Kitabı oku: «Valvèdre», sayfa 8
Alida parlait mieux que je ne sais la faire parler ici. Elle avait le don d'exprimer admirablement un certain ordre d'idées. Elle avait lu beaucoup de romans; mais, pour l'exaltation ou la subtilité des sentiments, elle en eût remontré aux plus habiles romanciers. Son langage frisait parfois l'emphase, et revenait tout à coup à la simplicité avec un charme étrange. Son intelligence, peu développée d'ailleurs, avait sous ce rapport une véritable puissance, car elle était de bonne foi, et trouvait, au service du sophisme même, des arguments d'une admirable sincérité: femme dangereuse s'il en fut, mais dangereuse à elle-même plus qu'aux autres, étrangère à toute perversité, et atteinte d'une maladie mortelle pour sa conscience, l'analyse exclusive de sa personnalité.
J'étais à un moindre degré, mais à un degré beaucoup trop grand encore, atteint de ce même mal qu'on pourrait appeler encore aujourd'hui la maladie des poëtes. Trop absorbé en moi-même, je rapportais trop volontiers tout à ma propre appréciation. Je ne voulais demander ni aux religions, ni aux sociétés, ni aux sciences, ni aux philosophies, la sanction de mes idées et de mes actes. Je sentais en moi des forces vives et un esprit de révolte qui n'était nullement raisonné. Le moi tenait une place démesurée dans mes réflexions comme dans mes instincts, et, de ce que ces instincts étaient généreux et ardemment tournés vers le grand, je concluais qu'ils ne pouvaient me tromper. En caressant ma vanité, Alida, sans calcul et sans artifice, devait arriver à s'emparer de moi. Plus logique et plus sage, j'eusse secoué le joug d'une femme qui ne savait être ni épouse ni amante, et qui cherchait sa réhabilitation dans je ne sais quel rêve de fausse vertu et de fausse passion; mais elle faisait appel à ma force et la force était le rêve de mon orgueil. Je fus dès lors enchaîné, et je goûtai dans mon sacrifice l'incomplet et fiévreux bonheur qui était l'idéal de cette femme exaltée. En me persuadant que je devenais, par ma soumission, un héros et presque un ange, elle m'enivra doucement: la flatterie me monta au cerveau, et je la quittai, sinon content d'elle, du moins enchanté de moi-même.
Je ne devais ni ne voulais compromettre madame de Valvèdre. Aussi avais-je résolu de partir dès le lendemain. J'eusse été moins prudent, moins délicat peut-être, si elle se fût abandonnée à ma passion: vaincu par sa vertu et forcé de me soumettre, je ne désirais pas exposer sa réputation en pure perte; mais elle insista si tendrement, que je dus promettre de revenir la nuit suivante, et je revins en effet. Elle m'attendait dans la campagne, et, plus romanesque que passionnée, elle voulut se promener avec moi sur le lac. J'aurais eu mauvaise grâce à me refuser à une fantaisie aussi poétique. Pourtant je trouvai maussade d'être condamné au métier de rameur, au lieu d'être à ses genoux et de la serrer dans mes bras. Quand j'eus conduit un peu au large la jolie barque qu'elle m'avait aidé à trouver dans les roseaux du rivage, et qui lui appartenait, je laissai flotter les rames pour me coucher à ses pieds. La nuit était splendide de sérénité, et les eaux si tranquilles, qu'on y voyait à peine trembler le reflet des étoiles.
– Ne sommes-nous pas heureux ainsi? me dit-elle, et n'est-il pas délicieux de respirer ensemble cet air pur, avec le profond sentiment de la pureté de notre amour? Et tu ne voulais pas me donner cette nuit charmante! Tu voulais partir comme un coupable, quand nous voici devant Dieu, dignes de sa pitié secourable et bénis peut-être en dépit du monde et de ses lois!
– Puisque tu crois à la bonté de Dieu, lui répondis-je, pourquoi ne t'y fier qu'à demi? Serait-ce un si grand crime?..
Elle mit ses douces mains sur ma bouche.
– Tais-toi, dit-elle, ne trouble pas mon bonheur par des plaintes et n'offense pas l'auguste paix de cette nuit sublime par des murmures contre le sort. Si j'étais sûre de la miséricorde divine pour ma faute, je ne serais pas sûre pour cela de la durée de ton amour après ma chute.
– Ainsi tu ne crois ni à Dieu ni à moi! m'écriai-je.
– Si cela est, plains-moi, car le doute est une grande douleur que je traîne depuis que je suis au monde, et tâche de me guérir, mais en ménageant ma frayeur et en me donnant confiance: confiance en Dieu d'abord! Dis-moi, y crois-tu fermement, au Dieu qui nous voit, nous entend et qui nous aime? Réponds, réponds! As-tu la foi, la certitude?
– Pas plus que toi, hélas! Je n'ai que l'espérance. Je n'ai pas été longtemps bercé des douces chimères de l'enfance. J'ai bu à la source froide du doute, qui coule sur toutes choses en ce triste siècle; mais je crois à l'amour, parce que je le sens.
– Et moi aussi, je crois à l'amour que j'éprouve; mais je vois bien que nous sommes aussi malheureux l'un que l'autre, puisque nous ne croyons qu'à nous-mêmes.
Cette triste appréciation qui lui échappait me jeta dans une mélancolie noire. Était-ce pour nous juger ainsi l'un l'autre, pour mesurer en poëtes sceptiques la profondeur de notre néant, que nous étions venus savourer l'union de nos âmes à la face des cieux étoilés? Elle me reprocha mon silence et ma sombre attitude.
– C'est ta faute, lui répondis-je avec amertume. L'amour, dont tu veux faire un raisonnement, est de sa nature une ivresse et un transport. Si, au lieu de regarder dans l'inconnu en supputant les chances de l'avenir, qui ne nous appartient pas, tu étais noyée dans les voluptés de ma passion, tu ne te souviendrais pas d'avoir souffert, et tu croirais à deux pour la première fois de ta vie.
– Allons-nous-en, dit-elle, tu me fais peur! Ces voluptés, ces ivresses dont tu parles, ce n'est pas l'amour, c'est la fièvre, c'est l'étourdissement et l'oubli de tout, c'est quelque chose de brutal et d'insensé qui n'a ni veille ni lendemain. Reprends les rames, je veux m'en aller!
Il me vint une sorte de rage. Je saisis les rames et je l'emmenai plus au large. Elle eut peur et menaça de se jeter dans le lac, si je continuais ce silencieux et farouche voyage, qui ressemblait à un enlèvement. Je la ramenai vers la rive sans rien dire. J'étais en proie à un violent orage intérieur. Elle se laissa tomber sur le sable en pleurant. Désarmé, je pleurai aussi. Nous étions profondément malheureux sans nous rendre bien compte des causes de notre souffrance. Certes, je n'étais pas assez faible pour que la violence faite à ma passion me parût un si grand effort et un si grand malheur, et, quant à elle, la peur que je lui avais causée n'était pas aussi sérieuse qu'elle voulait se le persuader. Qu'y avait-il donc d'impossible entre nous? quelle barrière séparait nos âmes? Nous restâmes en face de cet effrayant problème sans pouvoir le résoudre.
Le seul remède à notre douleur était de souffrir ensemble, et ce fut réellement le seul lien profondément vrai qui nous étreignit. Cette douleur que je vis en elle si poignante et si sincère me purifia, en ce sens que j'abjurai mes projets de séduction par surprise et par ruse. Malheureux par elle, je l'aimai davantage. Qui sait si le triomphe ne m'eût pas rendu ingrat, comme elle le redoutait?
Dès le jour suivant, je pris la direction du Saint-Gothard pour me rendre ensuite au lac des Quatre-Cantons. Alida blâmait mon empressement à la quitter, elle pensait que je pouvais impunément passer une semaine à Rocca; mais je voyais bien que la curiosité de ma vieille hôtesse l'empêcherait, un jour ou l'autre, de dormir, et que mes promenades nocturnes seraient un sujet de réflexions et de commentaires dans les environs.
Après les premières heures de marche, je m'arrêtai à un énorme rocher qu'Alida m'avait indiqué au loin comme une de ses promenades favorites. De là, je voyais encore sa blanche villa comme un point brillant au milieu des bois sombres. Tandis que je la contemplais, lui envoyant dans mon coeur un tendre adieu, je sentis une main légère se poser sur mon épaule, et, en me retournant, je vis Alida elle-même, qui m'avait devancé là. Elle était venue à cheval avec un domestique qu'elle avait laissé à quelque distance. Elle portait un petit panier rempli de friandises. Elle avait voulu déjeuner avec moi sur la mousse à l'abri de son beau rocher, dans ce lieu complètement désert. Je fus si touché de cette gracieuse surprise, que je m'ingéniai à lui faire oublier les chagrins et les orages de la veille. Je protestai de ma soumission, et je fis tout mon possible vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de moi-même pour lui persuader sans mentir que je serais heureux ainsi.
– Mais où et quand nous reverrons-nous? dit-elle. Vous n'avez pas voulu vous engager clairement à être à Genève pour le mariage de Paule, et pourtant c'est le seul moyen de nous retrouver sans danger pour moi. Nos rapports tels qu'ils sont, chastes et consacrés désormais par le véritable amour, peuvent s'établir très-convenablement, si vous vous décidez à être connu de mon mari et à faire naturellement partie des amis qui m'entourent. Je ne vis pas toujours seule comme vous me voyez en ce moment. Les injustes soupçons et l'aigre caractère de ma vieille belle-soeur ont fait la solitude autour de moi dans ces derniers temps: j'étais, grâce à elle, découragée de toute relation d'amitié, et de voisinage; mais, depuis qu'elle est partie, j'ai fait des visites, j'ai effacé la mauvaise impression de ses torts, dont j'avais dû paraître un peu complice. On va me revenir. Je n'ai pas de nombreuses relations, je n'ai jamais aimé cela, et ce n'en est que mieux. Vous me trouverez assez entourée pour que nous n'ayons pas l'air de rechercher le tête-à-tête, et assez libre pour que le tête-à-tête se fasse souvent et naturellement. D'ailleurs, je découvrirai bien le moyen de m'absenter quelquefois, et nous nous rencontrerons en pays neutre, loin des yeux indiscrets. Je vais, dès à présent, travailler à ce que cela devienne possible et même facile. J'éloignerai les gens dont je me méfie, je m'attacherai solidement les serviteurs dévoués, je me créerai à l'avance des prétextes, et notre connaissance étant avouée, nos rencontres, si on les découvre, n'auront rien qui doive surprendre ou scandaliser. Voyez! tout nous favorise. Vous avez devant vous la liberté du voyageur; moi, je vais avoir celle de l'épouse délaissée, car M. de Valvèdre pense, lui aussi, à un grand voyage que je ne combattrai plus. Il s'en ira peut-être pour deux ans. Consentez à lui être présenté auparavant. Il sait déjà que je vous connais, et il ne peut rien soupçonner. Mettons-nous en mesure vis-à-vis de lui et du monde; ceci nous donnera du temps, de la liberté, de la sécurité. Vous parcourrez la Suisse et l'Italie, vous y deviendrez grand poëte, avec une belle nature sous les yeux et l'amour dans le coeur; moi, jusqu'à ce jour, j'ai été nonchalante et découragée. Je vais devenir active et ingénieuse. Je ne songerai qu'à cela. Oui, oui, nous avons déjà devant nous deux années de pur bonheur. C'est Dieu qui vous a envoyé à moi, au moment où la douleur de me séparer de mon fils aîné allait m'achever. Quand il me faudra quitter le second, j'aurai la compassion de vivre plus longtemps, peut-être tout à fait près de vous, parce qu'alors j'aurai le droit de dire à mon mari: «Je suis seule, je n'ai plus rien qui m'attache à ma maison. Laissez-moi vivre où je voudrai.» Je feindrai d'aimer Rome, Paris ou Londres, et tous deux, inconnus, perdus au sein d'une grande ville, nous nous verrons tous les jours. Je saurai très-bien me passer de luxe. Le mien m'ennuie affreusement, et tout mon rêve est une chaumière au fond des Alpes ou une mansarde dans une grande cité, pourvu que j'y sois aimée véritablement.
Nous nous séparâmes sur ces projets, qui n'avaient rien de trop invraisemblable. Je m'engageai à sacrifier toutes mes répugnances, à assister au mariage d'Obernay à Genève, à être présenté, par conséquent, à M. de Valvèdre.
J'étais si éloigné de ce dernier parti, que, quand Alida m'eut quitté, je faillis courir après elle pour reprendre ma parole; mais je fus retenu par la crainte de lui sembler égoïste. Je ne pouvais la revoir qu'à ce prix, à moins de risquer à chaque rencontre de la brouiller avec son mari, avec l'opinion, avec la société tout entière. Je continuai mon voyage; mais, au lieu de parcourir les montagnes, je pris le plus court pour me rendre à Altorf, et j'y restai. C'est là qu'Alida devait m'adresser ses lettres. Et que m'importait tout le reste? Nous nous écrivîmes tous les jours, et l'on peut dire toute la journée, car nous échangeâmes en une quinzaine des volumes d'effusion et d'enthousiasme. Jamais je n'avais trouvé en moi une telle abondance d'émotion devant une feuille de papier. Ses lettres, à elle, étaient ravissantes. Parler l'amour, écrire l'amour, étaient en elle des facultés souveraines. Bien supérieure à moi sous ce rapport, elle avait la touchante simplicité de ne pas s'en apercevoir, de le nier, de m'admirer et de me le dire. Cela me perdait; tout en m'élevant au diapason de ses théories de sentiment, elle travaillait à me persuader que j'étais une grande âme, un grand esprit, un oiseau du ciel dont les ailes n'avaient qu'à s'étendre pour planer sur son siècle et sur la postérité. Je ne le croyais pas, non! grâce à Dieu, je me préservais de la folie; mais, sous la plume de cette femme, la flatterie était si douce, que je l'eusse payée au prix de la risée publique, et que je ne comprenais plus le moyen de m'en passer.
Elle réussit également à détruire toutes mes révoltes relativement au plan de vie qu'elle avait adopté pour nous deux. Je consentais à voir son mari, et j'attendais avec impatience le moment de me rendre à Genève. Enfin ce mois de fièvre et de vertige, qui était le terme de mes aspirations les plus ardentes, touchait à son dernier jour.
V
J'avais promis à Obernay de frapper à sa porte la veille de son mariage. Le 31 juillet, à cinq heures du matin, je m'embarquais sur un bateau à vapeur pour traverser le Léman, de Lausanne à Genève.
Je n'avais pas fermé l'oeil de la nuit, tant je craignais de manquer l'heure du départ. Accablé de fatigue et roulé dans mon manteau, je pris quelques instants de repos sur un banc. Quand j'ouvris les yeux, le soleil se faisait déjà sentir. Un homme qui paraissait dormir également était assis sur le même banc que moi. Au premier coup d'oeil que je jetai sur lui, je reconnus mon ami anonyme du Simplon.
Cette rencontre aux portes de Genève m'inquiéta un peu; j'avais commis la faute d'écrire d'Altorf à Obernay en lui donnant de ma promenade un faux itinéraire. Cet excès de précaution devenait une maladresse fâcheuse, si la personne qui m'avait vu sur la route de Valvèdre était de Genève et en relation avec les Valvèdre ou les Obernay. J'aurais donc voulu me soustraire à ses regards; mais le bateau était fort petit, et, au bout de quelques instants, je me retrouvai face à face avec mon aimable philosophe. Il me regardait avec attention, comme s'il eût hésité à me reconnaître; mais son incertitude cessa vite, et il m'aborda avec la grâce d'un homme du meilleur monde. Il me parla comme si nous venions de nous quitter, et, s'abstenant, par grand savoir-vivre, de toute surprise et de toute curiosité, il reprit la conversation où nous l'avions laissée sur la route de Brigg. Je retombai sous le charme, et, sans songer davantage à le contredire, je cherchai à profiter de cette aimable et sereine sagesse qu'il portait en lui avec modestie, comme un trésor dont il se croyait le dépositaire et non le maître ni l'inventeur.
Je ne pouvais résister au désir de l'interroger, et cependant, à plusieurs reprises, ma méditation laissa tomber l'entretien. J'éprouvais le besoin de résumer intérieurement et de savourer sa parole. Dans ces moments-là, croyant que je préférais être seul et ne désirant nullement se produire, il essayait de me quitter; mais je le suivais et le reprenais, poussé par un attrait inexplicable et comme condamné par une invisible puissance à m'attacher aux pas de cet homme, que j'avais résolu d'éviter. Quand nous approchâmes de Genève, les passagers, qui, de la cabine, firent irruption sur le pont, nous séparèrent. Mon nouvel ami fut abordé par plusieurs d'entre eux, et je dus m'éloigner. Je remarquai que tous semblaient lui parler avec une extrême déférence; néanmoins, comme il avait eu la délicatesse de ne pas s'enquérir de mon nom, je crus devoir respecter également son incognito.
Une demi-heure après, j'étais à la porte d'Obernay. Le coeur me battait avec tant de violence, que je m'arrêtai un instant pour me remettre. Ce fut Obernay lui-même qui vint m'ouvrir; de la terrasse de son jardin, il m'avait vu arriver.
– Je comptais sur toi, me dit-il, et me voilà pourtant dans un transport de joie comme si je ne t'espérais plus. Viens, viens! toute la famille est réunie, et nous attendons Valvèdre d'un moment à l'autre.
Je trouvai Alida au milieu d'une douzaine de personnes qui ne nous permirent d'échanger que les saluts d'usage. Il y avait là, outre le père, la mère et la fiancée d'Henri, la soeur aînée de Valvèdre, mademoiselle Juste, personne moins âgée et moins antipathique que je ne me la représentais, et une jeune fille d'une beauté étonnante. Bien qu'absorbé par la pensée d'Àlida, je fus frappé de cette splendeur de grâce, de jeunesse et de poésie, et, malgré moi, je demandai à Henri, au bout de quelques instants, si cette belle personne était sa parente.
– Comment diable, si elle l'est! s'écria-t-il en riant, c'est ma soeur Adélaïde! Et voici l'autre que tu n'as pas connue, comme celle-ci, dans ton enfance; voici notre démon, ajouta-t-il en embrassant Rosa, qui entrait.
Rosa était ravissante aussi, moins idéale que sa soeur et plus sympathique, ou, pour mieux dire, moins imposante. Elle n'avait pas quatorze ans, et sa tenue n'était pas encore celle d'une demoiselle bien raisonnable; mais il y avait tant d'innocence dans sa gaieté pétulante qu'on n'était pas tenté d'oublier combien l'enfant était près de devenir une jeune fille.
– Quant à l'aînée, reprit Obernay, c'est la filleule de ta mère et mon élève à moi, une botaniste consommée, je t'en avertis, et qui n'entend pas raison avec les superbes railleurs de ton espèce. Fais attention à ton bel esprit, si tu veux qu'elle consente à te reconnaître. Pourtant, grâce à ta mère, qui lui fait l'honneur de lui écrire tous les ans en réponse à ses lettres du 1er janvier, et pour qui elle conserve une grande vénération, j'espère qu'elle ne fera pas trop mauvais accueil à ta mine de poëte échevelé; mais il faut que ce soit ma mère qui vous présente l'un à l'autre.
– Tout à l'heure! repris-je en voyant qu'Alida me regardait. Laisse-moi revenir de ma surprise et de mon éblouissement.
– Tu la trouves belle? Tu n'es pas le seul; mais n'aie pas l'air de t'en apercevoir, si tu ne veux la désespérer. Sa beauté est comme un fléau pour elle. Elle ne peut sortir de la vieille ville sans qu'on s'attroupe pour la voir, et elle n'est pas seulement intimidée de cette avidité des regards, elle en est blessée et offensée. Elle en souffre véritablement, et elle en devient triste et sauvage hors de l'intimité. Demain sera pour elle un jour d'exhibition forcée, un jour de supplice par conséquent. Si tu veux être de ses amis, regarde-la comme si elle avait cinquante ans.
– A propos de cinquante ans, repris-je pour détourner la conversation, il me semble que mademoiselle Juste n'a guère davantage. Je me figurais une véritable duègne.
– Cause avec elle un quart d'heure, et tu verras que la duègne est une femme d'un grand mérite. Tiens, je veux te présenter à elle; car, moi, je l'aime, cette belle-soeur-là, et je veux qu'elle t'aime aussi.
Il ne me permit pas d'hésiter et me poussa vers mademoiselle Juste, dont l'accueil digne et bienveillant devait naturellement me faire engager la conversation. C'était une vieille fille un peu maigre et accentuée de physionomie, mais qui avait dû être presque aussi belle que la soeur d'Obernay, et dont le célibat me semblait devoir cacher quelque mystère, car elle était riche, de bonne famille, et d'un esprit très-indépendant. En l'écoutant parler, je trouvai en elle une distinction rare et même un certain charme sérieux et profond qui me pénétra de respect et de crainte. Elle me témoigna pourtant de l'intérêt et me questionna sur ma famille, qu'elle paraissait très-bien connaître, sans pourtant rappeler ou préciser les circonstances où elle l'avait connue.
On avait déjeuné, mais on tenait en réserve une collation pour moi et pour M. de Valvèdre. En attendant qu'il arrivât, Henri me conduisit dans ma chambre. Nous trouvâmes sur l'escalier madame Obernay et ses deux filles, qui vaquaient aux soins domestiques. Henri saisit sa mère au passage afin qu'elle me présentât en particulier à sa fille aînée.
– Oui, oui, répondit-elle avec un affectueux enjouement, vous allez vous faire de grandes révérences, c'est l'usage; mais souvenez-vous un peu d'avoir été compagnons d'enfance pendant un an, à Paris. M. Valigny était alors un garçon plein de douceur et d'obligeance pour toi, ma fille, et tu en abusais sans scrupule. A présent que tu n'es que trop raisonnable, remercie-le du passé et parle-lui de ta marraine, qui a continué d'être si bonne pour toi.
Adélaïde était fort intimidée; mais j'étais si bien en garde contre le danger de l'effaroucher, qu'elle se rassura avec un tact merveilleux. En un instant, je la vis transformée. Cette rêveuse et fière beauté s'anima d'un splendide sourire, et elle me tendit la main avec une sorte de gaucherie charmante qui ajoutait à sa grâce naturelle. Je ne fus pas ému en touchant cette main pure, et, comme si elle l'eût senti, elle sourit davantage et m'apparut plus belle encore.
C'était un type très-différent de celui d'Obernay et de Rosa, qui ressemblaient à leur mère. Adélaïde en tenait aussi par la blancheur et l'éclat; mais elle avait l'oeil noir et pensif, le front vaste, la taille dégagée et les extrémités fines de son père, qui avait été un des plus beaux hommes du pays; madame Obernay restait gracieuse et fraîche sous ses cheveux grisonnants, et, comme Paule de Valvèdre, sans être jolie, était extrêmement agréable: on disait dans la ville que, lorsque les Obernay et les Valvèdre étaient réunis, ou croyait entrer dans un musée de figures plus ou moins belles, mais toutes noblement caractérisées et dignes de la statuaire et du pinceau.
J'avais à peine fini ma toilette, qu'Obernay vint m'appeler.
– Valvèdre est en bas, me dit-il; il t'attend pour faire connaissance et déjeuner avec toi.
Je descendis en toute hâte; mais, à la dernière marche de l'escalier, il me vint une terreur étrange. Une vague appréhension qui, depuis quinze jours, m'avait souvent traversé l'esprit et qui m'était revenue fortement dans la journée, s'empara de moi à tel point, que, voyant la porte de la maison ouverte, j'eus envie de fuir; mais Obernay était sur mes talons, me fermant la retraite. J'entrai dans la salle à manger. Le repas était servi; une voix à la fois douce et mâle partait du salon voisin. Plus d'incertitude, plus de refuge; mon inconnu du Simplon, c'était M. de Valvèdre lui-même.
Un monde de mensonges plus impossibles les uns que les autres, un siècle d'anxiétés remplirent le peu d'instants qui me séparaient de cette inévitable rencontre. Qu'allais-je dire à M. de Valvèdre, à Henri, à Paule et devant les deux familles, pour motiver ma présence aux environs de Valvèdre, quand on m'avait cru dans le nord de la Suisse à cette même époque? A cette crainte se joignait un sentiment de douleur inouïe et qu'il m'était impossible de combattre par les raisonnements vulgaires de l'égoïsme. Je l'aimais, je l'aimais d'instinct, d'entraînement, de conviction et par fatalité peut-être, cet homme accompli que je venais essayer de tromper, de rendre par conséquent malheureux ou ridicule!
La tête me tournait quand Obernay me présenta à Valvèdre, et j'ignore si je réussis à faire bonne contenance. Quant à lui, il eut un très-vif sentiment de surprise, mais tout aussitôt réprimé.
– C'est là ton ami? dit-il à Henri. Eh bien, je le connais déjà. J'ai fait la traversée du lac avec lui ce matin, et nous avons philosophé ensemble pendant plus d'une heure.
Il me tendit la main et serra cordialement la mienne. Adélaïde nous appela pour déjeuner, et nous nous assîmes vis-à-vis l'un de l'autre, lui tranquille et n'ayant aucun soupçon, puisqu'il ignorait mon mensonge, moi aussi en train de manger que si j'allais subir la torture. Pour m'achever, Àlida vint s'asseoir auprès de son mari d'un air d'intérêt et de déférence, et s'efforcer, tout en causant, de deviner quelle impression nous avions produite l'un sur l'autre.
– Je connaissais M. Valigny avant vous, lui dit-elle; je vous ai dit qu'à Saint-Pierre il avait été notre chevalier, à Paule et à moi, pendant qu'Obernay vous cherchait dans ces affreux glaciers.
– Je n'ai pas oublié cela, répondit Valvèdre, et je suis content d'être l'obligé d'une personne qui m'a été sympathique à première vue.
Alida, nous voyant si bien ensemble, retourna au salon, et Adélaïde vint prendre sa place. Je remarquai entre elle et Valvèdre une affection à laquelle il était certainement impossible d'entendre malice, à moins d'avoir l'esprit brutal et le jugement grossier, mais qui n'en était pas moins frappante. Il l'avait vue toute petite, et, comme il avait quarante ans, il la tutoyait encore, tandis qu'elle lui disait vous avec un mélange de respect et de tendresse qui rétablissait les convenances de famille dans leur intimité. Elle le servait avec empressement, et il se laissait servir, disant: «Merci, ma bonne fille!» avec un accent pleinement paternel; mais elle était si grande et si belle, et lui, il était encore si jeune et si charmant! Je fis mon possible pour m'imaginer que ce mari trompé consentirait de bon coeur à ne pas s'en apercevoir, tant il était heureux père!
On se sépara bientôt pour se réunir au dîner. La famille était occupée de mille soins pour la grande journée du lendemain. Les hommes sortirent ensemble. Je restai seul au salon avec madame de Valvèdre et ses deux belles-soeurs. Ce fut une nouvelle phase de mon supplice. J'attendais avec angoisse la possibilité d'échanger quelques mots avec Alida. Paule, appelée par madame Obernay pour essayer sa toilette de noces, sortit bientôt; mais mademoiselle Juste était comme rivée à son fauteuil. Elle continuait donc ses fonctions de gardienne de l'honneur de son frère en dépit des mesures prises pour l'en dispenser. Je regardai avec attention son profil austère, et je sentis en elle autre chose que le désir de contrarier. Elle remplissait un devoir qui lui pesait. Elle le remplissait en dépit de tous et d'elle-même. Son regard lucide, qui surprenait les rougeurs d'impatience d'Alida et qui pénétrait mon affreux malaise, semblait nous dire à l'un et à l'autre: «Croyez-vous que cela m'amuse?»
Au bout d'une heure de conversation très-pénible dont mademoiselle Juste et moi fîmes tous les frais, car Alida était trop irritée pour avoir la force de le dissimuler, j'appris enfin par hasard que M. de Valvèdre, au lieu d'accompagner ses soeurs et ses enfants jusqu'à Genève le 8 juillet, les avait confiés à Obernay pour s'arrêter autour du Simplon. Je me hâtai d'aller au-devant de la découverte qui me menaçait, en disant que, là précisément, j'avais rencontré M. de Valvèdre et avais fait connaissance avec lui sans savoir son nom.
– C'est singulier, observa mademoiselle Juste; M. Obernay ne croyait pas que vous fussiez de ce côté-là.
Je répondis avec aplomb qu'en voulant gagner la vallée du Rhône par le mont Cervin, j'avais fait fausse route, et que j'avais profité de ma bévue pour voir le Simplon, mais que, craignant les plaisanteries d'Obernay sur mon étourderie à me conduire en dépit de ses instructions, je ne m'en étais pas vanté dans ma lettre.
– Puisque vous étiez si près de Valvèdre, dit Alida avec la même tranquillité, vous eussiez dû venir me voir.
– Vous ne m'y aviez pas autorisé, répondis-je, et je n'ai pas osé.
Mademoiselle Juste nous regarda tous les deux, et il me sembla bien qu'elle n'était pas notre dupe.
Dès que je fus seul avec Alida, je lui parlai avec effroi de cette fatale rencontre et lui demandai si elle ne pensait pas que son mari pût concevoir des doutes.
– Lui jaloux? répondit-elle en haussant les épaules. Il ne me fait pas tant d'honneur! Voyons, reprenez vos esprits, ayez du sang-froid. Je vous avertis que vous en manquez, et qu'ici vous avez paru d'une timidité singulière. On a déjà fait la remarque que vous n'étiez pas ainsi à votre première apparition dans la maison.
– Je ne vous cache pas, repris-je, que je suis sur des épines. Il me semble à chaque instant qu'on va me demander compte de ce voyage du côté de Valvèdre et m'écraser sous le ridicule du prétexte que je viens de trouver. M. de Valvèdre doit m'en vouloir de m'être moqué de lui en me donnant pour un comédien. Il est vrai qu'il s'est laissé traiter de docteur: je le prenais pour un médecin; mais j'ai eu l'initiative de ma méprise, et il n'a rien fait pour m'y confirmer ou pour m'en retirer, tandis que moi…
– Vous a-t-il reparlé de cela? reprit Alida un peu soucieuse.
– Non, pas un mot là-dessus! C'est bien étrange.
– Alors c'est tout naturel. Valvèdre ne connaît pas la feinte. Il a tout oublié; n'y pensons plus et parlons du bonheur d'être ensemble.
Elle me tendait la main. Je n'eus pas le temps de la presser contre mes lèvres. Ses deux enfants revenaient de la promenade. Ils entraient comme un ouragan dans la maison et dans le salon.
L'aîné était beau comme son père, et lui ressemblait d'une manière frappante. Paolino rappelait Alida, mais en charge; il était laid. Je me souvins qu'Obernay m'avait parlé d'une préférenc marquée de madame de Valvèdre pour Edmond, et involontairement j'épiai les premières caresses qui accueillirent l'un et l'autre. De tendres baisers furent prodigués à l'aîné, et elle me le présenta en me demandant si je le trouvais joli. Elle effleura à peine les joues de l'autre, en ajoutant:
– Quant à celui-ci, il ne l'est pas, je le sais!
Le pauvre enfant se mit à rire, et, serrant la tête de sa mère dans ses bras: