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Kitabı oku: «Tamaris»

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I

En mars 1860, je venais d'accompagner de Naples à Nice, en qualité de médecin, le baron de la Rive, un ami de mon père, un second père pour moi. Le baron était riche et généreux; mais je m'étais fait un devoir de lui consacrer gratis les premières années de ma carrière médicale: il avait sauvé ma famille de plus d'un désastre, nous lui devions tout. Il se vit contraint d'accepter mon dévouement, et il l'accepta de bonne grâce, comme un grand cœur qu'il était. Atteint, deux ans auparavant, d'une maladie assez grave, il avait recouvré la santé en Italie; mais je lui conseillai d'attendre à Nice les vrais beaux jours de l'année pour s'exposer de nouveau au climat de Paris. Il suivait ma prescription; il s'établissait là pour deux mois encore et me rendait ma liberté, dont, au reste, la privation s'était peu fait sentir, grâce au commerce agréable de mon vieux ami et au charme du voyage. Ayant quelques intérêts à surveiller en Provence, une petite succession de famille à liquider pour le compte de mes parents, établis en Auvergne, je m'arrêtai à Toulon et j'y passai trois mois, durant lesquels se déroulèrent les événements intimes que je vais raconter.

M. de la Rive ayant déjà fait un séjour forcé de plusieurs semaines dans cette ville au début de son voyage, je m'étais lié avec quelques personnes, et le pays ne m'était pas complétement étranger. Parmi ces amitiés passagèrement nouées, il en était une dont le souvenir m'attirait particulièrement, et j'appris avec un grand plaisir, dès mon arrivée, que l'enseigne la Florade était passé lieutenant de vaisseau, et se trouvait à bord du navire de guerre la Bretagne, dans la rade de Toulon. La Florade était un Provençal élevé sur la mer et débarrassé en apparence de sa couleur locale, mais toujours Provençal de la tête aux pieds, c'est-à-dire très-actif et très-vivant d'esprit, de sentiments, de caractère et d'organisation physique. C'était pour moi un type de sa race dans ce qu'elle a de meilleur et de plus distingué. J'ai connu peu de natures aussi heureusement douées. Il était plutôt petit que grand, bien pris, large d'épaules, adroit et fort; la figure était charmante d'expression, la bouche grande, ornée de dents magnifiques, la mâchoire un peu large et carrée, sans être lourde, la face carrée aussi, les pommettes hautes, le cou blanc, fort et admirablement attaché, la chevelure abondante, soyeuse, un peu trop frisée malgré le soin qu'il prenait de contrarier ce caprice obstiné de la nature; le nez était petit, sec et bien fait, l'œil d'un cristal verdâtre, clair et perçant, avec des moiteurs soudaines et attendries, des sourcils bruns bien arqués, et autour des paupières un large ton bistré qui devenait d'un rose vif à la moindre émotion. C'était là un trait caractéristique, moyennant lequel on eût pu le spécifier dans un signalement et que je n'ai vu que chez lui: bizarrerie plutôt que beauté; mais ses yeux y gagnaient une lumière et une expression extraordinaires. Sa physionomie en recevait cette mobilité que j'ai toujours aimée et prisée comme l'indice d'une plénitude et d'une sincérité d'impressions rebelles à toute contrainte et incapables de toute hypocrisie.

Tel qu'il était, sans être un fade ou insolent joli garçon, il se faisait remarquer et plaisait à première vue. Ses manières vives, cordiales, un peu turbulentes, et empreintes à chaque instant d'une sensibilité facile, répondaient au charme de sa figure. Son intelligence rapide, nette, propre à chercher et à retenir, – deux facultés généralement exclusives l'une et l'autre, – faisait de lui un excellent marin qui eût pu être aussi bien un artiste, un industriel, un avocat, un colonel de hussards, un poëte. Il avait cette espèce d'aptitude universelle qui est propre aux Français du Midi, race grecque mêlée de gaulois et de romain; intelligences plus étendues en superficie qu'en profondeur, on peut dire qu'elles ont pour ver rongeur, et souvent pour principe de stérilité, leur propre facilité et leur fécondité même.

Heureusement pour Hyacinthe de la Florade, car il était gentillâtre et supprimait de son plein gré la particule, il avait été jeté de bonne heure, par la force des choses, dans une spécialité qui dominait tout caprice. Quoiqu'il sût assez bien dessiner et qu'il chantât d'une voix charmante et d'une manière agréable, bien qu'il fît des vers à l'occasion et qu'il lût avec ardeur et pénétration toute espèce de livres, bien qu'il possédât quelques notions des sciences naturelles et qu'il eût le goût des recherches, il était marin avant tout; son cœur et son esprit s'étaient mariés d'inclination, comme son corps et ses habitudes, avec la grande bleue, c'est ainsi qu'il appelait gaiement la mer.

– Je sais très-bien, disait-il, que notre beau siècle a tout critiqué, et que la critique n'est plus que l'enseignement du dégoût de toutes choses. Vous autres jeunes gens de Paris, blasés sur tous les plaisirs qui vous provoquent, vous riez volontiers d'un homme de mon âge (la Florade avait alors vingt-huit ans) qui aime avec passion la plus austère, la plus perfide, la plus implacable des maîtresses… Vous croyez que c'est là une brute, avide d'émotions violentes, et j'ai connu un homme de lettres qui me conseillait de me faire arracher une dent de temps à autre pour assouvir ce besoin de situations critiques et désagréables. Selon lui, c'était bien plus commode et plus prompt que d'aller chercher les détresses et les épouvantes à trois mille lieues de chez soi. Moi, je vous dis que ces esprits dénigrants sont des malades hypocondriaques, et qu'il leur manque un sens, le sens de la vie, rien que ça!

La Florade raisonnait de même à l'égard de ses autres passions. Il se faisait une sorte de point d'honneur d'en ressentir vivement tous les aiguillons. Il aimait et choyait en lui toutes les facultés du bonheur et de la souffrance. Il regardait presque comme une lâcheté indigne d'un homme la prudence qui s'abstient et se prive par crainte des conséquences d'un moment d'énergie. Il ne voulait pas maîtriser ni dominer la destinée; il était fier de l'étreindre et de sauter avec elle dans les abîmes, disant qu'il y avait plus de chances pour les audacieux que pour les poltrons, et que peu importait de vivre longtemps, si on avait beaucoup et bien vécu. Ce système n'allait pas jusqu'aux mauvais extrêmes. Il avait une sincère, sinon scrupuleuse notion du bien et du mal, et, sans y réfléchir beaucoup, il était préservé du vice par son tempérament d'artiste et ses instincts généreux; mais il n'en est pas moins vrai que, emporté par de bouillants appétits et se prescrivant à lui-même de ne jamais leur résister, il amassait sur sa tête des orages très-redoutables.

Mon ami la Florade n'était donc point un parfait héros de roman, on le verra de reste dans ce récit; mais, avec ses défauts et ses paradoxes, il exerçait sur ceux qui l'entouraient une sorte de fascination. Je la subissais tout le premier, cette influence un peu vertigineuse. J'étais jeune et je n'avais pas eu de jeunesse. Le devoir, la nécessité, la conscience, m'avaient fait une vie de renoncement et de sacrifices. Après des années d'études austères, où j'avais ménagé parcimonieusement mes forces vitales comme l'instrument de travail qui devait acquitter les dettes de cœur et d'honneur de ma famille envers M. de la Rive, je venais de passer deux ans auprès de ce vieillard calme, patient avec ses maux et doué d'un courage à toute épreuve pour vaincre la maladie par un régime implacable. En qualité de médecin, habitué à considérer la conservation de la vie comme un but, je tombais avec la Florade en pleine antithèse, et, tout en le contredisant avec une obstination vraiment doctorale, je me sentais charmé et comme converti intérieurement par le spectacle de cette force épanouie, de cette ivresse de soleil, de cette intensité et de cette bravoure d'existence qui étaient si bien ce qu'elles voulaient être, et que tout caractérisait fortement: la figure, les idées, les paroles, les goûts, et jusqu'à ce nom horticole de la Florade, qui semblait être le bouquet de sa riante personnalité. Je le voyais presque tous les jours; mais, au bout d'une semaine, un incident romanesque nous jeta dans une complète intimité.

Je fus, en vue des affaires personnelles qui me retenaient à Toulon, engagé à consulter un propriétaire résidant non loin du terrain dont j'avais hérité, et qu'il s'agissait pour moi de vendre aux meilleures conditions possibles. C'était un ancien marin, officier distingué, qui avait créé une bastide et un petit jardin sur la côte, pour ne pas se séparer de la mer et pour se livrer à la pêche, son délassement favori.

L'endroit s'appelle Tamaris. C'est un des quartiers (divisions stratégiques du littoral) qui enserrent le petit golfe du Lazaret, à une lieue de Toulon à vol d'oiseau. Ce nom précieux de Tamaris est dû à la présence du tamarix narbonais, qui croît spontanément sur le rivage, le long des fossés que la mer remplit dans ses jours de colère1. L'arbre n'est pas beau: battu par le vent et tordu par le flot, il est bas, noueux, rampant, échevelé; mais, au printemps, son feuillage grêle, assez semblable d'aspect à celui du cyprès, se couvre de grappes de petites fleurs d'un blanc rosé qui rappellent le port des bruyères et qui exhalent une odeur très-douce. Une de ces grappes prise à part ne sent rien ou presque rien; la haie entière sent bon. Il en est ainsi de la véritable bruyère blanche arborescente, qui, au mois d'avril, embaume tous les bois du pays.

J'avais pris une barque pour aller par mer à Tamaris. C'est le plus court chemin quand le vent est propice. J'abordai à la côte juste au pied de la bastidette de M. Pasquali. Je trouvai un homme entre deux âges, d'une aimable figure, d'une grande franchise et d'une obligeance extrême. Il avait peu connu le vieux parent dont j'héritais.

– C'était une espèce de maniaque, me dit-il; il ne sortait plus depuis longtemps, et vivait là avec une espèce de fille naturelle…

– Qui a droit, je le sais, à la moitié du petit héritage. Il n'y aura pas contestation de ma part. Si elle veut acquérir l'autre moitié, je ne lui ferai certes pas payer ce qu'on appelle la convenance. C'est pour savoir en toute équité la valeur de cette portion de terrain que je suis venu vous consulter.

– Eh bien, puisque vous êtes un bon garçon et un honnête homme, je prendrai les intérêts des deux parties. Cela vaut quinze mille francs. Mademoiselle Roque a de quoi payer comptant une portion de la somme. Avec le temps, elle acquittera le reste.

– C'est une honnête personne?

– Vous ne la connaissez donc pas?

– Pas plus que je ne connais la propriété.

– Vous n'êtes pas curieux!

– On m'a dit que l'endroit était triste et laid, et, quant à la fille, j'aurais cru manquer au savoir-vivre en allant faire une sorte d'expertise chez elle.

– Oui, vous avez raison; je vois que la Florade m'avait dit la vérité sur votre compte.

– Vous connaissez donc la Florade?

– Pardieu, si je le connais! il est mon filleul. Un charmant enfant, n'est-ce pas? une diable de tête! Mais, à son âge, je raisonnais un peu comme lui! Me voilà vieux, j'aime la pêche, je m'y donne tout entier. Vous, vous aimez la science… Au bout du compte, chacun en ce monde court à ce qui lui plaît, et il n'y a que les hypocrites qui s'y rendent en cachette.

Là-dessus, le franc marin me força d'accepter un verre d'excellent vin où il me fit tremper un pain frais de biscuit de mer.

– Je n'ai pas d'autre gala à vous offrir, me dit-il; car je n'ai pu aller à la pêche ce matin. Il y avait encore trop de ressac dans mes eaux. Il faut aussi vous dire que je ne couche presque jamais ici. J'ai ma demeure au port de la Seyne, à une demi-heure de marche, sur l'autre versant de la presqu'île. Je viens tous les jours de grand matin visiter mes appâts et explorer mon quartier de pêche. Je fais une sieste, je fume une pipe, je me remets en pêche quand le temps est bon, et, au coucher du soleil, je retourne à la ville.

– Et vous ne laissez ici personne? Votre propriété est respectée durant la nuit?

– Oui, grâce aux douaniers et gardes-côtes qui sont échelonnés sur le rivage. Les gens du pays sont généralement honnêtes; mais nos sentiers déserts, nos bastides isolées les unes des autres par de vastes vergers sans clôture, tentent ce ramassis de bandits étrangers que la mer, les grands ateliers et les chemins de fer nous amènent. Vous voyez que tous nos rez-de-chaussée sont grillés comme des fenêtres de prison, et, si vous demeuriez ici, vous sauriez qu'on ne sort pas la nuit sans être bien accompagné ou bien armé. Malgré tout cela, on vole et on assassine; mais, avec un bon revolver et un bon casse-tête, on peut aller partout.

– Vous ne me donnez pas grand regret d'avoir dans vos parages une propriété à vendre au plus vite. Je n'aimerais pas à vivre sur ce pied de guerre avec mes semblables.

– Les bandits ne sont pas nos semblables, reprit-il. Mais venez donc jeter un coup d'œil sur nos rivages, et puis nous irons voir votre propriété.

Le terrain de la plage assez vaste qui se prolongeait vers le sud était plat et coupé d'une multitude de cultures à peu près toutes semblables: des plantations de vigne basse rayées de plantations d'oliviers et de larges sillons de céréales hâtives et souffreteuses; dans chaque enclos, une bastide généralement laide et décrépite. Celle de M. Pasquali était agréable et confortable; mais, placée au niveau de la mer, elle n'avait pas de vue, et, comme j'en faisais la remarque, il me dit:

– Vous ne connaissez pas le pays. Là où nous sommes, il ne paye pas de mine; mais vous ne le voyez pas. Je me suis planté au ras du flot, parce que j'y suis abrité du mistral par la colline, et parce que tout ce que j'aime dans la campagne, c'est l'eau salée, c'est le roc submergé et les intéressants animaux qui s'y cachent et qui me font ruser et chercher. Cependant, si vous aimez les belles vues, faisons deux cents pas un peu en roideur, et vous ne regretterez pas votre peine.

Nous gravîmes un escalier rustique formé de dalles mal assorties qui, de terrasse en terrasse, nous conduisit au sommet de la colline, tout près d'une maison basse assez grande et assez jolie pour le pays. Le toit de tuiles roses se perdait sous les vastes parasols d'un large bouquet de pins d'Alep négligemment mais gracieusement jeté sur la colline. Au premier abord, ce dôme de sombre verdure enveloppait tout; mais, en faisant le tour du parc, si l'on peut appeler parc une colline fruste, herbue, crevée de roches, et où rien n'adoucissait les caprices du sentier, on saisissait de tous côtés, à travers les tiges élancées des arbres, de magnifiques échappées de vue sur la mer, les golfes et les montagnes: au nord, une colline boisée que dépassait la cime plus éloignée du Coudon, une belle masse de calcaire blanc et nu brusquement coupée en coude, comme son nom semble l'indiquer; à l'est, des côtes ocreuses et chaudes festonnées de vieux forts dans le style élégant de la renaissance; puis l'entrée de la petite rade de Toulon et quelques maisons de la ville, dont heureusement un petit cap me cachait la triste et interminable ligne blanche sans épaisseur et sans physionomie; puis la grande rade, s'enfonçant à perte de vue dans les montagnes et finissant à l'horizon par les lignes indécises de la presqu'île de Giens et les masses vaporeuses des îles d'Hyères. De ce côté, la vue, heureusement encadrée par les pins-parasols et les buissons fortement découpés, était si bien composée et d'un ton si pur et si frais, que je restai un instant comme en extase; je n'avais rien trouvé de plus beau sur les rivages de Naples et de la Sicile. La grande rade, ainsi vue de haut, et partout tout entourée de collines d'un beau plan et d'une forme gracieuse, avait les tons changeants du prisme. La houle soulevait encore quelques lignes blanches sur les fonds bleus du côté de la pleine mer; mais, à mesure qu'elle venait mourir dans des eaux plus tranquilles, elle passait par les nuances vertes jusqu'à ce que, s'éteignant sous nos pieds dans le petit golfe du Lazaret, elle eût pris sur les algues des bas-fonds l'irisation violette des mers de Grèce.

– Voici, dis-je à mon guide, une des plus belles marines que j'aie jamais vues. Qui donc habite cette maison si bien située?

– Une jeune veuve avec un enfant malade a loué Tamaris pour la saison; car c'est ici le véritable endroit, jadis appelé le Tamarisc, qui a donné son nom au quartier. La petite villa appartient à un de mes amis; mais, dans nos pays, on ne loue aux étrangers que pour la mauvaise saison, puisque les étrangers ont la simplicité de croire à nos printemps, et on ne prend sa propre villégiature qu'à la fin de l'été.

J'observai que, si la nature était belle en ce lieu, le climat m'y semblait effectivement bien âpre, et mal approprié aux délicats organes d'une femme et d'un enfant.

– C'est rude mais sain, reprit M. Pasquali. L'enfant s'en trouve bien, à ce qu'il paraît. Quant à la mère, elle ne m'a pas semblé malade. C'est une jolie femme très-douce et très-aimable. Et tenez! la voilà qui nous fait signe d'approcher.

En effet, une des fenêtres du rez-de-chaussée s'était ouverte, et, à travers les barreaux de fer, une gracieuse main blanche s'offrait à la main du vieux marin; une voix douce l'appela du titre de cher voisin, et on échangea des politesses cordiales. L'enfant sortit au même moment, et, comme je me tenais discrètement à l'écart, il vint autour de moi, ainsi qu'un oiseau curieux, babiller tout seul, faire des grâces, et finalement répondre à mes avances en grimpant sur mes épaules. La mère s'inquiéta sans doute, car j'entendis M. Pasquali lui dire:

– Oh! soyez tranquille; s'il le casse, il le raccommodera, c'est un médecin!

– Un médecin? reprit la mère. Oh! tant mieux! Je consulte pour lui tous les médecins que je rencontre, et je serai bien aise d'avoir son avis.

Elle sortit aussitôt et m'invita à m'asseoir sur la terrasse pavée de grands carreaux rouge étrusque et ombragée de plantes exotiques, qui est, dans le pays, l'invariable appendice de toute maison, si pauvre ou si riche qu'elle soit.

Il me sembla, en regardant cette femme, que je l'avais vue quelque part, peut-être dans les premières loges de l'Opéra ou des Italiens; mais M. Pasquali l'appelait d'un nom qui me dérouta: ce nom de madame Martin, qui s'accordait mal avec un type confus dans mes souvenirs, ne me rappelait plus rien du tout.

Je ne la décrirai pas. Il est des êtres que l'analyse craint de profaner… Je dirai seulement qu'elle pouvait avoir trente ans, mais seulement pour l'œil exercé d'un physiologiste; car il ne tenait qu'à elle d'en avoir vingt-cinq, tant sa démarche avait d'élégance et ses traits de pureté. Elle avait pourtant beaucoup souffert, on le voyait; mais ce n'avait jamais été par sa faute, on le voyait aussi. Il y a tant de différence entre la trace des malheurs non mérités et celle des passions irritées ou assouvies!

Cette femme était belle et d'une beauté adorable. Une perfection intérieure toute morale semblait se refléter dans ses paroles, dans sa voix, dans son sourire mélancolique, dans son regard bienveillant et sérieux, dans son attitude pliée plutôt que brisée, dans ses manières nobles et rassurantes, dans tout son être chaste, aimant, intelligent et sincère. Telle fut mon impression dès le premier coup d'œil, et je n'ai pas eu lieu de changer d'opinion.

Comme j'hésitais à examiner son fils, alléguant qu'elle devait avoir un médecin, elle insista.

– Nous avons un excellent docteur, un ami, me dit-elle; mais il est à Toulon. Cette campagne-ci est loin et d'un accès peu facile quand la mer est mauvaise. Il ne peut donc pas venir tous les jours, et il y a près d'une semaine que je ne l'ai consulté. Voyez, je vous prie, en quel état est la poitrine de ce cher enfant. Il me semble, à moi, qu'il guérit; mais j'ai tant peur de me tromper!

L'enfant avait huit ans. Il était bien constitué, quoique frêle, et tous les organes fonctionnaient assez bien. Je demandai quel âge avait son père,

– Il était vieux, à ce qu'il paraît, répondit sans façon M. Pasquali. N'est-ce pas, madame Martin, vous m'avez dit qu'il était plus âgé que moi?

L'âge du père constaté, la débile structure de l'enfant me parut un fait organique dont il fallait tenir grand compte. Aucune lésion ne s'étant produite, on pouvait, avec des prévisions et des soins bien entendus, compter sur un développement à peu près normal.

– Ne songez qu'à le fortifier, dis-je à la mère; ne le mettez pas trop dans du coton. Puisque l'air vif et salin de cette région lui convient, c'est la preuve qu'il a plus de vitalité qu'il n'en montre. Il vivra à sa manière, mais il vivra, c'est-à-dire qu'il aura souvent de petits accidents qui vous affecteront, mais il les secouera par une force nerveuse propre aux tempéraments excitables, et peut-être sera-t-il mieux trempé qu'un colosse. C'est ici le pays des corps secs, actifs, cuits et recuits par les excès de température et mus par des esprits ardents et tenaces. Votre fils se trouve donc là dans son milieu naturel. Restez-y, si vous pouvez.

– Oh! s'écria-t-elle, je peux tout ce qu'il lui faut, je ne peux que cela! Merci, docteur, vous avez dit absolument comme notre médecin de Toulon, et vous m'avez fait grand bien. Vous n'êtes pas du Midi, je le vois à votre accent; mais êtes-vous fixé près d'ici? Vous reverra-t-on?

M. Pasquali lui expliqua ma situation, et lui dit à l'oreille un mot qu'elle comprit en me tendant la main avec grâce et en me disant encore d'une voix attendrie:

– Merci, docteur! Revenez me voir quand vous reviendrez chez mon voisin.

Cela signifiait: «Je sais qu'il ne faut pas vous offrir de l'argent; alors va pour une gratitude qui ne pèsera pas à un cœur comme le mien!»

– Quelle adorable femme! dis-je à mon guide quand nous nous fûmes éloignés; mais d'où sort-elle, et comment ne fait-elle pas émeute à Toulon quand elle passe?

– C'est parce qu'elle ne passe pas; elle ne se promène que dans les endroits où personne ne va. Elle ne voit et ne connaît, ni ne veut, je crois, connaître personne. Quant à vous apprendre d'où elle est, elle m'a dit qu'elle était née en Bretagne, et que son nom de demoiselle commençait par Ker; mais j'ai oublié la fin. Elle est veuve d'un vieux mari, comme vous savez, et elle l'est depuis peu, je crois. Elle ne parle jamais de lui, d'où on peut conclure qu'elle n'a pas été bien heureuse. Elle paraît avoir une certaine aisance: elle a quatre domestiques, une bonne table, point de luxe; mais elle ne marchande rien. Je n'ai pas pu savoir la profession de son mari, ni si elle a des parents. Je n'ai pas cru devoir faire des questions indiscrètes. C'est une femme absolument libre, à ce qu'on peut croire, et ne songeant à rien au monde qu'à son enfant. Ils descendent quelquefois à ma baraque. Je les promène sur le golfe dans mon passe-partout. On me confie même le moutard pour le mener à la pêche. Enfin c'est une très-bonne personne, et son voisinage m'est agréable.

– Vous la voyez tous les jours?

– Je passe tous les jours à travers la propriété. Je n'ai pas d'autre sentier pour regagner la Seyne, à moins de faire un grand détour, et, dans ce pays-ci, où il n'y a ni murs d'enceinte, ni barrières, ni portes, on a droit de passage les uns chez les autres. Cela donne pourtant lieu à de grandes disputes quand on a des voisins fâcheux; mais, ici, ce n'est pas le cas. Toutes les fois que je passe, même bien discrètement, et le plus loin possible de la maison, la mère, l'enfant ou les domestiques courent après moi pour me faire politesse ou amitié. Mais allons voir votre héritage; c'est sur le chemin de la Seyne, à un petit quart d'heure de marche.

– Vous savez que je ne veux pas troubler cette pauvre cohéritière que je ne connais pas, et qui peut bien avoir hérité des préventions de son père contre le mien, car, je vous l'ai dit, nous étions fort brouillés.

– Bah! bah! elle verra bien que vous n'êtes pas un diable. Je la connais fort peu, mais assez pour qu'elle ne me jette pas à la porte. Elle ne passe pas pour une mauvaise créature d'ailleurs; c'est une grosse endormie, voilà tout.

Et, comme j'allais questionner M. Pasquali sur cette personne dont j'ignorais l'âge, le nom et les moeurs, il détourna ma pensée vers un sujet sur lequel deux ou trois fois déjà il m'avait entamé.

– Parbleu! dit-il, il serait probablement bien facile de vous entendre avec elle. Si vous vouliez sa part, elle vous la céderait et s'en irait vivre dans son vrai pays. Pourquoi diable, ayant ici un coin de terre, n'y installez-vous pas vos vieux parents? Ils y vivraient peut-être plus longtemps que dans votre froide Auvergne: vous viendriez les y voir quelquefois, et je vous aurais pour assez proche voisin, ce qui ferait bien mes affaires, vu que vous me plaisez beaucoup.

Comme je discutais l'excellence de son climat, sur lequel il se faisait, au reste, peu d'illusions, nous passâmes au pied du fort Napoléon, l'ancien fort Caire, dont la prise assura celle de Toulon et fut le premier exploit militaire et stratégique du jeune Bonaparte en 93. Je ne pus résister au désir de gravir le talus rocheux qui nous séparait du fort à travers les chênes-liéges, les pins et les innombrables touffes de bruyère arborescente qui commençaient à ouvrir leurs panaches blancs. Nous atteignîmes le sommet de la colline, et je contemplai une autre vue moins gracieuse, mais plus immense que celle de Tamaris, toute la chaîne calcaire des montagnes de la Sainte-Baume, la petite rade de Toulon et la ville en face de moi, à l'ouest une échappée sur les côtes pittoresques de la Ciotat.

– Montrez-moi la batterie des hommes sans peur, dis-je à M. Pasquali.

– Ma foi, répondit-il, j'avoue que je ne sais pas où elle est, et je doute que quelqu'un le sache aujourd'hui. Les bois abattus à l'époque du siége de Toulon ont repoussé, et, par là-bas, car ce doit être par là-bas, au sud-ouest, il n'y a que des sentiers perdus.

– Cherchons.

– Ah! bah! que voulez-vous chercher? Les paysans ne vous en diront pas le premier mot. Vous ne vous figurez pas comme on aime peu à revenir sur le passé dans ce pays-ci.

– Oui, trop de passions et d'intérêts ont été aux prises dans ces temps tragiques. On craint de se quereller avec un ami dont le grand-père a été tué par votre grand-oncle, ou réciproquement.

– C'est précisément cela.

– Mais, moi, repris-je, moi qui n'ai eu ici personne de tué, moi dont le père était soldat à la batterie des hommes sans peur, je tiens à voir l'emplacement, et, d'après ses récits, je parierais que je le reconnaîtrai!

– Eh bien, allons-y; mais votre propriété?

– Ma propriété m'intéresse beaucoup moins. Je la verrai au retour, s'il n'est pas trop tard.

– Alors, reprit M. Pasquali, il nous faut descendre la côte en ligne droite et suivre le chemin creux de l'Évescat, parce que je suis sûr que les corps français républicains ont dû passer par là pour aller assaillir le fort, pendant qu'une autre colonne partie de la Butte-des-Moulins passait par la Seyne.

Nous suivîmes pendant vingt minutes le petit chemin bas, ombragé et mystérieux qu'il désignait, puis pendant vingt minutes encore un sentier qui remontait vers des collines, et nous entrâmes à tout hasard dans un bois de pins, de liéges et de bruyère blanche de la même nature que celui du fort. Un sentier tracé par des troupeaux dans le fourré nous conduisit à une palombière. Dix pas plus loin, pénétrant à tour de bras à travers des buissons épineux, nous trouvâmes les débris d'un four à boulets rouges et les buttes régulières bien apparentes de la fameuse batterie; les arbres et les arbustes avaient poussé tout à l'entour, mais ils avaient respecté la terre végétale sans profondeur qui avait été remuée et recouverte de fragments de schiste. Nous pûmes suivre, retrouver et reconstruire tout le plan des travaux et ramasser des débris de forge et de projectiles. En face de nous, à portée de boulet, nous apercevions le fort à travers les branches; un peu plus loin, d'énormes blocs de quartz portés par des collines vertes avaient été soulevés par la nature dans un désordre pittoresque; puis, à la lisière du bois, une vallée charmante d'un aspect sauvage et mélancolique que le soleil bas couvrait d'un reflet violet; les montagnes, la mer au loin; autour de nous, un troupeau de chèvres d'Afrique couleur de caramel, gardées par une belle petite fille de cinq ans, qui, chose fantastique et comme fatale, ressemblait d'une manière saisissante à une médaille du premier consul.

– Impératrice romaine, m'écriai-je, que diable faites-vous ici?

– Elle s'appelle Rosine, répondit la mère de l'enfant en sortant des bruyères.

– Et comment s'appelle l'endroit où vous êtes?

– Roquille.

– Et la batterie?

– Il n'y a pas de batterie.

– Personne ne vient se promener dans ce bois?

– Personne; mais on vient là-bas chez moi pour boire de bon lait; en souhaitez-vous? Tenez, voilà une chèvre blonde qui me rapporte un franc par jour. Croyez-vous que c'est là une chèvre!

Le jour tombait, nous nous fîmes montrer un sentier pour gagner la Seyne à vol d'oiseau. J'y pris congé à la hâte de mon aimable compagnon de promenade. Il rentrait à son bord, c'est-à-dire dans sa maison de citadin, et j'avais à me presser pour ne pas manquer le dernier départ du petit steamer-omnibus qui, à chaque heure du jour, transporte en vingt minutes à Toulon la nombreuse et active population ouvrière et bourgeoise occupée ou intéressée aux travaux des ateliers de construction marine.

A peine eus-je retrouvé la Florade, qui m'attendait sur le port avec une anxiété à laquelle je ne donnai pas en ce moment l'attention voulue, que je lui parlai de ma découverte et de l'abandon où j'avais trouvé la batterie des hommes sans peur; mais il était distrait, et il n'écoutait pas.

– Avez-vous enfin vu votre propriété? me dit-il.

– Non, je n'ai pas eu le temps.

– Ah! vous n'avez pris alors aucun renseignement sur la valeur de votre lot?

– Si fait! Est-ce que cela vous intéresse?

– A cause de vous … oui! Combien ça vaut-il?

– Quinze mille.

1.Par corruption, les géographes ont écrit quelquefois Tamarin, croyant traduire littéralement, et confondant le tamarinier (tamarindus) avec le tamarisc, qui appartient à une tout autre famille. Les géographes ne devraient jamais corriger les noms traditionnels.