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Kitabı oku: «Tamaris», sayfa 4

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»Eh bien, mon cher ami, je fus très-fort, et je suis encore étonné d'avoir pu résister à l'emportement de ma nature. Non-seulement je lui refusai un baiser, non-seulement je m'acharnai à lui faire comprendre mon devoir et le danger de sa confiance, mais encore je la quittai brusquement sans lui dire: Je t'aime. Je l'aimais pourtant diablement dans ce moment-là.

»Le lendemain, je n'étais pas dégrisé. Croyez-moi si vous voulez, j'ai passé plusieurs nuits sans fermer l'œil. Je voyais toujours cette belle fille chaste et même froide me regarder d'un air de reproche et se jeter dans le sein de sa négresse en disant:

» – Il ne veut pas m'aimer!

»Je ne l'ai donc jamais trompée! Non, pas un instant! mais elle m'a vu ému malgré moi. Elle n'a pas compris l'espèce de combat dont je voulais triompher. Elle ne sait pas la différence qui existe entre le cœur et l'imagination. Elle n'y comprendra jamais rien. Elle croit que je l'aime, mais qu'un autre engagement me défend de le lui dire. Elle espère toujours. Elle croit que mes rares et courtes visites sont aussi un engagement que j'ai contracté avec elle. Elle me dispute à une rivale imaginaire. Elle est malade et abattue quand elle ne me voit pas; elle préfère mes duretés et ma froideur à mon absence. Je l'ai revue encore une ou deux fois. Aujourd'hui, elle m'a dit qu'elle ne se marierait jamais qu'avec moi, et qu'elle se tuerait si j'en épousais une autre. Il n'y a rien de plus stupide qu'un homme qui croit à ces menaces-là et qui les raconte: pourtant voyez la situation exceptionnelle de cette fille! Songez à la fin horrible de son père, à l'hérédité possible de certaines affections du cerveau, à l'abominable influence de la bastide Roque… Voilà où j'en suis; dites-moi ce que vous feriez à ma place…

– Je ne sais pas, répondis-je.

– Comment, vous ne savez pas?

– Non, il m'est impossible de me mettre à votre place, précisément parce que je ne m'y serais pas mis. Je ne serais pas retourné chez mademoiselle Roque, si je m'étais senti inflammable comme vous l'êtes!

– Mais ce n'est pas moi qui suis inflammable, c'est elle qui a pris feu comme l'éther!

– On s'enflamme pour vous parce que le feu vous sort par les yeux. Ces aventures-là n'arrivent qu'à certains hommes. Voyons, vous n'êtes pas plus laid ni plus sot qu'un autre, je le sais bien; mais vous n'êtes pas un dieu, et vous ne faites pas boire de philtres à vos clientes! D'où vient donc que vous avez partout des amourettes et que vous passez pour un homme à bonnes fortunes? C'est que cela vous plaît, allez! et que vos regards, vos manières, vos paroles trahissent, même malgré vous, cette inquiétude fiévreuse que vous avez de dépenser toute votre vie dans un jour!

En parlant ainsi à la Florade, j'étais irrité, j'étais cent fois plus fou que lui; je me disais qu'avec son fluide électro-magnétique et la naïveté de ses émotions, aussi vives à vingt-huit ans, après une vie orageuse, que celles d'un jeune écolier, il pourrait bien plaire à la marquise, si elle venait à le rencontrer. J'étais donc jaloux de cette femme, dont il ne savait pas le nom et qu'il n'avait pas encore vue.

Ma vivacité le fit rire. Il prétendit que j'étais épris de mademoiselle Roque. Je me souciais vraiment bien de mademoiselle Roque!

– Enfin, mon ami, me dit-il, «tire-moi du danger, tu feras après ta harangue.»

– C'est juste; voyons! – Eh bien, il ne faut jamais remettre les pieds chez elle, ou il faut l'épouser. Quoi que vous en disiez, vous y avez songé, puisque vous eussiez voulu pouvoir acheter pour elle le sot et aride terrain que j'ai sur les bras.

– Vous n'avez pas daigné le regarder, ce terrain, reprit la Florade en riant. Moi, je l'ai contemplé ce matin, et vous pouvez, je crois, le voir d'ici. Oui, c'est cette bande de terre humide, là-bas, tout en bas; regardez.

– Qu'est-ce que ça? des artichauts?

– Eh! oui, mon cher. Un champ d'artichauts de cette vigueur-là représente de la terre à cinq pour cent. Vous avez le meilleur lot; mais ça ne fait pas que je doive épouser une bayadère. Si vos artichauts eussent été des lentisques ou des genêts épineux, si, avec deux ou trois mille francs, j'eusse pu assurer le sort de cette pauvre fille, je me serais payé cette satisfaction-là, afin de ne plus avoir à y penser; mais endetter toute ma vie pour elle… en réparation de quoi? je vous le demande. – Pourtant si vous pensez que ma conscience y soit engagée… car enfin voilà qu'on sait mes visites et qu'on jase… je ferai ce que vous conseillerez. Je ne vous consulte pas pour n'agir qu'à ma guise.

– Vous voilà bien, cœur d'or et folle tête! Non, je ne vous conseille pas cela. Tâchez de décider mademoiselle Roque à quitter cette maison où elle deviendra folle, et à s'en aller vivre ailleurs où elle n'espérera plus vous voir. Décidez-la aussi à vendre quelques bijoux inutiles, Pasquali m'a dit qu'elle en avait pour une certaine valeur; alors, qu'elle vende ou non la bastide, elle pourra échapper aux propos qui ne font que d'éclore, et trouver, à deux ou trois lieues d'ici, dans un coin où vous aurez soin de ne jamais passer, un bon paysan riche ou un rude marin qui l'épousera sans lui demander compte de quelques battements de cœur apaisés et oubliés.

– Fort bien; mais, pour lui persuader cela, il faut que je retourne la voir, et j'ai juré que ce serait aujourd'hui la dernière fois, car chaque visite ramène ses illusions. Voulez-vous vous charger de lui faire entendre raison?

– Elle m'a défendu, à cause de vous, de revenir.

– Mais si je vous en prie!

– Mon cher, cette maison me fait un mal horrible. Moi aussi, je déteste le suicide, et je ne peux pas oublier que ce malheureux Roque était le proche parent de ma mère. Et puis je suis jeune, et mes visites feront jaser. Il faut employer Aubanel.

– Elle ne veut pas entendre parler de lui.

– Pourquoi?

– Parce que son chien a voulu dévorer le sien.

– Voilà une belle raison!

– Nama est de cette force-là. N'oubliez pas qu'à beaucoup d'égards nous avons affaire à un enfant de six ans.

– Eh bien, M. Pasquali n'a pas de chien. Chargez-le de parler à votre place, et, pour qu'il y mette le zèle d'un ami, dites-lui la vérité.

– Vous avez raison, je la lui dirai demain.

– Demain! m'écriai-je, saisi de nouveau d'une risible épouvante à l'idée que, le lendemain, il repasserait à Tamaris.

– Eh bien, oui, demain, reprit-il. Faut-il ajourner ce qui est décidé? Venez-y avec moi à neuf heures du matin. Je ne peux plus m'absenter le soir d'ici à une semaine; voilà pourquoi, voulant en finir aujourd'hui avec la maison maudite, j'y étais retourné en plein jour.

J'aurais préféré qu'il allât chez Pasquali le soir: à peine la nuit venue, je savais que la marquise ne sortait plus de sa maison; mais il fallait bien céder à la nécessité. D'ailleurs, la Florade ne me fournissait-il pas un prétexte pour la revoir moi-même le lendemain? Nous convînmes de nous rendre en canot à la bastide Pasquali sans passer par la Seyne.

II

Le lendemain donc, à neuf heures, nous touchions le rivage.

– Montez dans ma barque, nous dit Pasquali, puisque vous avez à me parler de choses sérieuses. Je vous entendrai mieux dehors.

– C'est-à-dire, répondit la Florade, que vous n'écouterez pas du tout. Vous aurez toujours quelque araignée de mer à guetter.

– Non; je n'emporte rien pour les prendre, tu vois.

Nous allions passer de notre embarcation dans la sienne, quand Nicolas, descendant l'escalier de la villa Tamaris, nous héla de tous ses poumons. Nicolas, c'était un jeune garçon de la Seyne que la marquise d'Elmeval avait pris à son service pour fendre le bois, soigner l'âne et faire les commissions. Nous l'attendîmes. —Madame Martin priait le docteur de venir voir le doigt de M. Paul, qui était très-enflé.

Jamais collégien muni de son exeat au moment où il redoutait une retenue ne s'élança vers la liberté avec plus de joie que je n'en ressentis en sautant sur la grève.

– Allez sans moi, dis-je à mes compagnons. Vous n'avez que faire de mon avis, puisque je le maintiens; d'ailleurs, je reviens dans un quart d'heure.

Le doigt de mon petit Paul n'était nullement compromis. Je fis faire un cataplasme. J'annonçai à la marquise que, la veille au soir, j'avais écrit quatre lettres, criant aux quatre coins de l'horizon pour avoir un professeur. Elle me remercia comme si ce n'eût pas été à moi de la remercier, moi si heureux de m'occuper d'elle!

– Puisque la blessure de Paul ne vous inquiète pas, me dit-elle, nous allons sortir en voiture. Je vous rends donc votre liberté… à moins que… Voyons, pourquoi ne viendriez-vous pas à la promenade avec nous? Nous allons dans les endroits les plus déserts. Est-ce que nous risquons d'y rencontrer des yeux malveillants? Les gens de Toulon ne nous connaissent ni l'un ni l'autre.

– Mais les gens des bastides voisines nous connaissent déjà et savent que je n'ai pas le bonheur d'être votre frère… Dites-moi où vous allez. Je peux m'y trouver comme par hasard, et, si c'est réellement un désert, je m'y promènerai pendant quelques instants près de vous.

– Ah! quelle bonne idée! mais comment irez-vous? à pied?

– Certes! Je suis un peu botaniste, j'ai des jambes.

– Ah! vous êtes botaniste! Quel bonheur! Il y a ici tant de plantes qui ne sont pas de notre connaissance! Eh bien, nous irons tout doucement à la forêt de pins qui est au beau milieu du promontoire. Tenez, voilà un plan détaillé. Vous ne pouvez pas vous égarer. Dès lors nous partons tout de suite, nous allons au pas et nous vous attendons. Le temps sera beau, n'est-ce pas?

En me faisant cette question, elle s'avança sur la petite terrasse garnie de fleurs qui occupait la façade sud de la bastide et d'où l'on découvrait la pleine mer au delà de la plage des Sablettes.

– Oui, oui, ajouta-t-elle, le cap Sicier est bien clair. Quelle grande vue! Vous plaît-elle autant que celle de l'est?

– Non. Elle est plus grande, puisque l'horizon maritime est sans bornes, et elle paraît plus petite.

– Vous avez raison; elle a des lignes trop plates, et le baou (rocher) bleu, vu d'ici, a de vilaines formes. A gauche, au sud-ouest, c'est très-beau, la haute falaise, et la plaine qui nous en sépare est bien jolie au lever du soleil.

– Vous voyez donc lever le soleil?

– Toujours, sauf à me rendormir après, si Paul n'est pas éveillé. Il dort dans ma chambre, et j'aime à le regarder au reflet du matin rose, parce qu'alors il me paraît tout rose aussi, mon pauvre enfant pâle! Et puis je savoure le bonheur inouï de la solitude avec lui. Songez donc, j'ai aspiré à cela depuis qu'il est au monde, et j'ai toujours été obsédée par un entourage où si peu de personnes me plaisaient! Croiriez-vous que j'ai passé des années sans entendre chanter un oiseau? Il y en a bien peu ici. Ces cruels Provençaux, après avoir détruit tout le gibier, s'en prennent aux rossignols. Il y a encore deux ou trois fauvettes sur les pins du jardin, et je les écoute. Elles ne chantent qu'à la première aube; le reste du jour, elles ont peur et se taisent.

– Mais, quand la mer est furieuse, et que les terribles vents de Provence soufflent de l'est ou de l'ouest, luttant à qui sera le plus méchant et le plus froid, ne souffrez-vous pas?

– Physiquement, oui, un peu; mais il y a du bien-être à regarder du coin de son feu les petites roses hâtives qui se laissent secouer, comme si elles y prenaient plaisir, pendant qu'à travers leurs branches fleuries on aperçoit là-bas, bien loin, les grosses vagues qui ont l'air d'être tout près et de vouloir battre les fenêtres. La nuit, au milieu des plus furieuses rafales, les tourterelles roses de madame Aubanel chantent à toute heure, et ces voix amies semblent vouloir tenir en éveil les lares protecteurs de la maison. La petite chienne n'aboie pas à autre intention, j'en suis sûre. Et puis ce climat capricieux vous fait oublier en un jour les ennuis et les impatiences d'une semaine. Tout pousse et fleurit si vite au moindre calme qui se fait! tenez, mes matinées de soleil me consolent de tout. De ma chambre, je vois tout ce qui se passe sur le rivage et dans le petit golfe. Le premier en barque est toujours ce bon Pasquali: je le reconnais à sa coiffe de toile blanche sur son chapeau gris. Sa barque semble soudée au miroir du golfe, tant elle glisse lentement, et lui, on le croirait soudé à sa barque, tant il est attentif à ce qui se passe au fond de l'eau. La patiente occupation de ce digne homme fait vraiment partie de ma sérénité… Mais il n'est pas seul en ce moment-ci? Je vois un officier de marine avec lui, il me semble…

Je ne répondis rien. Madame d'Elmeval regardait la Florade, et ce regard jeté de si loin sur lui, ce regard qui pouvait à peine distinguer son costume, m'enfonça des aiguilles dans le cerveau. Elle venait de me peindre son bonheur moral et le calme de sa belle âme avec tant de conviction et de simplicité! Extravagance ou pressentiment de ma part, elle me fit l'effet d'une somnambule qui va s'éveiller au bord d'un abîme.

Elle partit dans une vieille calèche qu'elle louait à la Seyne, et que conduisait un bonhomme très-sûr et très-adroit avec des chevaux ou des mulets habitués à tout gravir.

– Ceci n'est pas un équipage de luxe, me dit la marquise en riant; mais c'est solide, ça passe dans des chemins impossibles, et avec ce conducteur-là je n'ai peur de rien. Jamais je n'ai fait que bâiller dans mon landau au bois de Boulogne; ici, je m'amuse de tout et je m'intéresse à tout ce que je vois. Nous allons ainsi jusqu'où nos pieds peuvent nous porter. Au revoir! nous vous attendrons à l'entrée de la forêt, chez le garde…

Je savais que la Florade devait retourner à son bord à onze heures. Je m'excusai de ne pas partir avec lui sous le prétexte de faire un peu de botanique aux environs, et je le laissai remonter seul dans son canot.

– Il me laisse sur les bras une affaire très-ennuyeuse, me dit Pasquali en le regardant s'éloigner. Il n'en fait jamais d'autres, lui! Toujours des histoires de femme! Il faudra pourtant bien le tirer de ce pétrin-là. C'est un si charmant enfant! Allons, j'y vais tout de suite, chez cette folle; revenez par ici, je vous dirai ce qu'elle aura décidé.

Deux heures après, en marchant comme un Basque, j'arrivais à la forêt dite de la Bonne-Mère, au pied des montagnes qui terminent le promontoire au sud. Bien que le centre de la presqu'île forme un plateau assez élevé, les chemins sont si ravinés et si encaissés, qu'un piéton se fait peu d'idée du pays qu'il traverse. Un seul point sert presque toujours à l'orienter: c'est la montagne conique de Six-Fours, qui porte les ruines pittoresques d'une ville à peu près abandonnée. Je trouvai la marquise au rendez-vous, et Paul buvant du lait de chèvre chez le garde avec sa bonne, une belle vieille Bretonne que la marquise traitait comme sa compagne et menait partout avec elle. Marescat, le conducteur, avait fini de loger et de frotter ses chevaux; il se disposait, selon sa coutume, à servir de guide pédestre et d'escorte à la famille.

Je m'étonnai de trouver dans un pays si pauvre et si négligé une entrée de forêt dont le terrain, propre et battu, ressemblait à une immense salle de bal champêtre.

– Vous ne vous trompez pas, me dit la marquise, c'est ici une salle de bal dans un désert. Cette petite fabrique blanche que vous apercevez là-haut dans les nuages est une des mille chapelles que les marins de tous pays ont nommées Notre-Dame-de-la-Garde. Dès le 1er mai, les processions commencent, et toute la population y afflue le dimanche. Les dévots montent à la chapelle, et reviennent boire et danser ici avec ceux qui ne font pas le pèlerinage, mais qui ne manquent pas à la fête. Il paraît que le spectacle est plus animé qu'édifiant. Vous savez que la dévotion des matelots et des Méridionaux en général n'est rien moins qu'austère. Nous ne viendrons donc pas ici pendant le mois de mai. Profitons de la solitude absolue qui règne encore dans ce désert, et marchons!

Je ne voulus pas lui offrir mon bras, craignant de prendre des airs d'intimité avec elle devant ses gens. J'aurais désiré me persuader que nous avions quelque chose à leur cacher, mais elle ne songeait déjà plus aux précautions à prendre pour leur faire penser que j'étais là par hasard. Elle avait consenti à cette dissimulation, mais elle n'était pas capable de la soutenir. Le courage et la franchise de son caractère s'y opposaient. Elle avait tant de calme dans l'esprit et dans le cœur, qu'elle n'admettait pas sans peine le soupçon. Elle se croyait vieille parce qu'elle avait trente ans, et ne supposait pas, d'ailleurs, qu'un homme raisonnable pût s'éprendre d'une femme qui ne voulait pas aimer. Elle consentait donc à se garer des apparences quand on appelait son attention sur le danger des mauvais propos, parce qu'elle n'avait nullement le goût des bravades, et qu'elle voulait passer désormais inconnue ou inaperçue dans la vie; mais, à force de le vouloir, elle s'y croyait déjà arrivée, et il lui était difficile de se rappeler à tout instant ce qu'il fallait faire pour cela. Cet oubli de sa personnalité la rendait adorable. Il semblait qu'elle ne sut pas ce qu'elle était et ce qu'elle valait. Je n'ai jamais vu de femme plus détachée d'elle-même. Que s'était-il donc passé dans sa vie? quelle sagesse ou quelle vertu avait-elle donc étudiée pour être ainsi?

La forêt était très-belle. Cette salle de fête que chaque année les pieds de la foule privaient d'herbe et préservaient de broussailles était jetée sans forme déterminée sur une pente largement dessinée et sur un fond de ravin nivelé naturellement. Des pins élancés, droits comme des colonnes, couvraient d'ombre et de fraîcheur le vallon et la pente. Tout au fond, et rasant le bord de l'autre versant, coulait un petit ruisseau. Une profonde clairière traversée d'un chemin sinueux, s'ouvrait à notre droite, et devant nous un autre chemin qui coupe en longueur toute la forêt en remontant le ruisseau devait nous conduire au véritable désert.

Ce chemin plein de méandres, traversé en maint endroit par le ruisseau qui saute d'un bord à l'autre, tantôt serré entre des bancs de rochers, tantôt élargi par le caprice des piétons dans les herbes, est ridé et valonné comme la forêt; mais nulle part il n'est difficile, et il offre une des rares promenades poétiques qu'on puisse faire sans fatigue, sans ennui ou sans danger dans le pays. Le ruisselet a si peu d'eau, que, quand il lui plaît de changer de lit, il couvre le sable du chemin d'une gaze argentée qu'on verrait à peine, si son frissonnement ne la trahissait pas. Des herbes folles, des plantes aromatiques se pressent sur ses marges, comme si elles voulaient se hâter de tout boire avant l'été, qui dessèche tout. Les pins sont beaux pour des pins de Provence: protégés par la falaise qui forme autour de la forêt un amphithéâtre assez majestueux, ils ont pu grandir sans se tordre. Les terrains phylladiens de cette région sont d'une belle couleur et vous font oublier la teinte cendrée des tristes montagnes calcaires dont la Provence est écrasée. La nature des rochers et même celle des pierres et de la poussière des chemins ne m'ont jamais été indifférentes. Dans les terrains primitifs, le granit ou les roches dures feuilletées ou pailletées ont toujours je ne sais quel aspect de fraîcheur qui réjouit. Le calcaire a des formes puissantes qui imposent; mais l'uniformité de sa couleur est implacable et produit dans l'esprit une idée de fatigue et de soif.

Cette esquisse est le résumé des courtes remarques échangées entre la marquise et moi durant une demi-heure de marche sur ce beau chemin, qui rappelle un peu certains coins ombragés de la Suisse. Madame d'Elmeval n'avait jamais voyagé; elle n'avait conservé de souvenirs pittoresques que ceux de son enfance passée en Bretagne. Elle s'exagérait donc facilement la beauté de tout ce qu'elle voyait. Cette disposition de son esprit, cette joie de posséder, après de longues aspirations, le spectacle de la nature, rendaient sa compagnie vivante et charmante. Elle n'avait pas d'emphase descriptive, pas de cris d'admiration enfantine. Elle gardait bien le sérieux et la dignité d'une femme qui approche de sa maturité intellectuelle; mais elle savourait à pleins yeux et à plein sourire la vie des choses de Dieu. On la sentait heureuse, et on était heureux soi-même auprès d'elle sans avoir besoin de l'interroger.

Vers la lisière de la forêt dont nous traversions le plus court diamètre, les herbes diminuent, les arbres s'étiolent, les lentisques et les genêts épineux, amis du désert, reparaissent, et la garigue s'ouvrit tout à fait devant nous, creusée en bassin, rétrécie en rides sur ses bords et entourée des montagnes du cap Sicier et de Notre-Dame-de-la-Garde. Quand nous eûmes gagné un de ses relèvements, nous pûmes voir, en nous retournant vers le nord, toute la presqu'île en raccourci, c'est-à-dire le grand tapis vert de la forêt et des autres bois voisins, cachant par leurs belles ondulations les plans insignifiants de la région centrale, et ne se laissant dépasser que par le cône sombre de Six-Fours et les montagnes bleues d'Ollioules et du Pharon. De cet endroit-là, tout était ou tout paraissait désert; rien que des arbres et des montagnes autour de nous; auprès et au loin, pas une bastide, pas un village, rien qui trahît la possession de l'homme, puisque Six-Fours est un amas de ruines, une ville morte.

– Ne se croirait-on pas ici dans quelque île déserte? me dit la marquise.

Et, comme je cherchais à m'orienter en apercevant la mer si loin de nous, au sud-est:

– Ne dites rien, ajouta-t-elle, écoutez! Vous entendrez la mer qui parle à droite, à gauche et derrière nous. Elle bat le pied de ces montagnes dont nous suivons le versant intérieur. Voulez-vous monter au cap ou à la chapelle? En trois quarts d'heure, nous serons là-haut. C'est très-beau, le sentier n'est pas trop rapide, et nous nous reposerons avant de redescendre.

Des nuages rasaient la cime de la falaise, mais ils étaient roses et sans densité. Marescat remarqua qu'ils tendaient à se fixer à la pointe du cap et qu'ils abandonnaient la chapelle. C'est la chapelle qui devint notre point de mire et notre but.

Les schistes violacés et luisants de la montagne, recevant le soleil d'aplomb, brillaient comme des blocs d'améthyste. Un instant après, tout s'éteignit. Nous entrions dans l'ombre de la grande falaise déchirée, brisée en mille endroits, aride, sauvage et solennelle. Marescat se disputa avec moi pour porter le petit Paul, qui ne voulait être porté par personne. Madame d'Elmeval marchait d'un pas égal et soutenu.

Au pied de la chapelle, le précipice est vertigineux. On plonge à pic et parfois en encorbellement sur la mer. La paroi est très-belle: des brisures nues traversées tout à coup par des veines de végétation obstinée, des arbres nains, des astragales en touffes énormes, des arbousiers et des asphodèles qui s'accrochent avec une rage de vie à d'étroites terrasses de sable et de racines prêtes à crouler avec les assises qui les portent. C'est un spectacle désordonné, une fantaisie vraiment grandiose. Sous nos pieds, le jardin du sacristain, c'est-à-dire quelques mètres de terre cultivée en légumes avec une dent de rocher pour support et une échelle pour escalier, fit beaucoup rire le petit Paul et son ami Marescat. A notre gauche, le cap Sicier précipitait dans la mer son profil sec, dentelé en scie, d'une hardiesse extrême; à droite, la falaise boisée arrondissait peu à peu l'âpreté de ses formes et s'en allait en ressauts élégants jusqu'à la plage de Brusc et aux îles. En face, il n'y avait plus que la mer. Nous étions à la pointe sud de la France, et nous enveloppions Paul de son manteau, car le vent était glacial. Une brume irisée au bord, mais compacte à l'horizon, faisait de la Méditerranée une fiction, une sorte de rêve, où passaient des navires qui semblaient flotter dans le vide. Au bas de la falaise, on distinguait les vagues claires et brillantes, encore diamantées par le soleil. Cent mètres plus loin, elles étaient livides, puis opaques, et puis elles n'étaient plus; les derniers remous nageaient confondus avec les premières déchirures du nuage incommensurable. Une barque parut et disparut plusieurs fois à cette limite indécise, puis elle se plongea dans le voile et s'effaça comme si elle eût été submergée. Les voix fortes et enjouées des pêcheurs montèrent jusqu'à nous, comme le rire fantastique des invisibles esprits de la mer.

– Ils se sont donc envolés? s'écria l'enfant.

– Non, répondit Marescat, ils sont en plein clair. Le nuage est entre eux et nous.

– Nous voici bien réellement au bout du monde, dit la marquise, dont je me rappelle la moindre impression. Tout le bleu qui est là devant nous n'appartient plus qu'à Dieu.

Un instant le vent fit une trouée dans le nuage, et nous pûmes distinguer à l'est les côtes vraiment romantiques de la Ciotat et le Bec-d'Aigle, ce rocher bizarre d'une coupe si aiguë, qu'il ressemble effectivement à un bec gigantesque béant sur la mer et guettant l'approche des navires pour les dévorer. Nous allions descendre, pour nous mettre vite hors du vent et du nuage, car la chapelle était déserte, fermée, et son extérieur blanchi et empâté n'offre rien d'intéressant, lorsqu'en quittant l'étroite terrasse bordée d'un garde-fou écroulé, qui en fait le tour, nous vîmes, au pied d'une des croix de station des pèlerins, une femme agenouillée.

Sa pose et son vêtement pittoresques dans un cadre si austère, le châle rouge noué sur sa tête et rabattu sur ses épaules, tranchant sur sa robe brune aux plis roides et droits, en laissant échapper quelques mèches de cheveux noirs séchés et crépelés par l'air salin, sa figure d'une pâleur de marbre, ses mains amaigries, un bâton passé dans l'anse d'une bannette et posé devant elle au pied de la croix, une paroi de roches blanchies par les lichens faisant ressortir cette sombre silhouette de Madeleine repentante, tout en elle et autour d'elle nous frappa simultanément, la marquise et moi. Paul eut peur, et, lancé en avant, il recula vers nous.

Cette femme était pourtant remarquablement jolie, ses traits fins et d'un type délicatement accusé. Son costume n'annonçait ni la misère ni l'incurie, et n'appartenait à aucune profession déterminée: c'était une femme du peuple; mais paysanne, ouvrière des villes ou des côtes, rien ne le précisait. L'extrême propreté de son vêtement grossier était faite pour attirer l'attention sur elle, car en aucune province française on ne voit les femmes de cette classe plus exemptes de ce souci que dans la Provence maritime.

Mais ni sa beauté ni sa propreté exceptionnelle ne triomphaient de la méfiance que sa physionomie nous inspira. Elle avait la pupille très-noire, petite pour le globe de l'œil, et, quand elle relevait la paupière supérieure pour regarder fixement, cette pupille, entourée de trop de blanc, avait quelque chose d'irrité ou de hagard. Les sourcils, bien dessinés, se joignaient presque au-dessus du nez, ce qui est réputé un signe de violence, de ruse ou de jalousie. Il n'en est rien, j'ai vu des personnes très-douces et très-franches présenter cette particularité; mais ici la sécheresse dédaigneuse du sourire la rendait caractéristique de quelque habitude de mauvais vouloir.

La marquise saluait toutes les personnes qu'elle rencontrait, sachant que, dans cette région, le pauvre veut être salué le premier. Il ne provoque aucune politesse; mais, quand on ne la lui accorde pas, il en est blessé: il vous la rend brusquement et d'un air de mauvaise humeur. Au contraire, adressez-lui la parole, il est tout de suite votre ami.

La femme pâle ne priait pas, ou elle priait à la provençale, c'est-à-dire en s'interrompant sans façon pour regarder, examiner et interroger les passants. Quand la marquise s'inclina légèrement en passant auprès d'elle, elle se leva et lui envoya d'un ton bref le salut redoublé du pays: Bonjour, bonjour, et elle reprit son panier de tresse et son bâton pour s'en aller. Nous passâmes outre; elle se mit à marcher derrière nous, et nous entendîmes que Marescat lui disait:

– Bonjour, la Zinovèse; ça ne va donc pas mieux?

Nous n'entendîmes pas la réponse; nous avions déjà quelque avance. La descente est très-rapide; mais le sentier, coupé en zigzags, est assez facile. Paul le prit au pas gymnastique. Sa mère, ne voulant pas le perdre de vue, se mit à courir, et en dix minutes nous étions en bas. Là, on s'arrêta dans un pli de terrain bien abrité. La bonne ouvrit un petit panier pour le goûter de l'enfant, et madame d'Elmeval partagea une orange avec moi.

Cette petite halte permit à la Zinovèse et à Marescat de nous rejoindre. Ils avaient continué de causer ensemble. Marescat prit alors les devants pour aller faire boire ses chevaux, et la femme pâle nous accosta.

– Il paraît, dit-elle en s'adressant à moi, que vous êtes médecin?

– Oui, et vous êtes malade, vous?

– Beaucoup malade; mais prenez-vous bien cher?

– Je ne prends rien.

– Ah!.. Vous êtes donc bien riche?

– Non, mais je n'exerce pas dans le pays.

– Vous n'en êtes pas? Alors vous ne voulez pas me dire ce que j'ai!

– Si fait; vous avez la fièvre presque continuellement.

– C'est vrai; je ne dors ni ne mange.

– Où souffrez-vous?

– Partout et nulle part. Le plus dur, c'est de tousser et d'étouffer. Le capelan de là-haut, – et elle désignait la chapelle, – qui vient tous les ans au mois de mai, m'a dit, l'an passé, que j'étais phthisique, et que je ne m'en sauverais pas.

– Et que vous a-t-il prescrit?

– De me confesser et de me mettre en état de grâce.

– Et vous y êtes?

– Non.

Elle me fit cette réponse d'un ton farouche et hautain. Sa figure était de plus en plus sinistre. Madame d'Elmeval la regardait avec étonnement, la bonne et l'enfant avec crainte.

– Tout ça ne me dit pas si je vais bientôt mourir, reprit la malade avec autorité. Allons, le médecin doit savoir cela, il faut le dire!

– Je ne peux pas vous le dire sans vous examiner et vous interroger. Ce n'est pas ici le moment; où demeurez-vous?

– Là, derrière cette montagne, répondit-elle en me montrant les premiers contre-forts du cap Sicier, tout auprès de la mer, au poste des gardes-côtes. C'est moi la femme au brigadier Estagel.