Kitabı oku: «Le lion du désert: Scènes de la vie indienne dans les prairies», sayfa 3
Le sayotkatta ou le piaïes, ainsi que le Comanche l'avait nommé, était un homme de quarante à quarante-cinq ans, d'une taille élevée et un peu épaisse; ses traits étaient empreints d'une certaine majesté naturelle qui inspirait le respect et la crainte; ses cheveux noirs et touffus, séparés sur le front par un cercle d'or constellé d'images symboliques et mystérieuses, tombaient en désordre sur sa poitrine; sa robe longue en peau de buffle était serrée à la taille par une ceinture faite de chevelures humaines tressées avec art.
Après un silence de quelques minutes, silence pendant lequel les deux hommes s'examinèrent avec soin, le devin prit la parole.
– Mon frère est le bienvenu dans la grotte du sayotkatta, dit-il.
L'Indien s'inclina.
– Iurupari29 nous a-t-il été contraire? demanda-t-il, et mon projet doit-il échouer!
– Guatéchù sait tout! répondit sentencieusement le piaïes.
– Qu'il en soit ainsi! fit l'Indien en hochant la tête.
– Mon frère est impatient, observa le devin.
– J'attends que mon père s'explique.
– Est-ce donc moi seul que vous veniez chercher ici? dit le sorcier en jetant sur le chef un regard scrutateur.
– Ouah! fit le Comanche avec une surprise parfaitement jouée, quel autre que mon père oserait habiter ici?
– Personne; mais d'autres peuvent y venir.
– Et qui donc?
– Néculpangue30, le guerrier terrible, le chef aux regards de feu, la terreur des Espagnols, n'y est-il donc jamais venu?
A peine le sorcier avait-il achevé sa phrase que le Comanche se leva d'un bond, et le saisissant à la gorge, s'écria avec fureur:
– Cudina31! tu vas mourir! de quel droit cherches-tu à pénétrer les secrets d'un chef?
Le sorcier se dégagea doucement de l'étreinte vigoureuse de l'Indien et lui répondit d'une voix affectueuse:
– Mon frère se trompe; me prend-il pour un Pawnie? C'est un ami qui lui parle.
Le chef était parvenu à se rendre maître de sa colère, ses traits avaient repris leur impassibilité; il répondit:
– Que mon père me pardonne. Outkum32 avait troublé mes esprits, je n'avais pas ma raison lorsque je l'ai attaqué.
– Pourquoi mon frère se défie-t-il de moi? reprit le sorcier avec calme. Puis-je ignorer quelque chose? Je sais quelles raisons amènent ici mon frère; Guatéchù a parlé à son serviteur.
– Je n'ai pas de secrets, répondit l'Indien, mon père se trompe; tout à l'heure je ne savais ce que je disais.
– Mon frère vient à un rendez-vous donné par un ami, et il s'étonne qu'il le fasse attendre.
– Ooah! fit l'Indien, mon père sait tout.
– Cet ami est arrivé depuis longtemps déjà.
– Où est-il donc? s'écria le chef avec impatience et ne cherchant pas à dissimuler plus longtemps.
– Me voici! dit une voix mâle et sonore.
Et un homme sortant de l'ombre qui jusqu'alors l'avait dissimulé aux yeux de Nauchenanga, s'avança gravement vers lui.
– Néculpangue! dit le chef en se levant et s'inclinant avec respect devant le guerrier redouté dont la sagesse et la valeur étaient célèbres à juste titre dans les prairies de l'Ouest.
Ce personnage, dont le nom était devenu la terreur des Hispano-américains, était un homme de plus de soixante-dix ans, mais qui n'en paraissait pas encore cinquante; sa taille élevée, ses membres robustes, ses cheveux noirs comme l'aile du corbeau, dénonçaient une de ces natures d'élite sur lesquelles les atteintes du temps sont impuissantes et qui semblent créées tout exprès pour mener la rude vie des Pampas. Ses traits nobles et intelligents étaient remplis de finesse et de douceur; mais lorsqu'il fronçait ses épais sourcils noirs et qu'un sentiment de colère venait soudain l'animer, ses yeux lançaient de tels éclairs, que nul ne pouvait en supporter l'éclat.
Du reste, cet homme était un mystère que personne n'avait jamais pu approfondir; adoré des Indiens, qui l'aimaient et le craignaient comme un Dieu, aucune tribu ne pouvait se flatter de le compter au nombre de ses fils, car son teint et les lignes de sa figure, malgré le soin qu'il prenait de se peindre, portaient des signes infaillibles qui le faisaient reconnaître pour un descendant de la race blanche, et peut-être n'avait-il d'indien que le genre de vie qu'il menait. Il était apparu tout à coup au milieu des peaux-rouges, et s'était fait adopter par la grande nation des Comanches, sans que l'on sût ni qui il était ni d'où il venait. On ne lui connaissait pas de famille, et parfois il disparaissait des mois entiers sans qu'il fût possible de découvrir où il se retirait.
On racontait de lui des traits d'une audace inouïe et d'une témérité qui dépassait toute croyance.
D'une bonté inépuisable pour les Indiens, il était pour les blancs, et surtout pour les Mexicains, d'une férocité sans exemple, se plaisant à faire mourir ses prisonniers dans des supplices dont la barbarie raffinée inspirait la terreur même aux Indiens, bons maîtres pourtant en pareille matière.
Son costume avait un grand rapport avec celui des gambucinos, c'est-à-dire que c'était un bizarre assemblage des modes européennes et indiennes; il avait un fouet de commandement à la ceinture et tenait à la main un rifle précieusement damasquiné.
Après les accolades d'usage, Néculpangue prit la parole:
– Mon frère a fait un bon voyage, dit-il, Macachera33 lui a été propice.
– Le grand tokki34 des sachems de ma nation m'avait ordonné, j'ai obéi, répondit majestueusement le chef.
– Mon frère ne pouvait agir autrement, c'est un grand guerrier.
– Mon père est indulgent, il pardonnera les fautes que j'ai peut-être commises dans l'accomplissement de ma mission.
– Que mon frère parle, les oreilles d'un ami sont ouvertes.
– Mais… répondit Nauchenanga en désignant d'un geste le piaïes qui, immobile auprès des deux interlocuteurs, ne semblait pas disposé le moins du monde à leur laisser le terrain libre.
– Le chef Comanche peut parler, dit Néculpangue en saisissant la main du sorcier et la serrant amicalement, celui-ci est un grand médecin, et Guatéchù lui réserve la première place dans l'Eskennane35.
– La volonté de mon père est un ordre, qu'il soit fait comme il le désire. Je suis allé trouver l'homme et, usant du prétexte que mon père m'avait suggéré, je suis parvenu à l'amener ici.
– Je le sais, et j'en suis reconnaissant à mon frère, car, pour accomplir sa promesse, il a dû lutter contre son cœur; celle qu'il aime est la prisonnière de notre ennemi, il aurait pu la délivrer et il ne l'a pas fait; c'est bien, Guatéchù le récompensera: la fidélité à sa parole est la plus belle vertu du guerrier indien.
– Qu'ordonne mon père?
– Rien quant à présent, laissons finir la nuit; demain, les guerriers de mon frère arriveront, et alors l'Espagnol tombera en notre pouvoir. Notre grand médecin, ajouta-t-il en se tournant vers le sorcier et lui souriant avec amertume, a besoin pour ses opérations magiques du cœur d'un visage pâle arraché palpitant de la poitrine; il en aura trente à choisir, les prisonniers seront amenés ici.
– Cela sera fait.
– Et le Faucon-Noir?
– Le Faucon-Noir s'est, je crois, ligué avec les Pawnies contre les chercheurs d'or et commande l'attaque contre leur camp.
– Le Faucon-Noir est brave, dit Néculpangue avec un sourire de satisfaction.
– C'est un chien des visages pâles recouvert d'une peau indienne.
– Mon frère le hait?
– Nous avons fumé ensemble le calumet de la paix, répondit Nauchenanga avec un sourire indéfinissable.
– Bon! mon frère tuera son rival, et Rant-chaï-waï-mè le suivra dans sa hutte pour faire cuire sa chasse et soigner les papous36; j'aiderai mon frère.
– Néculpangue est le père des guerriers de sa nation, répondit le chef avec un vif mouvement de joie.
– Maintenant, que mon frère retourne au camp des visages pâles; une plus longue absence inquiéterait l'Espagnol.
Nauchenanga s'inclina avec respect et se retira précédé du piaïes.
Lorsque le chef sortit de la caverne, un spectacle étrange s'offrit à ses yeux. Des Indiens à cheval couraient dans toutes les directions, poussant des cris féroces et brandissant des torches ardentes; le camp des Mexicains brûlait, et de larges nappes de flammes montaient vers le ciel qu'elles teignaient de lueurs rougeâtres et sanglantes; par intervalles on distinguait les gambucinos qui se défendaient comme des lions, au milieu des débris de leur camp incendié, contre une multitude de sauvages.
Tout à coup, les gambucinos firent une trouée dans la barrière vivante qui d'instant en instant se resserrait davantage autour d'eux, s'élancèrent dans la Prairie et passèrent comme un ouragan à quelques pas de la colonne, suivis de près par leurs implacables ennemis. Le cœur de Nauchenanga bondit dans sa poitrine, il poussa un cri rauque et inarticulé et il se mit, à demi fou de rage, à la poursuite des cavaliers. Il lui avait semblé, au moment où les gambucinos passaient devant lui, entendre la voix de Rant-chaï-waï-mè implorer du secours. En ce moment une main s'appesantit sur son épaule et une voix brève lui dit ce seul mot:
– Arrête!
Le chef se retourna avec colère et leva son tomahawk sur l'imprudent qui tentait de lui barrer le passage, mais son arme lui tomba des mains et il baissa la tête avec désespoir. Il avait, reconnu Néculpangue.
– Que mon frère me suive, dit le sachem, je lui rendrai celle qu'il aime.
– Les visages pâles fuient vaincus et poursuivis par le Faucon-Noir; le walkon m'appelle à son aide.
– Eh bien, que le Faucon s'en empare, et je la lui demanderai.
– Le Faucon n'est pas un Indien.
– Mon frère ne sait-il pas que je possède de merveilleux secrets pour obtenir tout ce que je veux des visages pâles? Allons demander aux Pawnies vainqueurs qu'ils nous vendent l'homme que ses compagnons appellent don López.
Nauchenanga n'osa résister à Néculpangue, et il se résolut à l'accompagner sans murmurer au camp des Mexicains, qui n'était plus qu'un monceau de cendres sur lesquelles les peaux-rouges se ruaient en désordre.
Les deux chefs indiens se mirent donc en marche; mais à peine avaient-ils fait quelques pas, qu'ils s'arrêtèrent avec épouvante et tombèrent sur le sol en poussant un long cri de terreur.
V
LE TREMBLEMENT DE TERRE
Pendant que Nauchenanga se trouvait dans la grotte du sayotkatta, un drame terrible s'était accompli dans le camp des Mexicains.
Ordinairement, les Indiens n'attaquent leurs ennemis que par surprise; comme ils n'ont d'autre but que le pillage et qu'ils désespèrent de l'atteindre avec des gens aguerris, dès qu'ils trouvent une vigoureuse défense, ils cessent un combat devenu pour eux sans motif. Cette fois les Pawnies semblaient avoir renoncé à leur tactique habituelle, tant ils mettaient d'acharnement à assaillir les retranchements espagnols; souvent repoussés, ils revenaient avec une nouvelle ardeur, combattant à découvert, et cherchant par leur nombre à écraser un ennemi dont ils désespéraient de triompher autrement.
Don López, effrayé de la prolongation de ce combat dans lequel avaient péri ses plus braves compagnons, résolut de tenter un dernier effort et d'imposer aux Indiens à force d'audace et de témérité. Réunissant une vingtaine d'hommes qui lui restaient et au nombre desquels se trouvaient Pépé Naïpès et don Juan Venado, il commença à leur donner quelques ordres afin de mettre à exécution le projet qu'il avait formé; mais en ce moment les Pawnies, qui pour quelques minutes avaient suspendu l'attaque, poussèrent leur cri de guerre et revinrent à l'assaut avec une furie nouvelle, armés cette fois de torches allumées qu'ils lancèrent dans toutes les directions.
Bientôt le camp ne fut plus qu'une vaste fournaise. Les Indiens, profitant du désordre causé parmi les Mexicains par l'incendie, escaladèrent les ballots, envahirent le camp, se précipitèrent sur les gambucinos, et un combat corps à corps s'engagea. Malgré leur courage et leur habileté dans le maniement des armes, les Mexicains étaient accablés par la masse considérable de leurs ennemis. Quelques minutes encore, et c'en était fait de la troupe des gambucinos.
Don López comprit qu'il devait tenter un effort suprême pour sauver les hommes qui lui restaient; alors prenant à part don Juan Venado qui depuis le commencement de la lutte avait constamment combattu à ses côtés, il lui expliqua ses intentions, et, lorsqu'il fut certain que celui-ci allait exécuter ses ordres, il se rejeta au plus fort de la mêlée, et, assommant ou poignardant tous les Peaux-rouges qui se trouvaient sur son passage, il parvint à pénétrer dans sa tente.
Rant-chaï-waï-mè, le corps penché en avant, le cou tendu et l'oreille au guet, semblait écouter avec anxiété les bruits du dehors; à la vue de don López elle croisa ses bras sur sa poitrine et attendit.
– Dieu soit loué! s'écria le Mexicain, elle est encore ici. Suivez-moi, waïnè; il faut partir.
– Non, répondit résolûment la jeune fille, je ne partirai pas!
– Voyons, enfant, obéissez, et ne m'obligez pas à employer la violence: le temps est précieux.
– Rant-chaï-waï-mè est une femme indienne, elle ne craint pas la mort, dit fièrement la jeune fille.
– Qui vous menace de mort? Folle que vous êtes, s'écria don López avec colère, voulez-vous me suivre, oui ou non?
Rant-chaï-waï-mè haussa les épaules.
Le Mexicain vit que toute discussion était inutile et qu'il fallait violemment trancher la question; alors s'approchant de l'Indienne, il chercha à la saisir. Mais celle-ci, qui du regard suivait tous les mouvements de son maître, bondit comme une biche effarouchée, ramassa un machette qui se trouvait à terre auprès d'elle, et, le sourcil froncé, l'attitude menaçante:
– Arrière! dit-elle d'une voix saccadée, je veux; rejoindre les fils de ma nation qui m'appellent.
Don López s'élança sur la jeune fille; mais il recula aussitôt en poussant un hurlement de douleur: l'Indienne d'un coup de machette, lui avait traversé le bras.
– Je ne suis pas une femme des visages pâles, moi! s'écria-t-elle avec un accent de triomphe; le sang ne me fait pas peur.
Et, l'œil étincelant, les narines gonflées, les lèvres frémissantes, elle se prépara à renouveler la lutte.
Il fallait en finir; don López, dégainant son sabre; en porta la pointe au visage de l'Indienne; celle-ci leva machinalement le bras pour parer le coup qui la menaçait; alors, avec la rapidité de l'éclair, il fit tournoyer son arme, et du plat il en cingla un coup si terrible sur le poignet délicat de la jeune fille, que celle-ci laissa échapper le machette en poussant un cri; mais la valeureuse enfant se baissa aussitôt pour ramasser le couteau de la main gauche; don López s'élança sur elle et tous deux roulèrent sur le sol.
La lutte ne pouvait être longue; aussi, malgré les efforts inouïs de sa victime, don López était-il parvenu, au bout de quelques secondes, à s'en rendre maître et à lui nouer les bras et les jambes avec son lasso. Alors la pauvre fille, qui jusque-là s'était défendue en silence, sentit faiblir son courage et se mit à appeler à l'aide avec toute l'énergie du désespoir. Don López, tout en tâchant d'étouffer ses cris, la prit dans ses bras et courut vers l'entrée de la tente. Mais il recula tout à coup en laissant échapper un blasphème. Un homme lui barrait le passage, et cet homme était le Faucon-Noir! son ennemi mortel, l'homme qui, à Santa Fé, lui avait fait un si sanglant affront.
– Oh! oh! dit le chasseur avec un sourire sardonique, c'est encore vous, don López? Vive Dieu, mon maître! vous n'y allez pas de main morte!
– Passage! hurla le Mexicain en armant un revolver qu'il détacha de sa ceinture.
– Passage? répondit le jeune homme, tout en surveillant avec soin les mouvements de son interlocuteur; vous êtes bien pressé de nous fausser compagnie? D'abord, croyez-moi, remettez votre pistolet au repos, car je vous jure sur mon âme qu'au moindre geste suspect que je vous vois faire, je vous tue comme une bête puante; ainsi, trêve de menaces inutiles et causons un peu.
– Va pérorer aux enfers, chien maudit! s'écria don López en pressant d'un mouvement convulsif la gâchette de son pistolet.
Le coup partit.
Quelque rapide que fût le mouvement du chercheur d'or, celui du chasseur ne fut pas moins prompt; il se baissa pour éviter la balle, qui passa au-dessus de sa tête, et il épaula vivement son fusil. Mais il n'osa en lâcher la détente. Don López s'était rejeté au fond de la tente, se servant du corps de la jeune fille comme d'un bouclier.
Au bruit du coup de feu, les compagnons du Faucon-Noir se précipitèrent dans la tente, qui fut en même temps envahie par les Pawnies.
Les quelques gambucinos qui survivaient à leurs camarades, une quinzaine d'hommes tout au plus, que don Juan avait réunis d'après les ordres de don López, devinant ce qui se passait et désirant venir en aide à leur chef, se rapprochèrent à pas de loups, et, saisissant les cordes qui maintenaient la tente, les tranchèrent toutes à la fois. Alors cette masse de toile, n'étant plus soutenue, s'affaissa sur elle-même, entraînant et enveloppant dans sa chute tous les individus qui se trouvaient sous elle. Il y eut parmi les Pawnies et les chasseurs un instant de tumulte et de désordre effroyable; don López, profitant habilement de cet événement si heureux pour lui, se laissa glisser silencieusement au dehors, sauta sur un cheval, attacha sa prisonnière en croupe derrière lui, et, se mettant à la tête de sa petite troupe, il chargea vigoureusement les Indiens et passa comme un ouragan au milieu de la masse compacte qu'ils lui opposaient.
Le Faucon-Noir parvint enfin à sortir de dessous la tente, et il poussa un cri de rage et de désappointement en apercevant son ennemi galopant au loin dans la plaine; ce cri fut répété par les chasseurs et les Indiens. Sans perdre un instant, ils montèrent à cheval, et, abandonnant à quelques pillards le camp incendié, le Faucon-Noir et ses alliés se ruèrent à la poursuite des gambucinos.
Alors commença une de ces courses fabuleuses et incroyables, comme les habitants seuls des llanos peuvent en voir, courses qui enivrent et donnent le vertige, que nul obstacle n'est assez fort pour arrêter ou ralentir, car le but est la victoire ou la mort.
Les chevaux à demi sauvages des Indiens, semblant s'identifier avec les passions des maîtres féroces qui les montaient, glissaient dans la nuit avec la rapidité du coursier-fantôme de la ballade allemande, franchissaient les ravins et les précipices et volaient dans la Prairie avec une vitesse qui tenait du prodige.
Parfois, un cavalier roulait avec son cheval du haut d'un rocher, et tombait dans un abîme en poussant un cri de détresse, et ses compagnons passaient sur son corps, emportés comme par un tourbillon, répondant par un hourra de haine et de vengeance à ce cri d'agonie, dernier et lugubre appel d'un frère.
Cette poursuite acharnée durait depuis deux heures déjà, sans que les Mexicains eussent perdu un pouce de terrain; plusieurs chevaux s'étaient abattus; les autres, couverts de sueur, poussaient de sourds râlements de fatigue et d'épuisement, en soufflant par leurs naseaux une fumée épaisse, lorsque tout à coup un bruit terrible, surhumain se fit entendre; les mustangs, lancés à toute bride, s'arrêtèrent subitement sur leurs jarrets tremblants, en hennissant avec terreur, et les gambucinos, les chasseurs et les Indiens, levant les yeux au ciel, ne purent retenir un cri d'épouvante.
Un changement inouï s'était brusquement opéré dans la nature; la voûte céleste avait l'apparence d'une immense lame de cuivre jaune; la lune, immobile et blafarde, était sans rayons; l'atmosphère avait pris une transparence telle que les objets les plus éloignés se faisaient visibles; une chaleur étouffante pesait sur la terre, dans l'air il n'y avait aucun souffle qui agitât les feuilles des arbres, le Néobraska avait subitement cessé de couler.
Le grondement sourd qui s'était déjà fait entendre se renouvela avec une force dix fois plus grande; la rivière, soulevée tout entière comme par une main puissante et invisible, monta à une hauteur énorme et s'abattit tout à coup sur la Prairie, qu'elle envahit avec une rapidité inouïe; les montagnes oscillèrent sur leurs bases, précipitant dans la plaine des blocs de rocher qui roulèrent avec un bruit sinistre, et la terre, s'entr'ouvrant de toutes parts, combla les vallées, abaissa les collines, fit jaillir de son sein des torrents d'eau sulfureuse qui lançaient vers le ciel des pierres et de la boue brûlante, et commença à s'agiter avec un mouvement lent et continu.
– Terremoto! terremoto!.. s'écrièrent les Mexicains en se signant et en récitant toutes les prières qui leur revenaient à la mémoire.
En effet, c'était un tremblement de terre, le plus épouvantable fléau de ces régions. La terre semblait bouillir, si l'on peut se servir de cette expression, montant et descendant incessamment comme les flots de la mer pendant la tempête; le lit des ruisseaux et des rivières changeait à chaque instant, et des gouffres immenses s'ouvraient de toutes parts sous les pas des hommes atterrés.
Les bêtes fauves, chassées de leurs repaires, repoussées par la rivière dont le flot montait toujours, vinrent, folles de terreur, se mêler aux hommes; d'innombrables troupeaux de buffles et de bisons parcouraient la plaine au galop, poussant de sourds gémissements, tombant les uns sur les autres, rebroussant chemin tout à coup, pour éviter les précipices qui s'ouvraient sous leurs pieds, et menaçaient dans leur course insensée d'écraser tout ce qui leur ferait obstacle. Les jaguars, les onces, les panthères, les ours gris, les loups, pêle-mêle avec les daims, les vigognes et les ahsathas, poussaient des hurlements plaintifs et ne songeaient pas à les attaquer, tant la frayeur neutralisait leurs instincts sanguinaires. Les oiseaux tournoyaient, en poussant des cris sinistres, dans l'air imprégné d'une odeur de soufre et de bitume, et se laissaient tomber lourdement sur le sol, foudroyés par la peur, palpitants, les ailes étendues et les plumes hérissées.
Un second fléau vint se joindre au premier et ajouter, s'il est possible, à l'horreur de cette scène. Le feu mis par les Indiens au camp des gambucinos avait gagné de proche en proche les hautes herbes de la Prairie et tout à coup s'était révélé dans sa majestueuse et terrible grandeur, embrasant tout sur son passage et projetant au loin des millions d'étincelles avec des sifflements terribles. Il faut avoir assisté à un incendie dans les pampas de l'Amérique du Sud pour se faire une idée de la splendide horreur d'un tel spectacle. Des forêts vierges brûlent tout entières, et leurs arbres séculaires se tordent avec des râles d'agonie, des frémissements et des tressaillements de douleur, poussant comme des créatures humaines des plaintes et des cris; les montagnes incandescentes ressemblent à des phares lugubres et sinistres, dont les immenses nappes de flammes montent en tournoyant vers le ciel, qu'elles colorent au loin de reflets sanglants.
La terre continuait par intervalles à ressentir de violentes secousses; vers le nord, les flots du Néobraska s'avançaient rapidement; au sud, le feu se précipitait par bonds rapides et saccadés. Les malheureux Peaux-rouges et les gambucinos, leurs ennemis, voyaient avec une terreur indicible l'espace se resserrer d'instants en instants autour d'eux, et les chances de salut leur échapper toutes à la fois. Dans ce moment suprême où tout sentiment de haine aurait dû s'éteindre dans leurs cœurs, don López et le Faucon-Noir, ne songeant qu'à leur vengeance, continuaient leur course rapide, bondissant comme des démons à travers la Prairie, qui bientôt allait, sans doute, leur servir de sépulcre.