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Kitabı oku: «Spiridion», sayfa 4

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«Grâce! grâce! mon père, lui dis-je en me mettant devant lui. Ne souillez pas vos mains de sang.»

Le père Alexis haussa les épaules et dit: «Tu es insensé! Puisque tu ne veux pas marcher devant, suis-moi!»

Et, traînant toujours le convers, qui était pourtant un homme robuste, mais qui semblait terrassé par une force surhumaine, il descendit rapidement l'escalier. Alors je repris courage et le suivis. Au bruit que nous faisions, plusieurs personnes, qui attendaient sans doute au bas de l'escalier le résultat des aveux que le faux démon prétendait arracher à mon maître, se montrèrent; mais, en voyant une scène si différente de ce qu'elles attendaient, elles s'enveloppèrent dans leurs capuchons et s'enfuirent dans les ténèbres. Nous eûmes le temps de remarquer à leurs robes que c'étaient des frères convers et des novices. Aucun des pères ne s'était compromis dans cette farce sacrilège, dirigée cependant, comme nous le sûmes depuis, par des ordres supérieurs.

Alexis marchait toujours à grands pas, traînant son prisonnier. De temps en temps celui-ci faisait des efforts pour se dégager de sa main formidable; mais le père, s'arrêtant, lui imprimait un mouvement de strangulation, et le faisait rouler sur les degrés. Les ongles d'Alexis étaient imprégnés de sang, et les yeux du Dominique sortaient de leurs orbites. Je les suivais toujours, et ainsi nous arrivâmes au bas du grand escalier qui donnait sur le cloître. Là était suspendue la grosse cloche que l'on ne sonnait qu'à l'agonie des religieux, et que l'on appelait l'articulo mortis. Tenant toujours d'une main son démon terrassé, Alexis se mit à sonner de l'autre avec une telle vigueur que tout le monastère en fut ébranlé. Bientôt nous entendîmes ouvrir précipitamment les portes des cellules, et tous les escaliers se remplirent de bruit. Les moines, les novices, les serviteurs, toute la maison accourait, et bientôt le cloître fut plein de monde. Toutes ces figures effarées et en désordre, éclairées seulement par la lueur tremblante de ma lampe, offraient l'aspect des habitants de la vallée de Josaphat s'éveillant du sommeil de la mort au son de la trompette du jugement. Le père sonnait toujours, et en vain on l'accablait de questions, en vain on voulait arracher de ses mains le malheureux Dominique: il était animé d'une force surnaturelle; il faisait face à cette foule, et la dominant du bruit de son tocsin et de sa voix de tonnerre:

«Il me manque quelqu'un, disait-il; quand il sera ici, je parlerai, je me soumettrai, mais je ne cesserai de sonner qu'il ne soit descendu comme les autres.»

Enfin le Prieur parut le dernier, et le père Alexis cessa d'agiter la cloche. Il était si fort et si beau en cet instant, debout, les yeux étincelants, l'air victorieux, et tenant sous ses pieds cette figure de monstre, qu'on l'eût pris pour l'archange Michel terrassant le démon. Tout le monde le regardait immobile; pas un souffle ne s'entendait sous la profonde voûte du cloître. Alors le vieillard, élevant la voix au milieu de ce silence funèbre, dit en s'adressant au Prieur:

«Mon père, voyez ce qui se passe! Pendant que j'agonise sur mon lit, des hommes de cette sainte maison, et qui s'appellent mes frères, viennent assiéger mon dernier soupir d'une lâche curiosité et d'une supercherie infâme. Ils envoient dans ma cellule celui-ci, ce Dominique! (Et en disant cela il élevait assez haut la tête du convers pour que toute l'assemblée fût bien à même de le reconnaître.) Ils l'envoient, affublé d'un déguisement hideux, se placer à mon chevet et crier à mon oreille d'une voix furieuse pour me réveiller en sursaut de mon sommeil, de mon dernier sommeil peut-être! Qu'espéraient-ils? m'épouvanter, glacer par une apparition terrifiante mon esprit qu'ils supposaient abattu, et arracher à mon délire de honteuses paroles et d'horribles secrets? Quelle est cette nouvelle et incroyable persécution, mon père, et depuis quand n'est-il plus permis au pêcheur de passer dans le silence et dans ta paix son heure suprême? S'ils eussent eu affaire à un faible d'esprit, et qu'ils m'eussent tué par cette vision infernale sans me laisser le temps de me reconnaître et d'invoquer le Seigneur, sur qui, dites-moi, aurait dû tomber le poids de ma damnation? Ô vous tous, hommes de bonne volonté qui vous trouvez ici, ce n'est pas pour moi que je parle, pour moi qui vais mourir; c'est pour vous qui survivez, c'est pour que vous puissiez boire tranquillement le calice de votre mort, que je vous dis de demander tous avec moi justice à notre père spirituel qui est devant nous, et au besoin à l'autre qui est au-dessus de nous. Justice donc, mon père! j'attends: faites justice!

Et les hommes de bonne volonté qui étaient là crièrent tous ensemble: «Justice! justice!» et les échos émus du cloître répétèrent: «Justice!»

Le Prieur assistait à cette scène avec un visage impassible. Seulement il me sembla plus pâle qu'à l'ordinaire. Il resta quelques instants sans répondre, le sourcil légèrement contracté. Enfin il éleva la voix, et dit:

«Mon fils Alexis, pardonne à cet homme.

– Oui, je lui pardonne à condition que vous le punirez, mon père, répondit Alexis.

– Mon fils Alexis, reprit le Prieur, sont-ce là les sentiments d'un homme qui se dit prêt à paraître devant le tribunal de Dieu? Je vous prie de pardonner à cet homme, et de retirer votre main de dessus lui.»

Alexis hésita un instant; mais il sentit que, s'il ne réprimait sa colère, ses ennemis allaient triompher. Il fit deux pas en avant, et, poussant sa proie aux pieds du Prieur sans la lâcher:

«Mon révérend, dit-il en s'inclinant, je pardonne, parce que je le dois et parce que vous le voulez; mais comme ce n'est pas moi, comme c'est le ciel qui a été offensé, comme c'est votre vertu, votre sagesse et votre autorité qui ont été outragées, j'amène le coupable à vos genoux, et, m'y prosternant avec lui, je supplie Votre Révérence de lui faire grâce, et de prier pour que la justice éternelle lui pardonne aussi.»

Les ennemis de mon maître avaient espéré que, par son emportement et sa résistance, il allait gâter sa cause; mais cet acte de soumission déjoua tous leurs mauvais desseins, et ceux qui étaient pour lui donnèrent à sa conduite de telles marques d'approbation que le Prieur fut forcé de prendre son parti, du moins en apparence.

«Mon fils Alexis, lui dit-il en le relevant et en l'embrassant, je suis touché de votre humilité et de votre miséricorde; mais je ne puis pardonner à cet homme comme vous lui pardonnez. Votre devoir était d'intercéder pour lui, le mien est de le châtier sévèrement, et il sera fait ainsi que le veulent la justice céleste et les statuts de notre ordre.»

À cet arrêt sévère, un frémissement d'effroi passa de proche en proche; car les peines contre le sacrilége étaient les plus sévères de toutes, et aucun religieux n'en connaissait l'étendue avant de les avoir subies. Il était défendu, en outre, de les révéler, sous peine de les subir une seconde fois. Les condamnés ne sortaient du cachot que dans un état épouvantable de souffrance, et plusieurs avaient succombé peu de temps après avoir reçu leur grâce. Sans doute, mon maître ne fut pas dupe de la sévérité du Prieur, car je vis un sourire étrange errer sur ses lèvres: néanmoins sa fierté était satisfaite, et alors seulement il lâcha sa proie. Sa main était tellement crispée et roidie au collet de son ennemi qu'il fut forcé d'employer son autre main pour l'en détacher. Dominique tomba évanoui aux pieds du Prieur, qui fit un signe, et aussitôt quatre autres convers l'emportèrent aux yeux de l'assemblée consternée. Il ne reparut jamais dans le couvent. Il fut défendu de jamais prononcer ni son nom ni aucune parole qui eût rapport à son étrange faute; l'office des morts fut récité pour lui sans qu'il nous fut permis de demander ce qu'il était devenu; mais par la suite je l'ai revu dehors, gras, dispos et allègre, et riant d'un air sournois quand on lui rappelait cette aventure.

Mon maître s'appuya sur moi, chancela, pâlit, et perdant tout à coup la force miraculeuse qui l'avait soutenu jusque-là, il se traîna à grand'peine à son lit; je lui lis avaler quelques gouttes d'un cordial, et il me dit:

«Angel, je crois bien que je l'aurais tué si le Prieur l'eût protégé.»

Il s'endormit sans ajouter une parole.

Le lendemain le père Alexis s'éveilla assez tard: il était calme, mais très-faible; il eut besoin de s'appuyer sur moi pour gagner son fauteuil, et il y tomba plutôt qu'il ne s'assit, en poussant un soupir. Je ne concevais pas que ce corps si débile eût été, la veille, capable de si puissants efforts.

«Mon père, lui dis-je en le regardant avec inquiétude, est-ce que vous vous trouvez plus mal, et souffrez-vous davantage?

– Non, me répondit-il, non, je suis bien.

– Mais vous paraissez profondément absorbé.

– Je réfléchis!

– Vous réfléchissez à tout ce qui s'est passé, mon père. Je le conçois; il y a lieu à méditer. Mais vous devriez, ce me semble, être plus serein, car il y a aussi lieu à se réjouir. Nous avons fini par voir clair au fond de cet abîme, et nous savons maintenant que vous n'êtes pas réellement assiégé par les mauvais esprits.»

Alexis se mit à sourire d'un air doucement ironique, en secouant la tête:

«Tu crois donc encore aux mauvais esprits, mon pauvre Angel? me dit-il. Erreur! erreur! Crois-tu aussi, comme les physiciens d'autrefois, que la nature a horreur du vide? Il n'y a pas plus de mauvais esprits que de vide. Que serait donc l'homme, cette créature intelligente, ce fils de l'esprit, si les mauvaises passions, les vils instincts de la chair, pouvaient venir, sous une forme hideuse ou grotesque, assaillir sa veille, ou fatiguer son sommeil? Non: tous ces démons, toutes ces créations infernales, dont parlent tous les jours les ignorants ou les imposteurs, sont de vains fantômes créés par l'imagination des uns pour épouvanter celle des autres. L'homme fort sent sa propre dignité, rit en lui-même des pitoyables inventions avec lesquelles on veut tenter son courage, et, sûr de leur impuissance, il s'endort sans inquiétude et s'éveille sans crainte.

– Pourtant, lui répondis-je étonné, il s'est passé ici même des choses qui doivent me faire penser le contraire. L'autre nuit, vous savez; je vous ai entendu vous entretenir avec une autre voix plus forte que la vôtre qui semblait vous gourmander durement. Vous lui répondiez avec l'accent de la crainte et de la douleur; et, comme j'étais effrayé de cela, je suis venu dans votre chambre pour vous secourir, et je vous ai trouvé seul, accablé et pleurant amèrement. Qu'était-ce donc?

– C'était lui.

– Lui! qui, lui?

– Tu le sais bien, puisqu'il était avec toi, puisqu'il t'avait appelé par trois fois, comme l'esprit du Seigneur appela durant la nuit le jeune Samuel endormi dans le temple.

– Comment le savez-vous, mon père?»

Alexis ne sembla pas entendre ma question. Il resta quelque temps absorbé, la tête baissée sur la poitrine; puis il reprit la parole sans changer de position ni faire aucun mouvement:

«Dis-moi, Angel, quand l'as-tu vu? c'était en plein jour?

– Oui, mon père, à l'heure de midi. Vous m'avez déjà fait cette question.

– Et le soleil brillait?

– Il rayonnait sur sa face.

– Ne l'as-tu vu que cette seule fois?»

J'hésitais à répondre; je craignais d'être dupe d'une illusion et de donner par mes propres aberrations de la consistance à celles d'Alexis.

«Tu l'as vu une autre fois! s'écria-t-il avec impatience, et tu ne me l'as pas dit!

– Mon bon maître, quelle importance voulez-vous donner à des apparitions qui ne sont peut-être que l'effet d'une ressemblance fortuite ou même de simples jeux de la lumière?

– Angel, que voulez-vous dire? Ce que vous voulez me cacher m'est révélé par vos réticences mêmes. Parlez, il le faut, il y va du repos de mes derniers jours!»

Vaincu par sa persistance, je lui racontai, pour le satisfaire, la frayeur que j'avais eue dans la sacristie un jour que, me croyant seul et sortant d'un profond évanouissement, j'avais entendu murmurer des paroles et vu passer une ombre sans pouvoir m'expliquer ensuite ces choses d'une manière naturelle.

Alors le prieur me toisant de la tête aux pieds…

«Et quelles étaient ces paroles? dit Alexis.

– Un appel à Dieu en faveur des victimes de l'ignorance et de l'imposture.

– Comment appelait-il celui qu'il invoquait? Disait-il: Ô Esprit! ou bien disait-il: Ô Jéhovah!

– Il disait: Ô Esprit de sagesse!

– Et comment était faite cette ombre?

– Je ne le sais point. Elle sortit de l'obscurité, et se perdit dans le rayon qui tombait de la fenêtre, avant que j'eusse eu le temps ou le courage de l'examiner. Mais, écoutez, mon bon maître, j'ai toujours pensé que c'était vous qui, appuyé contre la fenêtre, et vous parlant à vous-même…»

Alexis fit un geste d'incrédulité.

«Pourriez-vous avoir gardé le souvenir du contraire, sans cesse errant, à cette époque, dans les jardins, et fortement préoccupé comme vous l'êtes toujours?

– Mais tu l'as vu d'autres fois encore? interrompit Alexis avec une sorte de violence. Tu ne veux pas me dire tout, tu veux que je meure sans léguer mon secret à un ami! Réponds à cette question, du moins. Quand tu te promenais seul dans les beaux jours, le long des allées écartées du jardin, et qu'en proie à de douloureuses pensées, tu invoquais une providence amie des hommes, n'as-tu pas entendu derrière tes pas d'autres pas qui faisaient crier le sable?»

Je tressaillis, et lui dis que ce bruit de pas m'avait poursuivi dans la salle du chapitre la veille même.

«Et alors rien ne t'est apparu?»

J'avouai l'effet prodigieux du soleil sur le portrait du fondateur. Il serra ses mains l'une dans l'autre avec transport, en répétant à plusieurs reprises:

«C'est lui, c'est lui!.. Il t'a choisi, il t'a envoyé, il veut que je te parle. Eh bien! je vais te parler. Recueille tes pensées, et qu'une vaine curiosité n'agite point ton âme. Reçois la confidence que je vais te faire, comme les fleurs au matin reçoivent avec calme la délicieuse rosée du ciel. As-tu jamais entendu parler de Samuel Hébronius?

– Oui, mon père, s'il est en effet le même que l'abbé Spiridion.»

Et je lui rapportai ce que le trésorier m'avait raconté.

Une figure épouvantable…

Le père Alexis haussa les épaules avec une expression de mépris, et me parla en ces termes:

«Il est d'autres héritages que ceux de la famille, où l'on se lègue, selon la chair, les richesses matérielles. D'autres parentés plus nobles amènent souvent des héritages plus saints. Quand un homme a passé sa vie à chercher la vérité par tous les moyens et de tout son pouvoir, et qu'à force de soins et d'étude il est arrivé à quelques découvertes dans le vaste monde de l'esprit, jaloux de ne pas laisser s'enfouir dans la terre le trésor qu'il a trouvé, et rentrer dans la nuit le rayon de lumière qu'il a entrevu, dès qu'il sent approcher son terme, il se hâte de choisir parmi des hommes plus jeunes une intelligence sympathique à la sienne, dont il puisse faire, avant de mourir, le dépositaire de ses pensées et de sa science, afin que l'œuvre sacrée, ininterrompue malgré la mort du premier ouvrier, marche, s'agrandisse, et, perpétuée de race en race par des successions pareilles, parvienne à la fin des temps à son entier accomplissement. Et crois bien, mon fils, qu'il est besoin, pour entreprendre et continuer de pareils travaux, pour faire accepter de pareils legs, d'une intelligence généreuse et d'un fort dévoûment, quand on sait d'avance qu'on ne connaîtra pas le mot de la grande énigme à l'intelligence de laquelle on a pourtant consacré sa vie. Pardonne-moi cet orgueil, mon enfant; ce sera peut-être la seule récompense que je retirerai de toute cette vie de labeur; peut-être sera-ce le seul épi que je récolterai dans le rude sillon que j'ai labouré à la sueur de mon front. Je suis l'héritier spirituel du père Fulgence, comme tu seras le mien, Angel. Le père Fulgence était un moine de ce couvent; il avait, dans sa jeunesse, connu le fondateur, notre vénéré maître Hébronius, ou, comme on l'appelle ici, l'abbé Spiridion. Il était alors pour lui ce que tu es pour moi, mon fils; il était jeune et bon, inexpérimenté et timide comme toi; son maître l'aimait comme je t'aime, et il lui apprit, avec une partie de ses secrets, l'histoire de sa vie. C'est donc de l'héritier même du maître que je tiens les choses que je vais te redire.

«Pierre Hébronius ne s'appelait pas ainsi d'abord. Son vrai nom était Samuel. Il était juif, et né dans un petit village des environs d'Inspruck. Sa famille, maîtresse d'une assez grande fortune, le laissa, dans sa première jeunesse, complétement libre de suivre ses inclinations. Dès l'enfance il en montra de sérieuses. Il aimait à vivre dans la solitude, et passait ses journées et quelquefois ses nuits à parcourir les âpres montagnes et les étroites vallées de son pays. Souvent il allait s'asseoir sur le bord des torrents ou sur les rives des lacs, et il y restait longtemps à écouter la voix des ondes, cherchant à démêler le sens que la nature cachait dans ces bruits. À mesure qu'il avança en âge, son intelligence devint plus curieuse et plus grave. Il fallut donc songer à lui donner une instruction solide. Ses parents l'envoyèrent étudier aux universités d'Allemagne. Il y avait à peine un siècle que Luther était mort, et son souvenir et sa parole vivaient encore dans l'enthousiasme de ses disciples. La nouvelle loi affermissait les conquêtes qu'elle avait faites, et semblait s'épanouir dans son triomphe. C'était, parmi les réformés, la même ardeur qu'aux premiers jours, seulement plus éclairée et plus mesurée. Le prosélytisme y régnait encore dans toute sa ferveur, et faisait chaque jour de nouveaux adeptes. En entendant prêcher une morale et expliquer des dogmes que le luthéranisme avait pris dans le catholicisme, Samuel fut pénétré d'admiration. Comme c'était un esprit sincère et hardi, il compara tout de suite les doctrines qu'on lui exposait présentement avec celles dans lesquelles on l'avait élevé; et, éclairé par cette comparaison, il reconnut tout d'abord l'infériorité du judaïsme. Il se dit qu'une religion faite pour un seul peuple à l'exclusion de tous les autres, qui ne donnait à l'intelligence ni satisfaction dans le présent, ni certitude dans l'avenir, méconnaissait les nobles besoins d'amour qui sont dans le cœur de l'homme, et n'offrait pour règle de conduite qu'une justice barbare; il se dit que cette religion ne pouvait être celle des belles âmes et des grands esprits, et que celui-là n'était pas le Dieu de vérité qui ne dictait qu'au bruit du tonnerre ses changeantes volontés, et n'appelait à l'exécution de ses étroites pensées que les esclaves d'une terreur grossière. Toujours conséquent avec lui-même, Samuel, qui avait dit selon sa pensée, fit ensuite selon son dire, et, un an après son arrivée en Allemagne, il abjura solennellement le judaïsme pour entrer dans le sein de l'église réformée. Comme il ne savait pas faire les choses à moitié, il voulut, autant qu'il était en lui, dépouiller le vieil homme et se faire une vie toute nouvelle; c'est alors qu'il changea son nom de Samuel pour celui de Pierre. Quelque temps se passa pendant lequel il s'affermit et s'instruisit davantage dans sa nouvelle religion. Bientôt il en arriva au point de chercher pour elle des objections à réfuter et des adversaires à combattre. Comme il était audacieux et entreprenant, il s'adressa d'abord aux plus rudes. Bossuet fut le premier auteur catholique qu'il se mit à lire. Ce fut avec une sorte de dédain qu'il le commença: croyant que dans la foi qu'il venait d'embrasser résidait la vérité pure, il méprisait toutes les attaques que l'on pouvait tenter contre elle, et riait un peu d'avance des arguments irrésistibles de l'Aigle de Meaux. Mais son ironique méfiance fit bientôt place à l'étonnement, et ensuite à l'admiration. Quand il vit avec quelle logique puissante et quelle poésie grandiose le prélat français défendait l'église de Rome, il se dit que la cause plaidée par un pareil avocat en devenait au moins respectable; et, par une transition naturelle, il arriva à penser que les grands esprits ne pouvaient se dévouer qu'à de grandes choses. Alors il étudia le catholicisme avec la même ardeur et la même impartialité qu'il avait fait pour le luthéranisme, se plaçant vis-à-vis de lui, non pas comme font d'ordinaire les sectaires, au point de vue de la controverse et du dénigrement, mais à celui de la recherche et de la comparaison. Il alla en France s'éclairer auprès des docteurs de la religion-mère, comme il avait fait en Allemagne pour la réformée. Il vit le grand Arnauld et le second Grégoire de Nazianze, Fénelon, et ce même Bossuet. Guidé par ces maîtres, dont la vertu lui faisait aimer l'intelligence, il pénétra rapidement au fond des mystères de la morale et du dogme catholiques. Il y retrouva tout ce qui faisait pour lui la grandeur et la beauté du protestantisme, le dogme de l'unité et de l'éternité de Dieu que les deux religions avaient emprunté au judaïsme, et ceux qui semblent en découler naturellement et que pourtant celui-ci n'avait pas reconnus, l'immortalité de l'âme, le libre arbitre dans cette vie, et dans l'autre la récompense pour les bons et la punition pour les méchants. Il y retrouva, plus pure peut-être et plus élevée encore, cette morale sublime qui prêche aux hommes l'égalité entre eux, la fraternité, l'amour, la charité, le dévoûment à autrui, le renoncement à soi-même. Le catholicisme lui paraissait avoir en outre l'avantage d'une formule plus vaste et d'une unité vigoureuse qui manquait au luthéranisme. Celui-ci avait, il est vrai, en retour, conquis la liberté d'examen, qui est aussi un besoin de la nature humaine, et proclamé l'autorité de la raison individuelle; mais il avait, par cela même, renoncé au principe de l'infaillibilité, qui est la base nécessaire et la condition vitale de toute religion révélée, puisqu'on ne peut faire vivre une chose qu'en vertu des lois qui ont présidé à sa naissance, et qu'on ne peut, par conséquent, confirmer et continuer une révélation que par une autre. Or, l'infaillibilité n'est autre chose que la révélation continuée par Dieu même ou le Verbe dans la personne de ses vicaires. Le luthéranisme, qui prétendait partager l'origine du catholicisme et s'appuyer à la même révélation, avait, en brisant la chaîne traditionnelle qui rattachait le christianisme tout entier à cette même révélation, sapé de ses propres mains les fondements de son édifice. En livrant à la libre discussion la continuation de la religion révélée, il avait par là même livré aussi son commencement, et attenté ainsi lui-même à l'inviolabilité de cette origine qu'il partageait avec la secte rivale. Comme l'esprit d'Hébronius se trouvait en ce moment plus porté vers la foi que vers la critique, et qu'il avait bien moins besoin de discussion que de conviction, il se trouva naturellement porté à préférer la certitude et l'autorité du catholicisme à la liberté et à l'incertitude du protestantisme. Ce sentiment se fortifiait encore à l'aspect du caractère sacré d'antiquité que le temps avait imprimé au front de la religion-mère. Puis la pompe et l'éclat dont s'entourait le culte romain semblaient à cet esprit poétique l'expression harmonieuse et nécessaire d'une religion révélée par le Dieu de la gloire et de la toute-puissance. Enfin, après de mûres réflexions, il se reconnut sincèrement et entièrement convaincu, et reçut de nouveau le baptême de mains de Bossuet. Il ajouta sur les fonts le nom de Spiridion à celui de Pierre, en mémoire de ce qu'il avait été deux fois éclairé par l'esprit. Résolu dès lors à consacrer sa vie tout entière à l'adoration du nouveau Dieu qui l'avait appelé à lui et à l'approfondissement de sa doctrine, il passa en Italie, et y fit bâtir, à l'aide de la grande fortune que lui avait laissée un de ses oncles, catholique comme lui, le couvent où nous sommes. Fidèle à l'esprit de la loi qui avait créé les communautés religieuses, il y rassembla autour de lui les moines les mieux famés par leur intelligence et leur vertu, pour se livrer avec eux à la recherche de toutes les vérités, et travailler à l'agrandissement et à la corroboration de la foi par la science. Son entreprise parut d'abord réussir. Stimulés par son exemple, ses compagnons se livrèrent pendant quelques années avec ardeur à l'étude, à la prière et à la méditation. Ils s'étaient placés sous la protection de saint Benoît, et avaient adopté les règles de son ordre. Quand le moment fut venu pour eux de se donner un chef spirituel, ils portèrent unanimement sur Hébronius leur choix, qui fut ratifié par le pape. Le nouveau Prieur, un instant heureux de la confiance des frères qu'il s'était choisis, se remit à ses travaux avec plus d'ardeur et d'espérance que jamais. Mais son illusion ne fut pas de longue durée. Il ne fut pas longtemps à reconnaître qu'il s'était cruellement trompé sur le compte des hommes qu'il avait appelés à partager son entreprise. Comme il les avait pris parmi les plus pauvres religieux de l'Italie, il n'eut pas de peine à en obtenir du zèle et du soin pendant les premières années. Accoutumés qu'ils étaient à une vie dure et active, ils avaient facilement adopté le genre d'existence qu'il leur avait donné, et s'étaient conformés volontiers à ses désirs. Mais, à mesure qu'ils s'habituèrent à l'opulence, ils devinrent moins laborieux, et se laissèrent peu à peu aller aux défauts et aux vices dont ils avaient vu autrefois l'exemple chez leurs confrères plus riches, et dont peut-ètre ils avaient conservé en eux-mêmes le germe. La frugalité fit place à l'intempérance, l'activité à la paresse, la chanté à l'égoïsme; le jour n'eut plus de prières, la nuit plus de veilles; la médisance et la gourmandise trônèrent dans le couvent comme deux reines impures; l'ignorance et la grossièreté y pénétrèrent à leur suite, et firent du temple destiné aux vertus austères et aux nobles travaux un réceptacle de honteux plaisirs et de lâches oisivetés.

«Hébronius, endormi dans sa confiance et perdu dans ses profondes spéculations, ne s'apercevait pas du ravage que faisaient autour de lui les misérables instincts de la matière. Quand il ouvrit les yeux, il était déjà trop tard: n'ayant pas vu la transition par laquelle toutes ces âmes vulgaires étaient allées du bien au mal; trop éloigné d'elles par la grandeur de sa nature pour pouvoir comprendre leurs faiblesses, il se prit pour elles d'un immense dédain; et, au lieu de se baisser vers les pécheurs avec indulgence et de chercher à les ramener à leur vertu première, il s'en détourna avec dégoût, et dressa vers le ciel sa tête désormais solitaire. Mais, comme l'aigle blessé qui monte au soleil avec le venin d'un reptile dans l'aile, il ne put, dans la hauteur de son isolement, se débarrasser des révoltantes images qui avaient surpris ses yeux. L'idée de la corruption et de la bassesse vint se mêler à toutes ses méditations théologiques, et s'attacher, comme une lèpre honteuse, à l'idée de la religion. Il ne put bientôt plus séparer, malgré sa puissance d'abstraction, le catholicisme des catholiques. Cela l'amena, sans qu'il s'en aperçût, à le considérer sous ses côtés les plus faibles, comme il l'avait jadis considéré sous les plus forts, et à en rechercher, malgré lui, les possibilités mauvaises. Avec le génie investigateur et la puissante faculté d'analyse dont il était doué, il ne fut pas longtemps à les trouver; mais, comme ces magiciens téméraires qui évoquaient des spectres et tremblaient à leur apparition, il s'épouvanta lui-même de ses découvertes. Il n'avait plus cette fougue de la première jeunesse qui le poussait toujours en avant; et il se disait que, cette troisième religion une fois détruite, il n'en aurait plus aucune sous laquelle il pût s'abriter. Il s'efforça donc de raffermir sa foi, qui commençait à chanceler, et pour cela il se mit à relire les plus beaux écrits des défenseurs contemporains de l'Église. Il revint naturellement à Bossuet; mais il était déjà à un autre point de vue, et ce qui lui avait autrefois paru concluant et sans réplique lui semblait maintenant controversable ou niable en bien des points. Les arguments du docteur catholique lui rappelèrent les objections des protestants; et la liberté d'examen, qu'il avait autrefois dédaignée, rentra victorieusement dans son intelligence. Obligé de lutter individuellement contre la doctrine infaillible, il cessa de nier l'autorité de la raison individuelle. Bientôt, même, il en fit un usage plus audacieux que tous ceux qui l'avaient proclamée. Il avait hésité au début; mais, une fois son élan pris, il ne s'arrêta plus. Il remonta de conséquence en conséquence jusqu'à la révélation elle-même, l'attaqua avec la même logique que le reste, et força de redescendre sur la terre cette religion qui voulait cacher sa tête dans les cieux. Lorsqu'il eut livré à la foi cette bataille décisive, il continua presque forcément sa marche et poursuivit sa victoire; victoire funeste, qui lui coûta bien des larmes et bien des insomnies. Après avoir dépouillé de sa divinité le père du christianisme, il ne craignit pas de demander compte à lui et à ses successeurs de l'œuvre humaine qu'ils avaient accomplie. Le compte fut sévère. Hébronius alla au fond de toutes les choses. Il trouva beaucoup de mal mêlé à beaucoup de bien, et de grandes erreurs à de grandes vérités. Le grand champ catholique avait porté autant d'ivraie, peut-être, que de pur froment. Dans la nature d'esprit d'Hébronius, l'idée d'un Dieu pur esprit, tirant de lui-même un monde matériel et pouvant le faire rentrer en lui par un anéantissement pareil à sa création, lui semblait être le produit d'une imagination malade, pressée d'enfanter une théologie quelconque; et voici ce qu'il se disait souvent: – Organisé comme il l'est, l'homme, qui ne doit pourtant juger et croire que d'après ses perceptions, peut-il concevoir qu'on fasse de rien quelque chose, et de quelque chose rien? Et sur cette base, quel édifice se trouve bâti? Que vient faire l'homme sur ce monde matériel que le pur esprit a tiré de lui-même? Il a été tiré et formé de la matière, puis placé dessus par le Dieu qui connaît l'avenir, pour être soumis à des épreuves que ce Dieu dispose à son gré et dont il sait d'avance l'issue, pour lutter, en un mot, contre un danger auquel il doit nécessairement succomber, et expier ensuite une faute qu'il n'a pu s'empêcher de commettre.