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Kitabı oku: «Le notaire de Chantilly», sayfa 24

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XXVII

Quand le docteur s'était présenté chez mademoiselle de Meilhan, il avait été reçu avec beaucoup de surprise; Caroline n'avait éprouvé qu'une légère indisposition; dès lors il avait été aisé à M. Durand de se convaincre que Victor, dans son zèle indécent, n'avait eu d'autre but que de s'afficher comme le complice d'un acte dont l'outrageante publicité le lierait à l'héritière de M. Clavier.

Jaloux de la réputation d'une jeune personne désormais maîtresse d'une maison dont il avait été l'ami, le docteur laissa écouler le temps rigoureusement nécessaire à une visite, puis il sortit et alla exprès à la pièce d'eau, vers les dames qui n'avaient pas manqué de l'y attendre, pour les confirmer dans l'idée que mademoiselle de Meilhan avait réellement ressenti les premières atteintes du choléra.

Un peu affecté, en racontant cette nouvelle, le docteur fit succéder l'effroi à la médisance dans l'esprit de celles qui l'écoutèrent.

Sur sa simple observation que l'air de la nuit, les émanations de la forêt et l'humidité de la pelouse étaient susceptibles de développer le germe du mal dont Caroline avait été frappée, elles rentrèrent la tête basse au logis.

Victor avait prévu, point par point, les conséquences de son mensonge.

Qu'il fût vrai ou non que Caroline eût éprouvé les douleurs de l'enfantement, il la perdait si bien dans l'opinion par le scandale de la pièce d'eau, qu'il restait seul pour la relever en l'épousant; ainsi il avait été fort indifférent sur la réception faite au docteur.

S'il n'avait pas essayé de vérifier le degré de vraisemblance que comportait le fond de la confidence de Maurice sur l'état de mademoiselle de Meilhan, c'est qu'il avait toujours beaucoup plus tenu à ce que cet état fût réel qu'à ce qu'il ne le fût pas. Il s'agissait d'en profiter et non d'en peser les probabilités. D'ailleurs, Maurice n'aurait pas menti sur choses si graves.

Il allait jouir des fruits de sa combinaison; du moins l'espérait-il ainsi dans son assurance à croire infaillibles des projets dont aucun projet d'homme jusqu'à lui n'avait égalé la hardiesse, quand le changement d'entrepôt et l'insurrection du 6 juin cassèrent en quelques minutes les premiers échelons de sa fortune, et le jetèrent brutalement par terre. Il y avait de quoi être écrasé: Victor fut étourdi. Quelque impassible néanmoins qu'il fût de caractère, il se courba pendant les heures lugubres qui furent marquées, pour lui et pour son beau-frère, des funestes accidents dont nous avons été témoins.

Si l'on n'a pas oublié que mademoiselle de Meilhan n'avait pas consenti à se détacher du lit où M. Clavier avait rendu le dernier soupir, et si l'on se souvient de la lettre restée sans réponse qu'Édouard avait écrite à Maurice pour avoir cinquante mille francs, on apportera peut-être quelque patience à écouter la suite de la passion si horriblement traversée de Caroline.

Édouard s'était rendu à Paris sans accidents. Là, spectateur de la fermentation publique contre la royauté de Juillet mal affermie; ne la voyant pas trop courageusement soutenue, même par ceux qui en avaient le plus profité, il se persuada que les républicains en auraient bon marché. Sa conviction, on l'a dit plus haut, étant d'ailleurs que Henri V ne rentrerait aux Tuileries qu'après la sanglante épreuve d'une république, par raison et par désespoir, il s'était enrôlé dans les rangs des révoltés. La débauche des idées autorisait alors ces unions adultères de partis. Édouard, au surplus, n'avait pas à hésiter entre une vie mal cachée, intolérable, par les soins de prudence qu'elle exigeait, et une mort peut-être utile, à coup sûr glorieuse, car elle finirait par une balle.

Forcé en outre de renoncer à son départ pour l'Allemagne, à cause de la prescription de son passeport d'emprunt, et par la détermination de Caroline, dont il n'avait pas osé violer la pieuse résistance au pied d'un lit de mort, Édouard aurait été blâmable de rester étranger au mouvement insurrectionnel. Nous avons vu comment Maurice n'avait pas été non plus le moindre obstacle à la fuite d'Édouard.

Qui compterait les épreuves auxquelles il se soumit avant d'être accepté par les partisans d'une opinion ennemie infailliblement mortelle à la sienne dès qu'elle aurait triomphé? Qui l'a suivi à travers les clubs souterrains où des figures sombres, rangées contre des murs humides, jugent et condamnent la royauté en jury sévère, impitoyable, sans appel? Qui a souffert avec lui les insultes faites à ses plus chères prédilections, afin d'obtenir au prix de tant de courageuses bassesses une place là où il y avait à combattre le visage masqué?

Ceci sera son secret.

Bientôt l'heure sonne, la nuit s'abat sur Paris, sur Paris agité, en sueur, comme un malade qui pressent la crise.

A des distances lointaines, mais dont les échos mesurent le sinistre intervalle, des coups de feu pétillent, se répondent. Au pied des rues désertes, des ombres courent, arment des pistolets, bourrent des carabines, et en fuyant se communiquent à l'oreille des paroles de ralliement.

Ici des groupes se pelotonnent; plus loin, ils s'abaissent et démolissent le sol; leur haleine laborieuse rase les ruisseaux dont le cours est détourné. Déjà des eaux noires s'échappent en nappes bourbeuses au bas des maisons; des pierres alourdissent des tonneaux; sur ces tonneaux des planches tombent et s'appuient: ce sont des ponts, des portes, des remparts. Derrière ces remparts grossiers, mais massifs, des fourmilières silencieuses campent et veillent; elles fondent des balles à la lueur d'un fanal; sous ce fanal flotte un drapeau noir.

Édouard est là. Il a mis les mains dans les pierres, dans la boue, dans le plomb.

Vienne le jour, il les lavera dans le sang!

Ce jour se lève: c'est le 6 juin; c'est le jour qui dure encore, qui a vu les populations éparses, effarées de la campagne, assiégeant le cabinet de Maurice; jour néfaste, qui, des pavés mitraillés de Paris jusqu'à la porte du jardin de mademoiselle de Meilhan, a lancé un messager épuisé de fatigue.

Quand ce messager de mort eut rempli sa mission, Caroline descendit au jardin et entra dans la serre, dont les panneaux soulevés, pour permettre au vent doux de juin de s'y introduire, laissaient apercevoir dans le fond un double rang d'orangers tout vivaces de leurs feuilles vertes et des rameaux embaumés de leurs fleurs. Chaque arbre, chaque arbuste, aspirait, dans cette matinée égayée par le chant des oiseaux, sa part de soleil, son souffle d'air, son infusion de vie, sa nuance de couleur et de grâce. Ils semblaient tous s'être préparés pour recevoir la visite du printemps: les uns montaient, les bras déployés, vers le soleil, beaux bananiers enveloppés étroitement dans leur fourreau de soie, comme des princes persans dans leur tunique; les autres se courbant, ondoyant, se relevant, semblaient de moelleuses bayadères tout à coup changées en tulipiers; Vichnou les avait touchées.

Toutes ces plantes, toutes ces fleurs respiraient dans l'atmosphère qui les entourait et qui leur faisait une patrie commune au milieu de laquelle chacune étalait sa beauté particulière. C'étaient des inflexions de tiges pleines de souplesse, des boutons vaporeux et voilés comme la pudeur, des bouquets liés d'eux-mêmes et cherchant une main pour les prendre; c'étaient des corolles renversées en sonnettes, agitant leurs anthères comme de petits marteaux d'or; d'autres corolles, inclinées sur leurs hampes, vives, sveltes, ailées, figuraient des colibris prêts à s'envoler; et d'autres encore, pourprées ou pâles, mélancoliques ou coquettes, ayant presque une âme et une voix.

Un souvenir de chaque climat éclatait autour de Caroline par des formes aussi incisives que la langue du pays, que son accent.

Bienfait des contrées sans ombre, le latanier élargissait son éventail aux mille lames, tandis que, plus loin, les arbustes du Gange effilaient et abaissaient en forme de rames leurs feuilles dentelées et arrondies pour voguer sur le fleuve sacré. Qu'un beau scarabée rose tombe dans la feuille du zamia, et l'équipage végétal sera complet.

L'imagination est heureuse de trouver des ressemblances entre des objets où Dieu n'a mis peut-être que l'intarissable variété de ses créations. Chaque bel arbre aux formes souples et tendres rappelle à notre faiblesse aimante, par des analogies mystérieuses dont les anges seuls ont la clé, une chose chérie, une chose absente, évanouie. Qui sait si le sang et la séve n'eurent pas autrefois une même source?

Caroline eut des tendresses, des regards, des soupirs, pour ces fleurs qui la regardaient lire la nuit, et qui l'appelaient de leurs parfums quand elle les oubliait pour lire.

Elle va de l'une à l'autre pour les respirer doucement; elle va, de ces petites étoiles, découpées à l'image de celles du ciel, qui sont peut-être aussi des mondes de parfums, à ces amas de pierreries égouttées sur des branches; à ces myriades de topazes, de perles végétales que la Vierge fit pour son diadème, laissant les autres perles aux reines de la terre.

Entre les plus hauts arbustes et les lianes rampantes, d'autres fleurs épanouissent leurs corolles peintes par les anges dans les loisirs de la création; leurs doigts les ont veloutées, plissées à mille plis, évasées en calice pour recevoir la rosée, et puis les divins espiègles ont soufflé dedans pour les arrondir; leur haleine y est restée.

Caroline salua toutes les fleurs en passant, gracieuses amies qui lui rendirent son salut matinal. Elle en porta quelques-unes à ses lèvres, les retenant longtemps comme pour un adieu éternel.

On eût pu la voir ensuite aller de place en place s'asseoir un instant sous chaque ombrage, et essayer de toutes les suaves exhalaisons de la serre afin de dilater sa poitrine où se posait sa main. Sa tête, rêveuse et triste, balancée sur ses charmantes épaules, penchait ainsi qu'une fleur à qui l'eau a manqué tout un jour d'été. Enfin elle se reposa sous un bel oranger de Naples, regardant fixement devant elle, suivant le fil d'une pensée qui parlait du fond de ses yeux et allait jusqu'au ciel. Sur ce chemin idéal, son âme montait et descendait; mais, à chaque voyage, elle abrégeait le retour. Le ciel l'attirait davantage.

Après avoir inutilement cherché une attitude de repos, ses bras, sans force, fléchirent et pendirent le long de sa robe blanche, nouée par une ceinture noire, signe de deuil qu'elle n'avait pas cru devoir refuser à la mémoire de M. Clavier. Ainsi brisée, elle parut plus immobile que les plantes à travers lesquelles elle se dessinait.

Caroline demeura une heure entière dans ce repos; sa figure d'albâtre s'anima ensuite doucement; elle sourit comme étonnée de l'heureuse idée qui lui naissait spontanément. Était-ce un espoir? était-ce une voix qu'elle avait entendue? Caroline se leva et se dirigea vers les panneaux vitrés de la serre, qu'elle abaissa l'un après l'autre, sans en oublier un seul.

Caroline se trouva enfermée avec les fleurs.

Ayant repris sa place sous l'oranger, elle s'aperçut sans frémir qu'elle avait sur sa tête un groupe de mancenilliers, arbustes funestes que M. Clavier avait été plusieurs fois tenté d'arracher.

Bientôt une chaleur pénétrante, pareille à celle d'un bain de vapeur, remplit la serre déjà échauffée par le soleil de la matinée. Le tan, dont le parquet était couvert à une profondeur de deux pieds, fermenta et fuma. Aux carreaux s'attachèrent des vapeurs blanches; et bientôt s'opéra une dilatation puissante dans le tissu, dans les feuilles et les fleurs des arbustes exposés à l'action d'une température élevée. Des camélias s'épanouissaient; des pétales d'orangers tournoyaient et voltigeaient dans l'espace; des feuilles se distendaient et claquaient. Le symptôme le plus évident de l'absorption de l'air atmosphérique par les pores des plantes se révélait par la surabondance d'odeurs répandues dans la serre, qui s'alourdissait de parfums.

A la faiblesse morale qu'avait éprouvée Caroline avant la fermeture des panneaux, se joignit chez elle, dès que cette imprudente résolution fut accomplie, un anéantissement physique qu'elle ne tenta pas de secouer.

Caroline s'assoupit peu à peu; ses paupières descendirent sur ses joues envahies par la pâleur du sommeil; on eût dit qu'elle remuait les lèvres, et un peu les doigts, à mesure que ses yeux ne s'ouvraient plus qu'avec peine.

D'instant en instant cependant la serre se parait de mille fleurs écloses à cette chaleur fécondante; plus lustrées, plus vertes, plus humides, les feuilles se déroulaient. Caroline n'eut bientôt plus assez de force pour appuyer sa tête contre l'oranger; elle glissa, manqua d'appui; son épaule seule l'empêcha d'être renversée sur la chaise. Et son assoupissement augmentait; sommeil doux et vénéneux qu'il était déjà peut-être trop tard pour rompre. Ses yeux, sa bouche, ses bras n'avaient plus aucun mouvement; mais, comme si un oiseau invisible l'eût effleurée de son aile, une ombre, un gaz courait sur son visage qui n'était pas encore mort, mais qui n'était plus vivant. Adieu! pâle et belle comtesse de Meilhan, descendante de princes, au noble sang, de noble race; tuée dans tes parents, domestique ensuite, et puis aimée. – L'amour, ce qu'il y a de plus joyeux dans la richesse, ce qu'il y a de plus consolant dans la pauvreté! – Et cet amour, ton amour, Caroline, souillé, découvert, maudit, déchiré par une infâme et un régicide! Adieu!.. pauvre enfant, qui as vécu un jour. Ainsi s'éteignent donc les races, mon Dieu, qui les voulez d'abord puissantes, dominatrices, maîtresses du monde, qui les laissez se dire infinies, éternelles comme vous; qui passez ensuite sur leurs châteaux et les pulvérisez, sur leurs noms, et la mémoire la plus invincible ne les sait plus jamais; et enfin qui, après l'avoir porté triomphant de race en race, reléguez ce germe dans l'âme aimante, débile, passionnée d'un enfant, et d'un enfant que l'haleine des fleurs va tuer.

Pas un cri, un effort, un regret, pas un retour à la vie! Sa robe trace de longs plis de ses genoux à ses pieds; ses bras plongent droit vers la terre, et ses beaux doigts effilés n'ont plus de sang. Son âme est au milieu de ces parfums qui l'ont aspirée. Caroline est morte, asphyxiée par les fleurs; mort douce, douce comme sa vie; la jeune, la blonde enfant, avait retenu, pour le tourner contre elle, le précepte de M. Clavier: – Nous ne pouvons pas vivre avec les fleurs, mon enfant; il faut que nous les tuions ou qu'elles nous tuent.

Et les fleurs l'ont tuée.

XXVIII

En partant de Chantilly, Victor avait laissé des ordres précis et détaillés aux domestiques, comptant peu, avec raison, sur la liberté d'esprit de son beau-frère pour veiller aux préparatifs du dîner auquel il avait invité les paysans.

Aussi ce fut à l'insu de Maurice que deux tables de quarante couverts furent dressées dans une allée du jardin, et qu'elles se parèrent, sans craindre l'incertitude du temps, d'une sérénité rare depuis le matin, de tout ce que l'élégance du linge et de l'argenterie a de choisi.

Les habitants ne savaient que penser de ces apprêts, très-difficiles à cacher dans un bourg qui n'a qu'une rue, et de plus en plus inconvenants à mesure que les événements de Paris se rembrunissaient.

Comme un pâtissier en bonnet de coton ne sort pas sans commentaires d'une maison enclavée dans une localité au-dessous de deux mille âmes, trois pâtissiers allant et venant, pour le compte de la maison Maurice, avaient ouvert les écluses aux interprétations. Les propos débordaient.

– Tue-t-on le bœuf gras, ou le veau, chez lui?

– Voisine, on peut tout supposer: j'ai vu deux pâtissiers.

– Vous vous trompez: il y en avait trois bien comptés; tout ce que Chantilly possède en pâtissiers.

– Je ne dirai pas non. C'est comme des melons: il en est entré un chargement. Pourtant, j'en ai marchandé un hier; pas moins de trois francs. Ils sont au feu.

– Et mon mari qui sort du café où il a entendu qu'on commandait quatre-vingts demi-tasses de café avec ou sans crème!

– Êtes-vous bien sûre de ça, voisine? C'est que quatre-vingts demi-tasses de café, cela entraîne autant de petits verres.

– Si j'en suis sûre! Vous n'avez qu'à rester à votre croisée; vous vous convaincrez par vous-même si je mens ou si je dis vrai.

– Il y a, il faut le croire, quelque baptême sous roche.

– Mais baptême de qui, de quoi, voisine? il n'y a point de nouveau-né dans la maison.

– C'est donc un mariage?

– Pas davantage. Il n'y a qu'un ménage, et la noce est faite depuis longtemps.

– Bien sûr ce n'est pas un enterrement.

– C'est à jeter notre langue aux chiens, voisine.

– Que voulez-vous! on ne sait plus rien dans ce pauvre monde.

– Hélas! vous parlez comme l'Évangile, voisine; il n'y a plus rien à brouter pour la langue d'un chrétien. Il faut que le monde soit bien méchant pour tant se cacher.

Dieu eût pardonné à la médisance si, envoyé par lui à Chantilly, son ange eût découvert seulement huit maisons dont les croisées eussent été fermées en ce moment; seulement trois, seulement une.

Il n'en était point où ne parût un visage curieux; et, parmi ces visages, il n'en était point dont le rayon visuel fût dirigé ailleurs que sur la maison de Maurice.

Maurice était étranger à ce qui se passait chez lui. Il jetait à qui les voulait les clefs des armoires et du caveau, trop heureux de se laisser voler, au prix du repos dont sa pauvre tête avait besoin. Souvent il se surprenait, écoutait le cliquetis de l'argenterie et le grincement des assiettes, ne s'expliquant qu'après longues réflexions la cause de ces préparatifs gastronomiques.

Reprenant le fil de ses idées, il murmurait en marchant:

– Déjà une heure que Victor est parti! reviendra-t-il? Oh! non! je ne le crois pas. Et quand il reviendrait! ne m'apporterait-il pas quelque exécrable faux-fuyant pour éterniser mon désespoir? Mais cette fois il s'abuse; mes juges sont ici; de l'or pour eux ou le suicide pour moi. Et qu'il ne me trompe pas d'une heure, car j'ai des armes sûres et qui n'attendent pas!

Le chef de cuisine entra.

– Monsieur!

– Quoi? que me veut-on?

– Divisera-t-on le repas en trois services ou en deux?

– Que dites-vous, et qui êtes-vous?

– Je suis le chef, monsieur, et je vous demande s'il y aura deux ou trois services à votre dîner?

– Mille! s'il le faut.

– Et combien d'entrées?

– Tant qu'il vous plaira.

– Comme j'ai deux belles carpes, je crois que nous pourrons nous passer du turbot?

– Passez-vous du turbot.

– Mettra-t-on huit ou douze poulets à la broche?

– Mettez-les tous!

– De quel vin boira-t-on?

– De tous! Laissez-moi!

Profitant de la munificence de Victor, les clients avaient envahi les principaux hôtels de Chantilly. Amateurs des beaux points de vue, plusieurs d'entre eux, installés dans l'agréable hôtel de Bourbon-Condé, s'étaient placés sur le balcon de fer qui s'avance, poudreux et rouillé, sur la grande route, et domine les premières avenues de la forêt. De son cabinet, Maurice les apercevait, adoucissant les ennuis de l'attente par des petits verres de liqueur et des cigares. Ils semblaient occuper le bourg par suite d'une invasion, et le tenir en gage jusqu'à l'acquittement de sa rançon.

Les premières heures furent douces.

Ils s'emparèrent des billards qu'ils trouvèrent vacants, des tables de jeu, et enfin de tous les instruments de distraction que fournit le pays le plus fainéant de la chrétienté.

Les enfants et les femmes allèrent se promener à âne dans la forêt et dans des chars-à-bancs de louage, Victor n'ayant interdit aucune sorte de plaisir.

Maurice dévorait son cœur sans relâche en comptant les minutes qui le séparaient de la nuit. Ces paysans marchant autour de son habitation lui produisaient l'effet d'un peuple impatient d'assister à son exécution remise au coucher du soleil. Ils avaient acheté le droit de le voir mourir pour son crime. S'il s'éloignait du spectacle désolant qu'offrait cette multitude des clients dont pas un n'était perdu pour son regard, de quelque côté qu'il le dirigeât sur l'étendue plane de la pelouse, il n'évitait pas la fantasque solennité du repas. Il ne pardonnait pas à la fastueuse raillerie des flambeaux, des porcelaines, des flacons, des cristaux, dont se chargeaient deux tables démesurées; dérision pour son cœur attristé.

Il rentrait pour la vingtième fois au fond de sa retraite, maudissant l'implacable immobilité du temps, exécrant un soleil toujours à la même place, quand un homme, vêtu de deuil des pieds à la tête, entra à pas lents dans l'ombre de son cabinet, s'avança vers lui, et l'appela d'un ton faible:

– Maurice ne me reconnais-tu pas?

– Jules Lefort! mon ami! Cette pâleur, ces habits!.. Jules, tu pleures! mais tu pleures! Oui! – toi aussi!.. – Qui t'a-t-on tué?

– Ma femme! Hortense est morte; morte folle dans mes bras! me demandant pardon, pardon! sans pouvoir être dissuadée qu'elle n'avait commis aucune faute. A genoux près de son lit, mes lèvres suppliantes sur son front, tenant son corps desséché et convulsif sur ma poitrine, je lui ai vainement protesté, par mes pleurs, par mes paroles, qu'elle était innocente et que ses remords m'outrageaient, me faisaient mourir; elle a, jusqu'à son dernier souffle, maigri, langui, souffert en murmurant: Pardon! Elle a expiré sous l'horrible poids d'une accusation que son imagination répétait à ses oreilles; et son cadavre, Maurice, est resté agenouillé, les mains jointes, pour l'éternité.

– Malheureux Jules! Et Dieu t'a laissé seul sur la terre, comme moi. La calomnie t'a fait veuf, et moi, la honte; ma femme a assassiné la tienne; deux amis étaient frères dès l'enfance, et l'un est presque le bourreau de l'autre! Maudis-moi! maudis-moi!

– Je n'en ai pas la force, Maurice. Vois ce front que quelques nuits ont blanchi; ce corps que le mal a brisé; à peine aurait-il la puissance de se baisser pour ramasser une épée, des deux que la vengeance jetterait à mes pieds.

– A quoi bon une épée, maintenant, Jules? L'homme dont l'existence protégeait les haines criminelles de ma femme a été frappé mortellement ce matin d'une balle. Je croirais à une justice: elle aurait pu être plus complète cependant. As-tu reçu ma lettre? Qu'en as-tu fait, Jules?

– Je l'ai brûlée.

– Et ta vengeance?

– Je l'abandonne, comme j'abandonne la France. Une tombe et un enfant m'ont été laissés. La tombe restera en Europe; l'enfant ira en Amérique: je l'y emmène avec moi. Un vaisseau m'attend aux Havre, où je vais m'embarquer.

– Jules, je t'y suis! le veux-tu? Fais-moi une place dans le coin de ton vaisseau; que dans trois jours je puisse monter sur le pont et voir la France comme un flocon d'écume à l'horizon! Sais-tu que je souffre aussi? sais-tu qu'au moment où je te parle, je franchis en idée les marches de l'échafaud où l'on boucle au cou les banqueroutiers? Soutiens-moi, Jules; on me regarde, on me déchire! Oh! emmène-moi! sauve-moi! Que je ne voie plus le hideux fantôme de l'opinion passant et repassant entre ma femme et moi! Plus de Victor non plus! la mer, la grande mer! ses tempêtes, moins terribles que celles des hommes!

– Comme je te retrouve, Maurice! Pauvre ami! Viens donc, viens à moi! Entrés ensemble dans le monde, nous en sortirons le même jour, laissant deux cadavres derrière nous: une femme assassinée, une femme!.. Nous étions bons pourtant; qu'avons-nous fait pour mériter cela? Enfouissons le passé: oui! mettons des mers entre notre destinée d'un an et notre existence nouvelle. Partons: ne regardons pas même Paris, dont l'affreux voisinage communique tant de passions, tant de sordides projets, Paris qui brûle à cette heure, et que nous verrons éclater peut-être en passant.

– Oh! je te remercie, Jules, de m'accepter pour ton compagnon d'exil. Nous ne nous séparerons donc plus! Ta fille aura deux pères pour l'élever, pour lui faire aimer sa mère, en lui disant, toi, sa bonté, sa tendresse, moi, ses malheurs. Nous nous attacherons à cet enfant qui nous rappellera tout ce que nos mariages ont eu de serein et d'amer.

Les deux amis se pressaient affectueusement, plus forts contre la mauvaise destinée depuis qu'ils étaient réunis; plus courageux désormais pour tenter une existence nouvelle.

– En quelques minutes je suis prêt; à l'instant même si tu le veux, Jules; car je n'emporte rien. Vienne la justice, elle reconnaîtra que je ne lui ai dérobé que mon corps, lui abandonnant tout: mes propriétés, mes meubles, la table sur laquelle ma sobriété n'a jamais été blessée d'un luxe coupable, le lit où mon mariage n'a été qu'une longue insomnie.

– Monsieur, demanda tout à coup un domestique importun, prendra-t-on le café dans le jardin ou dans le salon?

Un regard de Jules trahit son étonnement; il semblait dire: Il y a donc fête ici?

– Où vous voulez! mais, au nom du ciel, ne me persécutez plus de votre repas!

– Un repas! Maurice?

– Oui, un repas! une superbe fête! les invités attendent. – Jules! une superbe fête, te dis-je, comme le pays n'en a jamais vu depuis les princes de Condé. Quatre-vingts couverts. Pour peu que tu en doutes, viens! regarde! Table mise, Champagne au frais, melons à l'ombre. On prendra le café sous la tonnelle. Ou je raille ou je suis fou, penses-tu? Mais, tu le vois, je ne raille pas: – Je suis donc fou!

– Je le croirai, Maurice, si tu ne m'éclaires sur-le-champ.

Ayant fait asseoir Jules près de lui, Maurice déroula, dans un épanchement qui le soulagea autant qu'il surprit son ami, les douze ou treize mois de sa résidence à Chantilly, n'omettant aucune circonstance relative à ses tribulations domestiques et à ses anxiétés de notaire, bénissant, au contraire, une occasion si rare pour lui d'alléger sa conscience oppressée.

Quand Maurice eut achevé, Jules Lefort lui dit:

– Tu ne peux plus partir, Maurice. Ces gens-là, d'après ce que tu viens de m'apprendre sur ton entrevue avec eux, ce matin, ne sont plus tes convives, mais tes ennemis, tes espions, tes gardes.

Je les connais mieux que toi, mieux que ton beau-frère surtout, fine trempe d'esprit à qui je permets de duper des banquiers et des propriétaires; mais des paysans, jamais! des fermiers, impossible!

Ils te gardent, te dis-je! Échelonnés sur la grande route et postés autour de ta maison, ils t'épient; ils font bonne sentinelle derrière les arbres. Sors! tu es arrêté.

– Y songes-tu? tu m'épouvantes! Sais-tu que la nuit approche et qu'il n'y aura plus de délai à espérer passé huit heures? que mon beau-frère n'arrive pas? Pourquoi ne pas fuir, Jules?

– Renonce à ce projet, Maurice; mais puisque tu n'es pas convaincu de l'espionnage où tu es resserré, place-toi à cette croisée, et commande à ton domestique d'atteler ta calèche. Examine ensuite ce qui se passera. Maurice dit au cocher d'atteler.

Quand les ordres de Maurice eurent été ponctuellement exécutés, la pelouse, déserte un instant auparavant, fut foulée par à peu près tous les clients de Maurice. Ils s'élançaient, comme des hirondelles, des nombreuses avenues de la forêt, et, avec une indifférence affectée, ils se dirigeaient vers la calèche de Maurice. Ils formèrent bientôt un rassemblement à la porte du jardin.

– Tu avais raison, Jules; ces gens m'épiaient; je leur suis suspect; ils m'enveloppent de leur surveillance; ils ont perdu toute confiance en moi. Je suis en prison avant jugement. Hélas! non, je ne partirai pas, Jules; mais toi?

– Je resterai, Maurice; j'assisterai à ce dîner où je prévois que ton beau-frère ne sera pas; je suis connu de quelques-uns de tes clients; peut-être ma présence attirera sur toi quelque considération. C'est un rude passage à franchir; mais il ne sera pas dit que je t'aurai abandonné à l'heure du péril. Te voilà déjà sans vie; de minute en minute, je remarque, tu blanchis comme un cadavre. Ranime-toi! Pour la foule, Maurice, la pâleur, c'est le crime; c'est plus que le crime: c'est la lâcheté.

Enfin la nuit vint; il fallut que Maurice descendît au jardin, et se montrât à ces gens chez lesquels l'irritation de l'attente avait réveillé les susceptibilités chagrines de la matinée. Loin des piéges oratoires de Victor, livrés à leur lourd bon sens, avocat et notaire qu'ils ne consultent jamais en vain, les clients avaient cherché la cause véritable des incidents entre lesquels ils étaient ballottés; s'ils ne l'avaient pas découverte, ils s'en étaient singulièrement approchés, et, à vrai dire, la fête dont ils étaient les héros ne se présentait plus aussi naturelle à leur esprit. Leur inquiétude ne cessa pas quand ils remarquèrent que Léonide n'était pas là pour présider un repas commandé pour honorer sa fête. Son absence les préoccupa fâcheusement pour Maurice, qui dissimulait avec peine son malaise sous les luxueux habits dont il s'était revêtu.

On se met à table.

Jules Lefort s'assied près de Maurice. Sa figure grave se détache comme un beau marbre au milieu de ces types de visages rustiques.

Deux tables de quarante couverts furent envahies par les convives; hommes et femmes se mêlèrent sans égard aux noms placés sur les assiettes. Cette littérature de table fut perdue. Pendant quelques minutes l'engloutissement du potage protégea l'hébétement de Maurice, qui oubliait de déplier sa serviette.

– Maurice, lui dit Jules, mange donc; ne sois pas si distrait.

Maurice se versa à boire au lieu de se servir du potage.

Son geste fut considéré comme un appel par les clients, qui remplirent leurs verres et saluèrent.

Agissant à contre-sens, Maurice prenait deux cuillerées de potage tandis qu'on le saluait.

La soirée était admirable de calme; l'air était sans fraîcheur, et son souffle n'agitait pas même la flamme des bougies.

Maurice ne laisse pas écouler une minute sans se tourner vers la porte pour voir si son beau-frère n'arrive pas; et, lorsqu'il se surprend dans cette distraction trop marquée, il verse aussitôt à boire à profusion, à pleins verres: il répare gauchement une gaucherie.

– Qu'il fait bon ici! dit une voix.

– Vous avez raison, répond une autre voix: une journée d'août.

– Bon pour nous, répond-on plus loin; mais pour ceux qui sont à Paris, la journée n'est pas aussi belle.

L'observation rend les visages soucieux; la bouteille cesse à l'instant de sortir de son centre de repos.

Détournant de la pente périlleuse des propos entamés, Maurice opère une diversion prompte.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
420 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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