Kitabı oku: «Les Tourelles: Histoire des châteaux de France, volume I», sayfa 4
Savigny annonce déjà cet amaigrissement étrange. C’est une miniature du terrible, un abrégé de l’imposant. Qui connaît Savigny? Personne. Savigny n’est pourtant ni en Bretagne ni en Auvergne; il est à quatre lieues de Paris, entre les deux grandes routes de Lyon et d’Orléans. On l’appelle Savigny-sur-Orge, pour le distinguer de dix ou douze autres Savigny aussi peu connus.
Restauré à la fin du XVe siècle, et peut-être un peu trop restauré depuis, Savigny est un arrière-petit-fils d’un château qui était sur le même emplacement trois siècles auparavant. L’époque qu’il symboliserait le mieux, parmi d’autres avec le caractère desquelles il ne serait pas en désaccord, serait la Ligue, temps de guerre civile, dont le foyer, on a beau l’étendre avec complaisance, fut Paris et exclusivement ses environs. La Ligue et la Fronde sont deux émeutes parisiennes; si la première fut un peu moins locale, parce qu’elle touchait à la successibilité de la couronne, la seconde n’eut pas même une ondulation sensible jusqu’à Orléans.
Nous raconterons un jour la retraite d’Agnès Sorel et de Charles VII dans le château de Savigny, doux pèlerinage dont le souvenir est constaté par le nom de Beauté que légua la dame de ce gracieux surnom à une commune voisine. La Balue et Louis XI l’ont habité; l’un y rêva ses évêchés qui lui furent si funestes et dont il perdit la vue, selon la chanson; l’autre la cage de fer où il logerait un jour monseigneur le cardinal. Les royalistes l’enlevèrent aux ligueurs en 1592. Quatre royalistes le prirent pendant que le chef des ligueurs passait ses chausses. Nous tenons en réserve, pour le présenter ailleurs sous des proportions moins raccourcies, un autre événement dont Savigny fut témoin, et non moins propre à prouver la justesse de cette observation plus haut émise, que les châteaux devenaient de plus en plus, la monarchie se raffermissant, la parodie de ce qu’ils avaient été jadis, malgré les menaces de leurs fortifications matamores.
Savigny est aujourd’hui à l’héritière d’un des plus beaux noms de l’empire, à Mme la maréchale Davoust, princesse d’Eckmülh.
Avant de terminer notre course, nommons quelques-uns des principaux châteaux, fine fleur de la renaissance, élevés pendant les trois siècles féconds dont se compose la durée du cycle dynastique des Valois. Les mieux conservés, les plus propres à être classés dans notre musée comme type d’un âge écoulé, sont Pierrefonds (Oise); Villebon et Maintenon (Eure-et-Loir); Vigny et Rambouillet3 (Seine-et-Oise); Chambord (Loir-et-Cher); Valençay (Indre); Chenonceaux (Indre-et-Loire); Mesnières (Seine-Inférieure); enfin Dampierre, Écouen et Nantouillet (Seine-et-Oise).
Des ruines au milieu d’une forêt, de la solitude, de vieux chênes, des démolitions abandonnées, 1390 pour date, c’est-à-dire un souvenir de malheur pour la France, et de beaucoup de malheurs, car avec Charles VI régnaient le duc d’Orléans et le duc de Bourgogne, deux assassins tués l’un par le parti de l’autre; tel est Pierrefonds bâti par le duc d’Orléans, frère de Charles VI, sur un des points élevés de la forêt de Compiègne.
Les Anglais s’emparèrent de Compiègne comme ils s’emparèrent dix fois de la France, à la faveur des querelles des ducs avec les barons, et des comtes avec les rois.
Les règnes suivans, jusqu’à Henri III, n’offrent rien pour l’histoire de cette forteresse. François Ier la fit réparer avant qu’elle ne tombât, vers la fin du XVIe siècle, aux mains des ligueurs, qui en donnèrent le commandement à Rieux, ce capitaine si célèbre par les brigandages dont il épouvanta la contrée.
Si le goût de François Ier éclate quelque part avec cette prodigalité dont on s’étonne, c’est assurément dans les châteaux tout pleins de ses amours, de ses intrigues, de ses magnificences, de ses chiffres et des travaux de ses artistes. François Ier justifie sa haute renommée par là bien plus encore que par ses prétendus encouragemens donnés aux lettres. Trop souvent confondu avec Léon X, François Ier fut le père des châteaux et non le père des lettres.
Rieux fut pendu devant l’Hôtel-de-Ville de Compiègne; mais le château de Pierrefonds ne se rendit que sous Louis XIII, cédant enfin à l’attaque d’une armée de quatorze mille hommes d’infanterie, commandés par Charles de Valois, qui s’en rendit maître après six jours de tranchée. On essaya de le démanteler l’année suivante, on ne le put; ses murailles furent trouvées si dures, qu’on se contenta de les entailler et de les réduire à l’état où elles sont aujourd’hui. Ces fortifications de révolte sont les plus complètes que nous possédions de ce temps-là. Elles appartiennent à la famille régnante d’Orléans.
Après tant de demeures martelées par la sape, noircies par l’incendie, crevassées par les boulets, il est consolant de reposer le regard sur le paisible Villebon, retraite de Sully.
Jean Cottereau, intendant des finances sous Charles VIII, jeta les fondemens du joli château de Maintenon; ses successeurs le vendirent à cette Françoise d’Aubigné, dont la destinée fut plus merveilleuse encore que celle de Louis XIV. Après la mort de Mme de Maintenon, la terre passa à sa nièce, qui la transmit, par alliance, à la famille de Noailles, dans laquelle elle se trouve encore de nos jours.
On rattacherait à ce groupe de pierres inoffensives, dont les échos dorés n’éveillent que des noms de rois amoureux, de maîtresses de rois et de ministres pacifiques, Vigny, beau château bâti par le cardinal d’Amboise. Avant la révolution, il appartenait au prince de Soubise, qui l’avait cédé à Mme de Guémenée. Il passa à la famille de Rohan en 1822; il est aujourd’hui à MM. Decher et Lefèvre, qui l’ont fait réparer avec beaucoup de goût.
Rambouillet n’était au XIVe siècle qu’une seigneurie possédée par la famille d’Argennes, dont les membres prirent, sous Louis XIII, le titre de marquis de Rambouillet. En 1706, cette famille le céda au comte de Toulouse, prince légitimé, pour qui cette terre fut érigée en duché-pairie. On montre encore dans la grosse tour la chambre où mourut François Ier, en 1547, à l’âge de cinquante deux ans.
Si nous passons plus rapidement sur ces résidences que sur celles d’un âge plus éloigné, dont il a été fait mention au commencement de cet avant-propos, c’est que nous supposons le lecteur assez versé dans notre histoire pour les apprécier comme nous; et c’est aussi parce que leur état de conservation n’imposerait pas de grands sacrifices à l’état, s’il en devenait possesseur, que nous nous bornerons à les classer, plutôt qu’à en détailler le mérite incontesté.
Ne suffit-il pas de nommer Chambord, Valençay et Chenonceaux, pour présenter à l’esprit trois palais connus de tout le monde, et que toute nation s’honorerait de posséder, quand même elle aurait déjà Saint-Cloud, Fontainebleau et Versailles?
Mesnières soutient le parallèle avec Chenonceaux; même ordonnance, même grand goût. Le propriétaire de Mesnières, M. le marquis de Biancourt, est mort dernièrement; c’était un homme épris d’un véritable amour de l’art, et qui avait restauré, pierre à pierre, dans son vieux style et sa naïveté première, ce château, perle inestimable de la renaissance.
Dans le voisinage de Chevreuse est Dampierre, château possédé autrefois par le cardinal de Lorraine et embelli par le duc de Luynes, dans la famille duquel il passa pour n’en plus sortir. Mansard l’a caractérisé par la forme particulière de quelques additions de maçonnerie assez estimées.
Nous n’osons renvoyer le lecteur à notre histoire du château d’Écouen, pour lui rappeler les principales scènes dont cette demeure des Montmorency fut le théâtre. D’ailleurs Écouen sort de notre cadre, puisqu’il fait partie des domaines royaux, à la physionomie insaisissable et sans type, et n’a besoin, au surplus, pour être à l’abri de la démolition, que de rester sous la protection conservatrice du jeune prince héritier des Condé.
Quoique aussi dégradé et vermoulu que le cardinal Duprat, qui y finit ses jours détestés, le château de Nantouillet mérite une place dans notre musée à côté des plus gracieux monumens conçus sous le règne de François Ier.
Si le goût admettait comme type l’architecture qui ne se recommande que par l’excès des proportions ou que par le mélange de toutes les architectures, sans avoir le charme sérieux d’aucune, s’il acceptait cette architecture, ni brune et musculeuse comme celle des temps moyens, ni blonde comme celle de la renaissance, architecture sans nom, née entre Louis XIII et Louis XIV, comme une fronde, comme une guerre civile, il faudrait ne pas omettre ici, avant de fermer les portes de notre musée: Grosbois, Ormesson, Maisons-sur-Seine, Vaux-le-Praslin et quelques autres châteaux d’une illustration plus digne de l’indiscrétion des mémoires que de la gravité de l’histoire.
Un duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX, construisit Grosbois vers la fin du XVIe siècle: c’était magnifiquement loger une disgrâce. Achille de Harlay donna à cette propriété, qui ressemble à une maison royale autant qu’un fils naturel ressemble à un fils légitime, des développemens considérables. L’étendue du parc de Grosbois égale celle du bois de Boulogne.
On prétend que Henri IV fit bâtir, à Amboïle, le château d’Ormesson pour Mlle de Senteny, dont il était amoureux. La tradition s’appuie sur ce qu’on y vit long-temps le portrait de cette favorite. Pour l’honneur de la demoiselle, je trouve la tradition fort peu fondée, si elle n’a pas d’autre base. Quoi qu’il en soit, la construction d’Ormesson ne peut remonter beaucoup au-delà du règne de ce prince, car la brique y domine. Amboïle, voisin de la capitale, a pris depuis près de deux siècles le nom de la famille d’Ormesson, à qui cette terre appartient encore de nos jours.
Maisons-sur-Seine est à M. Laffitte. Ce fut le surintendant des finances René de Longueil qui fut chargé de sa construction; il fut acheté, je ne sais plus à quelle époque, par M. Laffitte, banquier, qui l’a loué, depuis plusieurs années, à un autre banquier, qui ne laisse voir ce château à personne. Il y aurait une puérile affectation à insister sur cette triple occupation de Maisons-sur-Seine par trois banquiers, si notre opinion que tous les châteaux vont tôt ou tard aux gens de finance n’était raffermie par le poids de cette observation même.
Bâti au sortir de la minorité turbulente de Louis XIV, au moment de la splendeur naissante de la monarchie, le château de Vaux marque le dernier passage de la construction militaire et défensive à la construction pleinement courtisane et soumise. Les quatre tourelles qui faisaient jadis la garde de toute propriété ont disparu. A quoi bon voir de haut et au loin? Toute terre appartient au roi: au roi seul la consigne générale du pays. La défense et l’attaque sont son affaire. Il n’y a plus qu’un château en France dont l’existence soit souveraine, c’est le Louvre. Vaux accepte cette domination, et déguise son abaissement sous un luxe qui en adoucit l’humiliation; en échange de sa soumission, l’indulgence royale lui permet d’inutiles fossés, un pont-levis de quelques pouces, un gouvernement avec droit de haute et basse justice, pourvu que ce droit ne soit jamais exercé, et une pièce de canon, à la condition expresse de ne jamais érailler son beau cylindre de fer par l’intromission du boulet. Au seigneur le canon, au roi les boulets empilés sous la sauve-garde du grand-maître de l’artillerie de France. Soyez seigneur de Vaux, vicomte de Belle-Isle, Nicolas Fouquet, mais que votre seigneurie soit un pied-à-terre de cour et non un titre de puissance. Mettez toute votre gloire, réduisez toute votre autorité, appliquez tout votre or à n’être qu’un rayon du soleil qui vous a fécondé. Que tout soit fait en vue de la majesté royale; effacez-vous derrière son éclat.
Et c’est ce que ne comprit pas assez Fouquet. Si tout, dans son château, est vraiment trop réduit pour un roi, tout en réalité y est trop brillant pour un vicomte. Vaux attend toujours Louis XIV, quoiqu’il ne soit préparé que pour le recevoir un jour et une nuit. C’est là le caractère de cette résidence, modèle assez fidèlement conservé, en tout cas très-facile à rétablir, de toutes les résidences limitrophes de la période de Louis XIII et de celle de Louis XIV.
Vaux, qui fut le rêve le plus brillant de l’homme le plus brillant du grand siècle; Vaux, où se trouvèrent un jour la mère de Louis XIV, Louis XIV, Henriette d’Angleterre et mademoiselle de La Vallière, création si belle et si pure, que les siècles lui laisseront son nom de demoiselle, comme une éternelle couronne; Vaux, qui rendit Louis XIV jaloux; jalousie terrible qui tarit en une nuit les eaux de ce palais, éteignit les mille lampes de sa fête, fit jaunir les feuilles des bosquets et blanchir les cheveux de Fouquet; Vaux est aujourd’hui gardé par un chien de Terre-Neuve.
CHANTILLY
Qui ne connaît pas Chantilly n’a rien vu de ce qui constituait autrefois le goût des courtisans. Je ne crois pas que Versailles et Saint-Germain attestent, dans leur disposition architecturale, un caractère plus précis de mœurs et d’époque. Le château de Chantilly, celui qui a été bâti sur les ruines et avec les débris de l’ancien château de ce nom, est une succession visible d’imitations: c’est la copie en petit de toutes les résidences royales. Ainsi Saint-Cloud a sa pièce d’eau, Chantilly a la sienne; Versailles son grand escalier de marbre, Chantilly son grand escalier, de pierre, il est vrai. Une belle forêt entoure Saint-Germain, on a placé Chantilly dans une forêt. Les proportions sont moins fortes, mais la ressemblance s’y trouve. Cette vanité d’avoir, depuis le grand Condé, et peut-être depuis les Montmorency, absolument comme la cour, même étalage, même faste domestique, de rivaliser avec elle et de l’emporter parfois sur elle en magnificence, a souvent éveillé la susceptibilité de l’étiquette royale. Blessés secrètement dans leur amour-propre, c’est peut-être à cause de ce luxe qu’ils ne pouvaient empêcher que Louis XIV et Louis XV n’ont que rarement honoré de leur présence la demeure des princes de Condé.
Quoi qu’il en puisse être, aujourd’hui que toutes ces gloires sont mortes, qu’il n’y a sérieusement plus de cour ni de courtisans, de grand roi à Versailles ou à Trianon, de grand prince à Chantilly, Chantilly n’est pas moins un lieu admirable de repos et de grandeur. On y respire une oisiveté noble, une paresse de héros. Les sens n’ont qu’à s’ouvrir. Tout y est paysage, lacs, gazons, solitude et parfums. Comment Le Sage a-t-il fait pour mourir au beau milieu de la forêt de Chantilly?
C’est sous les beaux tilleuls de cette forêt que je fus abordé par un vieillard appuyé sur un bâton blanc; un vieillard comme il n’en existe pas dans Paris, où personne ne veut être vieux; un de ces véritables vieillards, tels que Fénelon aimait à les peindre dans son Télémaque: chevelure blanche, front pur de toutes rides, corps légèrement voûté, mais fort, comme ces acquéducs dont quelques arches seules ont cédé: ils datent des Romains.
– Monsieur aime à relire ce nom gravé sur ce beau chêne? me dit-il.
– C’est celui de Santeuil; j’ai plaisir à le retrouver ici.
– Je l’ai presque connu, M. Santeuil.
– Vous avez presque connu M. Santeuil! Je n’ai jamais vu d’aussi vieux rentier que vous, monsieur, car vous êtes rentier: il n’y a à Chantilly que des rentiers et des tilleuls.
– Vous êtes étranger, je le vois à votre méprise. Mon habit devrait vous apprendre que je suis cadet.
– Cadet?
– Oui, pensionnaire de l’hôpital de Chantilly fondé par le grand Condé; – sa grande ame soit en paix! – où l’on n’entre qu’à soixante ans. Il y a trente ans que je suis cadet. C’est le titre qu’on donne aux pensionnaires.
– Vous avez quatre-vingt-dix ans!
– Je vous ai dit d’abord que j’ai presque connu M. Santeuil, dont vous lisiez le nom sur ce chêne, car il m’en a été souvent parlé par un pensionnaire qui mourut quelques mois après mon entrée dans l’établissement; et ce pensionnaire avait cent ans. Il avait vu M. Santeuil.
Nous nous assîmes au pied du chêne de Santeuil:
– M. Santeuil, comme vous devez le savoir, me dit-il, a composé de fort beaux vers latins sur toutes les merveilles du château de Chantilly. Il en a fait sur le bois de Sylvie, sur le labyrinthe, sur ces jets d’eau qui, selon M. Bénigne de Bossuet, ne se taisaient ni jour ni nuit; sur les parterres, sur les statues. Ah! c’était un grand homme, M. Santeuil!
Un jour que mademoiselle de Clermont lui avait jeté un verre d’eau au visage, Santeuil s’était retiré dans les profondeurs du bois de Sylvie pour méditer une vengeance à sa façon, c’est-à-dire une épigramme à la manière de Martial. Selon son habitude, il avait chassé avec ses pieds, dans sa marche poétique et précipitée, toutes les feuilles sèches, toutes les branches tombées. Les oiseaux étaient partis épouvantés à sa voix rauque et bruyante. Déjà il avait jeté dans les haies son chapeau, sa canne et ses gants; il avait défait son pourpoint, son haut-de-chausses, les boucles de sa chaussure, il n’avait plus qu’à déchirer sa chemise; la muse se révélait. Santeuil ne composait pas différemment. Au milieu d’une strophe, et suant comme s’il fût revenu de la moisson, il aperçoit, debout contre un arbre, la figure pensive, une jeune et belle fille qui le regardait. Le poète était chaste et d’ailleurs élevé aux belles manières de cour. Tant bien que mal, il noua en rougissant tout ce qu’il avait dénoué, et s’approcha de la jeune fille. De près il la trouva encore mieux que de loin. Il reconnut même qu’elle avait la peau blanche et le visage ovale. Les visages ovales étaient alors en vogue. C’est tout ce qu’il vit, et ce fut assez pour lui faire oublier ce jour-là le verre d’eau de mademoiselle de Clermont et l’épigramme latine, et Martial. En très-bon français, et avec beaucoup d’emphase, il exprima son admiration, et finit, d’enchantement en enchantement, de métaphore en métaphore, par avouer à la belle inconnue qu’elle était la muse qu’il cherchait, puisqu’il l’avait rencontrée en un tel moment et sous les ombrages de Sylvie. Un pentamètre expira sur ses lèvres.
– C’est vous que je cherche aussi, monsieur Santeuil, lui dit Rose; – c’était le nom de la jeune fille. – Venez demain, au point du jour, au carrefour de Diane, j’ai à m’entretenir avec vous.
Elle disparut.
Le soir au château Santeuil fut fort soucieux. Pour la première fois de sa vie, on n’eut de lui au dessert ni distique ni épigramme. C’était presque manquer de dessert. Mademoiselle de Clermont fut tentée de lui jeter une carafe au lieu d’un verre d’eau à la tête, tant il fut maussade.
Sa nuit fut très-agitée; on vit de la lumière dans son appartement jusqu’au jour, circonstance remarquable dans les habitudes du poète, dont le sommeil précoce sonnait ordinairement le couvre-feu à neuf heures, que ce fût Bossuet ou Molière, Boileau ou Racine qui tînt le dé de la conversation.
S’il y eut combat livré entre le caractère de Santeuil et la bonne fortune qui lui arrivait, il dut se terminer au grand avantage de l’amour-propre, car les garde-plaines le virent traversant la pelouse, à une heure où on n’y trouve encore que des lapins et de la rosée, en costume recherché, gants frais, linge éclatant.
Rose l’avait devancé au rendez-vous. Quelle joie pour l’amant et pour le poète! Il lui vint dans l’imagination mille comparaisons ravissantes; mais il aurait fallu les exprimer en latin, et de ce temps-là les blanchisseuses de Chantilly n’étaient pas très-fortes sur le latin. Il déshonora ce qu’il éprouvait en le traduisant en prose et en français.
– Ce que vous me dites, monsieur, doit être fort beau; mais je crois que vous vous êtes trompé sur l’objet qui me fait vous attirer ici, répliqua Rose. Je suis trop honnête fille pour vous laisser plus long-temps dans l’erreur.
– Que me voulez-vous donc? reprit le poète déjà singulièrement désappointé par cette réception.
– Je voudrais…
– Parlez!..
– Sortir du mauvais pas où je me trouve engagée bien innocemment, je vous jure.
– Auriez-vous un amant?
– C’est pis que cela, monsieur.
Santeuil commençait à s’apercevoir que l’air du matin ne vaut rien pour la santé.
– En auriez-vous deux, quatre, six?
– Ne vous fâchez pas, monsieur, je n’en ai qu’un; mais il ne s’agit pas d’amant à cette heure.
– Et de quoi, mademoiselle?
– Il s’agit d’enfant.
– Diable!
– Oui, monsieur Santeuil, je suis grosse de neuf mois, et je suis bien étonnée que cela ne vous ait pas tout de suite donné dans l’œil.
– O Santeuil, se dit Santeuil, tu as pris pour une muse une blanchisseuse grosse de neuf mois! Dorénavant tu regarderas les muses jusqu’à la ceinture. – Après, mademoiselle? je puis tout entendre maintenant.
– Eh bien! je voulais vous prier de parler au prince, vous qui êtes son ami, monsieur Santeuil, afin qu’il ne me renvoyât pas pour ma faute.
– Hum!
– Ah!..
– Qu’avez-vous donc, mademoiselle?
– Ah! soutenez-moi, je vous prie. Une douleur, une terrible douleur! ici, là, au côté… Mon Dieu! c’est l’effet de cette entrevue, de l’émotion… Que vais-je devenir? Il y a bien loin d’ici au château… Vous n’êtes pas médecin, vous, monsieur Santeuil?..
– Mademoiselle, cette plaisanterie…
– Oh! mon Dieu, une autre dans les épaules… Savez-vous, monsieur, si c’est la bonne?.. Dites-moi si c’est la bonne…
– Je ne suis pas accoucheur, et je vais vous laisser…
– Me laisser! quelle cruauté!.. lorsque dans un instant…
– Ah! le sot rôle que je joue ici!
– N’est-ce pas que vous me promettez de me justifier auprès de monsieur le prince?..
– Tout ce que vous voudrez, mais n’accouchez pas ici… c’est moi qui vous en prie, attendez encore dix minutes… Venez, courons au château; mais, par pitié pour moi, je serais la fable de Chantilly! Au non du ciel! n’accouchez pas, n’accouchez pas… Appuyez-vous sur moi, ne craignez pas. Tenez, je serai le parrain de votre enfant; mais n’accouchez pas.
– C’est beaucoup d’honneur!.. Mais, monsieur, je ne puis plus marcher… je ne le puis plus!.. Oh! c’est la grande douleur, c’est la dernière… N’est-ce pas, monsieur, c’est la dernière?
– Du diable si je le sais!.. Tenez, accouchez, n’accouchez pas, restez ou venez; moi, je pars.
– Dieu vous en tiendra compte, monsieur, de me laisser dans cet état. – Allez, partez.
Rose tomba sur l’herbe.
Santeuil croyait en Dieu: il eut pitié de Rose évanouie. Il courut au château, où il mit tout en rumeur, demanda un médecin, lui raconta sa mésaventure, et se rendit en toute hâte avec lui auprès de la patiente, qui n’avait pas attendu le médecin.
C’était un gros garçon.
Inutile de dire si l’on tympanisa Santeuil. Les dames rougissaient en le regardant, les gentilshommes avaient de sanglantes allusions, les pages firent gorge-chaude de l’aventure, jusqu’aux livrées qui trouvaient qu’il était messéant aux gens de qualité de chasser sur les terres des domestiques. Santeuil n’y tint plus: il voulut d’abord se battre avec toute la maison du prince; ensuite il composa avec les moins acharnés; enfin il descendit à la prière pour réhabiliter son innocence. Il prit les pages chacun à part, et, avec les armes de la persuasion, il essaya de leur faire avouer qu’un d’eux devait être forcément l’auteur de la séduction exercée sur la blanchisseuse. Les pages nièrent, et nul ne tint à honneur d’obliger le désolé Santeuil.
Enfin, quand le scandale déborda, le grand Condé jugea à propos de le faire cesser.
– Monsieur, dit-il à son fils le prince de Bourbon, vous avez séduit la blanchisseuse du château: vous allez lui donner 30,000 liv. de dot, la marier à votre palefrenier, et reconnaître d’avance son fils pour votre louvetier, quoi qu’il en advienne.
Santeuil respira.
Cette histoire est inconnue, reprit le centenaire avec cette assurance de vieillard toujours sûr d’être écouté; mais elle ne l’est pas plus que celle de monsieur l’abbé Prévost, dont il n’est pas impossible, après tout, que vous ayez entendu parler dans le monde.
– Est-ce l’abbé Prévost, l’auteur de l’Histoire des Voyages et de Cléveland?
– Lui-même. Dans sa jeunesse, et à la suite d’un mouvement irréfléchi d’abnégation, l’abbé Prévost s’était fait recevoir moine à Saint-Firmin; caractère théologiquement indélébile, mais dont il n’aimait guère à se prévaloir, comme si le repentir eût suivi presque aussitôt la détermination. Soit que déjà la société du temps ne respectât plus beaucoup les ordres monastiques, soit que lui-même eût honte d’avoir cherché sa place ailleurs que dans l’humilité religieuse à laquelle il s’était d’abord voué, par pudeur pour lui ou par respect humain, l’abbé Prévost n’osa jamais avouer dans sa vie qu’il était moine et de la règle de saint Benoît. Mais son ordre le savait. C’était un sujet dont il fallait tirer parti; comme gloire ou comme scandale, l’abbé Prévost appartenait à l’ordre. Il eut beau s’effacer derrière un renom littéraire, se perdre dans le tourbillon du monde, se brouiller avec le ciel, on gardait soigneusement, et avec toute la haine lente des cloîtres, dans le monastère de Saint-Firmin, son nom inscrit sur le livre d’affiliation et sa discipline pendue au clou. A l’office du soir on l’appelait trois fois par son nom. A la prière du matin, le portier faisait la simagrée de l’éveiller par ces mots répétés dans la longueur des corridors: Frère Antoine-François Prévost, les matines! Si des étrangers visitaient le monastère, on dirigeait leur attention sur la stalle du réfectoire où se lisait gravé dans le chêne le nom européen de l’abbé Prévost; par une raillerie presque chrétienne, on le citait comme le frère le plus humble aux offices, le plus strict sur les macérations. Bien des années s’écoulèrent, et la tradition maligne des moines ne se perdit point. Les jeunes la reçurent des vieux. Elle serait allée jusqu’à la fin du monde si les moines avaient dû aller jusque là, et surtout l’abbé Prévost. Mais l’abbé Prévost vieillissait; il sentit le besoin de respirer l’air natal. Ses médecins lui conseillèrent de revoir Saint-Firmin. Lui, qui ne se souvenait plus d’avoir été moine une pauvre fois dans sa vie, qui même avait oublié qu’à défaut il était resté abbé, n’imagina aucun inconvénient à revoir Saint-Firmin. Les moines apprirent bientôt son retour: les moines se réjouirent. Pour les vieux c’était une vengeance à accomplir, pour les jeunes une légitime à toucher. Ce fut fête au monastère. On secoua la discipline, on brossa la haire, on cria de plus fort: Frère Antoine-François Prévost, descendez! Les matines sont sonnées, frère Prévost. Voilà l’office de minuit! Frère Prévost, c’est aujourd’hui jeûne. Frère Prévost, par ci; frère Prévost, par là. On eût dit qu’il était le seul moine de l’ordre.
Au dehors on le guetta comme une proie.
Et l’excellent abbé Prévost ne songeait pas seulement à faire une visite simple de politesse au monastère. Au fond il n’aimait plus les moines, il ne lisait guère que des romans anglais et le Mercure de France: son seul ami était un curé plus jeune que lui de quelque vingtaine d’années, chez lequel il allait boire et jouer. Probablement Prévost ignorait même l’existence du monastère de Saint-Firmin.
Un soir l’abbé Prévost, en sortant de chez M. le curé de Saint-Firmin, tomba de toute sa hauteur sur le seuil de la porte, frappé d’une attaque d’apoplexie. Le curé sort et le prend par la tête afin de l’entraîner chez lui. Mais il trouve une forte résistance, une résistance invincible: c’était un moine qui tirait l’abbé Prévost par les pieds. – Il est à moi! disait le curé. – Non, il n’est pas à vous! il est à moi, disait le moine de Saint-Firmin: je l’aurai. – Vous ne l’aurez pas, il m’appartient. – Vous en avez menti. – N’était-il pas moine? – Il ne l’est plus. – On est toujours moine! – On est toujours abbé! – D’ailleurs il était dans la rue. – C’est faux, il était sur le seuil de ma porte. – Au plus fort donc! – Au plus fort donc!
Chacun tiraillait en sens contraire l’infortuné abbé Prévost, qui, pour trancher la question dans l’intégrité de son libre arbitre, et rester à son choix moine ou abbé, avait plus besoin d’être saigné à la jugulaire que d’être tiré à deux prêtres. Il aurait pu en revenir peut-être: il mourut ou fut tué dans ce double zèle pour avoir son corps.
Le curé triompha: les souliers seuls de l’abbé Prévost restèrent aux mains du moine, qui courut, éperdu, cette relique à la main, raconter à ses confrères ce qui venait d’arriver.
– Puisque nous ne l’avons pas eu vivant, il nous le faut mort. Tel fut le cri général de la congrégation.
– Nous l’aurons mort! répéta le supérieur.
Et seul chargé de cette grande mission, il se rendit chez le curé de Saint-Firmin, emportant sous sa robe quelque chose de volumineux.
Sans dire un mot, sans employer les argumens, repoussés avec perte, du premier moine; sans recourir à la violence, le supérieur, étant entré dans l’appartement où gisait, à côté du curé, le cadavre de l’abbé Prévost, ouvrit sa robe, et en sortit un sac assez enflé, qu’il vida sur le parquet. La vue d’une centaine d’écus qui couraient de droite et de gauche éblouit le curé; il se précipita dessus avec voracité; et tandis qu’il courait les ramasser sous les tables, sous les armoires, sous le lit, dans les trous du plancher, le vigoureux supérieur jeta le corps de l’abbé Prévost sur ses épaules, et l’emporta au monastère. La joie y fut immense. Depuis quarante ans on aspirait à ce jour de triomphe; il était arrivé.
L’abbé Prévost fut aussitôt dépouillé de ses habits laïques: on le revêtit de la robe de moine. On fit à son corps toutes les cérémonies usitées dans les couvens à la mort d’un frère. La cendre et le cilice ne furent pas oubliés. Saint Benoît et saint Firmin rayonnèrent de cierges. La cloche fit son devoir; on ne lésina sur aucun détail.
Le lendemain on l’enterra dans le cimetière du couvent, et sur la pierre de sa tombe on se garda bien d’écrire ses titres nombreux à la postérité. On y grava seulement: Ici repose frère Antoine-François d’Exile Prévost, moine indigne de Saint-Firmin.
Après ces deux histoires, le cadet de Chantilly se leva et me demanda si je n’étais pas curieux de visiter le château de Chantilly, ou plutôt ce qui reste de l’ancien château de ce nom. Je le suivis, et nous nous y acheminâmes à pas lents.