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Kitabı oku: «Tamaris», sayfa 12

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Elle alla au-devant de Paul. Je courus m'enfermer chez moi; j'étais brisé, je ne voyais plus clair, les larmes me suffoquaient, et je me sentais aussi faible qu'un enfant.

IV

Je ne pus dîner avec le baron. Je parlai d'une migraine violente, il s'inquiéta, et vint plusieurs fois me voir. Il craignait une rechute. Je fis semblant de dormir, et il fut mandé, je crois, par la marquise, car j'entendis la voix de Nicolas dans la maison. Deux heures après, le baron rentra, m'interrogea, et, me croyant mieux, me dit qu'il remettait au lendemain de me parler de choses intéressantes.

– Oui, oui, lui répondis-je; en ce moment, j'ai vraiment besoin de repos. Demain, je serai tout à vous.

J'espérais retremper mes forces morales en imposant l'inaction à mes facultés; mais je ne pus trouver le sommeil, et je dus y renoncer. Je me levai; j'écrivis à mes parents que ma santé était rétablie, mais que d'impérieux devoirs devaient retarder de quelques jours, de quelques semaines peut-être encore le moment de notre réunion. Je sentais, en effet, que ce n'était pas au début de sa carrière d'agitations et peut-être de malheurs que je devais quitter la marquise. Le baron était bon pour le conseil, mais pas assez ingambe pour courir de la Florade à la Zinovèse, si le péril devenait sérieux de ce côté-là. La marquise avait sans doute pressenti l'horrible vérité; Paul était peut-être menacé. Ses craintes m'avaient paru exagérées; mais, dans le calme sinistre des nuits sans sommeil, les fantômes grandissent, et celui-là se présentait devant moi. J'aimais Paul avec une sorte d'adoration, moi aussi! Que ce fût à cause de sa mère ou parce que l'enfant avait par lui-même un charme irrésistible, je me sentais pour lui des entrailles de père, et l'idée de quelque tentative contre sa vie me faisait venir au front des sueurs froides.

Bien résolu à ne pas le perdre de vue, à faire la ronde chaque nuit autour de sa maison s'il le fallait, à jouer le rôle, atroce pour mon cœur, de fiancé de la marquise, si elle l'exigeait, pour cacher jusqu'à nouvel ordre ses fiançailles avec un autre, à être, quand elle me l'ordonnerait, le confident de cet autre et le sien propre, à les suivre pour les installer où besoin serait; à me consacrer en un mot, âme et corps, à l'œuvre effrayante de leur salut, j'épuisai dans cette nuit d'insomnie le calice de ma souffrance. Je voulus regarder tout au fond et en savourer tout le fiel, afin d'être préparé à tout. Et je ne voulus pas lutter contre moi-même, ni me dissimuler que mon amour insensé grandissait dans cette épreuve; mais au fond de tout cela je trouvai, sinon le calme, du moins une persistance de résolution et de résignation qu'aucun démon ne put ébranler.

A trois heures du matin, je sentis que j'étais fort pour la journée du lendemain, que je pourrais écouter les confidences, connaître l'histoire mystérieuse de cette passion dont les fils déliés avaient échappé à ma clairvoyance inquiète, enfin me mettre en campagne pour les autres, en guerre ouverte contre moi-même. Je dormis deux heures. Le soleil se levait quand un méchant rêve, résultat de mes préoccupations de la nuit, m'éveilla brusquement. Il me semblait entendre la voix de la marquise m'appeler avec un accent de détresse inexprimable. Était-ce un pressentiment, un avis de la destinée? Sous l'empire des perplexités, on croit aisément à des instincts exceptionnels. Je m'habillai, je traversai les jardins, je m'approchai de Tamaris, et, au versant de la colline, j'écoutai attentivement. Un calme profond régnait partout. Un petit oiseau chantait. Le golfe, déjà rose, reflétait encore le fanal de quelques pêcheurs de nuit. Je montai encore quelques pas. Je regardai la maison de Tamaris, éclairée à demi par le rayon matinal. Tout était fermé, tout était muet. Rien n'avait troublé le pur sommeil de la mère et de l'enfant.

Comme je redescendais vers ma demeure, j'entendis un frôlement d'herbes et de branches. Je regardai avec soin. Je vis la Florade enveloppé dans son caban, à cinq ou six pas de moi, dans les buissons. Il ne me vit pas, il s'en allait furtivement du côté de l'escalier qui conduisait chez Pasquali… Demeurait-il là toutes les nuits, et voyait-il la marquise au lever du jour? – Je ne voulais rien savoir que d'elle-même. Je rentrai chez moi, maudissant l'imprudence de ces rendez-vous, qu'un jour ou l'autre la Zinovèse pouvait surprendre et faire payer si cher. – Mais, après tout, puisque la Florade avait appelé le danger, son devoir n'était-il pas de faire bonne garde, et le plus près possible, pour avertir ou porter secours?

J'étais depuis peu d'instants dans ma chambre lorsque j'entendis ses pas et sa voix sous ma fenêtre. Il m'appelait avec précaution. Je descendis aussitôt et le trouvai fort agité.

– La Zinovèse a vu la marquise hier! me dit-il. Et, comme, en raison de la défense qui m'avait été faite de donner aucune explication, j'essayais de feindre l'ignorance:

– Je sais tout! ajouta-t-il. J'ai vu la Zinovèse hier au soir. Tiens, voici la preuve!

Et il me montra à son petit doigt la bague que la marquise avait donnée la veille à madame Estagel.

– Ah! la Florade, m'écriai-je, tu lui as pris cette bague! Tu lui avoues donc que tu aimes la marquise? Et tu viens ici, la nuit, au risque d'être suivi! et tu ne crains pas la vengeance d'une femme poussée à bout!

– Non, je ne crains rien, répondit-il, rien que de n'être pas aimé de celle que j'aime.

– Mais c'est d'un affreux égoïsme, ce que tu dis là? Tu ne songes qu'à toi!

La Florade ne me comprenait pas. Quand je lui racontai les terreurs de la marquise et la défense qu'elle lui faisait de la voir jusqu'à nouvel ordre, il fut en proie à l'étonnement le plus sincère.

– Comment! s'écria-t-il, on craint pour Paul? Mais c'est fantastique, cette idée-là! Ah çà! vous prenez donc cette Zinovèse pour une mégère ou pour une Brinvilliers?

Et, passant tout à coup à la joie:

– Ah! mon ami, s'écria-t-il, est-ce que la marquise la craint? est-ce qu'elle a un peu souffert en la voyant? est-ce qu'elle l'a trouvée belle à présent qu'elle est guérie?

– Ainsi tu voudrais voir la marquise jalouse? tu voudrais la faire souffrir?

– Je ne veux rien que la voir émue. Sa froideur et son empire sur elle-même me tueront!

– Toi, toujours toi! jamais son bonheur et son repos! Voyons, puisque c'est à moi d'y songer à ta place, parle-moi de cette Zinovèse. Tu ne la crois donc pas aussi méchante qu'elle le paraît?

– Elle est méchante, si fait; mais, entre la colère et le meurtre, entre la jalousie et le crime, il y a des degrés qu'une crainte ridicule fait vite franchir à ton imagination! Que la marquise, une femme, une tendre mère, rêve de la sorte, je l'admets; mais toi, l'homme sérieux, le physiologiste… c'est absurde, je te le déclare!

– C'est possible, mais je veux tout savoir.

– Permets! Moi d'abord, je suis l'égoïste, c'est réglé; je veux savoir avant tout ce que signifie ce prochain mariage de la marquise avec toi.

– N'est-ce pas toi qui as inventé cette fable?

– Oui, pour détourner les soupçons de Catherine Estagel et avoir la paix; mais comment la marquise a-t-elle pu s'y prêter? Elle a donc une grande confiance en toi? Elle t'estime donc bien?

– J'ai droit à son estime et à sa confiance. Tant pis pour toi si tu le nies; ce n'est pas d'un grand cœur!

– Non, non, mon ami, je ne le nie pas. Je ne doute plus de toi, je doute de moi-même. La marquise a peur pour son fils, et voilà tout. Elle n'est pas jalouse, elle ne m'aime pas! Elle sait tout au plus que je l'aime!

– Tout au plus?.. Mais tu le lui as dit?

– Tu sais bien que je n'ai pas osé.

– Mais Nama, qui jurait de te servir!

– Ah! voilà! Elle a dû parler; mais tu me fais un crime de la voir en secret, je ne peux rien savoir.

– N'était-ce pas pour tâcher de lui parler que tu rôdais tout à l'heure sur la colline?

– Oui, pour lui parler, ou lui lancer un billet qu'elle se serait fait lire par Pasquali, elle l'a mis dans toutes nos confidences. Mais comment m'as-tu vu? Est-ce que d'ici on peut …?

– Apparemment.

– Malédiction! rien ne me réussit maintenant! Vrai, la destinée, qui me souriait, qui me protégeait, qui me rendait invulnérable et invisible dans toutes mes aventures, m'abandonne depuis quelque temps. Il y a partout des yeux qui me guettent, des oreilles qui m'entendent… Et voilà une femme que j'aime avec frénésie, et qui ne se laisse ni émouvoir ni deviner! Ah! je n'ai plus de chance, et je crains de n'avoir plus de bonheur!

J'étais fort surpris de voir la Florade si peu informé de sa victoire et si découragé à la veille du triomphe. D'un mot, je pouvais l'enivrer de joie; mais cela m'était défendu expressément, et, mon cœur ne s'y fût-il pas refusé, la délicatesse s'opposait à toute confidence. La marquise n'en était encore qu'aux larmes. Elle voulait combattre encore; elle devait avoir consulté le baron; elle voulait probablement me consulter aussi. La Florade avait bien le temps d'être heureux, et j'avais beau vouloir m'intéresser à lui, je ne pouvais me résoudre à le plaindre.

– Ah çà! reprit-il impatienté de mon silence, tu ne sais donc rien?

– Je sais qu'elle est mortellement inquiète pour son fils, et je vois que tu ne veux rien faire pour la tranquilliser, puisque tu ne veux rien me dire des résolutions de madame Estagel.

– Est-ce que madame Estagel a des résolutions! madame Estagel est un enfant terrible, et rien de plus. Vraiment, vous lui faites un rôle dramatique qui n'a pas le sens commun!

– Fort bien; mais ne peut-on savoir ce qui s'est passé entre elle et toi?

– Tu y tiens? C'est bien facile à dire, et je ne crains pas que la marquise l'apprenne. J'ai rencontré madame Estagel la dernière fois que nous nous sommes vus, toi et moi… il y a huit jours, huit jours entiers! Tu te souviens de tes derniers mots, le respect, la soumission, la patience; j'ai senti que tu avais raison, que tu me conseillais bien, que j'agissais follement, grossièrement, que je me montrais trop, que j'effrayais, et qu'il fallait savoir jouer le rôle d'un homme qui peut se contenir. Énorme hypocrisie! N'importe! en amour, Dieu pardonne tout. Je retournais à mon bord avec cette résolution, lorsque la Zinovèse m'est apparue plus belle et plus éprise que jamais. Je me suis dit qu'il fallait faire diversion à ma passion par une amitié de femme, et j'ai renoué celle-là. C'est une amitié, je te le jure sur l'honneur, ce n'est pas autre chose! C'est un aliment donné à mon imagination et un peu aussi à mon cœur, car je ne sais pas haïr et dédaigner une femme qui m'a plu et qui m'aime toujours. La Zinovèse vaut mieux que tu ne penses. Ce n'est pas une créature sensuelle, c'est une âme passionnée, ce qui est fort différent. Elle ne demandait ni ne désirait de redevenir ma maîtresse. Elle avait des remords de ce passé-là, car elle est pieuse et nullement corrompue ni dégradée. Elle ne réclamait qu'une affection pure, le repentir de mes fautes et un sentiment qui la relevât à ses propres yeux; je ne me le dissimule pas, c'est surtout son orgueil que j'avais froissé par l'abandon. Tout cela, je le lui devais, et, comme dans ces nouvelles relations rien ne s'opposait à ce que je fusse en bons termes avec son mari, j'ai promis d'aller la voir, chez elle, ouvertement, dans sa famille, et j'ai tenu parole. J'y suis retourné trois fois; j'ai chassé et poché avec le brave Estagel, un digne, un excellent homme; j'ai mangé chez eux, et hier au soir, comme nous avions été loin sur la côte, lui et moi, à la poursuite d'un lièvre endiablé, j'ai passé la nuit sous leur toit, moi dans une chambre où dormaient les deux petites filles, les époux dans une autre chambre. Tu vois que tout est pour le mieux, et qu'il n'y a pas de sujet de mélodrame dans tout cela.

– Pourtant madame Estagel est toujours jalouse, et tu le sais, puisque tu avais cru devoir lui dire que j'épousais…

– Oui, sans doute, elle était jalouse d'abord, elle ne savait encore comment prendre notre nouveau sentiment et gouverner son propre cœur; mais à présent…

– A présent, elle le gouverne moins que jamais… je te le jure!

– Cela passera; patience!

– Cela passera d'autant moins, que tu irrites sans doute sa jalousie, tantôt par des mensonges qui ne l'abuseront pas longtemps, tantôt par des aveux insensés qui l'exaspèrent. Pourquoi et comment as-tu cette bague?

– Parce que j'avais une envie folle de l'avoir. Elle me la montrait avec orgueil; elle était enivrée des bontés de la marquise, qu'elle admire et qu'elle adore à présent, par parenthèse; dormez donc en paix sur ce point! Moi, tout en lui parlant de toi et de la marquise comme de deux bons amis dont je voyais l'union avec plaisir… tout cela, note bien, devant le mari, qui n'y entendait pas malice, j'ai pris la bague; j'ai remarqué une petite cassure. La Zinovèse, brusque et nerveuse, l'avait forcée en l'ôtant et en la remettant cent fois. Je lui ai offert de la faire réparer, et j'ai promis de la lui reporter ce soir ou demain. Or, ce soir ou demain, la bague ne sera pas prête, l'ouvrier se sera absenté; dans quelques jours, j'en aurai fait faire une toute pareille pour elle, et celle-ci me restera.

– Et tu crois que la Zinovèse, avec son œil inquisiteur et sa pénétration agitée, est dupe de tout cela?

– Si elle n'en est pas dupe, elle se raisonnera et se soumettra. Elle a déjà beaucoup pris sur elle, puisqu'elle a suivi tes ordonnances et recouvré la santé. Elle respecte ses devoirs, elle craint d'affliger son mari, elle craint encore bien plus de m'offenser et de perdre les égards que j'ai maintenant pour elle et dont elle est fière.

– Mon cher ami, c'est possible, mais tu me permettras de ne m'en rapporter qu'à moi-même. J'irai voir le ménage Estagel aujourd'hui, comme par hasard; je tâcherai de causer avec la femme, et je te réponds de pénétrer ses vrais sentiments et ses intentions bienveillantes ou suspectes.

– Eh bien, vas-y, répondit la Florade en me serrant les mains. Oui, c'est d'un bon et généreux ami, et je t'en remercie. Il faut que j'aille faire mon service. Si tu restes au baou rouge jusqu'à deux heures de l'après-midi, j'irai t'y rejoindre.

– Alors, rends la bague, confie-la-moi! Je dirai à madame Estagel que cela m'a causé un peu de jalousie, et que tu me l'as remise pour ne pas l'en priver inutilement plusieurs jours.

Je ne pus obtenir ce sacrifice de la Florade. Il mit la bague dans sa bouche et dit qu'il l'avalerait plutôt que de la rendre. Son obstination m'irrita, je craignis de m'emporter, et je l'engageai à obéir à la marquise en se retirant, et en ne revenant pas que je ne fusse autorisé à le ramener. Il céda sur ce point, mais en m'arrachant la promesse de faire révoquer cet ordre d'exil, si j'acquérais la conviction des bonnes dispositions de la Zinovèse. Quant au dernier point, c'est tout ce que j'avais à faire, et à faire avant tout. J'écrivis à la marquise le résumé de l'entretien que je venais d'avoir avec la Florade. Je chargeai Gaspard de lui porter ma lettre à l'heure où elle s'éveillait ordinairement, et, tandis que le baron dormait encore, je pris le chemin du baou rouge.

Le vent s'était élevé tout à coup, et la mer déferlait sur le rivage. Quoique le ciel fût d'une limpidité admirable, le cap Sicier présentait un phénomène que j'avais déjà observé une ou deux fois dans la saison. Un grand nuage, battu du mistral dans quelque région élevée du ciel, s'était laissé tomber sur la haute falaise de la presqu'île et s'y tenait littéralement collé comme un manteau. Le vent passait au-dessus sans pouvoir l'en détacher, et, au milieu d'un paysage inondé de lumière, ce linceul blanc, immobile sur la montagne verte, avait quelque chose d'étrange et de lugubre.

Comme je passais près du fort abandonné, j'en vis sortir Marescat chargé d'une botte de plantes sauvages. Le brave homme ne préparait pas de philtres comme le charbonnier du Coudon. Il semblait faire quelque chose de pis, car je remarquai plusieurs variétés vénéneuses parmi les ombellifères dont il s'était pourvu.

– Ah! ah! répondit-il à mon observation, j'étais bien sûr; n'est-ce pas que c'est des méchantes herbes? Mais, puisque vous voilà, je n'aurai pas la peine d'aller vous trouver, car j'ai des choses à vous dire. Madame m'a fait commander hier soir qu'elle n'irait pas en promenade aujourd'hui s'il y avait mistral, et nous en tenons pour toute la journée. J'ai donc donné récréation à M. Botte, qui n'en est pas fâché, la pauvre bête, et je vas faire, ce matin, le botanicien avec vous tant que vous ne me direz pas: «Marescat, va-t'en, j'ai idée d'être tout seul.»

– Fort bien, mon brave! Mettez là vos herbes, asseyons-nous…

– Non, non, monsieur, dans le fourré. J'aime autant qu'on ne nous voie pas examiner ça.

Quoique nous fussions dans une solitude absolue, je cédai à la fantaisie de Marescat, et je l'engageai à s'expliquer d'abord.

– Ah! voilà, répondit-il, c'est des choses qui sont difficiles, et que peut-être que vous direz que j'ai tort de m'en mêler?

– Non, je sais vos bonnes intentions, et, d'ailleurs, leurs, si vous avez, tort, je vous le dirai de bonne amitié. Parlez.

– Alors, monsieur, voilà ce que c'est. Vous allez peut-être au poste du baou rouge?

– Précisément.

– Eh bien, vous ferez attention, si vous pouvez, que la brigadière compose des remèdes qui ne sont pas, c'est moi qui vous le dis, pour faire engraisser ceux qui les avaleront. Depuis deux ou trois jours, elle ramasse des herbes, oh!.. mais des herbes que je connais, moi, parce que, quand mes chevaux les rencontrent dans leur foin, ils reniflent dessus que vous jureriez qu'ils vous disent: «Ote-moi ça du râtelier!» Ainsi, monsieur, la brigadière en veut à quelqu'un, peut-être à plus d'un, et je n'aimais pas hier de la voir, autour de votre fontaine, à regarder couler l'eau qui s'en va sur le chemin. Vous sentez, une mauvaise chose est bientôt jetée avec une pierre; ça va au fond, ça se pourrit, on boit là-dessus; ça a beau être de l'eau courante… J'ai été en Afrique, moi, et ailleurs encore, et je sais comment on joue ces tours-là quand on croit au diable. Je suis sûr heureusement qu'elle n'a pas monté jusqu'à la source, qui d'ailleurs est fermée à clef; mais faites-y attention, si elle va encore rôder par là. Faites toujours puiser au creux de la source, et qu'on ne la laisse pas ouverte.

– C'est bien, Marescat, on y veillera; mais à qui donc supposez-vous qu'on en veut?

– Ah! vous savez bien que le lieutenant est retourné chez la brigadière il n'y a pas longtemps, et pourtant vous savez bien qu'il aimerait mieux aller tous les jours à Tamaris! Ça se voit et ça s'entend. Vous me direz: «De quoi te mêles-tu?» Je ne me mêle pas, je vous dis qu'il faut penser à tout, et voilà tout! A présent, regardez-moi mes herbes et celles qui poussent là dans ce petit méchant fossé. C'est là que j'ai vu la Zinovèse, pas plus tard qu'hier matin, faisant sa provision, et, quand elle m'a entendu marcher, elle a fait celle qui chante et qui ne pense point de mal.

J'examinai les plantes et reconnus diverses variétés d'œnanthe et d'æthuse extrêmement suspectes.

– Il y en a encore d'autres qu'elle rapportait de je ne sais où, reprit Marescat, de manière que je ne peux pas tout vous dire et tout vous montrer; mais ce n'est pas d'hier qu'elle a commencé à travailler dans les herbes, car un des douaniers qui a les fièvres m'a dit l'autre semaine: «Je ne sais pas si c'est avec ce qu'elle ramasse qu'elle s'est guérie, mais je ne voudrais pas en donner à mon chien.»

Tout cela était à considérer. Je remerciai Marescat, et le priai d'aller tout de suite à Tamaris et à la bastide Caire examiner les sources et faire les recommandations nécessaires. J'écrivis un billet au crayon pour que la marquise ne prît pas trop au sérieux cet avis inquiétant et pour lui dire que c'était probablement, de la part de Marescat et de la mienne, un excès de zèle, mais que la prudence n'était jamais regrettable, lors même qu'elle ne conjurait que les souffrances de l'imagination. Je continuai donc ma route, et j'arrivai au poste des douaniers vers neuf heures du matin.

Le brigadier avait déjà commencé sa ronde. Je trouvai la Zinovèse seule avec ses deux petites filles, repassant du linge qu'elle plissait avec grand soin, et en apparence avec une grande présence d'esprit. L'aînée des enfants donnait à sa sœur une leçon de lecture, et de temps en temps se levait pour reporter près du feu les fers dont sa mère s'était servie et lui en rapporter d'autres chauffés à point. Avant de me montrer, j'examinai un instant par la porte entr'ouverte cet intérieur propre, rangé, luisant, ces enfants bien peignés, soumis et attentifs, cette femme active et sérieuse, ces images de dévotion, ce lit d'un blanc irréprochable, orné au chevet d'une palme dorée et bénite passée dans le bras d'un crucifix noir. Rien n'annonçait là des préoccupations sinistres, et la délicate figure de la Zinovèse avait même une expression de recueillement austère que je ne lui connaissais pas. Pourtant son œil s'arrondit sous sa paupière contractée en me voyant.

– Ah! vous voilà! dit-elle.

Et, allant droit au but de sa rêverie:

– Me rapportez-vous ma bague?

– Quelle bague? Celle que la marquise vous a donnée hier? Vous l'avez déjà perdue?

– Mieux vaudrait! Je la retrouverais peut-être, tandis que celui qui me l'a prise ne me la rendra pas!

Je feignis d'ignorer tout afin de me faire raconter l'incident. La Zinovèse, voyant que l'aînée de ses filles écoutait d'un air étonné, l'envoya dehors avec sa sœur, et continua en s'adressant à moi:

– Il faut pourtant que vous sachiez cela, vous! Je ne veux pas vous rendre jaloux; mais, s'il est vrai que vous soyez pour épouser la dame, vous devez prendre garde à l'officier!

– Je ne prendrai pas garde à l'officier, répondis-je, empressé de détourner avant tout les projets de vengeance dont madame d'Elmeval eût pu être l'objet. La dame dont vous parlez ne s'occupe pas plus de lui que vous ne vous occupez de moi.

– Oui, je sais ça. C'est une femme de cœur, elle! Que Dieu vous la conserve, et aussi le pauvre petit! Mais l'officier, quand il veut quelque chose, est capable de tout, et vous ne devez pas lui laisser la bague!

– Non certes, elle vous sera rendue, et il vous la rapportera lui-même, j'en suis certain.

J'essayai alors de ramener la Zinovèse à des sentiments plus dignes de la confiance de son mari et de sa propre fierté. Comme elle me racontait tout ce que la Florade m'avait dit, j'avais le droit de la prêcher, et je le fis d'autant mieux qu'elle m'écoutait par moments avec une douceur inusitée.

– Oui, vous avez raison, me dit-elle comme pour résumer. Vous êtes un homme sage et un homme bon, vous! Si, au lieu de lui, je vous avais aimé, vous ne m'auriez pas fait manquer à mes devoirs, ou bien, si ce malheur-là était arrivé, vous m'auriez aidée à m'en repentir et à vouloir le réparer, tandis qu'il m'a abandonnée, et qu'il m'aurait laissée mourir de chagrin sans se déranger. C'est un homme bien aimable, mais c'est un cœur dur, je vous le dis!

– Moi, je peux vous assurer, repris-je, qu'il ne vous savait pas sérieusement malade, qu'il l'a appris de moi, et qu'il en a montré beaucoup de chagrin.

– C'est possible, mais il n'est pas venu me voir! Il a peur de me trouver laide, et, si vous ne m'aviez pas rendu ma figure, il n'aurait jamais voulu la regarder.

J'essayai de lui démontrer que l'amitié de la Florade était désormais désintéressée et honorable pour elle, mais je ne pus mettre sa pénétration en défaut.

– Je vous dis qu'il en aime une autre, reprit-elle: que ce soit votre dame ou la demoiselle étrangère qui demeure avec elle à présent, il n'est revenu à moi que pour donner de la jalousie à une femme, ou pour amuser un peu son temps en attendant qu'on l'écoute ailleurs.

Mes remontrances parurent enfin la calmer, et, pour avoir l'occasion de jeter un coup d'œil dans ses armoires, je lui demandai la permission d'y prendre un verre d'eau et un morceau de pain, car en réalité j'avais faim et soif. Elle s'empressa de me servir des coquillages frais, base de la nourriture des gens du peuple de toute la contrée, et de me faire cuire des œufs. En allant et venant, elle laissait tous ses meubles de ménage grands ouverts; je pus même être seul quelques instants et me livrer à un rapide examen qui n'amena aucune découverte, aucun indice de préparation suspecte.

Quand elle m'eut servi, avec obligeance et empressement, je dois le dire, elle sortit pour voir où étaient ses filles, resta quelques instants absente, et rentra avec une physionomie bouleversée qui me frappa.

– Vous souffrez? lui dis-je: qu'est-ce que vous avez?

– Rien! répondit-elle d'un ton sinistre. Ne me dites plus rien, voilà l'homme qui rentre.

En effet, le brigadier arrivait. Il me fit un accueil aussi affectueux que le permettait sa manière d'être, timide ou réservée, et s'assit devant moi pour déjeuner avec moi. Il parlait à sa femme avec une extrême déférence, et il était aisé de voir qu'il l'aimait de toute la force de son cœur; mais il semblait craindre de lui déplaire en le lui témoignant, et il prodiguait à ses enfants les caresses qu'il n'osait lui faire. Ces pauvres petites, jusque-là tremblantes devant leur mère, devinrent plus expansives et vraiment charmantes de douceur et de grâce dès que le père fut là. Il les tenait tour à tour et quelquefois toutes les deux sur ses genoux en mangeant, disant tantôt à l'une, tantôt à l'autre, avec sa figure sérieuse et froide:

– Eh bien, on ne m'embrasse donc pas?

Et les enfants collaient leur bouche rose à ses joues hâlées. La mère rentrait, les grondait de leur importunité à table, et les ôtait de ses bras. A peine avait-elle le dos tourné, qu'elles revenaient à lui, et on se caressait comme en cachette. Cet innocent manége résumait à mes yeux toute la vie du père de famille frappé au cœur par une mystérieuse et incurable blessure. Il ignorait tout, il ne soupçonnait rien; mais il se sentait dédaigné, et chacun de ses regards aux enfants semblait dire: «Au moins vous, vous m'aimerez!»

Il me proposa un tour de promenade dans les bois. J'acceptai, présumant qu'il avait quelque chose à me dire; mais il n'avait rien préparé, et je dus l'amener, par des questions détournées, à me parler de ses chagrins.

– La pauvre femme est guérie de sa fièvre, dit-il, et je vous dois ça, que je n'oublierai jamais; mais vous ne pouvez pas lui guérir sa mauvaise tête. Elle s'ennuie ou se tourmente toujours. Elle voudrait être une grande bourgeoise, ça ne se peut pas! Quand elle voit des dames ou des messieurs, elle est contente; mais c'est pour être plus fâchée après, quand elle se retrouve avec moi et les pauvres petites, qui sont pourtant gentilles, n'est-ce pas?

Il me parla de la Florade.

– C'est un jeune homme comme il y en a peu, dit-il, aussi peu fier avec nous qu'un camarade. Lui aussi, quand il voit la femme de mauvaise humeur, il lui dit de bonnes raisons. Elle ne le prend pas toujours trop bien, mais elle l'écoute tout de même, et devant lui elle n'ose pas trop se plaindre et crier; mais il ne peut pas être là toute sa vie, et, quand il y est, vous sentez bien qu'il aime mieux chasser ou pêcher avec moi que de la regarder coudre et de l'entendre dire qu'elle voudrait être une reine. Quelquefois il se moque d'elle tout doucement, et elle rit, et puis après je vois qu'elle a pleuré, et elle nous gronde quand la mer est mauvaise et que nous ne voulons pas la prendre avec nous dans la barque, ou quand nous restons à la chasse trop longtemps. Est-ce que vous ne pourriez pas la guérir de ces ennuis-là?

– Vous pensez donc que c'est un malaise physique, un reste de maladie?

– Oui, il y a de ça, et puis quelquefois je me rappelle comme elle a été effrayée et à moitié folle quand elle a naufragé par ici avec son père. Je vous ai raconté ça, mais je ne vous ai pas dit que, depuis ce moment-là, elle avait toujours eu quelque chose dans l'idée, comme des rêvasseries, des fantaisies. Je l'ai épousée malgré ça. Je l'aimais, comme je l'aime toujours, et je pensais la rendre heureuse et lui faire oublier tout. Ça est resté, et, la nuit, quand le vent est fort, elle a des frayeurs, elle crie, ou il lui prend des colères, et si fort quelquefois, que j'ai peur pour les enfants. Ah! on n'est pas toujours heureux, allez, dans ce monde, et on a beau faire de son mieux, il faut souffrir!

Tel est le résumé des courtes réponses arrachées à Estagel par mes nombreuses questions. Je lui en fis dire assez pour avoir lieu de craindre, avec lui et plus que lui, que sa femme ne fût menacée d'aliénation.

Au bout de deux heures, comme nous rentrions au poste, l'aînée des deux petites filles assises au seuil de la maison se leva et nous dit:

– Ne faites pas de bruit, maman dort.

– Est-ce qu'elle est donc malade? dit le brigadier en baissant la voix.

– Non, elle a dit qu'elle était fatiguée et que nous nous taisions.

– Mais qu'est-ce que Louise a donc à se cacher la figure? Elle a pleuré?

– Oui, un peu; maman l'a grondée.

Le brigadier savait apparemment comment grondait sa femme; il prit Louisette dans ses bras, la força de relever la tête, et vit qu'elle avait du sang plein les cheveux et sur les joues. Il devint pâle, et, me la remettant:

– Voyez ce qu'elle a, dit-il; moi, ça me fait trop de mal!

Il me suivit à la fontaine, où je lavai l'enfant; elle avait été frappée à la tête par une pierre. Je sondai vite la blessure, qui eût pu être mortelle, mais qui heureusement n'avait pas dépassé les chairs. Je dépliai ma trousse sur le gazon, et je fis le pansement en rassurant de mon mieux le pauvre père.

– Ce n'est rien pour cette fois, dit-il; mais, une autre fois, elle peut la tuer.

Et, se tournant vers l'aînée:

– Pourquoi s'est-elle fâchée comme ça, la mère? Louise avait donc fait quelque chose de mal?

– Oui, répondit l'enfant: elle avait trouvé ce matin une lettre par terre, dans notre chambre, une lettre écrite, et, au lieu de la donner à maman, elle en avait fait un cornet pour mettre des petites graines. Dame, aussi, elle ne savait pas, pauvre Louise! Maman a vu ça dans ses mains, elle s'est mise bien en colère, elle voulait la fouetter; alors Louise s'est sauvée, elle a eu tort; maman a voulu courir, elle est tombée, elle a ramassé une pierre, et je n'ai pas eu le temps de me mettre au-devant. Seulement, j'ai empêché Louise de crier, maman n'aime pas ça. Elle est rentrée, maman, et puis elle est revenue sur la porte et elle a dit: «Ne faites pas de bruit, il faut que je dorme!» Nous n'avons pas bougé, et Louise a pleuré tout bas, vrai, mon petit père, Louise a été bien sage!