifs lui répondirent: ce n'est point pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais c'est à cause de ton blasphème, c'est à cause que, étant homme, tu te fais Dieu. Jésus leur répondit: n'est-il pas écrit dans votre loi: «j'ai dit: vous êtes tous des dieux.» si elle a appelé dieux ceux à qui la parole de dieu était adressée, et si l'écriture ne peut être rejetée, dites-vous que je blasphème, moi que le père a sanctifié, et qu'il a envoyé dans le monde, parce que j'ai dit: je suis le fils de dieu?»
«Angel! s'écria Alexis, comment ce passage n'a-t-il pas frappé les chrétiens lorsqu'ils ont conçu l'idée idolâtrique de faire de Jésus-Christ un Dieu Tout-Puissant, un membre de la Trinité divine? Ne s'est-il pas expliqué lui-même sur cette prétendue divinité? n'en a-t-il pas repoussé l'idée comme un blasphème? Oh! oui, il nous l'a dit, cet homme divin! nous sommes tous des dieux, nous sommes tous les enfants de Dieu, dans le sens où saint Jean l'entendait en exposant le dogme au début de son Évangile… «À tous ceux qui ont reçu la parole (le logos divin) il a donné le droit d'être faits enfants de Dieu.» Oui, la parole est Dieu; la révélation, c'est Dieu, c'est la vérité divine manifestée, et l'homme est Dieu aussi, en ce sens qu'il est le fils de Dieu, et une manifestation de la Divinité: mais il est une manifestation finie, et Dieu seul est la Trinité infinie. Dieu était en Jésus, le Verbe parlait par Jésus, mais Jésus n'était pas le Verbe.
«Mais nous avons d'autres trésors à examiner et à commenter, Angel; car voici trois manuscrits au lieu d'un. Modère l'ardeur de ta curiosité, comme je dompte la mienne. Procédons avec ordre, et passons au second ayant de regarder le troisième. L'ordre dans lequel Spiridion a placé ces trois manuscrits sous une même enveloppe doit être sacré pour nous, et signifie incontestablement le progrès, le développement et le complément de sa pensée.»
Nous déroulâmes le second manuscrit. Il n'était ni moins précieux ni moins curieux que le premier. C'était ce livre perdu durant des siècles, inconnu aux générations qui nous séparent de son apparition dans le monde; ce livre poursuivi par l'Université de Paris, toléré d'abord et puis condamné, et livré aux flammes par le saint-siège en 1260: c'était la fameuse Introduction à l'Évangile éternel, écrite de la propre main de l'auteur, le célèbre Jean de Parme, général des Franciscains et disciple de Joachim de Flore. En voyant sous nos yeux ce monument de l'hérésie, nous fûmes saisis, Alexis et moi, d'un frisson involontaire. Cet exemplaire, probablement unique dans le monde, était dans nos mains; et par lui qu'allions-nous apprendre? avec quel étonnement nous en lûmes le sommaire, écrit à la première page:
«La religion a trois époques comme le règne des trois personnes de la Trinité. Le règne du Père a duré pendant la loi mosaïque. Le règne du Fils, c'est-à-dire la religion chrétienne, ne doit pas durer toujours. Les cérémonies et les sacrements dans lesquels cette religion s'enveloppe, ne doivent pas être éternels. Il doit venir un temps où ces mystères cesseront, et alors doit commencer la religion du Saint-Esprit, dans laquelle les hommes n'auront plus besoin de sacrements, et rendront à l'Être suprême un culte purement spirituel. Le règne du Saint-Esprit a été prédit par saint Jean, et c'est ce règne qui va succéder à la religion chrétienne, comme la religion chrétienne a succédé à la loi mosaïque.»
«Quoi! s'écria Alexis, est-ce ainsi qu'il faut entendre le développement des paroles de Jésus à la Samaritaine: L'heure vient que vous n'adorerez plus le Père ni à Jérusalem ni sur cette montagne, mais que vous l'adorerez en Esprit et en Vérité? Oui la doctrine de l'Évangile-éternel! cette doctrine de liberté, d'égalité et de fraternité qui sépare Grégoire VII de Luther, l'a entendu ainsi. Or, cette époque est bien grande: c'est elle qui, après avoir rempli le monde, féconde encore la pensée de tous les grands hérésiarques, de toutes les sectes persécutées jusqu'à nos jours. Condamné, détruit, cet œuvre vit et se développe dans tous les penseurs qui nous ont produits; et des cendres de son bûcher, l'Évangile éternel projette une flamme qui embrase la suite des générations. Wiclef, Jean Huss, Jérôme de Prague, Luther! vous êtes sortis de ce bûcher, vous avez été couvés sous cette cendre glorieuse; et toi-même Bossuet, protestant mal déguisé, le dernier évêque, et toi aussi Spiridion, le dernier apôtre, et nous aussi les derniers moines! Mais quelle était donc la pensée supérieure de Spiridion par rapport à cette révélation du treizième siècle? Le disciple de Luther et de Bossuet s'était-il retourné vers le passé pour embrasser la doctrine d'Amaury, de Joachim de Flore et de Jean de Parme?
– Ouvrez le troisième manuscrit, mon père. Sans doute, il sera la clef des deux autres.»
Le troisième manuscrit était en effet l'œuvre de l'abbé Spiridion, et Alexis, qui avait vu souvent des textes sacrés, copiés de sa main, et restés entre celles de Fulgence, reconnut aussitôt l'authenticité de cet écrit. Il était fort court et se résumait dans ce peu de lignes:
«Jésus (vision adorable) m'est apparu et m'a dit: Des quatre évangiles, le plus divin, le moins entaché des formes passagères de l'humanité au moment où j'ai accompli ma mission, est l'évangile de Jean, de celui sur le sein duquel je me suis appuyé durant la passion, de celui à qui je recommandai ma mère en mourant. Tu ne garderas que cet évangile. Les trois autres, écrits en vue de la terre pour le temps où ils ont été écrits, pleins de menaces et d'anathèmes, ou de réserves sacerdotales dans le sens de l'antique mosaïque, seront pour toi comme s'ils n'étaient pas. Réponds; m'obéiras-tu?
«Et moi, Spiridion, serviteur de Dieu, j'ai répondu: J'obéirai.
«Jésus alors m'a dit: Dans ton passé chrétien, tu seras donc de l'école de Jean, tu seras Joannite.
«Et quand Jésus m'eut dit ces paroles, je sentis en moi comme une séparation qui se faisait dans tout mon être. Je me sentis mourir. Je n'étais plus chrétien; mais bientôt je me sentis renaître, et j'étais plus chrétien que jamais. Car le christianisme m'était révélé, et j'entendis une voix qui disait à mes oreilles ce verset du dix-septième chapitre de l'unique évangile: C'est ici la vie éternelle de te connaître, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus le Christ.
»Alors Jésus me dit:
«Tu recueilleras à travers les siècles la tradition de ton école.
«Et je pensai à tout ce que j'avais lu autrefois sur l'école de saint Jean, et ceux que j'avais si souvent appelés des hérétiques m'apparurent comme de vrais vivants.
«Jésus ajouta:
«Mais tu effaceras et tu ratureras avec soin les erreurs de l'esprit prophétique, pour ne garder que la prophétie.
«La vision avait disparu; mais je la sentais, pour ainsi dire, qui se continuait secrètement en moi. Je courus à mes livres, et le premier ouvrage qui me tomba sous la main fut un manuscrit de l'évangile de saint Jean, de la main de Joachim de Flore.
«Le second fut l'Introduction à l'Évangile éternel, de Jean de Parme.
«Je relus l'évangile de saint Jean en adorant.
«Et je lus l'Introduction à l'Évangile éternel en souffrant et en gémissant. Quand j'eus fini de le lire, tout ce qui m'en resta fut cette phrase:
«La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes de la Trinité.»
«Tout le reste avait disparu et était raturé de mon esprit. Mais cette phrase brillait devant les yeux de mon intelligence, comme un phare éclatant et qui ne doit pas s'éteindre.
»Alors Jésus m'apparut de nouveau, et me dit:
«La religion a trois époques, comme les règnes des trois personnes de la Trinité.
«Je répondis: ainsi soit-il!
«Jésus reprit:
«Le christianisme a eu trois époques, et les trois époques sont accomplies.
«Et il disparut. Et je vis passer successivement devant moi (vision adorable) saint Pierre, saint Jean et saint Paul.
«Derrière saint Pierre était le grand pape Grégoire VII.
«Derrière saint Jean, Joachim de Flore, le saint Jean du treizième siècle.
«Derrière saint Paul était Luther.
«Je m'évanouis.»
Plus loin, après un intervalle, était écrit de la même main:
«Le christianisme devait avoir trois époques, et les trois époques sont accomplies. Comme la Trinité divine a trois faces, la conception que l'esprit humain a eue de la Trinité dans le christianisme devait avoir trois faces successives. La première, qui répond à saint Pierre, embrasse la période de la création et du développement hiérarchique et militant de l'Église jusqu'à Hildebrand, le saint Pierre du onzième siècle; la seconde, qui répond à saint Jean, embrasse la période depuis Abeilard jusqu'à Luther; la troisième, qui répond à saint Paul, commence à Luther et finit à Bossuet. C'est le règne du libre examen, de la connaissance, comme la période antérieure est celle de l'amour et du sentiment, comme celle qui avait précédé est la période de la sensation et de l'activité. Là finit le christianisme, et là commence l'ère d'une nouvelle religion. Ne cherchons donc plus la vérité absolue dans l'application littérale des Évangiles, mais dans le développement des révélations de toute l'humanité antérieure à nous. Le dogme de la Trinité est la religion éternelle; la véritable compréhension de ce dogme est éternellement progressive. Nous repasserons éternellement peut-être par ces trois phases de manifestations de l'activité, de l'amour et de la science, qui sont les trois principes de notre essence même, puisque ce sont les trois principes divins que reçoit chaque homme venant dans le monde, à titre de fils de Dieu. Et plus nous arriverons à nous manifester simultanément sous ces trois faces de notre humanité, plus nous approcherons de la perfection divine. Hommes de l'avenir, c'est à vous qu'il est réservé de réaliser cette prophétie, si Dieu est en vous. Ce sera l'œuvre d'une nouvelle révélation, d'une nouvelle religion, d'une nouvelle société, d'une nouvelle humanité. Cette religion n'abjurera pas l'esprit du Christianisme, mais elle en dépouillera les formes. Elle sera au Christianisme ce que la fille est à la mère, lorsque l'une penche vers la tombe et que l'autre est en plein dans la vie. Cette religion, fille de l'Évangile, ne reniera point sa mère, mais elle continuera son œuvre; et ce que sa mère n'aura pas compris, elle l'expliquera; ce que sa mère n'aura pas osé, elle l'osera; ce que sa mère n'aura fait qu'entreprendre, elle l'achèvera. Ceci est la véritable prophétie qui est apparue sous un voile de deuil au grand Bossuet, à son heure dernière. Trinité divine, reçois et reprends l'être de celui que tu as éclair de ta lumière, embrasé de ton amour, et créé de la substance même, ton serviteur Spiridion.»
Alexis replia le manuscrit, le plaça sur sa poitrine, croisa ses mains dessus, et resta plongé dans une méditation profonde. Une grande sérénité régnait sur son front. Je restai à ses côtés immobile, attentif, épiant tous ses mouvements, et cherchant dans l'expression de sa physionomie à comprendre les pensées qui remuaient son âme. Tout à coup je vis de grosses larmes rouler de ses yeux et inonder son visage flétri, comme une pluie bienfaisante sur la terre altérée. «Je suis bien heureux! me dit-il en se jetant dans mon sein. Ô ma vie! ma triste vie! ce n'était pas trop de tes douleurs et de tes fatigues pour acheter cet ineffable instant de lumière, de certitude et de charité! Charité divine, je te comprends enfin! Logique suprême, tu ne pouvais faillir! Ami Spiridion, tu le savais bien quand tu me disais: Aime et tu comprendras! Ô ma science frivole! ô mon érudition stérile! vous ne m'avez pas éclairé sur le véritable sens des Écritures! C'est depuis que j'ai compris l'amitié, et par elle la charité, et par la charité l'enthousiasme de la fraternité humaine, que je suis devenu capable de comprendre la parole de Dieu. Angel, laisse-moi ces manuscrits pendant le peu d'heures que j'ai encore à passer près de toi; et, quand je ne serai plus, ne les ensevelis point avec moi. Le temps est venu où la vérité ne doit plus dormir dans les sépulcres, mais agir à la lumière du soleil et remuer le cœur des hommes de bonne volonté. Tu reliras ces Évangiles, mon enfant, et en les commentant, tu rapprendras l'histoire; ton cerveau, que j'ai rempli de faits, de textes et de formules, est comme un livre qui porte en soi la vie, et qui n'en a pas conscience. C'est ainsi que, durant trente ans, j'avais fait de ma propre intelligence un parchemin. Celui qui a tout lu, tout examiné sans rien comprendre est le pire des ignorants; et celui qui, sans savoir lire, a compris la sagesse divine, est le plus grand savant de la terre. Maintenant, reçois mes adieux, mon enfant, et apprête-toi à quitter le cloître et à rentrer dans la vie.
– Que dites-vous? m'écriai-je; vous quitter? retourner au monde? Est-ce là votre amitié? sont-ce là vos conseils?
– Tu vois bien, dit-il, que c'en est fait de nous. Nous sommes une race unie, et Spiridion a été, à vrai dire, le dernier moine. Ô maître infortuné, ajouta-t-il en levant les yeux au ciel, toi aussi tu as bien souffert, et ta souffrance a été ignorée des hommes. Mais Dieu t'a reçu en expiation de tes erreurs sublimes, et il t'a envoyé, à tes derniers instants, l'instinct prophétique qui t'a consolé; car ton grand cœur a dû oublier sa propre souffrance en apercevant l'avenir de la race humaine tourné vers l'idéal. Ainsi donc je suis arrivé au même résultat que toi. Quoique ta vie ait été consacrée seulement aux études théologiques, et que la mienne ait embrassé un plus large cercle de connaissances, nous avons trouvé la même conclusion; c'est que le passé est fini et ne doit point entraver l'avenir, c'est que notre chute est aussi nécessaire que l'a été notre existence; c'est que nous ne devons ni renier l'une, ni maudire l'autre. Eh bien, Spiridion, dans l'ombre de ton cloître et dans le secret de tes méditations, tu as été plus grand que ton maître: car celui-ci est mort en jetant un cri de désespoir et on croyant que le monde s'écroulait sur lui; et toi tu t'es endormi dans la paix du Seigneur, rempli d'un divin espoir pour la race humaine. Oh! oui, je t'aime mieux que Bossuet; car tu n'as pas maudit ton siècle, et tu as noblement abjuré une longue suite d'illusions, incertitudes respectables, efforts sublimes d'une âme ardemment éprise de la perfection. Sois béni, sois glorifié: le royaume des cieux appartient à ceux dont l'esprit est vaste et dont le cœur est simple.»
Quand il eut parlé ainsi, il m'imposa les mains et me donna sa bénédiction; puis, se mettant en devoir de se lever:
«Allons, dit-il, tu sais que l'heure est venue.
– Quelle heure donc, lui dis-je, et que voulez-vous faire? Ces paroles ont déjà frappé mon oreille cette nuit, et je croyais avoir été le seul à les entendre. Dites, maître, que signifient-elles?
– Ces paroles, je les ai entendues, me répondit-il; car, pendant que tu descendais dans le tombeau de notre maître, j'avais ici un long entretien avec lui.
– Vous l'avez vu? lui dis-je.
– Je ne l'ai jamais vu la nuit, mais seulement le jour, à la clarté du soleil. Je ne l'ai jamais vu et entendu en même temps: c'est la nuit qu'il me parle, c'est le jour qu'il m'apparaît: Cette nuit, il m'a expliqué ce que nous venons de lire et plus encore; et, s'il t'a ordonné d'exhumer le manuscrit, c'est afin que jamais le doute n'entrât dans ton âme au sujet de ce que les hommes de ce siècle appelleraient nos visions et nos délires.
– Délires célestes, m'écriai-je, et qui me feraient haïr la raison, si la raison pouvait en anéantir l'effet! Mais ne le craignez pas, mon père; je porterai à jamais dans mon cœur la mémoire sacrée de ces jours d'enthousiasme.
– Maintenant, viens! dit Alexis en se mettant à marcher dans sa cellule d'un pas assuré, et en redressant son corps brisé, avec la noblesse et l'aisance d'un jeune homme.
– Eh quoi! Vous marchez! Vous êtes donc guéri! lui dis-je; ceci est un prodige nouveau.
– La volonté est seule un prodige, répondit-il, et c'est la puissance divine qui l'accomplit en nous. Suis-moi, je veux revoir le soleil, les palmiers, les murs de ce monastère, la tombe de Spiridion et de Fulgence; je me sens possédé d'une joie d'enfant; mon âme déborde. Il faut que j'embrasse cette terre de douleurs et d'espérances où les larmes sont fécondes, et que nos genoux fatigués de prières n'ont pas creusée en vain.»
Nous descendîmes pour nous rendre au jardin; mais en passant devant le réfectoire où les moines étaient rassemblés, il s'arrêta un instant, et jeta sur eux un regard de compassion.
En voyant debout devant eux cet Alexis qu'ils croyaient mourant, ils furent saisis d'épouvante, et un des convers qui les servait et qui se trouvait près de la porte, murmura ces mots:
«Les morts ressuscitent, c'est le présage de quelque malheur.
– Oui, sans doute, répondit Alexis en entrant dans le réfectoire par l'effet d'une subite résolution, un grand malheur vous menace. Et parlant à haute voix, avec un visage animé de l'énergie de la jeunesse, et les yeux étincelants du feu de l'inspiration: «Frères, dit-il, quittez la table, n'achevez pas votre pain, déchirez vos robes, abandonnez ces murs que la foudre ébranle déjà, ou bien préparez-vous à mourir!»
Les moines, effrayés et consternés, se levèrent tumultueusement, comme s'ils se fussent attendus à quelque prodige. Le Prieur leur commanda de se rasseoir.
«Ne voyez-vous pas, leur dit-il, que ce vieillard est en proie à un accès de délire? Angel, reconduisez-le à son lit, et ne le laissez plus sortir de sa cellule; je vous le commande.
– Frère, tu n'as plus rien à commander ici, reprit Alexis avec le calme de la force. Tu n'es plus chef, tu n'es plus moine, tu n'es plus rien. Il faut fuir, te dis-je; ton heure et la nôtre à tous est venue.»
Les religieux s'agitèrent encore. Donatien les contint de nouveau, et craignant quelque scène violente:
«Tenez-vous tranquilles, leur dit-il, et laissez-le parler; vous allez voir que ses idées sont troublées par la fièvre.
– Ô moines! dit Alexis en soupirant, c'est vous dont la fièvre a troublé l'entendement; vous, race jadis sublime, aujourd'hui abjecte; vous qui avez engendré par l'esprit tant de docteurs et de prophètes que l'Église a persécutés et condamnés aux flammes! vous qui avez compris l'Évangile et qui avez tenté courageusement de le pratiquer. Ô vous, disciples de l'Évangile éternel, pères spirituels du grand Amaury, de David de Dinant, de Pierre Valdo, de Ségarel, de Dulcin, d'Eon de l'Étoile, de Pierre de Bruys, de Lollard, de Wiclef, de Jean Huss, de Jérôme de Prague, et enfin de Luther! moines qui avez compris l'égalité, la fraternité, la communauté, la charité et la liberté! moines qui avez proclamé les éternelles vérités que l'avenir doit expliquer et mettre en pratique, et qui maintenant ne produisez plus rien, et ne pouvez plus rien comprendre! C'est assez longtemps vous cacher sous les plis du manteau de saint Pierre, Pierre ne peut plus vous protéger; c'est en vain que vous avez fait votre paix avec les pontifes et votre soumission aux puissants de la terre: les puissants ne peuvent plus rien pour vous. Le règne de l'Évangile éternel arrive, et vous n'êtes plus ses disciples; et au lieu de marcher à la tête des peuples révoltés pour écraser les tyrannies, vous allez être abattus et foudroyés comme les suppôts de la tyrannie. Fuyez, vous dis-je, il vous reste une heure, moins d'une heure! Déchirez vos robes et cachez-vous dans l'épaisseur des bois, dans les cavernes de la montagne; la bannière du vrai Christ est dépliée, et son ombre vous enveloppe déjà.
– Il prophétise! s'écrièrent quelques moines pâles et tremblants.
– Il blasphème, il apostasie! s'écrièrent quelques autres indignés.
– Qu'on l'emmène, qu'on l'enferme!» s'écria le Prieur bouleversé et frémissant de rage.
Nul n'osa cependant porter la main sur Alexis. Il semblait protégé par un ange invisible.
Il prit mon bras, car il trouvait que je ne marchais pas assez vite, et, sortant du réfectoire, il m'entraîna sous les palmiers. Il contempla quelque temps la mer et les montagnes avec délices; puis, se retournant vers le nord, il me dit:
«Ils viennent! ils viennent avec la rapidité de la foudre.
– Qui donc, mon père?
– Les vengeurs terribles de la liberté outragée. Peut-être les représailles sont-elles insensées. Qui peut se sentir investi d'une telle mission, et garder le calme de la justice? Les temps sont mûrs; il faut que le fruit tombe; qu'importé quelques brins d'herbe écrasés?
À mort! à mort!.. ce fanatique!..
– Parlez-vous des ennemis de notre pays?
– Je parle de glaives étincelants dans la main du Dieu des armées. Ils approchent, l'Esprit me l'a révélé, et ce jour est le dernier de mes jours, comme disent les hommes. Mais je ne meurs pas, je ne te quitte pas, Angel, tu le sais.
– Vous allez mourir? m'écriai-je en m'attachant à son bras avec un effroi insurmontable; oh! ne dites pas que vous allez mourir! Il me semble que je commence à vivre d'aujourd'hui.