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Kitabı oku: «Valentine», sayfa 2

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III

Mais au bout de quelques pas, le bidet, naturellement peu taillé pour la course, se ralentit; l'humeur irascible de Bénédict se calma et fit place à la honte et aux remords, et M. Lhéry s'endormit profondément.

Ils suivaient un de ces petits chemins verts qu'on appelle, en langage villageois, traînes; chemin si étroit que l'étroite voiture touchait de chaque côté les branches des arbres qui le bordaient, et qu'Athénaïs put se cueillir un gros bouquet d'aubépine en passant son bras, couvert d'un gant blanc, par la lucarne latérale de la carriole. Rien ne saurait exprimer la fraîcheur et la grâce de ces petites allées sinueuses qui s'en vont serpentant capricieusement sous leurs perpétuels berceaux de feuillage, découvrant à chaque détour une nouvelle profondeur toujours plus mystérieuse et plus verte. Quand le soleil de midi embrase, jusqu'à la tige, l'herbe profonde et serrée des prairies, quand les insectes bruissent avec force et que la caille glousse avec amour dans les sillons, la fraîcheur et le silence semblent se réfugier dans les traînes. Vous y pouvez marcher une heure sans entendre d'autre bruit que le vol d'un merle effarouché à votre approche, ou le saut d'une petite grenouille verte et brillante comme une émeraude, qui dormait dans son hamac de joncs entrelacés. Ce fossé lui-même renferme tout un monde d'habitants, toute une forêt de végétations; son eau limpide court sans bruit en s'épurant sur la glaise, et caresse mollement des bordures de cresson, de baume et d'hépatiques; les fontinales, les longues herbes appelées rubans d'eau, les mousses aquatiques pendantes et chevelues, tremblent incessamment dans ses petits remous silencieux; la bergeronnette jaune y trotte sur le sable d'un air à la fois espiègle et peureux; la clématite et le chèvrefeuille l'ombragent de berceaux où le rossignol cache son nid. Au printemps ce ne sont que fleurs et parfums; à l'automne, les prunelles violettes couvrent ces rameaux qui, en avril, blanchirent les premiers; la senelle rouge, dont les grives sont friandes, remplace la fleur d'aubépine, et les ronces, toutes chargées des flocons de laine qu'y ont laissés les brebis en passant, s'empourprent de petites mûres sauvages d'une agréable saveur.

Bénédict, laissant flotter les guides du paisible coursier, tomba dans une rêverie profonde. Ce jeune homme était d'un caractère étrange; ceux qui l'entouraient, faute de pouvoir le comparer à un autre de même trempe, le considéraient comme absolument hors de la ligne commune. La plupart le méprisaient comme un être incapable d'exécuter rien d'utile et de solide; et, s'ils ne lui témoignaient pas le peu de cas qu'ils faisaient de lui, c'est qu'ils étaient forcés de lui accorder une véritable bravoure physique et une grande fermeté de ressentiments. En revanche, la famille Lhéry, simple et bienveillante qu'elle était, n'hésitait pas à l'élever au premier rang pour l'esprit et le savoir. Aveugles pour ses défauts, ces braves gens ne voyaient dans leur neveu qu'un jeune homme trop riche d'imagination et de connaissances pour goûter le repos de l'esprit. Cependant Bénédict, à vingt-deux ans, n'avait point acquis ce qu'on appelle une instruction positive. À Paris, tour à tour possédé de l'amour des arts et des sciences, il ne s'était enrichi d'aucune spécialité. Il avait travaillé beaucoup; mais il s'était arrêté lorsque la pratique devenait nécessaire. Il avait senti le dégoût au moment où les autres recueillent le fruit de leurs peines. Pour lui, l'amour de l'étude finissait là où la nécessité du métier commençait. Les trésors de l'art et de la science une fois conquis, il ne s'était plus senti la constance égoïste d'en faire l'application à ses intérêts propres; et, comme il ne savait pas être utile à lui-même, chacun disait en le voyant inoccupé: «À quoi est-il bon?»

De tout temps sa cousine lui avait été destinée en mariage; c'était la meilleure réponse qu'on pût faire aux envieux qui accusaient les Lhéry d'avoir laissé corrompre leur cœur autant que leur esprit par les richesses. Il est bien vrai que leur bon sens, ce bon sens des paysans, ordinairement si sûr et si droit, avait reçu une rude atteinte au sein de la prospérité. Ils avaient cessé d'estimer les vertus simples et modestes, et, après de vains efforts pour les détruire en eux-mêmes, ils avaient tout fait pour en étouffer le germe chez leurs enfants; mais ils n'avaient pas cessé de les chérir presque également, et en travaillant à leur perte ils avaient cru travailler à leur bonheur.

Cette éducation avait assez bien fructifié pour le malheur de l'un et de l'autre. Athénaïs, comme une cire molle et flexible, avait pris dans un pensionnat d'Orléans tous les défauts des jeunes provinciales: la vanité, l'ambition, l'envie, la petitesse. Cependant la bonté du cœur était en elle comme un héritage sacré transmis par sa mère, et les influences du dehors n'avaient pu l'étouffer. Il y avait donc beaucoup à espérer pour elle des leçons de l'expérience et de l'avenir.

Le mal était plus grand chez Bénédict. Au lieu d'engourdir les sentiments généreux, l'éducation les avait développés outre mesure, et les avait changés en irritation douloureuse et fébrile. Ce caractère ardent, cette âme impressionnable, auraient eu besoin d'un ordre d'idées calmantes, de principes répressifs. Peut-être même que le travail des champs, la fatigue du corps, eussent avantageusement employé l'excès de force qui fermentait dans cette organisation énergique. Les lumières de la civilisation, qui ont développé tant de qualités précieuses, en ont vicié peut-être autant. C'est un malheur des générations placées entre celles qui ne savent rien et celles qui sauront assez: elles savent trop.

Lhéry et sa femme ne pouvaient comprendre le malheur de cette situation. Ils se refusaient à le pressentir, et, n'imaginant pas d'autres félicités que celles qu'ils pouvaient dispenser, ils se vantaient naïvement d'avoir la puissance consolatrice des ennuis de Bénédict: c'était, selon eux, une bonne ferme, une jolie fermière, et une dot de deux cent mille francs comptants pour entrer en ménage. Mais Bénédict était insensible à ces flatteries de leur affection. L'argent excitait en lui ce mépris profond, enthousiaste exagération d'une jeunesse souvent trop prompte à changer de principes et à plier un genou converti devant le dieu de l'univers. Bénédict se sentait dévoré d'une ambition secrète; mais ce n'était pas celle-là: c'était celle de son âge, celle des choses qui flattent l'amour-propre d'une manière plus noble.

Le but particulier de cette attente vague et pénible, il l'ignorait encore. Il avait cru deux ou trois fois la reconnaître aux vives fantaisies qui s'étaient emparées de son imagination. Ces fantaisies s'étaient évanouies sans lui avoir apporté de jouissances durables. Maintenant il la sentait toujours comme un mal ennemi renfermé dans son sein, et jamais elle ne l'avait torturé si cruellement qu'alors qu'il savait moins à quoi la faire servir. L'ennui, ce mal horrible qui s'est attaché à la génération présente plus qu'à toute autre époque de l'histoire sociale, avait envahi la destinée de Bénédict dans sa fleur; il s'étendait comme un nuage noir sur tout son avenir. Il avait déjà flétri la plus précieuse faculté de son âge, l'espérance.

À Paris, la solitude l'avait rebuté. Toute préférable à la société qu'elle lui semblait, il l'avait trouvée, au fond de sa petite chambre d'étudiant, trop solennelle, trop dangereuse pour des facultés aussi actives que l'étaient les siennes. Sa santé en avait souffert, et ses bons parents effrayés l'avaient rappelé auprès d'eux. Il y était depuis un mois, et déjà son teint avait repris le ton vigoureux de la santé, mais son cœur était plus agité que jamais. La poésie des champs, à laquelle il était si sensible, portait jusqu'au délire l'ardeur de ces besoins ignorés qui le rongeaient. Sa vie de famille, si bienfaisante et si douce dans les premiers jours, chaque fois qu'il venait en faire l'essai, lui était devenue déjà plus fastidieuse que de coutume. Il ne se sentait aucun goût pour Athénaïs. Elle était trop au-dessous des chimères de sa pensée, et l'idée de se fixer au sein de ces habitudes extravagantes ou triviales dont sa famille offrait le contraste et l'assemblage lui était odieuse. Son cœur s'ouvrait bien à la tendresse et à la reconnaissance; mais ces sentiments étaient pour lui la source de combats et de remords perpétuels. Il ne pouvait se défendre d'une ironie intérieure, implacable et cruelle, à la vue de toutes ces petitesses qui l'entouraient, de ce mélange de parcimonie et de prodigalité qui rendent si ridicules les mœurs des parvenus. M. et Mme Lhéry, à la fois paternels et despotiques, donnaient le dimanche d'excellent vin à leurs laboureurs; dans la semaine ils leur reprochaient le filet de vinaigre qu'ils mettaient dans leur eau. Ils accordaient avec empressement à leur fille un superbe piano, une toilette en bois de citronnier, des livres richement reliés; ils la grondaient pour un fagot de trop qu'elle faisait jeter dans l'âtre. Chez eux, ils se faisaient petits et pauvres pour inspirer à leurs serviteurs le zèle et l'économie; au dehors, ils s'enflaient avec orgueil, et eussent regardé comme une insulte le moindre doute sur leur opulence. Eux, si bons, si charitables, si faciles à gagner, ils avaient réussi, à force de sottise, à se faire détester de tous leurs voisins, encore plus sots et plus vains qu'eux.

Voila les défauts que Bénédict ne pouvait endurer. La jeunesse est âpre et intolérante pour la vieillesse, bien plus que celle-ci ne l'est envers elle. Cependant, au milieu de son découragement, des mouvements vagues et confus étaient venus jeter quelques éclairs d'espoir sur sa vie. Louise, madame ou mademoiselle Louise (on l'appelait également de ces deux noms), était venue s'installer à Grangeneuve depuis environ trois semaines. D'abord, la différence de leurs âges avait rendu cette liaison calme et imprévoyante; quelques préventions de Bénédict, défavorables à Louise qu'il voyait pour la première fois depuis douze ans, s'étaient effacées dans le charme pur et attachant de son commerce. Leurs goûts, leur instruction, leurs sympathies, les avaient rapidement rapprochés, et Louise, à la faveur de son âge, de ses malheurs et de ses vertus, avait pris un ascendant complet sur l'esprit de son jeune ami. Mais les douceurs de cette intimité furent de courte durée. Bénédict, toujours prompt à dépasser le but, toujours avide de diviniser ses admirations et d'empoisonner ses joies par leur excès, s'imagina qu'il était amoureux de Louise, qu'elle était la femme selon son cœur, et qu'il ne pourrait plus vivre là où elle ne serait pas. Ce fut l'erreur d'un jour. La froideur avec laquelle Louise accueillit ses aveux timides lui inspira plus de dépit que de douleur. Dans son ressentiment, il l'accusa intérieurement d'orgueil et de sécheresse. Puis il se sentit désarmé par le souvenir des malheurs de Louise, et s'avoua qu'elle était digne de respect autant que de pitié. Deux ou trois fois encore il sentit se ranimer auprès d'elle ces impétueuses aspirations d'une âme trop passionnée pour l'amitié; mais Louise sut le calmer. Elle n'y employa point la raison qui s'égare en transigeant; son expérience lui apprit à se méfier de la compassion; elle ne lui en témoigna aucune, et quoique la dureté fût loin de son âme, elle la fit servir à la guérison de ce jeune homme. L'émotion que Bénédict avait témoignée le matin, durant leur entretien, avait été comme sa dernière tentative de révolte. Maintenant il se repentait de sa folie, et, enfoncé dans ses réflexions, il sentait à son inquiétude toujours croissante, que le moment n'était pas venu pour lui d'aimer exclusivement quelque chose ou quelqu'un.

Madame Lhéry rompit le silence par une remarque frivole:

– Tu vas tacher tes gants avec ces fleurs, dit-elle à sa fille. Rappelle-toi donc que madame disait l'autre jour devant toi: «On reconnaît toujours une personne du commun en province à ses pieds et à ses mains.» Elle ne faisait pas attention, la chère dame, que nous pouvions prendre cela pour nous, au moins!

– Je crois bien, au contraire, qu'elle le disait exprès pour nous. Ma pauvre maman, tu connais bien peu madame de Raimbault, si tu penses qu'elle regretterait de nous avoir fait un affront.

– Un affront! reprit madame Lhéry avec aigreur. Elle aurait voulu nous faire affront! Je voudrais bien voir cela! Ah! bien oui! Est-ce que je souffrirais un affront de la part de qui que ce fût?

– Il faudra pourtant bien nous attendre à essuyer plus d'une impertinence tant que nous serons ses fermiers. Fermiers, toujours fermiers! quand nous avons une propriété au moins aussi belle que celle de madame la comtesse! Mon papa, je ne vous laisserai pas tranquille que vous n'ayez envoyé promener cette vilaine ferme. Je m'y déplais, je ne m'y puis souffrir.

Le père Lhéry hocha la tête.

– Mille écus de profit tous les ans sont toujours bons à prendre, répondit-il.

– Il vaudrait mieux gagner mille écus de moins et recouvrer notre liberté, jouir de notre fortune, nous affranchir de l'espèce de domination que cette femme orgueilleuse et dure exerce sur nous.

– Bah! dit madame Lhéry, nous n'avons presque jamais affaire à elle. Depuis ce malheureux événement elle ne vient plus dans le pays que tous les cinq ou six ans. Encore cette fois elle n'y est venue que par l'occasion du mariage de sa demoiselle. Qui sait si ce n'est pas la dernière! M'est avis que mademoiselle Valentine aura le château et la ferme en dot. Alors nous aurions affaire à une si bonne maîtresse!

– Il est vrai que Valentine est une bonne enfant, dit Athénaïs fière de pouvoir employer ce ton de familiarité eu parlant d'une personne dont elle enviait le rang. Oh! celle-là n'est pas fière; elle n'a pas oublié que nous avons joué ensemble étant petites. Et puis elle a le bon sens de comprendre que la seule distinction, c'est l'argent, et que le nôtre est aussi honorable que le sien.

– Au moins! reprit madame Lhéry; car elle n'a eu que la peine de naître, au lieu que nous, nous l'avons gagné à nos risques et peines. Mais enfin il n'y a pas de reproche à lui faire; c'est une bonne demoiselle, et une jolie fille, da! Tu ne l'as jamais vue, Bénédict?

– Jamais, ma tante.

– Et puis je suis attachée à cette famille-là, moi, reprit madame Lhéry. Le père était si bon! C'était là un homme! et beau! Un général, ma foi, tout chamarré d'or et de croix, et qui me faisait danser aux fêtes patronales tout comme si j'avais été une duchesse. Cela ne faisait pas trop plaisir à madame…

– Ni à moi non plus, objecta le père Lhéry avec naïveté.

– Ce père Lhéry, reprit la femme, il a toujours le mot pour rire! Mais enfin c'est pour vous dire qu'excepté madame, qui est un peu haute, c'est une famille de braves gens. Peut-on voir une meilleure femme que la grand'mère!

– Ah! celle-là, dit Athénaïs, c'est encore la meilleure de toutes. Elle a toujours quelque chose d'agréable à vous dire; elle ne vous appelle jamais que mon cœur, ma toute belle, mon joli minois.

– Et cela fait toujours plaisir! dit Bénédict d'un air moqueur. Allons, allons, cela joint aux mille écus de profit sur la ferme, qui peuvent payer bien des chiffons…

– Eh! ce n'est pas à dédaigner, n'est-ce pas, mon garçon? dit le père Lhéry. Dis-lui donc cela, toi; elle t'écoutera.

– Non, non, je n'écouterai rien, s'écria la jeune fille. Je ne vous laisserai pas tranquille que vous n'ayez laissé la ferme. Votre bail expire dans six mois; il ne faut pas le renouveler, entends-tu, mon papa?

– Mais qu'est-ce que je ferai? dit le vieillard ébranlé par le ton à la fois patelin et impératif de sa fille. Il faudra donc que je me croise les bras? Je ne peux pas m'amuser comme toi à lire et à chanter, moi; l'ennui me tuera.

– Mais, mon papa, n'avez-vous pas vos biens à faire valoir?

– Tout cela marchait si bien de front! il ne me restera pas de quoi m'occuper. Et d'ailleurs où demeurerons-nous? Tu ne veux pas habiter avec les métayers?

– Non certes! vous ferez bâtir; nous aurons une maison à nous; nous la ferons décorer autrement que cette vilaine ferme; vous verrez comme je m'y entends!

– Oui, sans doute, tu t'entends fort bien à manger de l'argent, répondit le père.

Athénaïs prit un air boudeur.

– Au reste, dit-elle d'un ton dépité, faites comme il vous plaira; vous vous repentirez peut-être de ne pas m'avoir écoutée; mais il ne sera plus temps.

– Que voulez-vous dire? demanda Bénédict.

– Je veux dire, reprit-elle, que quand madame de Raimbault saura quelle est la personne que nous avons reçue à la ferme et que nous logeons depuis trois semaines, elle sera furieuse contre nous, et nous congédiera dès la fin du bail avec toutes sortes de chicanes et de mauvais procédés. Ne vaudrait-il pas mieux avoir pour nous les honneurs de la guerre et nous retirer avant qu'on nous chasse?

Cette réflexion parut faire impression sur les Lhéry. Ils gardèrent le silence, et Bénédict, à qui les discours d'Athénaïs déplaisaient de plus en plus, n'hésita pas à prendre en mauvaise part sa dernière objection.

– Est-ce à dire, reprit-il, que vous faites un reproche à vos parents d'avoir accueilli madame Louise?

Athénaïs tressaillit, regarda Bénédict avec surprise, le visage animé par la colère et le chagrin. Puis elle pâlit et fondit en larmes.

Bénédict la comprit et lui prit la main.

– Ah! c'est affreux! s'écria-t-elle d'une voix entrecoupée par les pleurs; interpréter ainsi mes paroles! moi qui aime madame Louise comme ma sœur!

– Allons! allons! c'est un malentendu! dit le père Lhéry; embrassez-vous, et que tout soit dit.

Bénédict embrassa sa cousine, dont les belles couleurs reparurent aussitôt.

– Allons, enfant! essuie tes larmes, dit madame Lhéry, voici que nous arrivons; ne va pas te montrer avec tes yeux rouges; voilà déjà du monde qui te cherche.

En effet le son des vielles et des cornemuses se faisait entendre, et plusieurs jeunes gens en embuscade sur la route, attendaient l'arrivée des demoiselles pour les inviter à danser les premiers.

IV

C'étaient des garçons de la même classe que Bénédict, sauf la supériorité de l'éducation qu'il avait sur eux, et dont ils étaient plus portés à lui faire un reproche qu'un avantage. Plusieurs d'entre eux n'étaient pas sans prétentions à la main d'Athénaïs.

– Bonne prise! s'écria celui qui était monté sur un tertre pour découvrir l'arrivée des voitures; c'est mademoiselle Lhéry, la beauté de la Vallée-Noire.

– Doucement, Simonneau! celle-là me revient; je lui fais la cour depuis un an. Par droit d'ancienneté, s'il vous plaît!

Celui qui parla ainsi était un grand et robuste garçon à l'œil noir, au teint cuivré, aux larges épaules; c'était le fils du plus riche marchand de bœufs du pays.

– C'est fort bien, Pierre Blutty, dit le premier, mais son futur est avec elle.

– Comment? son futur! s'écrièrent tous les autres.

– Sans doute; le cousin Bénédict.

– Ah! Bénédict l'avocat, le beau parleur, le savant!

– Oh! le père Lhéry lui donnera assez d'écus pour en faire quelque chose de bon.

– Il l'épouse?

– Il l'épouse.

– Oh! ce n'est pas fait!

– Les parents veulent, la fille veut; ce serait bien le diable si le garçon ne voulait pas.

– Il ne faut pas souffrir cela, vous autres, s'écria Georges Moret. Eh bien, oui! nous aurions là un joli voisin! Ce serait pour le coup qu'il se donnerait de grands airs, ce cracheur de grec. À lui la plus belle fille et la plus belle dot? non, que Dieu me confonde plutôt!

– La petite est coquette, le grand pâle (c'est ainsi qu'ils appelaient Bénédict) n'est ni beau ni galant. C'est à nous d'empêcher cela! Allons, frères, le plus heureux de nous régalera les autres le jour de ses noces. Mais, avant tout, il faut savoir à quoi nous en tenir sur les prétentions de Bénédict.

En parlant ainsi, Pierre Blutty s'avança vers le milieu du chemin, s'empara de la bride du cheval, et, l'ayant forcé de s'arrêter, présenta son salut et son invitation à la jeune fermière. Bénédict tenait à réparer son injustice envers elle; en outre, quoiqu'il ne se souciât pas de la disputer à ses nombreux rivaux, il était bien aise de les mortifier un peu. Il se pencha donc sur le devant de la carriole, de manière à leur cacher Athénaïs.

– Messieurs, ma cousine vous remercie de tout son cœur, leur dit-il; mais vous trouverez bon que la première contredanse soit pour moi. Elle vient de m'être promise, vous arrivez un peu tard.

Et, sans écouter une seconde proposition, il fouetta le cheval et entra dans le hameau en soulevant des tourbillons de poussière.

Athénaïs ne s'attendait pas à tant de joie; la veille et le matin encore Bénédict, qui ne voulait pas danser avec elle, avait feint d'avoir pris une entorse et de boiter. Quand elle le vit marcher à ses côtés d'un air résolu, son sein bondit de joie; car, outre qu'il eût été humiliant pour l'amour-propre d'une si jolie fille de ne pas ouvrir la danse avec son prétendu, Athénaïs aimait réellement Bénédict. Elle reconnaissait instinctivement toute sa supériorité sur elle, et, comme il entre toujours une bonne part de vanité dans l'amour, elle était flattée d'être destinée à un homme mieux élevé que tous ceux qui la courtisaient. Elle parut donc éblouissante de fraîcheur et de vivacité; sa parure, que Bénédict avait si sévèrement condamnée, sembla charmante à des goûts moins épurés. Les femmes en devinrent laides de jalousie, et les hommes proclamèrent Athénaïs Lhéry la reine du bal.

Cependant vers le soir cette brillante étoile pâlit devant l'astre plus pur et plus radieux de mademoiselle de Raimbault. En entendant ce nom passer de bouche en bouche, Bénédict, poussé par un sentiment de curiosité, suivit les flots d'admirateurs qui se jetaient sur ses pas. Pour la voir, il fut forcé de monter sur un piédestal de pierre brute surmonté d'une croix fort en vénération dans le village. Cet acte d'impiété, ou plutôt d'étourderie, attira les regards vers lui, et ceux de mademoiselle de Raimbault suivant la même direction que la foule, elle se présenta à lui de face et sans obstacle.

Elle ne lui plut pas. Il s'était fait un type de femme brune, pâle, ardente, espagnole, mobile, dont il ne voulait pas se départir. Mademoiselle Valentine ne réalisait point son idéal; elle était blanche, blonde, calme, grande, fraîche, admirablement belle de tous points. Elle n'avait aucun des défauts dont le cerveau malade de Bénédict s'était épris à la vue de ces œuvres d'art où le pinceau, en poétisant la laideur, l'a rendue plus attrayante que la beauté même. Et puis, mademoiselle de Raimbault avait une dignité douce et réelle qui imposait trop pour charmer au premier abord. Dans la courbe de son profil, dans la finesse de ses cheveux, dans la grâce de son cou, dans la largeur de ses blanches épaules, il y avait mille souvenirs de la cour de Louis XIV. On sentait qu'il avait fallu toute une race de preux pour produire cette combinaison de traits purs et nobles, toutes ces grâces presque royales, qui se révélaient lentement, comme celle du cygne jouant au soleil avec une langueur majestueuse.

Bénédict descendit de son poste au pied de la croix, et, malgré les murmures des bonnes femmes de l'endroit, vingt autres jeunes gens se succédèrent à cette place enviée qui permettait de voir et d'être vu. Bénédict se trouva, une heure après, porté vers mesdames de Raimbault. Son oncle, qui était occupé à leur parler chapeau bas, l'ayant aperçu, vint le prendre par le bras et le leur présenta.

Valentine était assise sur le gazon, entre sa mère la comtesse de Raimbault et sa grand'mère la marquise de Raimbault. Bénédict ne connaissait aucune de ces trois femmes; mais il avait ai souvent entendu parler d'elles à la ferme, qu'il s'attendait au salut dédaigneux et glacé de l'une, à l'accueil familier et communicatif de l'autre. Il semblait que la vieille marquise voulût réparer, à force de démonstrations, le silence méprisant de sa belle-fille. Mais, dans cette affectation de popularité, on retrouvait l'habitude d'une protection toute féodale.

– Comment! c'est là Bénédict? s'écria-t-elle, c'est là ce marmot que j'ai vu tout petit sur le sein de sa mère? Eh! bonjour, mon garçon! je suis charmée de te voir si grand et si bien mis. Tu ressembles à ta mère que c'est effrayant. Ah ça, sais-tu que nous sommes d'anciennes connaissances? tu es le filleul de mon pauvre fils, le général qui est mort à Waterloo. C'est moi qui t'ai fait présent de ton premier fourreau; mais, tu ne t'en souviens guère. Combien y a-t-il de cela? Tu dois avoir au moins dix-huit ans?

– J'en ai vingt-deux, Madame, répondit Bénédict.

– Sangodémi! s'écria là marquise, déjà vingt-deux ans! Voyez comme le temps passe! Je te croyais de l'âge de ma petite-fille. Tu ne la connais pas, ma petite-fille? Tiens, regarde-la; nous savons faire des enfants aussi, nous autres! Valentine, dis donc bonjour à Bénédict; c'est le neveu du bon Lhéry, c'est le prétendu de ta petite camarade Athénaïs. Parle-lui, ma fille.

Cette interpellation pouvait se traduire ainsi: «Imite-moi, héritière de mon nom; sois populaire, afin de sauver ta tête à travers les révolutions à venir, comme j'ai su faire dans les révolutions passées.» Néanmoins, mademoiselle de Raimbault, soit adresse, soit usage, soit franchise, effaça, par son regard et son sourire, tout ce que la bienveillance impertinente de la marquise avait excité de colère dans l'âme de Bénédict. Il avait fixé sur elle des yeux hardis et railleurs; car sa fierté blessée avait fait disparaître un instant la timide sauvagerie de son âge. Mais l'expression de ce beau visage était si douce et si sereine, le son de cette voix si pur et si calmant, que le jeune homme baissa les yeux et devint rouge comme une jeune fille.

– Ah! Monsieur, lui dit-elle, ce que je puis vous dire de plus sincère, c'est que j'aime Athénaïs comme ma sœur; ayez donc la bonté de me l'amener. Je la cherche depuis longtemps sans pouvoir la joindre. Je voudrais pourtant bien l'embrasser.

Bénédict s'inclina profondément et revint bientôt avec sa cousine. Athénaïs se promena à travers la fête, bras dessus bras dessous avec la noble fille des comtes de Raimbault. Quoiqu'elle affectât de trouver la chose toute naturelle et que Valentine la comprît ainsi, il lui fut impossible de cacher le triomphe de sa joie orgueilleuse en face de ces autres femmes qui l'enviaient en s'efforçant de la dénigrer.

Cependant la vielle donna le signal de la bourrée. Athénaïs s'était engagée cette fois à la danser avec celui des jeunes gens qui l'avait arrêtée sur le chemin. Elle pria mademoiselle de Raimbault de lui servir de vis-à-vis.

– J'attendrai pour cela qu'on m'invite, répondit Valentine en souriant.

– Eh bien donc! Bénédict, s'écria vivement Athénaïs, allez inviter mademoiselle.

Bénédict intimidé consulta des yeux le visage de Valentine. Il lut dans sa douce et candide expression le désir d'accepter son offre. Alors il fit un pas vers elle. Mais tout à coup la comtesse sa mère lui saisit brusquement le bras en lui disant assez haut pour que Bénédict pût l'entendre:

– Ma fille, je vous défends de danser la bourrée avec tout autre qu'avec M. de Lansac.

Bénédict remarqua alors pour la première fois un grand jeune homme de la plus belle figure, qui donnait le bras à la comtesse; et il se rappela que ce nom était celui du fiancé de mademoiselle de Raimbault.

Il comprit bientôt le motif de l'effroi de sa mère. À un certain trille que la vielle exécute avant de commencer la bourrée, chaque danseur, selon un usage immémorial, doit embrasser sa danseuse. Le comte de Lansac, trop bien élevé pour se permettre cette liberté en public, transigea avec la coutume du Berri en baisant respectueusement la main de Valentine.

Ensuite le comte essaya quelques pas en avant et en arrière; mais sentant aussitôt qu'il ne pouvait saisir la mesure de cette danse, qu'il n'est donné à aucun étranger de bien exécuter, il s'arrêta et dit à Valentine:

– À présent, j'ai fait mon devoir, je vous ai installée ici selon la volonté de votre mère; mais je ne veux pas gâter votre plaisir par ma maladresse. Vous aviez un danseur tout prêt il y a un instant, permettez que je lui cède mes droits.

Et se tournant vers Bénédict:

– Voulez-vous bien me remplacer, Monsieur? lui dit-il avec un ton d'exquise politesse. Vous vous acquitterez de mon rôle beaucoup mieux que moi.

Et comme Bénédict, partagé entre la timidité et l'orgueil, hésitait à prendre cette place, dont on lui avait ravi le plus beau droit:

– Allons, Monsieur, ajouta M. de Lansac avec aménité, vous serez assez payé du service que je vous demande, et c'est à vous peut-être à m'en remercier.

Bénédict ne se fit pas prier plus longtemps; la main de Valentine vint sans répugnance trouver la sienne qui tremblait. La comtesse était satisfaite de la manière diplomatique dont son futur gendre avait arrangé l'affaire; mais tout d'un coup le joueur de vielle, facétieux et goguenard comme le sont les vrais artistes, interrompt le refrain de la bourrée, et fait entendre avec une affectation maligne le trille impératif. Il est enjoint au nouveau danseur d'embrasser sa partenaire. Bénédict devient pâle et perd contenance. Le père Lhéry, épouvanté de la colère qu'il lit dans les yeux de la comtesse, s'élance vers le vielleux et le conjure de passer outre. Le musicien villageois n'écoute rien, triomphe au milieu des rires et des bravos, et s'obstine à ne reprendre l'air qu'après la formalité de rigueur. Les autres danseurs s'impatientent. Madame de Raimbault se prépare à emmener sa fille. Mais M. de Lansac, homme de cour et homme d'esprit, sentant tout le ridicule de cette scène, s'avance de nouveau vers Bénédict avec une courtoisie un peu moqueuse:

– Eh bien, Monsieur, lui dit-il, faudra-t-il encore vous autoriser à prendre un droit dont je n'avais pas osé profiter? Vous n'épargnez rien à votre triomphe.

Bénédict imprima ses lèvres tremblantes sur les joues veloutées de la jeune comtesse. Un rapide sentiment d'orgueil et de plaisir l'anima un instant; mais il remarqua que Valentine, tout en rougissant, riait comme une bonne fille de toute cette aventure. Il se rappela qu'elle avait rougi aussi, mais qu'elle n'avait pas ri lorsque M. de Lansac lui avait baisé la main. Il se dit que ce beau comte, si poli, si adroit, si sensé, devait être aimé; et il n'eut plus aucun plaisir à danser avec elle, quoiqu'elle dansât la bourrée à merveille avec tout l'aplomb et le laisser-aller d'une villageoise.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
350 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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