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Kitabı oku: «Valvèdre», sayfa 10

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VI

Je retournai chez les Obernay. On dansait encore; mais Alida, secrètement blessée de mon départ, s'était retirée. Le jardin était illuminé; on s'y promenait par groupes dans l'intervalle des contredanses et des valses. Il n'y avait aucun moyen de nouer un mystère quelconque dans cette fête modeste, pleine de bonhomie et d'honnête abandon. Je ne vis pas reparaître Valvèdre, et j'affectai, devant mademoiselle Juste, qui tenait bon jusqu'à la fin, beaucoup de gaieté et de liberté d'esprit. On proposa un cotillon, et les jeunes filles décidèrent que tout le monde en serait. J'allai inviter mademoiselle Juste, Henri ayant invité sa mère.

– Quoi! me dit en souriant la vieille fille, vous voulez que je danse aussi, moi? Eh bien, soit. Je ferai avec vous une fois le tour de la salle; après quoi, je serai libre de me faire remplacer par une danseuse dont je vais m'assurer d'avance.

Je ne pus voir à qui elle s'adressait; il y avait un peu de confusion pour prendre place. Je me trouvai avec elle vis-à-vis de M. Obernay père et d'Adélaïde. Quand ils eurent ouvert la figure, les deux graves personnages se firent signe et s'éclipsèrent. Je devenais le cavalier d'Adélaïde, avec laquelle je n'avais pas osé danser sous les yeux d'Alida, et qui me tendit sa belle main avec confiance. Elle n'y entendait certes pas malice; mais mademoiselle Juste savait bien ce qu'elle faisait. Elle parlait bas au père Obernay en nous regardant d'un air moitié bienveillant, moitié railleur. La figure candide du vieillard semblait lui répondre: «Vous croyez? Moi, je n'en sais rien, ce n'est pas impossible.»

Oui, je l'ai su plus tard, ils parlaient du mariage autrefois vaguement projeté avec mes parents. Juste, sans rien savoir de mon amour pour Alida, pressentait quelque charme déjà jeté sur moi par l'enchanteresse, et elle s'efforçait de le faire échouer en me rapprochant de ma fiancée. Ma fiancée! cette splendide et parfaite créature eût pu être à moi! Et moi, je préférais à une vie excellente et à de célestes félicités les orages de la passion et le désastre de mon existence! Je me disais cela en tenant sa main dans la mienne, en affrontant les magnificences de son divin sourire, en contemplant les perfections de tout son être pudique et suave! Et j'étais fier de moi, parce qu'elle n'éveillait en moi aucun instinct, aucun germe d'infidélité envers ma dangereuse et terrible souveraine! Ah! si elle eut pu lire dans mon âme, celle qui la possédait si entièrement! Mais elle y lisait à contre-sens, et son oeil irrité me condamnait au moment de mon plus pur triomphe sur moi-même; car elle était là, cette magicienne haletante et jalouse, elle m'épiait d'un oeil troublé par la fièvre. Quelle victoire pour Juste, si elle eût pu le deviner!

L'appartement de madame de Valvèdre était au-dessus de la salle où l'on dansait. D'un cabinet de toilette en entre-sol, on pouvait voir tout ce qui se passait en bas par une rosace masquée de guirlandes. Alida avait voulu jeter machinalement un dernier regard sur la petite fête; elle avait écarté le feuillage, et, me voyant là, elle était restée clouée à sa place. Et moi, me sentant sous les yeux de Juste, je croyais être un grand diplomate et servir habilement la cause de mon amour en m'occupant d'Adélaïde et en jouant le rôle d'un petit jeune homme enivré de mouvement et de gaieté!

Aussi le lendemain, quand j'eus réussi à faire tenir ma lettre à madame de Valvèdre, je reçus une réponse foudroyante. Elle brisait tout, elle me rendait ma liberté. Dans la matinée, Juste et Paule avaient parlé devant elle de mon union projetée avec Adélaïde et d'une récente lettre de ma mère à madame Obernay, où ce désir était délicatement exprimé.

«Je ne savais rien de tout cela, disait Alida, vous me l'aviez laissé ignorer. En apprenant que votre voyage en Suisse n'avait pas eu d'autre but que la poursuite de ce mariage, et en voyant de mes propres yeux, cette nuit, combien vous étiez ravi de la beauté de votre future, je me suis expliqué votre conduite depuis trois jours. Dès que vous êtes entré dans cette maison, dès que vous avez vu celle qu'on vous destinait, votre manière d'être avec moi a entièrement changé. Vous n'avez pas su trouver un instant pour me parler en secret, vous n'avez pas pu inventer le plus petit expédient, vous qui savez si bien pénétrer dans les forteresses par-dessus les murs, quand le désir vient en aide à votre génie. Vous avez été vaincu par l'éclat de la jeunesse, et, moi, j'ai pâli, j'ai disparu comme une étoile de la nuit devant le soleil levant. C'est tout simple. Enfant, je ne vous en veux pas; mais pourquoi manquer de franchise? pourquoi m'avoir fait souffrir mille tortures? pourquoi, sachant que je haïssais à bon droit certaine vieille fille, l'avoir traitée avec une vénération ridicule? N'avez-vous pas senti déjà des mouvements de malveillance, presque d'aversion, contre la malheureuse Alida? Il me semble que, dans un moment, l'unique moment où vos regards, sinon vos paroles, pouvaient me rassurer, vous m'avez fait entendre que j'étais, selon vous, une mauvaise mère. Oui, oui, on vous avait déjà dit cela, que je préférais mon bel Edmond à mon pauvre Paul, que celui-ci était une victime de ma partialité, de mon injustice: c'est le thème favori de mademoiselle Juste, et elle avait bien réussi à le persuader à mon mari, qui m'estime; elle a dû réussir plus vite à le prouver à mon amant, qui ne m'estime pas!

»Allons! il faut se placer au-dessus de ces misères! Il faut que je dédaigne tout cela, et que je vous apprenne que, si je suis une personne odieuse, au moins j'ai la fierté qui convient à ma situation. Épargnez-vous de vains mensonges; vous aimez Adélaïde et vous serez son mari, je vais vous y aider de tout mon pouvoir. Renvoyez-moi mes lettres et reprenez les vôtres. Je vous pardonne de tout mon coeur comme on doit pardonner aux enfants. J'aurai plus de peine à m'absoudre moi-même de ma folie et de ma crédulité.»

Ainsi ce n'était pas assez de la situation terrible où nous nous trouvions vis-à-vis de la famille et de la société: il fallait que le désespoir, la jalousie et la colère missent en cendre nos pauvres coeurs déjà battus en ruine!

Je fus pris d'un accès de rage contre la destinée, contre Alida et contre moi-même. J'allai faire mes adieux à la famille Obernay, et je repartis pour mon prétendu voyage d'agrément; mais je m'arrêtai à deux lieues de Genève, en proie à une terreur douloureuse. Je n'avais pas pris congé de madame de Valvèdre; elle était sortie quand j'étais allé faire mes adieux. En rentrant et en apprenant ma brusque résolution, elle était bien femme à se trahir; mon départ, au lieu de la sauver, pouvait la perdre… Je revins sur mes pas, incapable d'ailleurs de supporter la pensée de ses souffrances. Je feignis d'avoir oublié quelque chose chez Obernay, et j'y arrivai avant qu'Alida fût rentrée. Où donc était-elle depuis le matin? Adélaïde et Rosa étaient seules à la maison. Je me hasardai à leur demander si madame de Valvedre avait aussi quitté Genève. Je regrettais de ne l'avoir pas saluée. Adélaïde me répondit avec une sainte tranquillité que madame de Valvèdre était à la chapelle catholique au bas de la rue. Et, comme elle prenait mon trouble pour de la surprise, elle ajouta:

– Est-ce que cela vous étonne? Elle est fervente papiste, et, nous autres hérétiques, nous respectons toute sincérité. C'est demain, nous a-t-elle dit, l'anniversaire de la mort de sa mère; et elle se reproche de nous avoir fait, cette nuit, le sacrifice de danser. Elle veut s'en confesser, commander une messe, je crois… Enfin, si vous vouliez prendre congé d'elle, attendez-la.

– Non, répondis-je, vous voudrez bien lui exprimer mes regrets.

Les deux soeurs essayèrent de me retenir, pour causer, disaient-elles, une bonne surprise à Henri, qui allait rentrer. Adélaïde insista beaucoup; mais, comme je ne cédai pas, et que, sans m'en vouloir, elle me dit amicalement adieu et gaiement bon voyage, je vis que cette simplicité de manières bienveillantes ne couvrait aucun regret déchirant.

Je fus à peine dehors, que je me dirigeai vers la petite église. J'y entrai; elle était déserte. Je fis le tour de la nef; dans un coin obscur et froid, je vis, entre un confessionnal et l'angle de la muraille, une femme habillée de noir, agenouillée sur le pavé, et comme écrasée sous le poids d'une douleur extatique. Elle était couverte de tant de voiles, que j'hésitai à la reconnaître. Enfin je devinai ses formes délicates sous le crêpe de son deuil, et je me hasardai à lui toucher le bras. Ce bras roidi et glacé ne sentit rien. Je me précipitai sur elle, je la soulevai, je l'entraînai. Elle se ranima faiblement et fit un effort pour me repousser.

– Où me conduisez-vous? dit-elle avec égarement.

– Je n'en sais rien! à l'air, au soleil! vous êtes mourante.

– Ah! il fallait donc me laisser mourir!.. j'étais si bien!

Je poussai au hasard une porte latérale qui se présenta devant moi, et je me trouvai dans une ruelle étroite et peu fréquentée. Je vis un jardin ouvert. Alida, sans savoir où elle était, put marcher jusque-là. Je la fis entrer dans ce jardin et s'asseoir sur un banc au soleil. Nous étions chez des inconnus, des maraîchers; les patrons étaient absents. Un journalier qui travaillait dans un carré de légumes nous regarda entrer, et, supposant que nous étions de la maison, il se remit à l'ouvrage sans plus s'occuper de nous.

Le hasard amenait donc ce tête-à-tête impossible! Quand Alida se sentit ranimée par la chaleur, je la conduisis au bout de ce jardin assez profond, qui remontait la colline de la vieille ville, et je m'assis auprès d'elle sous un berceau de houblon.

Elle m'écouta longtemps sans rien dire; puis, me laissant prendre ses mains tièdes et tremblantes, elle s'avoua désarmée.

– Je suis brisée, me dit-elle, et je vous écoute comme dans un rêve. J'ai prié et pleuré toute la journée, et je ne voulais reparaître devant mes enfants que quand Dieu m'aurait rendu la force de vivre; mais Dieu m'abandonne, il m'a écrasée de honte et de remords sans m'envoyer le vrai repentir qui inspire les bonnes résolutions. J'ai invoqué l'âme de ma mère, elle m'a répondu: «Le repos n'est que dans la mort!» J'ai senti le froid de la dernière heure, et, loin de m'en défendre, je m'y suis abandonnée avec une volupté amère. Il me semblait qu'en mourant là, aux pieds du Christ, non pas assez rachetée par ma foi, mais purifiée par ma douleur, j'aurais au moins le repos éternel, le néant pour refuge. Dieu n'a pas plus voulu de ma destruction que de mes pleurs. Il vous a amené là pour me forcer à aimer, à brûler, à souffrir encore. Eh bien, que sa volonté soit faite! Je suis moins effrayée de l'avenir depuis que je sais que je peux mourir de fatigue et de chagrin quand le fardeau sera trop lourd.

Alida était si saisissante et si belle dans son voluptueux accablement, que je trouvai l'éloquence d'un coeur profondément ému pour la convaincre et la rappeler à la vie, à l'amour et à l'espérance. Elle me vit si navré de sa peine, qu'à son tour elle eut pitié de moi et se reprocha mes pleurs. Nous échangeâmes les serments les plus enthousiastes d'être à jamais l'un à l'autre, quoi qu'il pût arriver de nous; mais, en nous séparant, qu'allions-nous faire? J'étais parti pour toutes les personnes que nous connaissions à Genève. L'heure avançait, on pouvait s'inquiéter de l'absence de madame de Valvèdre et la chercher.

– Rentrez, lui dis-je; je dois quitter cette ville, où nous sommes entourés de dangers et d'amertumes. Je me tiendrai dans les environs, je m'y cacherai et je vous écrirai. Il faut absolument que nous trouvions le moyen de nous voir avec sécurité et d'arranger notre avenir d'une manière décisive.

– Écrivez à la Bianca, me dit-elle; j'aurai vos lettres plus vite que par la poste restante. Je resterai à Genève pour les recevoir, et, de mon côté, je réfléchirai à la possibilité de nous revoir bientôt.

Elle redescendit le jardin, et j'y restai après elle pour qu'on ne nous vît pas sortir ensemble. Au bout de dix minutes, j'allais me retirer, lorsque je m'entendis appeler à voix basse. Je tournai la tête; une petite porte venait de s'ouvrir derrière moi dans le mur. Personne ne paraissait, je n'avais pas reconnu la voix; on m'avait appelé par mon prénom. Était-ce Obernay? Je m'avançai et vis Moserwald, qui m'attirait vers lui par signes, d'un air de mystère.

Dès que je fus entré, il referma la porte derrière nous, et je me trouvai dans un autre enclos, désert, cultivé en prairie, ou plutôt abandonné à la végétation naturelle, où paissaient deux chèvres et une vache. Autour de cet enclos si négligé régnait une vigne en berceau soutenue par un treillage tout neuf à losanges serrées. C'est sous cet abri que Moserwald m'invitait à le suivre. Il mit le doigt sur ses lèvres et me conduisit sous l'auvent d'une sorte de masure située à l'un des bouts de l'enclos. Là, il me parla ainsi:

– D'abord faites attention, mon cher! Tout ce qui se dit sous la treille peut être entendu à droite et à gauche à travers les murs, qui ne sont ni épais ni hauts. A gauche, vous avez le jardin de Manassé, un de mes pauvres coreligionnaires qui m'est tout dévoué; c'est là que vous étiez tout à l'heure avec elle, j'ai tout entendu! A droite, le mur est encore plus perfide, je l'ai fait amincir et percer d'ouvertures imperceptibles qui permettent de voir et d'entendre ce qui se passe dans le jardin des Obernay. Ici, entre les deux enclos, vous êtes chez moi. J'ai acheté ce lopin de terre pour être auprès d'elle, pour la regarder, pour l'écouter, pour surprendre ses secrets, s'il est possible. J'ai fait le guet pour rien tous ces jours-ci; mais, aujourd'hui, en écoutant par hasard de l'autre côté, j'en ai appris plus que je ne voudrais en savoir. N'importe, c'est un fait accompli. Elle vous aime, je n'espère plus rien; mais je reste son ami et le vôtre. Je vous l'avais promis, je n'ai qu'une parole. Je vois que vous êtes grandement affligés et tourmentés tous les deux. Je serai, moi, votre providence. Restez caché ici; la baraque n'est pas belle, mais elle est assez propre en dedans. Je l'ai fait arranger en secret et sans bruit, sans que personne s'en soit douté, il y a déjà six mois, lorsque j'espérais qu'elle serait, un jour ou l'autre, touchée de mes soins, et qu'elle daignerait venir se reposer là… Il n'y faut plus songer! Elle y viendra pour vous. Allons, mon argent et mon savoir-faire ne seront pas tout à fait perdus, puisqu'ils serviront à son bonheur et au vôtre. Adieu, mon cher. Ne vous montrez pas, ne vous promenez pas le jour dans l'endroit découvert; on pourrait vous voir des maisons voisines. Écrivez des lettres d'amour tant que le soleil brille, ou ne prenez l'air que sous le berceau. A la nuit noire, vous pourrez vous risquer dans la campagne, qui commence à deux pas d'ici. Manassé va être à vos ordres. Il vous fera d'assez bonne cuisine; il renverra les ouvriers, qui pourraient causer. Il portera vos lettres au besoin et les remettra avec une habileté sans pareille. Fiez-vous à lui; il me doit tout, et dans un instant il va savoir qu'il vous appartient pour trois jours. Trois jours, c'est bien assez pour se concerter, car je vois que vous cherchez le moyen de vous réunir. Cela finira par un enlèvement! je m'y attends bien. Prenez garde pourtant; ne faites rien sans me consulter. On peut assurer son bonheur sans perdre la position d'une femme. Ne soyez pas imprudent, conduisez-vous en homme d'honneur, ou bien, ma foi! je crois que je me mettrais contre vous, et que, malgré mon peu de goût pour les duels, il faudrait nous couper la gorge… Adieu, adieu, ne me remerciez pas! Ce que je fais, je le fais par égoïsme; c'est encore de l'amour! mais c'est de l'amour désespéré. Adieu!.. Ah! à propos, il faut que je retire de là quelques papiers; entrons.

Abasourdi et irrésolu, je le suivis dans l'intérieur de ce hangar en ruine, tout chargé de lierre et de joubarbes. Une petite construction neuve s'abritait sous cette carapace et s'ouvrait de l'autre côté du jardin sur un étroit parterre éblouissant de roses. L'appartement mystérieux se composait de trois petites pièces d'un luxe inouï.

– Tenez, dit Moserwald en me montrant, sur une console de rouge antique, une coupe d'or ciselé remplie jusqu'aux bords de perles fines très-grosses, je laisse cela ici. C'est le collier que je lui destinais à sa première visite, et, à chaque visite, la coupe eût contenu quelque autre merveille; mais, dans ce temps-là, vous savez, elle n'a pas seulement daigné voir ma figure!.. N'importe, vous lui offrirez ces perles de ma part… Non, elle les refuserait; vous les lui donnerez comme venant de vous. Si elle les méprise, qu'elle en fasse un collier à son chien! Si elle n'en veut pas, qu'elle les sème dans les orties! Moi, je ne veux plus les voir, ces perles que j'avais choisies une à une dans les plus beaux apports du Levant. Non, non, cela me ferait mal de les regarder. Ce n'est pas là ce que je voulais retirer d'ici. C'est un paquet de brouillons de lettres que je voulais lui écrire. Il ne faut pas qu'elle les trouve et qu'elle s'en moque. Ah! voyez, le paquet est gros! Je lui écrivais tous les jours, quand elle était ici; mais, quand il s'agissait de cacheter et d'envoyer, je n'osais plus. Je sentais que mon style était lourd, mon français incorrect… Que n'aurais-je pas donné pour savoir tourner cela comme vous le savez dans doute! Mais on ne me l'a point appris, et j'avais peur de la faire rire, moi qui me sentais tout en feu en écrivant. Allons, je remporte ma poésie, et je pars. Ne me parlez pas… Non, non! pas un mot; adieu. J'ai le coeur gros. Si vous m'empêchiez de me dévouer pour elle, je vous tuerais et je me tuerais ensuite… Ah! ceci me fait penser… Quand on a des rendez-vous avec une femme, il ne faut pas se laisser surprendre et assassiner. Voilà des pistolets dans leur boîte. Ils sont bons, allez! on les a faits pour moi, et aucun souverain n'en a de pareils… Écoutez! encore un mot! si vous voulez me voir, Manassé vous déguisera et vous conduira dans la soirée à mon hôtel. Il vous fera entrer sans que personne vous remarque. Fût-ce au milieu de la nuit, je vous recevrai. Vous aurez besoin de mes conseils, vous verrez! Adieu, adieu! soyez heureux, mais rendez-la heureuse.

Il me fut impossible d'interrompre ce flux de paroles, où le grossier et le ridicule des détails étaient emportés par un souffle de passion exaltée et sincère. Il se déroba à mes refus, à mes remerciements, à mes dénégations, dont, au reste, je sentais bien l'inutilité. Il tenait mon secret, et il fallait lui laisser exercer son dévouement ou craindre son dépit. Il me repoussa dans le casino, il m'enferma dans le jardin, et je me soumis, et je l'aimai en dépit de tout; car il pleurait à chaudes larmes, et je pleurais aussi comme un enfant brisé par des émotions au-dessus de ses forces.

Quand j'eus repris un peu mes sens et résumé ma situation, j'eus horreur de ma faiblesse.

– Non certes, m'écriai-je intérieurement, je n'attirerai pas Alida dans ce lieu, où son image a été profanée par des espérances outrageantes. Elle ne verrait qu'avec dégoût ce luxe et ces présents que lui destinait un amour indigne d'elle. Et, moi-même, je souffre ici comme dans un air malsain chargé d'idées révoltantes. Je n'écrirai pas d'ici a Alida; je sortirai ce soir de ce refuge impur pour n'y jamais rentrer!

La nuit approchait. Dès qu'elle fut sombre, je priai Manassé, qui était venu prendre mes ordres, de me conduire chez Moserwald; mais Moserwald arrivait au même instant pour s'informer de moi, et nous rentrâmes ensemble dans le casino, où, sur l'ordre de son maître, Manassé nous servit un repas très-recherché.

– Mangeons d'abord, disait Moserwald. Je ne serais pas rentré ici au risque d'y rencontrer une personne qui ne doit pas m'y voir; mais puisque vous me dites qu'elle n'y viendra pas, et puisque vous vouliez venir me parler, nous serons plus tranquilles ici que chez moi. Vous n'aviez pas pensé à dîner, je m'en doutais. Moi, je n'y songeais que pour vous, mais voilà que je me sens tout à coup grand'faim. J'ai tant pleuré! Je vois qu'on a raison de le dire: les larmes creusent l'estomac.

Il mangea comme quatre; après quoi, les vins d'Espagne aidant à la digestion de ses pensées, il me dit naïvement:

– Mon cher, vous me croirez si vous voulez, mais, depuis six mois, voici le premier repas que je fais. Vous avez bien vu qu'à Saint-Pierre je n'avais pas d'appétit. Outre ma mélancolie habituelle, j'avais l'amour en tête. Eh bien, la secousse d'aujourd'hui m'a guéri le corps en m'apaisant l'imagination. Vrai, je me sens tout autre, et l'idée que je fais enfin quelque chose de bon et de grand me relève au-dessus de ma vie ordinaire. N'en riez pas! En feriez-vous autant a ma place? Ce n'est pas sûr!.. Vous autres beaux esprits, vous avez pour vous l'éloquence. Cela doit user le coeur à la longue!.. Mais nous voilà seuls. Manassé ne reviendra pas sans que je le sonne, car, vous voyez, il y a là un cordon qui glisse sous les treilles et qui aboutit à sa maisonnette, dans l'enclos voisin. Parlez: que vouliez-vous me dire? et pourquoi prétendez-vous que madame de Valvèdre ne peut pas venir ici?

Je le lui expliquai sans détour. Il m'écouta avec toute l'attention possible comme s'il eût voulu s'aviser et s'instruire des délicatesses de l'amour; puis il reprit la parole.

– Vous vous méprenez sur mes espérances, dit-il; je n'en avais pas.

– Vous n'en aviez pas, et vous faisiez décorer cette maisonnette, vous choisissiez une à une les plus belles perles d'Orient?..

– Je n'espérais rien de ces moyens-là, surtout depuis l'affaire de la bague. Faut-il vous répéter que, pour moi, je n'y voyais que des hommages désintéressés, des preuves de dévouement, la joie de procurer un petit plaisir féminin à une femme recherchée? Vous ne comprenez pas cela, vous! Vous vous êtes dit: «Je mériterai et j'obtiendrai l'amour par mes talents et ma rhétorique.» Moi, je n'ai pas de talents. Toute ma valeur est dans ma richesse. Chacun offre ce qu'il a, que diable! Je n'ai jamais eu la pensée d'acheter une femme de ce mérite; mais, si par ma passion j'avais pu la convaincre, où eût été l'offense quand je serais venu mettre mes trésors sous ses pieds? Tous les jours, l'amour exprime sa reconnaissance par des dons, et, quand un nabab offre des bouquets de pierreries, c'est comme si vous offriez un sonnet dans une poignée de fleurs des champs.

– Je vois, lui dis-je, que nous ne nous entendrons pas sur ce point.

Admettez, si vous voulez, que j'ai un scrupule déraisonnable, mais sachez que ma répugnance est invincible. Jamais, je vous le déclare, Alida ne viendra ici.

– Vous êtes un ingrat! fit Moserwald en levant les épaules.

– Non, m'écriai-je, je ne veux pas être ingrat! Je vois que vous ne m'avez pas trompé en me disant qu'il y avait en vous des trésors de bonté. Ces trésors-là, je les accepte. Vous savez le secret de ma vie. Vous l'avez surpris, je n'ai donc pas eu le mérite de vous le confier, et pourtant je le sens en sûreté dans votre coeur. Vous voulez me conseiller dans l'emploi des moyens matériels qui peuvent assurer ou compromettre le bonheur et la dignité de la femme que j'aime? Je crois à votre expérience, vous connaissez mieux que moi la vie pratique. Je vous consulterai, et, si vous me conseillez bien, ma reconnaissance sera éternelle. Toutes mes répulsions pour certains côtés de votre nature seront vivement combattues et peut-être effacées en moi par l'amitié. Il en est déjà ainsi; oui, j'ai pour vous une réelle affection, j'estime en vous des qualités d'autant plus précieuses qu'elles sont natives et spontanées. Ne me demandez pas autre chose, ne cherchez jamais à me faire accepter des services d'une valeur vénale. Vous n'êtes que riche, dites-vous, et chacun offre ce qu'il peut! Vous vous calomniez: vous voyez bien que vous avez une valeur morale, et que c'est par là que vous avez conquis ma gratitude et mon affection.

Le pauvre Moserwald me serra dans ses bras en recommençant à pleurer.

– J'ai donc enfin un ami! s'écria-t-il, un véritable ami, qui ne me coûte pas d'argent! Ma foi, c'est le premier, et ce sera le seul. Je connais assez l'humanité pour avoir cela. Eh bien, je le garderai comme la prunelle de mes yeux, et vous, comme mon ami, prenez mon coeur, mon sang et mes entrailles. Nephtali Moserwald est à vous à la vie et à la mort.

Après ces effusions, où il trouva le moyen d'être comique et pathétique en même temps, il me déclara qu'il fallait parler raison sur le point capital, l'avenir de madame de Valvèdre. Je lui racontai comment je m'étais lié à mon insu avec le mari, et, sans lui rien confier des orages de mon amour, je lui fis comprendre que des relations ordinaires protégées par l'hypocrisie des convenances étaient impossibles entre deux caractères entiers et passionnés. Il me fallait posséder l'âme d'Alida dans la solitude, j'étais incapable de ruser avec son mari et son entourage.

– Vous avez grand tort d'être ainsi, répondit Moserwald. C'est un puritanisme qui rendra toutes choses bien difficiles; mais, si vous êtes cassant et maladroit, ce qu'il y a encore de plus habile, c'est de disparaître. Eh bien, cherchons les moyens. M. de Valvèdre est riche et sa femme n'a rien. Je me suis informé à de bonnes sources, et je sais des choses que vous ignorez probablement; car vous avez traité d'injurieux mon amour pour elle, et pourtant, par le fait, le vôtre lui sera plus nuisible. Savez-vous qu'on peut l'épouser, cette femme charmante, et que ma fortune me permettait d'y prétendre?

– L'épouser! Que dites-vous? Elle n'est donc pas mariée?..

– Elle est catholique, Valvèdre est protestant, et ils se sont mariés selon le rite de la confession d'Augsbourg, qui admet le divorce. Bien que M. de Valvèdre soit, à ce qu'on dit, un grand philosophe, il n'a pas voulu faire acte de catholicité, et, bien qu'Alida et sa mère fussent très-orthodoxes, ce mariage était si beau pour une fille sans avoir, que l'on n'insista pas pour le faire ratifier par votre Église et par les lois civiles qui confirment l'indissolubilité. On assure que madame de Valvèdre s'est affectée plus tard de ce genre d'union qui ne lui paraissait pas assez légitime, mais que rien n'a pu décider son mari à se dénationaliser, civilement et religieusement parlant. Donc, le jour où Valvèdre sera mécontent de sa femme, il pourra la répudier, qu'elle y consente ou non et la laisser à peu près dans la misère. Ne jouez pas avec la situation, Francis! vous n'avez rien, et il y a dix ans que cette femme vit dans l'aisance. La misère tue l'amour!

– Elle ne connaîtra pas la misère; je travaillerai.

– Vous ne travaillerez pas de longtemps, vous êtes trop amoureux. L'amour emporte le génie, je le sais par expérience, moi qui n'avais qu'un gros bon sens, et qui suis parfaitement devenu fou! Je n'ai pas fait une seule bonne affaire depuis que j'avais cette folie en tête. Heureusement, j'en avais fait auparavant; mais revenons à vous, et supposons, si vous voulez, que vous ferez, malgré l'amour, des vers magnifiques. Savez-vous ce que cela rapporte? Rien quand on n'est pas connu, et fort peu quand on est célèbre. Il arrive même très-souvent que, pour commencer, il faut être son propre éditeur, sauf à vendre une demi-douzaine d'exemplaires. Croyez-moi, la poésie est un plaisir de prince. Ne songez à elle qu'à vos moments perdus. Je vous trouverai bien un emploi, mais il faudra s'en occuper et s'y tenir. Des chiffres, cela ne vous amusera pas, et si Alida s'ennuie dans la ville où vous vous fixerez!.. Je vous l'ai dit la première fois que je vous ai vu, vous devriez faire des affaires. Vous n'y entendez rien, mais cela s'apprend plus vite que le grec et le latin, et, avec de bons conseils, on peut arriver, pourvu qu'on n'ait pas de scrupules exagérés et des idées fausses sur le mécanisme social.

– Ne me parlez pas de cela, Moserwald! répondis-je avec vivacité. Vous passez pour un honnête homme, ne me dites rien des opérations qui vous ont enrichi. Laissez-moi croire que la source est pure. Je risquerais, ou de ne pas comprendre, ou de me trouver dans un désaccord terrible avec vous. D'ailleurs, mon jugement là-dessus est fort inutile; il y a un premier et insurmontable obstacle, c'est que je n'ai pas le plus mince capital à risquer.

– Mais, moi, je veux risquer pour vous… Je ne vous associerai qu'aux bénéfices!

– Laissons cela; c'est impossible!

– Vous ne m'aimez pas!

– Je veux vous aimer en dehors des questions d'intérêt, je vous l'ai dit. Faut-il s'expliquer?.. Les causes et les circonstances de notre amitié sont exceptionnelles; ce qu'un ami ordinaire pourrait peut-être accepter de vous très-naturellement, moi, je dois le refuser.

– Oui, je comprends, vous vous dites que, par le fait, c'est à moi qu'Alida devrait son bien-être!.. Alors n'en parlons plus; mais le diable m'emporte si je sais ce que vous allez devenir! Il faudrait, pour vous donner un bon conseil, savoir les dispositions du mari.

– Cela est impossible. L'homme est impénétrable.

– Impénétrable!.. Bah! si je m'en mêlais!

– Vous?

– Eh bien, oui, moi, et sans paraître en aucune façon.

– Expliquez-vous.

– Il a bien confiance en quelqu'un, ce mari?

– Je n'en sais rien.

– Mais, moi, je le sais! Il ouvre quelquefois le verrou de sa cervelle pour votre ami Obernay… Je l'ai écoulé parler, et, comme il mêlait de la science à sa conversation, je n'ai pas bien compris; mais il m'a paru un homme chagrin ou préoccupé. Cependant il n'a nommé personne. Il parlait peut-être d'une autre femme que la sienne: il est peut-être épris de cette merveilleuse Adélaïde.

– Ah! taisez-vous, Moserwald! la soeur d'Obernay! un homme marié!

– Un homme marié qui peut divorcer!

– C'est vrai, mon Dieu! Parlait-il de divorcer?

– Allons, je vois que la chose vous intéresse plus que moi, et, au fait, c'est vous seul qu'elle intéresse à présent. Si Alida avait eu le bon sens de m'aimer, je ne m'inquiétais guère de son mari, moi! Je lui faisais tout rompre, je lui assurais un sort quatre-vingt-dix fois plus beau que celui qu'elle a, et je l'épousais, car je suis libre et honnête homme! Vous voyez bien que mes pensées ne l'avilissaient pas; mais l'amour est fantasque, c'est vous qu'elle choisit: n'y pensons plus. Donc, c'est à vous qu'il importe et qu'il appartient de fouiller dans le coeur et dans la conscience du mari. Ne quittez pas ce précieux casino, mon cher; mettez-vous souvent en embuscade au bout du mur, sous la tonnelle de charmille que vous voyez d'ici, et qui est la répétition de celle qui occupe l'angle du jardin Obernay. C'est là que j'ai fait pratiquer une fente bien masquée. Le mur n'est pas long, et, lors même que les personnages se promènent d'un bout à l'autre en causant, on ne perd pas grand'chose quand on a l'oreille fine. Faites ce métier patiemment pendant cinq ou six fois vingt-quatre heures, s'il le faut, et je parie que vous saurez ce que vous voulez savoir.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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