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Kitabı oku: «Valvèdre», sayfa 6

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Deux jours se passèrent sans que j'eusse aucun signal de la montagne, aucune nouvelle d'Obernay. Cette mortelle inquiétude me rendit plus âpre au bonheur, et le remords ajoutait encore à l'étourdissement de mes coupables joies. Le soir, seul dans ma chambre, je frissonnais à l'idée qu'en ce moment peut-être Obernay et Valvèdre, ensevelis sous les glaces, exhalaient leur dernier souffle dans une étreinte suprême! Et moi, j'avais pu oublier mon ami pendant des heures entières auprès d'une femme qui me couvait d'un céleste regard de tendresse et de béatitude, sans pressentir le destin qui pesait sur elle et qui peut-être la faisait veuve en cet instant-là! Je me sentais alors baigné d'une sueur froide, j'avais envie de m'élancer dans la nuit pour courir à la recherche d'Obernay; il y avait des moments où, en songeant que je trompais Valvèdre, un agonisant peut-être, un martyr de la science, je me sentais lâche et me faisais l'effet d'un assassin.

Enfin je reçus une lettre d'Obernay.

«Tout va bien, me disait-il. Je n'ai pu encore rejoindre Valvèdre; mais je sais qu'il est à B***, à six lieues de moi, et qu'il est en bonne santé. Je me repose quelques heures et je cours auprès de lui. J'espère le décider à s'en tenir là et le ramener à Saint-Pierre, car la tourmente a envahi les hautes neiges, et les dangers qu'il a courus pour en sortir seraient aujourd'hui insurmontables. Tu peux maintenant dire la vérité à ces dames et les exhorter à la patience. Dans deux ou trois jours, nous serons tous réunis.»

En apprenant que Valvèdre avait été en grand péril, en devinant, à travers le silence d'Obernay sur son propre compte, que lui-même avait dû courir des dangers sérieux, Paule, à qui je fis part de la lettre, eut un tremblement nerveux assez violent et me serra la main en silence.

– Courage, lui dis-je, ils sont sauvés! La fiancée d'un savant doit être une femme forte et s'habituer à souffrir.

– Vous avez raison, répondit la brave enfant en essuyant de grosses larmes qui vinrent à propos la soulager; oui, oui, il faut du courage: j'en aurai! Songeons à ma belle-soeur: que lui dirons-nous? Elle n'est pas forte; depuis quelques jours surtout, elle est très-nerveuse et très-agitée. Elle ne dort pas. Laissez-moi la lettre, je ne la lui montrerai qu'après l'avoir convenablement avertie.

– Elle est donc bien attachée à son mari? m'écriai-je étourdiment.

– En doutez-vous? reprit Paule étonnée de mon exclamation.

– Non certes; mais…

– Mais si, vous en doutez! Ah! vous n'avez pas traversé Genève sans entendre quelque calomnie sur le compte de la pauvre Alida! Eh bien, repoussez tout cela de votre pensée. Alida est bonne, elle a du coeur. A beaucoup d'égards, c'est une enfant; mais elle est juste, et elle sait apprécier le meilleur des hommes. Il est si bon pour elle! Si vous les aviez vus un instant ensemble, vous sauriez tout de suite à quoi vous en tenir sur leur prétendue désunion. Tant d'égards mutuels, tant de déférences exquises et de délicates attentions ne se retrouvent pas entre gens qui ont des reproches sérieux à se faire. Il y a entre eux des différences de goûts et d'opinions, cela est certain; mais, si c'est là un malheur réel dans la vie conjugale, il y a aussi dans les motifs sérieux d'affection réciproque des compensations suffisantes. Ceux qui accusent mon frère de froideur sont injustes et mal informés; ceux qui accusent sa femme d'ingratitude ou de légèreté sont des méchants ou des imbéciles.

Quelle que pût être l'ingénuité optimiste de Paule, ses paroles me firent une vive impression. Je me sentis partagé entre une violente jalousie naissante contre cet époux si parfait, si respecté, et une sorte de blâme amer contre la femme qui cherchait ailleurs attachement et protection. Ce furent les premières atteintes du mal implacable qui devait me torturer plus tard. Quand je revis Alida, sa figure altérée sembla confirmer les assertions de sa belle-soeur; elle avait été bouleversée et semblait attendre avec impatience le retour de son mari. J'en pris une humeur féroce, et, comme le temps s'était adouci et que nous nous promenions au bord du torrent, Paule s'éloignant souvent avec le guide pour chercher des plantes et satisfaire son ardeur de locomotion, je pressai madame de Valvèdre de questions aigres et de réflexions désespérées. Elle se vit alors entraînée et comme forcée à me parler de son mari, de son intérieur, et à me raconter sa vie.

– J'ai passionnément aimé M. de Valvèdre, dit-elle. C'est la seule passion de ma vie. Paule vous a dit qu'il était parfait: eh bien, oui, elle a raison, il est parfait. Il n'a qu'un défaut, il n'aime pas. Il ne peut, ni ne sait, ni ne veut aimer. Il est supérieur aux passions, aux souffrances, aux orages de la vie. Moi, je suis une femme, une vraie femme, faible, ignorante, sans valeur aucune. Je ne sais qu'aimer. Il fallait me tenir compte de cela et ne pas me demander autre chose. Ne le savait-il pas, lorsqu'il m'épousa, que je n'avais ni connaissances sérieuses, ni talents distingués? Je n'avais pas voulu me farder, et c'eût été bien en vain que je l'eusse tenté avec un homme qui sait tout. Je lui plus, il me trouva belle, il voulut être mon mari afin de pouvoir être mon amant. Voilà tout le mystère de ces grandes affections auxquelles une jeune fille sans expérience est condamnée à se laisser prendre. Certes, l'homme qui la trompe ainsi n'est pas coupable de dissimulation. Aveuglé, il se trompe lui-même, et son erreur porte le châtiment avec elle, puisque cet homme s'enchaîne à jamais, sauf à s'en repentir plus tard. Valvèdre s'est repenti à coup sûr: il me l'a caché aussi bien que possible; mais je l'ai deviné, et j'en ai été mortellement humiliée. Après beaucoup de souffrances, l'orgueil froissé a tué l'amour dans mon coeur. Nous n'avons donc été coupables ni l'un ni l'autre. Nous avons subi une fatalité. Nous sommes assez intelligents, assez équitables, pour l'avoir reconnu et pour n'avoir point nourri d'amertume l'un contre l'autre. Nous sommes restés amis, frère et soeur, muets sur le passé, calmes dans le présent et résignés à l'avenir. Voilà toute notre histoire. Quel sujet de colère et de jalousie y trouvez-vous donc?..

J'en trouvais mille, et des soupçons et des inquiétudes sans nombre. Elle l'avait passionnément aimé, elle le proclamait devant moi, sans paraître se douter de la torture attachée pour un coeur tout neuf à ce mot de la femme adorée: «Vous n'êtes pas le premier dans ma vie.» J'aurais voulu qu'elle me trompât, qu'elle me fît croire à un mariage de raison, à un attachement paisible dès le principe, ou qu'elle prît la peine de me répéter ce banal mensonge, naïf souvent chez les femmes à passions vives: «J'ai cru aimer; mais ce que j'éprouve pour vous me détrompe. C'est vous seul qui m'avez appris l'amour.» Et, en même temps, je me rendais bien compte de l'incrédulité avec laquelle j'eusse accueilli ce mensonge, de la fureur qui m'eût envahi en me sentant trompé dès les premiers mots. J'étais en proie à toutes les contradictions d'un sentiment sauvage et despotique. Par moments, je m'essayais à l'amitié, à l'amour pur comme elle l'entendait; mais je reconnaissais avec terreur que ce qu'elle m'avait dit de son mari pourrait bien s'appliquer à moi. Je ne trouvais pas en elle ce fond de logique, cette maturité de l'esprit, cette conscience de la volonté, qui sont les indispensables bases d'une affection bienfaisante et d'une intimité heureuse. Elle s'était bien confessée, elle était femme jusqu'au bout des ongles, faite seulement pour aimer, disait-elle… faite, à coup sûr, pour allumer mille ardeurs sans qu'on pût prévoir si elle était capable de les apaiser et de les convertir un jour en bonheur durable et vrai. Un point, d'ailleurs, restait voilé dans son bref récit, et ce point terrible, l'infidélité… les infidélités qu'on lui attribuait, je voulais et ne voulais pas l'éclaircir. Je questionnais malgré moi; elle s'en offensa.

– Vous voulez que je vous rende compte de ma conduite? dit-elle avec hauteur. De quel droit? Et pourquoi me faites-vous l'honneur de m'aimer, si d'avance vous ne m'estimez pas? Est-ce que, moi, je vous questionne? Est-ce que je ne vous ai pas accepté tel que vous êtes, sans rien savoir de votre passé?

– Mon passé! m'écriai-je. Est-ce que j'ai un passé, moi? Je suis un enfant dont tout le inonde a pu suivre la vie au grand jour, et jamais je n'ai eu de motifs pour cacher la moindre de mes actions. D'ailleurs, je vous l'ai dit et je peux l'attester sur l'honneur, je n'ai jamais aimé. Je n'ai donc rien à confesser, rien à raconter, tandis que vous… vous qui repoussez la passion aveugle et confiante, et qui exigez un sentiment désintéressé, un amour idéal… il vous faut imposer l'estime de votre caractère et donner des garanties morales à l'homme dont vous prenez la conscience et la vie.

– Voici la question bien déplacée, répondit-elle en tirant de son sein le billet que je lui avais écrit l'avant-veille. Je croyais que vous me demandiez de vous rendre digne de moi, et de ne pas vous abandonner au désespoir. Aujourd'hui, c'est autre chose, c'est moi qui apparemment implore votre confiance et vous supplie de me croire digne de vous. Tenez, pauvre enfant! vous avez un caractère violent avec une tête faible, et je ne suis ni assez énergique ni assez habile pour vous apprendre à aimer; je souffrirais trop, et vous deviendriez fou. Nous avons fait un roman. N'en parlons plus.

Elle déchira le billet en menus fragments qu'elle sema dans l'herbe et dans les buissons; puis elle se leva, sourit, et voulut rejoindre sa belle-soeur. J'aurais dû la laisser faire, nous étions sauvés!.. Mais son sourire était déchirant, et il y avait des larmes au bord de ses paupières. Je la retins, je demandai pardon, je m'interdis de jamais l'interroger. Les deux jours qui suivirent, je manquai cent fois de parole; mais elle ne s'expliqua pas davantage, et les pleurs furent toute sa réponse. Je me haïssais de faire souffrir une si douce créature, car, malgré de nombreux accès de dépit et de vives révoltes de fierté, elle ne savait pas rompre: elle ignorait le ressentiment, et son pardon avait une infinie mansuétude.

IV

J'oubliais tout au milieu de ces orages mêlés de délices, et, en exerçant mes forces contre le torrent qui m'entraînait, je les sentais s'éteindre et se tourner vers le rêve du bonheur à tout prix, lorsqu'un signal parti de la montagne m'annonça le retour probable d'Obernay pour le lendemain. C'était une double fusée blanche attestant que tout allait bien, et que mon ami se dirigeait vers nous; mais M. de Valvèdre était-il avec lui? serait-il à Saint-Pierre dans douze heures?

Ce fut la première fois que je pensai à l'attitude qu'il faudrait prendre vis-à-vis de ce mari, et je n'en pus imaginer aucune qui ne me glaçât de terreur. Que n'aurais-je pas donné pour avoir affaire à un homme brutal et violent que j'aurais paralysé et dominé par un froid dédain et un tranquille courage? Mais ce Valvèdre qu'on m'avait dépeint si calme, si indifférent ou si miséricordieux envers sa femme, en tout cas si poli, si prudent, et religieux observateur des plus délicates convenances, de quel front soutiendrais-je son regard? de quel air recevrais-je ses avances? car il était bien certain qu'Obernay lui avait déjà parlé de moi comme de son meilleur ami, et qu'en raison de son âge et de son état dans le monde, M. de Valvèdre me traiterait en jeune homme que l'on veut encourager, protéger ou conseiller au besoin. Je n'avais plus senti la force d'interroger Obernay sur son compte. Depuis que j'aimais Alida, j'aurais voulu oublier l'existence de son mari. D'après le peu de mots que, malgré moi, j'avais été forcé d'entendre, je me représentais un homme froid, très-digne et assez railleur. Selon Alida, c'était le type des intentions généreuses avec le secret dédain des consciences imbues de leur supériorité.

Qu'il fût paternel ou blessant dans sa bienveillance, j'étais bien assez malheureux sans avoir encore la honte et le remords de trahir un homme qu'il m'eût peut-être fallu estimer et respecter en dépit de moi-même. Je résolus de ne pas l'attendre; mais Alida me trouva lâche et m'ordonna de rester.

– Vous m'exposez à d'étranges soupçons de sa part, me dit-elle. Que va-t-il penser d'un jeune homme qui, après avoir accepté le soin de me protéger dans mon isolement, s'enfuit comme un coupable à son approche? Obernay et Paule seront également frappés de cette conduite, et n'auront pas plus que moi une bonne raison à donner pour l'expliquer. Comment! vous n'avez pas prévu qu'en aimant une femme mariée, vous contractiez l'obligation d'affronter tranquillement la rencontre de son mari, que vous me deviez de savoir souffrir pour moi, qui vais souffrir pour vous cent fois davantage? Songez donc au rôle de la femme en pareille circonstance: s'il y a lieu de feindre et de mentir, c'est sur elle seule que tombe tout le poids de cette odieuse nécessité. Il suffit à son complice de paraître calme et de ne commettre aucune imprudence; mais elle qui risque tout, son honneur, son repos et sa vie, elle doit tendre toutes les forces de sa volonté pour empêcher le soupçon de naître. Croyez-moi, pour celle qui n'aime pas le mensonge, c'est là un véritable supplice, et pourtant je vais le subir, et je n'ai pas seulement songé à vous en parler. Je ne vous ai pas demandé de m'en plaindre, je ne vous ai pas reproché de m'y avoir exposée. Et vous, à l'approche du danger qui me menace, vous m'abandonnez en disant: «Je ne sais pas feindre, je suis trop fier pour me soumettre à cette humiliation!» Et vous prétendez que vous m'aimez, que vous voudriez trouver quelque terrible occasion de me le prouver, de me forcer à y croire! En voici une prévue, banale, vulgaire et facile entre toutes, et vous fuyez!

Elle avait raison. Je restai. La destinée, qui me poussait à ma perte, parut venir à mon secours. Obernay revint seul. Il apportait à madame de Valvèdre une lettre de son mari, qu'elle me montra, et qui contenait à peu près ceci:

«Mon amie, ne m'en veuillez pas de m'être encore laissé tenter par les cimes. On n'y périt pas toujours, puisque m'en voilà revenu sain et sauf. Obernay m'a dit la cause de votre excursion dans ces montagnes. Je me rends sans conteste à vos motifs, et je regarde comme mon premier devoir de faire droit à vos réclamations. Je vais à Valvèdre chercher ma soeur aînée. Je me charge de l'installer tout de suite à Genève, afin que vous puissiez retourner chez vous sans chagrin aucun. En même temps, je vais tout disposer à Genève pour le mariage de Paule, et je vous prierai de venir m'y rejoindre avec elle au commencement du mois prochain. De cette façon, la soeur aînée pourra assister à la cérémonie sans que vous ayez l'air de n'être pas en bonne intelligence. Vous amènerez les enfants. Voici l'âge venu où Edmond doit entrer au collège. Obernay complétera ma lettre par tous les détails que vous pourrez désirer. Comptez toujours sur le dévouement de votre ami et serviteur,

»VALVÈDRE.»

Cette missive, dont je suis sûr d'avoir rendu sinon les expressions, du moins la teneur et l'esprit, confirmait pleinement tout ce qu'Alida m'avait dit des bons procédés et des formes polies de son mari, en même temps qu'elle peignait le détachement d'une âme supérieure aux déceptions ou aux désastres de l'amour. Il y avait peut-être un drame poignant sous cette parfaite sérénité; mais l'impression en était effacée, soit par la force de la volonté, soit par la froideur de l'organisation.

J'ignore pourquoi la lecture de cette lettre produisit sur moi un effet tout contraire à celui que madame de Valvèdre en attendait: elle me l'avait fait lire, croyant éteindre les feux de ma jalousie; ils en furent ravivés et comme exaspérés. Un époux tellement irréprochable dans la gouverne de sa famille avait, devant Dieu et devant les hommes, le droit de tout exiger en retour de ses promptes et généreuses condescendances. Il était bien légitimement le maître et l'arbitre de cette femme dont il se disait chevaleresquement le serviteur et l'ami dévoué. Oui certes, il avait le droit pour lui, puisqu'il avait la justice et la raison souveraines. Rien ne pouvait jamais autoriser sa faible compagne à rompre des liens qu'il savait rendre doublement sacrés. Elle était à lui pour toujours, fût-ce à titre de soeur, comme elle le prétendait, car ce frère-là, mari ou non, était un appui plus légitime et plus sérieux que l'amant de la veille ou que celui du lendemain.

Je sentis mon rôle éphémère, presque ridicule. Je me flattais de le répudier quand ma passion serait assouvie, et je ne songeai plus qu'à l'assouvir. Alida ne l'entendait pas ainsi. Je commençai à la tromper résolûment et à lui inspirer de la confiance, avec l'intention bien arrêtée de surprendre son imagination ou ses sens.

Elle repartait le surlendemain pour sa villa de Valvèdre. Obernay était chargé de l'accompagner; mais on devait prendre le plus long, afin de ne pas se croiser avec M. de Valvèdre emmenant sa vieille soeur à Genève. Je n'avais plus de prétexte pour rester auprès d'Alida, car j'avais annoncé à Obernay qu'après une huitaine de jours à lui consacrés, je continuerais ma tournée en Suisse, sauf à retourner le voir à Genève avant de me rendre en Italie. Il ne m'aida pas à changer de projets.

– Valvèdre a fixé mon mariage au 1er août, me dit-il; je regarde comme impossible que tu me refuses d'y assister. Moi, je serai dans ma famille dès le 15 juillet, et je t'attendrai. Nous sommes le 2, tu as donc tout le temps d'aller voir une partie de nos grands lacs et de nos belles montagnes; mais il ne faut pas tarder à commencer ta tournée. Je presse ton départ, tu le vois, mais c'est pour mieux m'assurer ton retour.

Assister au mariage d'Henri avec mademoiselle de Valvèdre, c'était me placer forcément en présence de ce mari que j'étais si content d'avoir évité. Ce n'est pas sous les yeux de toute cette famille, avec son chef en tête, que je voulais revoir Alida. Pourtant je ne trouvais aucun moyen de refuser. Lancé dans la voie du mensonge, je promis, avec la résolution de me casser une jambe en voyage plutôt que de tenir ma parole.

Je fis mes paquets et partis une heure après, laissant Alida effrayée de ma précipitation, blessée de ma résistance au désir qu'elle m'exprimait d'avoir mon escorte durant une partie de sa route. La laisser inquiète et mécontente faisait partie de mon plan de séduction.

Je souris bien tristement, quand je pense aujourd'hui à mes tentatives de perversité: elles étaient si peu de mon âge et si éloignées de mon caractère, que je me trouvai comme soulagé de pouvoir les oublier pendant quelques jours. Je m'enfonçai dans les hautes montagnes, en attendant le moment où le retour de M. de Valvèdre et d'Obernay à Genève me permettrait d'aller surprendre Alida dans sa résidence, dont je m'étais tracé, sur ma carte routière, un itinéraire détaillé.

Je passai une dizaine de jours à me fatiguer les jambes et à m'exalter le cerveau. Je traversai les Alpes Pennines, et je remontai les Alpes du Valais vers le Simplon. Du haut de ces régions grandioses, ma vue plongeait tour à tour sur la Suisse et l'Italie. C'est un des plus vastes et des plus fiers tableaux que j'aie jamais vus. Je voulus aller aussi haut que possible sur les croupes du Sempione italien, voir de près ses étranges et horribles cascades ferrugineuses, qui, à côté de fleuves de lait écumeux, semblent rayer les neiges de fleuves de sang. Je bravai le froid, le péril, et le sentiment de la détresse morale qui s'empare d'une jeune âme dans ces affreuses solitudes. L'avouerai-je? j'éprouvais le besoin de m'égaler, à mes propres yeux, en courage et en stoïcisme à M. de Valvèdre. J'avais été irrité d'entendre sa femme et sa soeur parler sans cesse de sa force et de son intrépidité. Il semblait que ce fût un titan, et, un jour que j'avais exprimé le désir de tenter une excursion pareille, Alida avait souri comme si un nain eût parlé de suivre un géant à la course. J'aurais trouvé puéril de m'exercer en sa présence; mais, seul, et au risque de me briser ou de me perdre dans les abîmes, je consolais mon orgueil froissé, et je m'évertuais à devenir, moi aussi, un type de vigueur et d'audace. J'oubliais que ce qui faisait le mérite de ces entreprises désespérées, c'était un but sérieux, l'espoir des conquêtes scientifiques. Il est vrai que je croyais marcher à la conquête du démon poétique, et je m'évertuais à improviser au milieu des glaciers et des précipices; mais il faut être un demi-dieu pour trouver sur de pareilles scènes l'expression d'un sentiment personnel. C'est à peine si je rencontrais, dans l'écrin chatoyant des épithètes et des images romantiques, un faible équivalent pour traduire la sublimité des choses environnantes. Le soir, quand j'essayais d'écrire mes rimes, je m'apercevais bien que ce n'étaient que des rimes, et pourtant j'avais bien vu, bien décrit, bien traduit; mais précisément la poésie, comme la peinture et la musique, n'existe qu'à la condition d'être autre chose qu'un équivalent de traduction. Il faut que ce soit une idéalisation de l'idéal. J'étais effrayé de mon insuffisance et ne m'en consolais qu'en l'attribuant à la fatigue physique.

Une nuit, dans un misérable chalet où j'avais demandé l'hospitalité, je fus navré par une scène tout humaine, que je m'exerçai à regarder de sang-froid, afin de la rendre plus tard sous forme littéraire. Un enfant se mourait dans les convulsions. Le père et la mère, ne sachant pas le soulager et le jugeant perdu, le regardaient d'un oeil sec et morne se débattre sur la paille. Le désespoir muet de la femme était sublime d'expression. Cette laide créature, goîtreuse, à demi crétine, devenait belle par l'instinct de la maternité. Le père, farouche et dévot, priait sans espoir. Assis sur mon grabat, je les contemplais, et ma stérile pitié ne rencontrait que des mots et des comparaisons! J'en fus irrité contre moi-même, et je pensai qu'en ce moment il eût mieux valu être un petit médecin de campagne que le plus grand poëte du monde.

Quand le jour vint, je m'éveillai et m'aperçus seulement alors que la fatigue m'avait vaincu. Je me soulevai, croyant voir l'enfant mort et la mère prosternée; mais je vis la mère assise, et, sur ses genoux, l'enfant qui souriait. Auprès d'eux était un homme en casaque de laine et en guêtres de cuir, dont les mains blanches et la trousse de voyage dépliée annonçaient autre chose qu'un colporteur ou un contrebandier. Il fit prendre au petit malade une seconde dose de je ne sais quel calmant, donna ses instructions aux parents dans leur dialecte, que je comprenais peu, et se retira en refusant l'argent qu'on lui offrait. Quand il fut sorti, on s'aperçut qu'au lieu d'en recevoir, il en avait laissé à dessein dans la sébile du foyer.

Il était donc venu pendant mon sommeil; il avait été envoyé là, dans ce désert, par la Providence, l'homme de bien et de secours, le messager d'espoir et de vie, le petit médecin de campagne, antithèse du poëte sceptique.

Il y avait là un sujet. Je me mis à le composer en descendant la montagne, après avoir joint mon offrande à celle du médecin; mais bientôt j'oubliai tout pour admirer le portique grandiose que je franchissais. Au bout d'une demi-heure de marche, j'avais laissé au-dessus de moi les glaciers et les cimes formidables; j'entrais dans la vallée du Rhône, que je dominais encore d'une hauteur vertigineuse, et qui s'ouvrait sous mes pieds comme un abîme de verdure traversé de mille serpents d'or et de pourpre. Le fleuve et les nombreux torrents qui se précipitent dans son lit s'embrasaient de la rougeur du matin. Une brume rosée qui s'évanouissait rapidement me faisait paraître encore plus lointaines les dentelures neigeuses de l'horizon et les profondeurs magiques de l'amphithéâtre. A chaque pas, je voyais surgir de ces profondeurs des crêtes abruptes couronnées de roches pittoresques ou de verdure dorée par le soleil levant, et, entre ces cimes qui s'abaissaient graduellement, il y avait d'autres abîmes de prairies et de forêts. Chacun de ces recoins formait un magnifique paysage, quand le regard et la pensée s'y arrêtaient un instant; mais, si l'on regardait alentour, au delà et au-dessous, le paysage sublime n'était plus qu'un petit accident perdu dans l'immensité du tableau, un détail, un repoussoir, et, pour ainsi dire, une facette du diamant.

Devant ces bassins alpestres, le peintre et le poëte sont comme des gens ivres à qui l'on offrirait l'empire du monde. Ils ne savent quel petit refuge choisir pour s'abriter et se préserver du vertige. L'oeil voudrait s'arrêter à quelque point de départ pour compter ses richesses: elles semblent innombrables; car, en descendant les sinuosités des divers plans, on voit chaque tableau changer d'aspect et présenter d'autres couleurs et d'autres formes.

Le soleil montait, la chaleur s'engouffrait de plus en plus dans ces creux vallons superposés. Le haut Simplon ne m'envoyant plus dans le dos ses aiguillons de glace, je m'arrêtai pour ne pas perdre trop tôt le spectacle de l'ensemble du Valais. Je m'assis sur la mousse d'une roche isolée, et j'y mangeai le morceau de pain bis que j'avais acheté au chalet; après quoi, l'ombre des grands sapins s'allongeant d'elle-même obliquement sur moi, et la clochette des troupeaux invisibles perdus sous la ramée berçant ma rêverie, je me laissai aller quelques instants au sommeil.

Le réveil fut délicieux. Il était huit heures du matin. Le soleil avait pénétré jusque dans les plus mystérieuses profondeurs, et tout était si beau, si inculte et si gracieusement primitif autour de moi, que j'en fus ravi. En cet instant, je pensai à madame de Valvèdre comme à l'idéal de beauté auquel je rapportais toutes mes admirations, et je me rappelai sa forme aérienne, ses décevantes caresses, son sourire mystérieux. C'était la première fois que je me trouvais dans une situation propre au recueillement depuis que j'étais aimé d'une belle femme, et, si je ne puisai pas dans cette pensée l'émotion douce et profonde du vrai bonheur, du moins j'y trouvai tous les enivrements, toutes les fumées de la vanité satisfaite.

C'était le moment d'être poëte, et je le fus en rêve. J'eus, en regardant la nature autour de moi, des éblouissemcnts et des battements de coeur que je n'avais jamais éprouvés. Jusque-là, j'avais médité après coup sur la beauté des choses, après m'être enivré du spectacle qu'elles présentent. Il me sembla que ces deux opérations de l'esprit s'effectuaient en moi simultanément, que je sentais et que je décrivais tout ensemble. L'expression m'apparaissait comme mêlée au rayon du soleil, et ma vision était comme une poésie tout écrite. J'eus un tremblement de fièvre, une bouffée d'immense orgueil.

– Oui, oui! m'écriai-je intérieurement, – et je parlais tout haut sans en avoir conscience, – je suis sauvé, je suis heureux, je suis artiste!

Il m'était rarement arrivé de me livrer à ces monologues, qui sont de véritables accès de délire, et, bien que j'eusse pris l'habitude, dans ces derniers temps, de réciter mes vers au bruit des cataractes, l'écho de ma voix et de ma prose dans ce lieu paisible m'effraya. Je regardai autour de moi instinctivement, comme si j'eusse commis une faute, et j'eus un véritable sentiment de honte en voyant que je n'étais pas seul. A trois pas de moi, un homme, penché sur le rocher, puisait de l'eau dans une tasse de cuir au filet d'une source, et cet homme, c'était celui que j'avais vu, deux heures plus tôt, sauvant l'enfant malade du chalet et faisant l'aumône à mes hôtes.

Malgré son costume alpestre, qui tenait du montagnard encore plus que du touriste, je fus frappé de l'élégance de sa tournure et de sa physionomie. Il était, en outre, remarquablement beau de type et de formes, et ne paraissait pas avoir plus de trente ans. Il avait ôté son chapeau, et je vis ses traits, que je n'avais fait qu'entrevoir au chalet. Ses cheveux noirs, épais et courts, dessinaient un front blanc et vaste, d'une sérénité remarquable. L'oeil, bien fendu, avait le regard doux et pénétrant; le nez était fin, et l'expression de la narine se liait à celle de la lèvre par un demi-sourire d'une bienveillance calme et délicatement enjouée. La taille moyenne et la poitrine large annonçaient la force physique, en même temps que les épaules légèrement voûtées trahissaient l'étude sédentaire ou l'habitude de la méditation.

J'oubliai, en le regardant avec un certain sentiment d'analyse, l'espèce de confusion que je venais d'éprouver, et je le saluai avec sympathie. Il me rendit mon salut avec cordialité, et m'offrit la tasse pleine d'eau qu'il allait porter à ses lèvres, en me disant que cette eau si belle était digne d'être offerte comme une friandise.

J'acceptai, obéissant à l'attrait qui me poussait à échanger quelques paroles avec lui; mais, à la manière dont il me regardait, je sentis que j'étais pour lui un objet de curiosité ou de sollicitude. Je me rappelai l'étrange exclamation qui m'était échappée en sa présence, et je me demandai s'il ne me prenait pas pour un aliéné. Je ne pus m'empêcher d'en rire, et, pour le rassurer en sauvant mon amour-propre:

– Docteur, lui dis-je, vous me prescrivez cette eau pure comme un remède, convenez-en, ou vous en faites l'épreuve sur moi pour voir si je ne suis pas hydrophobe; mais tranquillisez-vous, vous n'aurez pas à me soigner. J'ai toute ma raison. Je suis un pauvre comédien ambulant, et vous m'avez surpris récitant un fragment de rôle.

– Vraiment? dit-il d'un air de doute. Vous n'avez pourtant pas l'air d'un comédien!

– Pas plus que vous n'avez l'air d'un médecin de campagne. Pourtant vous êtes un disciple de la science, et moi, je suis un disciple de l'art: que vous en semble?

– Soit! reprit-il. Je ne vous ai pris ni pour un naturaliste, ni pour un peintre; mais, d'après ce que ces gens du chalet m'ont dit de vous, je vous prenais pour un poëte.

– Qu'ont-ils donc pu vous dire de moi?

– Que vous déclamiez tout seul dans la montagne; c'est pourquoi les bonnes gens vous prenaient pour un fou.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
330 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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