Kitabı oku: «Valentine»
NOTICE
Valentine est le second roman que j'aie publié, après Indiana, qui eut un succès littéraire auquel j'étais loin de m'attendre; je retournais dans le Berri en 1832, et je me plus à peindre la nature que j'avais sous les yeux depuis mon enfance. Dès ces jours-là, j'avais éprouvé le besoin de la décrire; mais, par un phénomène qui accompagne toutes les émotions profondes, dans l'ordre moral comme dans l'ordre intellectuel, c'est ce qu'on désire le plus manifester, qu'on ose le moins aborder en public. Ce pauvre coin du Berri, cette Vallée-Noire si inconnue, ce paysage sans grandeur, sans éclat, qu'il faut chercher pour le trouver, et chérir pour l'admirer, c'était le sanctuaire de mes premières, de mes longues, de mes continuelles rêveries. Il y avait vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutilés, dans ces chemins raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont les rives ne sont praticables qu'aux enfants et aux troupeaux. Tout cela n'avait de charmes que pour moi, et ne méritait pas d'être révélé aux indifférents. Pourquoi trahir l'incognito de cette contrée modeste qu'aucun grand souvenir historique, qu'aucun grand site pittoresque, ne signalent à l'intérêt ou à la curiosité? Il me semblait que la Vallée-Noire c'était moi-même, c'était le cadre, le vêtement de ma propre existence, et il y avait si loin de là à une toilette brillante et faite pour attirer les regards! Si j'avais compté sur le retentissement de mes œuvres, je crois que j'eusse voilé avec jalousie ce paysage comme un sanctuaire, où, seul jusque-là, peut-être, j'avais promené une pensée d'artiste, une rêverie de poète; mais je n'y comptais pas, je n'y pensais même pas du tout. J étais obligé d'écrire et j'écrivais. Je me laissais entraîner au charme secret répandu dans l'air presque natal dont j'étais enveloppé. La partie descriptive de mon roman fut goûtée. La fable souleva des critiques assez vives sur la prétendue doctrine anti-matrimoniale que j'avais déjà proclamée, disait-on, dans Indiana. Dans l'un et l'autre roman j'avais montré les dangers et les douleurs des unions mal assorties. Il paraît que, croyant faire de la prose, j'avais fait du saint-simonisme sans le savoir. Je n'en étais pas alors à réfléchir sur les misères sociales. J'étais encore trop jeune pour voir et constater autre chose que des faits. J'en serais peut-être toujours resté là, grâce à mon indolence naturelle et à cet amour des choses extérieures qui est le bonheur et l'infirmité des artistes, si l'on ne m'eût poussé, par des critiques un peu pédantesques, à réfléchir davantage et à m'inquiéter des causes premières, dont je n'avais jusque-là saisi que les effets. Mais on m'accusa si aigrement de vouloir faire l'esprit fort et le philosophe, que je me posai un jour cette question: «Voyons donc ce que c'est que la philosophie!»
GEORGE SAND.
Paris, 27 mars 1832.
PREMIÈRE PARTIE
I
La partie sud-est du Berry renferme quelques lieues d'un pays singulièrement pittoresque. La grande route qui le traverse dans la direction de Paris à Clermont étant bordée des terres les plus habitées, il est difficile au voyageur de soupçonner la beauté des sites qui l'avoisinent. Mais à celui qui, cherchant l'ombre et le silence, s'enfoncerait dans un de ces chemins tortueux et encaissés qui débouchent sur la route à chaque instant, bientôt se révéleraient de frais et calmes paysages, des prairies d'un vert tendre, des ruisseaux mélancoliques, des massifs d'aunes et de frênes, toute une nature suave et pastorale. En vain chercherait-il dans un rayon de plusieurs lieues une maison d'ardoise et de moellons. À peine une mince fumée bleue, venant à trembloter derrière le feuillage, lui annoncerait le voisinage d'un toit de chaume; et s'il apercevait derrière les noyers de la colline la flèche d'une petite église, au bout de quelques pas il découvrirait un campanile de tuiles rongées par la mousse, douze maisonnettes éparses, entourées de leurs vergers et de leurs chenevières, un ruisseau avec son pont formé de trois soliveaux, un cimetière d'un arpent carré fermé par une haie vive, quatre ormeaux en quinconce et une tour ruinée. C'est ce qu'on appelle un bourg dans le pays.
Rien n'égale le repos de ces campagnes ignorées. Là n'ont pénétré ni le luxe, ni les arts, ni la manie savante des recherches, ni le monstre à cent bras qu'on appelle industrie. Les révolutions s'y sont à peine fait sentir, et la dernière guerre dont le sol garde une imperceptible trace est celle des huguenots contre les catholiques; encore la tradition en est restée si incertaine et si pâle que, si vous interrogiez les habitants, ils vous répondraient que ces choses se sont passées il y a au moins deux mille ans; car la principale vertu de cette race de cultivateurs, c'est l'insouciance en matière d'antiquités. Vous pouvez parcourir ses domaines, prier devant ses saints, boire à ses puits, sans jamais courir le risque d'entendre la chronique féodale obligée, ou la légende miraculeuse de rigueur. Le caractère grave et silencieux du paysan n'est pas un des moindres charmes de cette contrée. Rien ne l'étonne, rien ne l'attire. Votre présence fortuite dans son sentier ne lui fera pas même détourner la tête, et si vous lui demandez le chemin d'une ville ou d'une ferme, toute sa réponse consistera dans un sourire de complaisance, comme pour vous prouver qu'il n'est pas dupe de votre facétie. Le paysan du Berri ne conçoit pas qu'on marche sans bien savoir où l'on va. À peine son chien daignera-t-il aboyer après vous; ses enfants se cacheront derrière la haie pour échapper à vos regards ou à vos questions, et le plus petit d'entre eux, s'il n'a pu suivre ses frères en déroute, se laissera tomber de peur dans le fossé en criant de toutes ses forces. Mais la figure la plus impassible sera celle d'un grand bœuf blanc, doyen inévitable de tous les pâturages, qui, vous regardant fixement du milieu du buisson, semblera tenir en respect toute la famille moins grave et moins bienveillante des taureaux effarouchés.
À part cette première froideur à l'abord de l'étranger, le laboureur de ce pays est bon et hospitalier, comme ses ombrages paisibles, comme ses prés aromatiques.
Une partie de terrain comprise entre deux petites rivières est particulièrement remarquable par les teintes vigoureuses et sombres de sa végétation, qui lui ont fait donner le nom de Vallée-Noire. Elle n'est peuplée que de chaumières éparses et de quelques fermes d'un bon revenu. Celle qu'on appelle Grangeneuve est fort considérable; mais la simplicité de son aspect n'offre rien qui altère celle du paysage. Une avenue d'érables y conduit, et, tout au pied des bâtiments rustiques, l'Indre, qui n'est dans cet endroit qu'un joli ruisseau, se promène doucement au milieu des joncs et des iris jaunes de la prairie.
Le 1er mai est pour les habitants de la Vallée-Noire un jour de déplacement et de fête. À l'extrémité du vallon, c'est-à-dire à deux lieues environ de la partie centrale où est situé Grangeneuve, se tient une de ces fêtes champêtres qui, en tous pays, attirent et réunissent tous les habitants des environs, depuis le sous-préfet du département jusqu'à la jolie grisette qui a plissé, la veille, le jabot administratif; depuis la noble châtelaine jusqu'au petit pâtour (c'est le mot du pays) qui nourrit sa chèvre et son mouton aux dépens des haies seigneuriales. Tout cela mange sur l'herbe, danse sur l'herbe, avec plus ou moins d'appétit, plus ou moins de plaisir; tout cela vient pour se montrer en calèche ou sur un âne, en cornette ou en chapeau de paille d'Italie, en sabots de bois de peuplier ou en souliers de satin turc, en robe de soie ou en jupe de droguet. C'est un beau jour pour les jolies filles, un jour de haute et basse justice pour la beauté, quand, à la lumière inévitable du plein soleil, les grâces un peu problématiques des salons sont appelées au concours vis-à-vis des fraîches santés, des éclatantes jeunesses du village; alors que l'aréopage masculin est composé de juges de tout rang, et que les parties sont en présence au son du violon, à travers la poussière, sous le feu des regards. Bien des triomphes équitables, bien des réparations méritées, bien des jugements longtemps en litige, signalent dans les annales de la coquetterie le jour de la fête champêtre, et le 1er mai était là, comme partout, un grand sujet de rivalité secrète entre les dames de la ville voisine et les paysannes endimanchées de la Vallée-Noire.
Mais ce fut à Grangeneuve que s'organisa dès le matin le plus redoutable arsenal de cette séduction naïve. C'était dans une grande chambre basse, éclairée par des croisées à petit vitrage; les murs étaient revêtus d'un panier assez éclatant de couleur, qui jurait avec les solives noircies du plafond, les portes en plein chêne et le bahut grossier. Dans ce local imparfaitement décoré, où d'assez beaux meubles modernes faisaient ressortir la rusticité classique de sa première condition, une belle fille de seize ans, debout devant le cadre doré et découpé d'une vieille glace qui semblait se pencher vers elle pour l'admirer, mettait la dernière main à une toilette plus riche qu'élégante. Mais Athénaïs, l'héritière unique du bon fermier, était si jeune, si rose, si réjouissante à voir, qu'elle semblait encore gracieuse et naturelle dans ses atours d'emprunt. Tandis qu'elle arrangeait les plis de sa robe de tulle, madame sa mère, accroupie devant la porte, et les manches retroussées jusqu'au coude, préparait, dans un grand chaudron, je ne sais quelle mixture d'eau et de son, autour de laquelle une demi-brigade de canards se tenait en bon ordre dans une attentive extase. Un rayon de soleil vif et joyeux entrait par cette porte ouverte, et venait tomber sur la jeune fille parée, vermeille et mignonne, si différente de sa mère, replète, hâlée, vêtue de bure.
À l'autre bout de la chambre, un jeune homme habillé de noir, assis négligemment sur un canapé, contemplait Athénaïs en silence. Mais son visage n'exprimait pas cette joie expansive, enfantine, que trahissaient tous les mouvements de la jeune fille. Parfois même une légère expression d'ironie et de pitié semblait animer sa bouche grande, mince et mobile.
M. Lhéry, ou plutôt le père Lhéry, comme l'appelaient encore par habitude les paysans dont il avait été longtemps l'égal et le compagnon, chauffait paisiblement ses tibias chaussés de bas blancs, au feu de javelles qui brûlait en toutes saisons dans la cheminée, selon l'usage des campagnes. C'était un brave homme encore vert, qui portait des culottes rayées, un grand gilet à fleurs, une veste longue et une queue. La queue est un vestige précieux des temps passés, qui s'efface chaque jour de plus en plus du sol de la France. Le Berri ayant moins souffert que toute autre province des envahissements de la civilisation, cette coiffure y règne encore sur quelques habitués fidèles, dans la classe des cultivateurs demi-bourgeois, demi-rustres. C'était, dans leur jeunesse, le premier pas vers les habitudes aristocratiques, et ils croiraient déroger aujourd'hui s'ils privaient leur chef de cette distinction sociale. M. Lhéry avait défendu la sienne contre les attaques ironiques de sa fille, et c'était peut-être, dans toute la vie d'Athénaïs, la seule de ses volontés à laquelle ce père tendre n'eût pas acquiescé.
– Allons donc, maman! dit Athénaïs en arrangeant la boucle d'or de sa ceinture de moire, as-tu fini de donner à manger à tes canards? Tu n'es pas encore habillée? Nous ne partirons jamais!
– Patience, patience, petite! dit la mère Lhéry en distribuant avec une noble impartialité la pâture à ses volatiles; pendant le temps qu'on mettra Mignon à la patache, j'aurai tout celui de m'arranger. Ah! dame! il ne m'en faut pas tant qu'à toi, ma fille! Je ne suis plus jeune; et, quand je l'étais, je n'avais pas comme toi le loisir et le moyen de me faire belle. Je ne passais pas deux heures à ma toilette, da!
– Est-ce que c'est un reproche que vous me faites? dit Athénaïs d'un air boudeur.
– Non, ma fille, non, répondit la vieille. Amuse-toi, fais-toi brave, mon enfant; tu as de la fortune, profite du travail de tes parents. Nous sommes trop vieux à présent pour en jouir, nous autres… Et puis, quand on a pris l'habitude d'être gueux, on ne s'en défait plus. Moi qui pourrais me faire servir pour mon argent, ça m'est impossible; c'est plus fort que moi, il faut toujours que tout soit fait par moi-même dans la maison. Mais toi, fais la dame, ma fille; tu as été élevée pour ça: c'est l'intention de ton père; tu n'es pas pour le nez d'un valet de charrue, et le mari que tu auras sera bien aise de te trouver la main blanche, hein?
Madame Lhéry, en achevant d'essuyer son chaudron et de débiter ce discours plus affectueux que sensé, fit une grimace au jeune homme en manière de sourire. Celui-ci affecta de n'y pas faire attention, et le père Lhéry, qui contemplait les boucles de ses souliers dans cet état de béate stupidité si doux au paysan qui se repose, leva ses yeux à demi fermés vers son futur gendre, comme pour jouir de sa satisfaction. Mais le futur gendre, pour échapper à ces prévenances muettes, se leva, changea de place, et dit enfin à madame Lhéry:
«Ma tante, voulez-vous que j'aille préparer la voiture?
– Va, mon enfant, va si tu veux. Je ne te ferai pas attendre,» répondit la bonne femme.
Le neveu allait sortir quand une cinquième personne entra, qui, par son air et son costume, contrastait singulièrement avec les habitants de la ferme.
II
C'était une femme petite et mince qui, au premier abord, semblait âgée de vingt-cinq ans; mais, en la voyant de près, on pouvait lui en accorder trente sans craindre d'être trop libéral envers elle. Sa taille fluette et bien prise avait encore la grâce de la jeunesse; mais son visage, à la fois noble et joli, portait les traces du chagrin, qui flétrit encore plus que les années. Sa mise négligée, ses cheveux plats, son air calme, témoignaient assez l'intention de ne point aller à la fête. Mais dans la petitesse de sa pantoufle, dans l'arrangement décent et gracieux de sa robe grise, dans la blancheur de son cou, dans sa démarche souple et mesurée, il y avait plus d'aristocratie véritable que dans tous les joyaux d'Athénaïs. Pourtant cette personne si imposante, devant laquelle toutes les autres se levèrent avec respect, ne portait pas d'autre nom, chez ses hôtes de la ferme, que celui de mademoiselle Louise.
Elle tendit une main affectueuse à madame Lhéry, baisa sa fille au front, et adressa un sourire d'amitié au jeune homme.
– Eh bien! lui dit le père Lhéry, avez-vous été vous promener bien loin ce matin, ma chère demoiselle?
– En vérité, devinez jusqu'où j'ai osé aller! répondit mademoiselle Louise en s'asseyant près de lui familièrement.
– Pas jusqu'au château, je pense? dit vivement le neveu.
– Précisément jusqu'au château, Bénédict, répondit-elle.
– Quelle imprudence! s'écria Athénaïs, qui oublia un instant de crêper les boucles de ses cheveux pour s'approcher avec curiosité.
– Pourquoi? répliqua Louise; ne m'avez-vous pas dit que tous les domestiques étaient renouvelés sauf la pauvre nourrice? Et bien certainement, si j'eusse rencontré celle-là, elle ne m'eût pas trahie.
– Mais enfin vous pouviez rencontrer madame…
– À six heures du matin? madame est dans son lit jusqu'à midi.
– Vous vous êtes donc levée avant le jour? dit Bénédict. Il m'a semblé en effet vous entendre ouvrir la porte du jardin.
– Mais mademoiselle! dit madame Lhéry, on la dit fort matinale, fort active. Si vous l'eussiez rencontrée, celle-là?
– Ah! que je l'aurais voulu! dit Louise avec chaleur; je n'aurai pas de repos que je n'aie vu ses traits, entendu le son de sa voix… Vous la connaissez; vous, Athénaïs; dites-moi donc encore qu'elle est jolie, qu'elle est bonne, qu'elle ressemble à son père…
– Il y a quelqu'un ici à qui elle ressemble bien davantage, dit Athénaïs en regardant Louise; c'est dire qu'elle est bonne et jolie!
La figure de Bénédict s'éclaircit, et ses regards se portèrent avec bienveillance sur sa fiancée.
– Mais écoutez, dit Athénaïs à Louise, si vous voulez tant voir mademoiselle Valentine, il faut venir à la fête avec nous; vous vous tiendrez cachée dans la maison de notre cousine Simone, sur la place, et de là vous verrez certainement ces dames; car mademoiselle Valentine m'a assuré qu'elles y viendraient.
– Ma chère belle, cela est impossible, répondit Louise; je ne descendrais pas de la carriole sans être reconnue ou devinée. D'ailleurs, il n'y a qu'une personne de cette famille que je désire voir; la présence des autres gâterait le plaisir que je m'en promets. Mais c'est assez parler de mes projets, parlons des vôtres, Athénaïs. Il me semble que vous voulez écraser tout le pays par un tel luxe de fraîcheur et de beauté!
La jeune fermière rougit de plaisir, et embrassa Louise avec une vivacité qui prouvait assez la satisfaction naïve qu'elle éprouvait d'être admirée.
– Je vais chercher mon chapeau, dit-elle; vous m'aiderez à le poser, n'est-ce pas?
Et elle monta vivement un escalier de bois qui conduisait à sa chambre.
Pendant ce temps, la mère Lhéry sortit par une autre porte pour aller changer de costume; son mari prit une fourche et alla donner ses instructions au bouvier pour le régime de la journée.
Alors, Bénédict, resté seul avec Louise, se rapprocha d'elle, et parlant à demi-voix:
– Vous gâtez Athénaïs comme les autres! lui dit-il. Vous êtes la seule ici qui auriez le droit de lui adresser quelques observations, et vous ne daignez pas le faire…
– Qu'avez-vous donc encore à reprocher à cette pauvre enfant? répondit Louise étonnée. Ô Bénédict! vous êtes bien difficile!
– Voilà ce qu'ils me disent tous, et vous aussi, Madame, vous qui pourriez si bien comprendre ce que je souffre du caractère et des ridicules de cette jeune personne!
– Des ridicules? répéta Louise. Est-ce que vous ne seriez pas amoureux d'elle?
Bénédict ne répondit rien, et après un instant de trouble et de silence:
– Convenez, lui dit-il, que sa toilette est extravagante aujourd'hui. Aller danser au soleil et à la poussière avec une robe de bal, des souliers de satin, un cachemire et des plumes! Outre que cette parure est hors de place, je la trouve du plus mauvais goût. À son âge, une jeune personne devrait chérir la simplicité et savoir s'embellir à peu de frais.
– Est-ce la faute d'Athénaïs si on l'a élevée ainsi? Que vous vous attachez à peu de chose! Occupez-vous plutôt de lui plaire et de prendre de l'empire sur son esprit et sur son cœur; alors soyez sûr que vos désirs seront des lois pour elle. Mais vous ne songez qu'à la froisser et à la contredire, elle si choyée, si souveraine dans sa famille! Souvenez-vous donc combien son cœur est bon et sensible…
– Son cœur, son cœur! sans doute elle a un bon cœur; mais son esprit est si borné! c'est une bonté toute native, toute végétale, à la manière des légumes qui croissent bien ou mal sans en savoir la cause. Que sa coquetterie me déplaît! Il me faudra lui donner le bras, la promener, la montrer à cette fête, entendre la sotte admiration des uns, le sot dénigrement des autres! Quel ennui! Je voudrais en être déjà revenu!
– Quel singulier caractère! Savez-vous, Bénédict, que je ne vous comprends pas? Combien d'autres à votre place s'enorgueilliraient de se montrer en public avec la plus jolie fille et la plus riche héritière de nos campagnes, d'exciter l'envie de vingt rivaux éconduits, de pouvoir se dire son fiancé! Au lieu de cela, vous ne vous attachez qu'à la critique amère de quelques légers défauts, communs à toutes les jeunes personnes de cette classe, dont l'éducation ne s'est pas trouvée en rapport avec la naissance. Vous lui faites un crime de subir les conséquences de la vanité de ses parents; vanité bien innocente après tout, et dont vous devriez vous plaindre moins que personne.
– Je le sais, répondit-il vivement, je sais tout ce que vous allez me dire. Ils ne me devaient rien, ils m'ont tout donné. Ils m'ont pris, moi, fils de leur frère, fils d'un paysan comme eux, mais d'un paysan pauvre, moi orphelin, moi indigent. Ils m'ont recueilli, adopté, et au lieu de me mettre à la charrue, comme l'ordre social semblait m'y destiner, ils m'ont envoyé à Paris, à leurs frais; ils m'ont fait faire des études, ils m'ont métamorphosé en bourgeois, en étudiant, en bel esprit, et ils me destinent encore leur fille, leur fille riche, vaniteuse et belle. Ils me la réservent, ils me l'offrent! Oh! sans doute, ils m'ont aimé beaucoup, ces parents au cœur simple et prodigue! mais leur aveugle tendresse s'est trompée, et tout le bien qu'ils ont voulu me faire s'est changé en mal… Maudite soit la manie de prétendre plus haut qu'on ne peut atteindre!
Bénédict frappa du pied; Louise le regarda d'un air triste et sévère.
– Est-ce là le langage que vous teniez hier, au retour de la chasse, à ce jeune noble, ignorant et borné, qui niait les bienfaits de l'éducation et voulait arrêter les progrès des classes inférieures de la société? Que de bonnes choses n'avez-vous pas trouvé à lui dire pour défendre la propagation des lumières et la liberté pour tous de croître et de parvenir! Bénédict, votre esprit changeant, irrésolu, chagrin, cet esprit qui examine et déprécie tout, m'étonne et m'afflige. J'ai peur que chez vous le bon grain ne se change en ivraie, j'ai peur que vous ne soyez beaucoup au-dessous de votre éducation, ou beaucoup au-dessus, ce qui ne serait pas un moindre malheur.
– Louise, Louise! dit Bénédict d'une voix altérée, en saisissant la main de la jeune femme.
Il la regarda fixement et avec des yeux humides; Louise rougit et détourna les siens d'un air mécontent. Bénédict laissa tomber sa main et se mit à marcher avec agitation, avec humeur; puis il se rapprocha d'elle et fit un effort pour redevenir calme.
– C'est vous qui êtes trop indulgente, dit-il. Vous avez vécu plus que moi, et pourtant je vous crois beaucoup plus jeune. Vous avez l'expérience de vos sentiments, qui sont grands et généreux, mais vous n'avez pas étudié le cœur des autres, vous n'en soupçonnez pas la laideur et les petitesses; vous n'attachez aucune importance aux imperfections d'autrui, vous ne les voyez pas peut-être!.. Ah! Mademoiselle! Mademoiselle! vous êtes un guide bien indulgent et bien dangereux…
– Voilà de singuliers reproches, dit Louise avec une gaieté forcée. De qui me suis-je élue le mentor ici? Ne vous ai-je pas toujours dit au contraire que je n'étais pas plus propre à diriger les autres que moi-même? Je manque d'expérience, dites-vous!.. Oh! je ne me plains pas de cela, moi!..
Deux larmes coulèrent le long des joues de Louise. Il se fit un instant de silence pendant lequel Bénédict se rapprocha encore, et se tint ému et tremblant auprès d'elle. Puis Louise reprit en cherchant à cacher sa tristesse:
– Mais vous avez raison, j'ai trop vécu en moi-même pour observer les autres à fond. J'ai trop perdu de temps à souffrir; ma vie a été mal employée.
Louise s'aperçut que Bénédict pleurait. Elle craignait l'impétueuse sensibilité de ce jeune homme, et, lui montrant la cour, elle lui fit signe d'aller aider son oncle qui attelait lui-même à la patache un gros bidet poitevin; mais Bénédict ne s'aperçut pas de son intention.
– Louise! lui dit-il avec ardeur; puis il répéta: Louise! d'un ton plus bas. – C'est un joli nom, dit-il, un nom si simple, si doux! et c'est vous qui le portez! au lieu que ma cousine, si bien faite pour traire les vaches et garder les moutons, s'appelle Athénaïs! J'ai une autre cousine qui s'appelle Zoraïde, et qui vient de nommer son marmot Adhémar! Les nobles ont bien raison de mépriser nos ridicules; ils sont amers! ne trouvez-vous pas? Voici un rouet, le rouet de ma bonne tante; qui est-ce qui le charge de laine? qui le fait tourner patiemment en son absence?.. Ce n'est pas Athénaïs… Oh non!.. elle croirait s'être dégradée si elle avait jamais touché un fuseau; elle craindrait de redescendre à l'état d'où elle est sortie si elle savait faire un ouvrage utile. Non, non, elle sait broder, jouer de la guitare, peindre des fleurs, danser; mais vous savez filer, Mademoiselle, vous née dans l'opulence; vous êtes douce, humble et laborieuse… J'entends marcher là-haut. C'est elle qui revient; elle s'était oubliée devant son miroir sans doute!..
– Bénédict! allez donc chercher votre chapeau, cria Athénaïs du haut de l'escalier.
– Allez donc! dit Louise à voix basse en voyant que Bénédict ne se dérangeait pas.
– Maudite soit la fête! répondit-il sur le même ton. Je vais partir, soit! mais dès que j'aurai déposé ma belle cousine sur la pelouse, j'aurai soin d'avoir un pied foulé et de revenir à la ferme… Y serez-vous, mademoiselle Louise?
– Non, Monsieur, je n'y serai pas, répondit-elle avec sécheresse.
Bénédict devint rouge de dépit. Il se prépara à sortir. Madame Lhéry reparut avec une toilette moins somptueuse, mais encore plus ridicule que celle de sa fille. Le satin et la dentelle faisaient admirablement ressortir son teint cuivré par le soleil, ses traits prononcés et sa démarche roturière. Athénaïs passa un quart d'heure à s'arranger avec humeur dans le fond de la carriole, reprochant à sa mère de froisser ses manches en occupant trop d'espace à côté d'elle, et regrettant, dans son cœur, que la folie de ses parents n'eût pas encore été poussée jusqu'à se procurer une calèche.
Le père Lhéry mit son chapeau sur ses genoux afin de ne pas l'exposer aux cahots de la voiture en le gardant sur sa tête. Bénédict monta sur la banquette de devant, et, en prenant les rênes, osa jeter un dernier regard sur Louise; mais il rencontra tant de froideur et de sévérité dans le sien qu'il baissa les yeux, se mordit les lèvres, et fouetta le cheval avec colère. Mignon partit au galop, et, coupant les profondes ornières du chemin, il imprima à la carriole de violentes secousses, funestes aux chapeaux des deux dames et à l'humeur d'Athénaïs.