Kitabı oku: «Madame Bovary», sayfa 18
Et l’occasion était perdue, car elle partait dès le lendemain.
– Vrai? fit Léon.
– Oui.
– Il faut pourtant que je vous voie encore, reprit-il; j’avais à vous dire…
– Quoi?
– Une chose… grave, sérieuse. Eh! non, d’ailleurs, vous ne partirez pas, c’est impossible! Si vous saviez… Écoutez-moi… Vous ne m’avez donc pas compris? vous n’avez pas deviné?…
– Cependant vous parlez bien, dit Emma.
– Ah! des plaisanteries! Assez, assez! Faites, par pitié, que je vous revoie… une fois… une seule.
– Eh bien…
Elle s’arrêta; puis, comme se ravisant:
– Oh! pas ici!
– Où vous voudrez.
– Voulez-vous…
Elle parut réfléchir, et, d’un ton bref:
– Demain, à onze heures, dans la cathédrale.
– J’y serai! s’écria-t-il en saisissant ses mains, qu’elle dégagea.
Et, comme ils se trouvaient debout tous les deux, lui placé derrière elle et Emma baissant la tête, il se pencha vers son cou et la baisa longuement à la nuque.
– Mais vous êtes fou! ah! vous êtes fou! disait-elle avec de petits rires sonores, tandis que les baisers se multipliaient.
Alors, avançant la tête par-dessus son épaule, il sembla chercher le consentement de ses yeux. Ils tombèrent sur lui, pleins d’une majesté glaciale.
Léon fit trois pas en arrière, pour sortir. Il resta sur le seuil. Puis il chuchota d’une voix tremblante:
– À demain.
Elle répondit par un signe de tête, et disparut comme un oiseau dans la pièce à côté.
Emma, le soir, écrivit au clerc une interminable lettre où elle se dégageait du rendez-vous: tout maintenant était fini, et ils ne devaient plus, pour leur bonheur, se rencontrer. Mais, quand la lettre fut close, comme elle ne savait pas l’adresse de Léon, elle se trouva fort embarrassée.
– Je la lui donnerai moi-même, se dit-elle; il viendra.
Léon, le lendemain, fenêtre ouverte et chantonnant sur son balcon, vernit lui-même ses escarpins, et à plusieurs couches. Il passa un pantalon blanc, des chaussettes fines, un habit vert, répandit dans son mouchoir tout ce qu’il possédait de senteurs, puis, s’étant fait friser, se défrisa, pour donner à sa chevelure plus d’élégance naturelle.
– Il est encore trop tôt! pensa-t-il en regardant le coucou du perruquier, qui marquait neuf heures.
Il lut un vieux journal de modes, sortit, fuma un cigare, remonta trois rues, songea qu’il était temps et se dirigea lestement vers le parvis Notre-Dame.
C’était par un beau matin d’été. Des argenteries reluisaient aux boutiques des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement sur la cathédrale posait des miroitements à la cassure des pierres grises; une compagnie d’oiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons à trèfles; la place, retentissante de cris, sentait les fleurs qui bordaient son pavé, roses, jasmins, oeillets, narcisses et tubéreuses, espacés inégalement par des verdures humides, de l’herbe-au-chat et du mouron pour les oiseaux; la fontaine, au milieu, gargouillait, et, sous de larges parapluies, parmi des cantaloups s’étageant en pyramides, des marchandes, nu-tête, tournaient dans du papier des bouquets de violettes.
Le jeune homme en prit un. C’était la première fois qu’il achetait des fleurs pour une femme; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla d’orgueil, comme si cet hommage qu’il destinait à une autre se fût retourné vers lui.
Cependant il avait peur d’être aperçu; il entra résolument dans l’église.
Le Suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail à gauche, au-dessous de la Marianne dansant plumet en tête, rapière au mollet, canne au poing, plus majestueux qu’un cardinal et reluisant comme un saint ciboire.
Il s’avança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité pateline que prennent les ecclésiastiques lorsqu’ils interrogent les enfants:
– Monsieur, sans doute, n’est pas d’ici? Monsieur désire voir les curiosités de l’église?
– Non, dit l’autre.
Et il fit d’abord le tour des bas-côtés. Puis il vint regarder sur la place. Emma n’arrivait pas. Il remonta jusqu’au choeur.
La nef se mirait dans les bénitiers pleins, avec le commencement des ogives et quelques portions de vitrail. Mais le reflet des peintures, se brisant au bord du marbre, continuait plus loin, sur les dalles, comme un tapis bariolé. Le grand jour du dehors s’allongeait dans l’église en trois rayons énormes, par les trois portails ouverts. De temps à autre, au fond, un sacristain passait en faisant devant l’autel l’oblique génuflexion des dévots pressés. Les lustres de cristal pendaient immobiles. Dans le choeur, une lampe d’argent brûlait; et, des chapelles latérales, des parties sombres de l’église, il s’échappait quelquefois comme des exhalaisons de soupirs, avec le son d’une grille qui retombait, en répercutant son écho sous les hautes voûtes.
Léon, à pas sérieux, marchait auprès des murs. Jamais la vie ne lui avait paru si bonne. Elle allait venir tout à l’heure, charmante, agitée, épiant derrière elle les regards qui la suivaient, – et avec sa robe à volants, son lorgnon d’or, ses bottines minces, dans toute sorte d’élégances dont il n’avait pas goûté, et dans l’ineffable séduction de la vertu qui succombe. L’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle; les voûtes s’inclinaient pour recueillir dans l’ombre la confession de son amour; les vitraux resplendissaient pour illuminer son visage, et les encensoirs allaient brûler pour qu’elle apparût comme un ange, dans la fumée des parfums.
Cependant elle ne venait pas. Il se plaça sur une chaise et ses yeux rencontrèrent un vitrage bleu où l’on voit des bateliers qui portent des corbeilles. Il le regarda longtemps, attentivement, et il comptait les écailles des poissons et les boutonnières des pourpoints, tandis, que sa pensée vagabondait à la recherche d’Emma.
Le Suisse, à l’écart, s’indignait intérieurement contre cet individu, qui se permettait d’admirer seul la cathédrale. Il lui semblait se conduire d’une façon monstrueuse, le voler en quelque sorte, et presque commettre un sacrilège.
Mais un froufrou de soie sur les dalles, la bordure d’un chapeau, un camail noir… C’était elle! Léon se leva et courut à sa rencontre.
Emma était pâle. Elle marchait vite.
– Lisez! dit-elle en lui tendant un papier… Oh non!
Et brusquement elle retira sa main, pour entrer dans la chapelle de la Vierge, où, s’agenouillant contre une chaise, elle se mit en prière.
Le jeune homme fut irrité de cette fantaisie bigote; puis il éprouva pourtant un certain charme à la voir, au milieu du rendez-vous, ainsi perdue dans les oraisons comme une marquise andalouse; puis il ne tarda pas à s’ennuyer, car elle n’en finissait.
Emma priait, ou plutôt s’efforçait de prier, espérant qu’il allait lui descendre du ciel quelque résolution subite; et, pour attirer le secours divin, elle s’emplissait les yeux des splendeurs du tabernacle, elle aspirait le parfum des juliennes blanches épanouies dans les grands vases, et prêtait l’oreille au silence de l’église, qui ne faisait qu’accroître le tumulte de son coeur.
Elle se relevait, et ils allaient partir, quand le Suisse s’approcha vivement, en disant:
– Madame, sans doute, n’est pas d’ici? Madame désire voir les curiosités de l’église?
– Eh non! s’écria le clerc.
– Pourquoi pas? reprit-elle.
Car elle se raccrochait de sa vertu chancelante à la Vierge, aux sculptures, aux tombeaux, à toutes les occasions.
Alors, afin de procéder dans l’ordre, le Suisse les conduisit jusqu’à l’entrée près de la place, où, leur montrant avec sa canne un grand cercle de pavés noirs, sans inscriptions ni ciselures:
– Voilà, fit-il majestueusement, la circonférence de la belle cloche d’Amboise. Elle pesait quarante mille livres. Il n’y avait pas sa pareille dans toute l’Europe. L’ouvrier qui l’a fondue en est mort de joie…
– Partons, dit Léon.
Le bonhomme se remit en marche; puis, revenu à la chapelle de la Vierge, il étendit les bras dans un geste synthétique de démonstration, et, plus orgueilleux qu’un propriétaire campagnard vous montrant ses espaliers:
– Cette simple dalle recouvre Pierre de Brézé, seigneur de la Varenne et de Brissac, grand maréchal de Poitou et gouverneur de Normandie, mort à la bataille de Montlhéry, le 16 juillet 1465.
Léon, se mordant les lèvres, trépignait.
– Et, à droite, ce gentilhomme tout bardé de fer, sur un cheval qui se cabre, est son petit-fils Louis de Brézé, seigneur de Breval et de Montchauvet, comte de Maulevrier, baron de Mauny, chambellan du roi, chevalier de l’Ordre et pareillement gouverneur de Normandie, mort le 23 juillet 1531, un dimanche, comme l’inscription porte; et, au-dessous, cet homme prêt à descendre au tombeau vous figure exactement le même. Il n’est point possible, n’est-ce pas, de voir une plus parfaite représentation du néant?
Madame Bovary prit son lorgnon. Léon, immobile, la regardait, n’essayant même plus de dire un seul mot, de faire un seul geste, tant il se sentait découragé devant ce double parti pris de bavardage et d’indifférence.
L’éternel guide continuait:
– Près de lui, cette femme à genoux qui pleure est son épouse Diane de Poitiers, comtesse de Brézé, duchesse de Valentinois, née en 1499, morte en 1566; et, à gauche, celle qui porte un enfant, la sainte Vierge. Maintenant, tournez-vous de ce côté: voici les tombeaux d’Amboise. Ils ont été tous les deux cardinaux et archevêques de Rouen. Celui-là était ministre du roi Louis XII. Il a fait beaucoup de bien à la Cathédrale. On a trouvé dans son testament trente mille écus d’or pour les pauvres.
Et, sans s’arrêter, tout en parlant, il les poussa dans une chapelle encombrée par des balustrades, en dérangea quelques-unes, et découvrit une sorte de bloc, qui pouvait bien avoir été une statue mal faite.
– Elle décorait autrefois, dit-il avec un long gémissement, la tombe de Richard Coeur de Lion, roi d’Angleterre et duc de Normandie. Ce sont les calvinistes, monsieur, qui vous l’ont réduite en cet état. Ils l’avaient, par méchanceté, ensevelie dans de la terre, sous le siège épiscopal de Monseigneur. Tenez, voici la porte par où il se rend à son habitation, Monseigneur. Passons voir les vitraux de la Gargouille.
Mais Léon tira vivement une pièce blanche de sa poche et saisit Emma par le bras. Le Suisse demeura tout stupéfait, ne comprenant point cette munificence intempestive, lorsqu’il restait encore à l’étranger tant de choses à voir. Aussi, le rappelant:
– Eh! monsieur. La flèche! la flèche!…
– Merci, fit Léon.
– Monsieur a tort! Elle aura quatre cent quarante pieds, neuf de moins que la grande pyramide d’Égypte. Elle est toute en fonte, elle…
Léon fuyait; car il lui semblait que son amour, qui, depuis deux heures bientôt, s’était immobilisé dans l’église comme les pierres, allait maintenant s’évaporer, telle qu’une fumée, par cette espèce de tuyau tronqué, de cage oblongue, de cheminée à jour, qui se hasarde si grotesquement sur la cathédrale comme la tentative extravagante de quelque chaudronnier fantaisiste.
– Où allons-nous donc? disait-elle.
Sans répondre, il continuait à marcher d’un pas rapide, et déjà madame Bovary trempait son doigt dans l’eau bénite, quand ils entendirent derrière eux un grand souffle haletant, entrecoupé régulièrement par le rebondissement d’une canne. Léon se détourna.
– Monsieur!
– Quoi?
Et il reconnut le Suisse, portant sous son bras et maintenant en équilibre contre son ventre une vingtaine environ de forts volumes brochés. C’étaient les ouvrages qui frottaient de la cathédrale.
– Imbécile! grommela Léon s’élançant hors de l’église.
Un gamin polissonnait sur le parvis:
– Va me chercher un fiacre!
L’enfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents; alors ils restèrent seuls quelques minutes, face à face et un peu embarrassés.
– Ah! Léon!… Vraiment…, je ne sais… si je dois…!
Elle minaudait. Puis, d’un air sérieux:
– C’est très inconvenant, savez-vous?
– En quoi? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris!
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n’arrivait pas. Léon avait peur qu’elle ne rentrât dans l’église. Enfin le fiacre parut.
– Sortez du moins par le portail du nord! leur cria le Suisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David, et les Réprouvés dans les flammes d’enfer.
– Où Monsieur va-t-il? demanda le cocher.
– Où vous voudrez! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine se mit en route
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s’arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
– Continuez! fit une voix qui sortait de l’intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter par la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
– Non, tout droit! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s’essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l’eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d’Oyssel, au delà des îles.
Mais tout à coup, elle s’élança d’un bond à travers Quatremares, Sotteville, la Grande-Chaussée, la rue d’Elbeuf, et fit sa troisième halte devant le jardin des plantes.
– Marchez donc! s’écria la voix plus furieusement.
Et aussitôt, reprenant sa course, elle passa par Saint-Sever, par le quai des Curandiers, par le quai aux Meules, encore une fois par le pont, par la place du Champ-de-Mars et derrière les jardins de l’hôpital, où des vieillards en veste noire se promènent au soleil, le long d’une terrasse toute verdie par des lierres. Elle remonta le boulevard Bouvreuil, parcourut le boulevard Cauchoise, puis tout le Mont-Riboudet jusqu’à la côte de Deville.
Elle revint; et alors, sans parti pris ni direction, au hasard, elle vagabonda. On la vit à Saint-Pol, à Lescure, au mont Gargan, à la Rouge-Mare, et place du Gaillard-bois; rue Maladrerie, rue Dinanderie, devant Saint-Romain, Saint-Vivien, Saint-Maclou, Saint-Nicaise, – devant la Douane, – à la basse Vieille-Tour, aux Trois-Pipes et au Cimetière Monumental. De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s’arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s’en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu’un tombeau et ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s’abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s’arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
II. En arrivant à l’auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence…
En arrivant à l’auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l’avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s’en aller.
Rien pourtant ne la forçait à partir; mais elle avait donné sa parole qu’elle reviendrait le soir même. D’ailleurs, Charles l’attendait; et déjà elle se sentait au coeur cette lâche docilité qui est, pour bien des femmes, comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l’adultère.
Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabriolet, et, pressant le palefrenier, l’encourageant, s’informant à toute minute de l’heure et des kilomètres parcourus, parvint à rattraper l’Hirondelle vers les premières maisons de Quincampoix.
À peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au bas de la côte, où elle reconnut de loin Félicité, qui se tenait en vedette devant la maison du maréchal. Hivert retint ses chevaux, et la cuisinière, se haussant jusqu’au vasistas, dit mystérieusement:
– Madame il faut que vous alliez tout de suite chez M. Homais. C’est pour quelque chose de pressé.
Le village était silencieux comme d’habitude. Au coin des rues, il y avait de petits tas roses qui fumaient l’air, c’était le moment des confitures, et tout le monde à Yonville, confectionnait sa provision le même jour. Mais on admirait devant la boutique du pharmacien, un tas beaucoup plus large, et qui dépassait les autres de la supériorité qu’une officine doit avoir sur les fourneaux bourgeois, un besoin général sur des fantaisies individuelles.
Elle entra. Le grand fauteuil était renversé, et même le Fanal de Rouen gisait par terre, étendu entre les deux pilons. Elle poussa la porte du couloir; et, au milieu de la cuisine, parmi les jarres brunes pleines de groseilles égrenées, du sucre râpé, du sucre en morceaux, des balances sur la table, des bassines sur le feu, elle aperçut tous les Homais, grands et petits, avec des tabliers qui leur montaient jusqu’au menton et tenant des fourchettes à la main. Justin, debout, baissait la tête, et le pharmacien criait:
– Qui t’avait dit de l’aller chercher dans le capharnaüm?
– Qu’est-ce donc? qu’y a-t-il?
– Ce qu’il y a? répondit l’apothicaire. On fait des confitures: elles cuisent; mais elles allaient déborder à cause du bouillon trop fort, et je commande une autre bassine. Alors, lui, par mollesse, par paresse, a été prendre, suspendue à son clou dans mon laboratoire, la clef du capharnaüm!
L’apothicaire appelait ainsi un cabinet, sous les toits, plein des ustensiles et des marchandises de sa profession. Souvent il y passait seul de longues heures à étiqueter, à transvaser, à reficeler; et il le considérait non comme un simple magasin, mais comme un véritable sanctuaire, d’où s’échappaient ensuite, élaborées par ses mains, toutes sortes de pilules, bols, tisanes, lotions et potions, qui allaient répandre aux alentours sa célébrité. Personne au monde n’y mettait les pieds; et il le respectait si fort, qu’il le balayait lui-même. Enfin, si la pharmacie, ouverte à tout venant, était l’endroit où il étalait son orgueil, le capharnaüm était le refuge où, se concentrant égoïstement, Homais se délectait dans l’exercice de ses prédilections; aussi l’étourderie de Justin lui paraissait-elle monstrueuse d’irrévérence; et, plus rubicond que les groseilles, il répétait:
– Oui, du capharnaüm! La clef qui enferme les acides avec les alcalis caustiques! Avoir été prendre une bassine de réserve! une bassine à couvercle! et dont jamais peut-être je ne me servirai! Tout a son importance dans les opérations délicates de notre art! Mais que diable! il faut établir des distinctions et ne pas employer à des usages presque domestiques ce qui est destiné pour les pharmaceutiques! C’est comme si on découpait une poularde avec un scalpel, comme si un magistrat…
– Mais calme-toi! disait madame Homais.
Et Athalie, le tirant par sa redingote
– Papa! papa!
– Non, laissez-moi! reprenait l’apothicaire, laissez-moi! fichtre! Autant s’établir, épicier, ma parole d’honneur! Allons, va! ne respecte rien! casse! brise! lâche les sangsues! brûle la guimauve! marine des cornichons dans les bocaux! lacère les bandages!
– Vous aviez pourtant… dit Emma.
– Tout à l’heure! – Sais-tu à quoi tu t’exposais?… N’as-tu rien vu, dans le coin, à gauche, sur la troisième tablette? Parle, réponds, articule quelque chose!
– Je ne… sais pas, balbutia le jeune garçon.
– Ah! tu ne sais pas! Eh bien, je sais, moi! Tu as vu une bouteille, en verre bleu, cachetée avec de la cire jaune, qui contient une poudre blanche, sur laquelle même j’avais écrit: Dangereux! et sais-tu ce qu’il y avait dedans? De l’arsenic! et tu vas toucher à cela! prendre une bassine qui est à côté!
– À côté! s’écria madame Homais en joignant les mains. De l’arsenic? Tu pouvais nous empoisonner tous!
Et les enfants se mirent à pousser des cris, comme s’ils avaient déjà senti dans leurs entrailles d’atroces douleurs.
– Ou bien empoisonner un malade! continuait l’apothicaire. Tu voulais donc que j’allasse sur le banc des criminels, en cour d’assises? me voir traîner à l’échafaud? Ignores-tu le soin que j’observe dans les manutentions, quoique j’en aie cependant une furieuse habitude. Souvent je m’épouvante moi-même, lorsque je pense à ma responsabilité! car le gouvernement nous persécute, et l’absurde législation qui nous régit est comme une véritable épée de Damoclès suspendue sur notre tête!
Emma ne songeait plus à demander ce qu’on lui voulait, et le pharmacien poursuivait en phrases haletantes:
– Voilà comme tu reconnais les bontés qu’on a pour toi! voilà comme tu me récompenses des soins tout paternels que je te prodigue! Car, sans moi, où serais-tu? que ferais-tu? Qui te fournit la nourriture, l’éducation, l’habillement, et tous les moyens de figurer un jour, avec honneur dans les rangs de la société! Mais il faut pour cela suer ferme sur l’aviron, et acquérir, comme on dit, du cal aux mains. Fabricando fil faber, age quod agis.
Il citait du latin, tant il était exaspéré. Il eût cité du chinois et du groenlandais, s’il eût connu ces deux langues; car il se trouvait dans une de ces crises où l’âme entière montre indistinctement ce qu’elle enferme, comme l’Océan, qui, dans les tempêtes, s’entrouvre depuis les fucus de son rivage jusqu’au sable de ses abîmes.
Et il reprit
– Je commence à terriblement me repentir de m’être chargé de ta personne! J’aurais certes mieux fait de te laisser autrefois croupir dans ta misère et dans la crasse où tu es né! Tu ne seras jamais bon qu’à être un gardeur de bêtes à cornes! Tu n’as nulle aptitude pour les sciences! à peine si tu sais coller une étiquette! Et tu vis là, chez moi, comme un chanoine, comme un coq en pâte, à te goberger!
Mais Emma, se tournant vers madame Homais:
– On m’avait fait venir…
– Ah! mon Dieu! interrompit d’un air triste la bonne dame, comment vous dirai-je bien?… C’est un malheur!
Elle n’acheva pas. L’apothicaire tonnait:
Vide-la! écure-la! reporte-la! dépêche-toi donc!
Et, secouant Justin par le collet de son bourgeron, il fit tomber un livre de sa poche.
L’enfant se baissa. Homais fut plus prompt, et, ayant ramassé le volume, il le contemplait, les yeux écarquillés, la mâchoire ouverte.
– L’amour… conjugal! dit-il en séparant lentement ces deux mots. Ah! très bien! très bien! très joli! Et des gravures!… Ah! c’est trop fort!
Madame Homais s’avança.
– Non! n’y touche pas!
Les enfants voulurent voir les images.
– Sortez! fit-il impérieusement.
Et ils sortirent.
Il marcha d’abord de long en large, à grands pas, gardant le volume ouvert entre ses doigts, roulant les yeux, suffoqué, tuméfié, apoplectique. Puis il vint droit à son élève, et, se plantant devant lui les bras croisés:
– Mais tu as donc tous les vices, petit malheureux?… Prends garde, tu es sur une pente!… Tu n’as donc pas réfléchi qu’il pouvait, ce livre infâme, tomber entre les mains de mes enfants, mettre l’étincelle dans leur cerveau, ternir la pureté d’Athalie, corrompre Napoléon! Il est déjà formé comme un homme. Es-tu bien sûr, au moins, qu’ils ne l’aient pas lu? peux-tu me certifier…?
– Mais enfin, monsieur, fit Emma, vous aviez à me dire…?
– C’est vrai, madame… Votre beau-père est mort!
En effet, le sieur Bovary père venait de décéder l’avant-veille, tout à coup, d’une attaque d’apoplexie, au sortir de table; et, par excès de précaution pour la sensibilité d’Emma, Charles avait prié M. Homais de lui apprendre avec ménagement cette horrible nouvelle.
Il avait médité sa phrase, il l’avait arrondie, polie, rythmée; c’était un chef-d’oeuvre de prudence et de transitions, de tournures fines et de délicatesse; mais la colère avait emporté la rhétorique.
Emma, renonçant à avoir aucun détail, quitta donc la pharmacie; car M. Homais avait repris le cours de ses vitupérations. Il se calmait cependant, et, à présent, il grommelait d’un ton paterne, tout en s’éventant avec son bonnet grec:
– Ce n’est pas que je désapprouve entièrement l’ouvrage! L’auteur était médecin. Il y a là-dedans certains côtés scientifiques qu’il n’est pas mal à un homme de connaître et, j’oserais dire, qu’il faut qu’un homme connaisse. Mais plus tard, plus tard! Attends du moins que tu sois homme toi-même et que ton tempérament soit fait.
Au coup de marteau d’Emma, Charles, qui l’attendait, s’avança les bras ouverts et lui dit avec des larmes dans la voix:
– Ah! ma chère amie…
Et il s’inclina doucement pour l’embrasser. Mais, au contact de ses lèvres, le souvenir de l’autre la saisit, et elle se passa la main sur son visage en frissonnant.
Cependant elle répondit:
– Oui, je sais…, je sais…
Il lui montra la lettre où sa mère narrait l’événement, sans aucune hypocrisie sentimentale. Seulement, elle regrettait que son mari n’eût pas reçu les secours de la religion, étant mort à Doudeville, dans la rue, sur le seuil d’un café, après un repas patriotique avec d’anciens officiers.
Emma rendit la lettre; puis, au dîner, par savoir-vivre, elle affecta quelque répugnance. Mais comme il la reforçait, elle se mit résolument à manger, tandis que Charles, en face d’elle, demeurait immobile, dans une posture accablée.
De temps à autre, relevant la tête, il lui envoyait un long regard tout plein de détresse. Une fois il soupira:
– J’aurais voulu le revoir encore!
Elle se taisait. Enfin, comprenant qu’il fallait parler:
– Quel âge avait-il, ton père?
– Cinquante-huit ans!
– Ah!
Et ce fut tout.
Un quart d’heure après, il ajouta:
– Ma pauvre mère?… que va-t-elle devenir, à présent?
Elle fit un geste d’ignorance.
À la voir si taciturne, Charles la supposait affligée et il se contraignait à ne rien dire, pour ne pas aviver cette douleur qui l’attendrissait. Cependant, secouant la sienne:
– T’es-tu bien amusée hier? demanda-t-il.
– Oui.
Quand la nappe fut ôtée, Bovary ne se leva pas, Emma non plus; et, à mesure qu’elle l’envisageait, la monotonie de ce spectacle bannissait peu à peu tout apitoiement de son coeur. Il lui semblait chétif, faible, nul, enfin être un pauvre homme, de toutes les façons. Comment se débarrasser de lui? Quelle interminable soirée! Quelque chose de stupéfiant comme une vapeur d’opium l’engourdissait.
Ils entendirent dans le vestibule le bruit sec d’un bâton sur les planches. C’était Hippolyte qui apportait les bagages de Madame. Pour les déposer, il décrivit péniblement un quart de cercle avec son pilon.
– Il n’y pense même plus! se disait-elle en regardant le pauvre diable, dont la grosse chevelure rouge dégouttait de sueur.
Bovary cherchait un patard au fond de sa bourse; et, sans paraître comprendre tout ce qu’il y avait pour lui d’humiliation dans la seule présence de cet homme qui se tenait là, comme le reproche personnifié de son incurable ineptie:
– Tiens! tu as un joli bouquet! dit-il en remarquant sur la cheminée les violettes de Léon.
– Oui, fit-elle avec indifférence; c’est un bouquet que j’ai acheté tantôt… à une mendiante.
Charles prit les violettes, et, rafraîchissant dessus ses yeux tout rouges de larmes, il les humait délicatement. Elle les retira vite de sa main, et alla les porter dans un verre d’eau.
Le lendemain, madame Bovary mère arriva. Elle et son fils pleurèrent beaucoup. Emma, sous prétexte d’ordres à donner, disparut.
Le jour d’après, il fallut aviser ensemble aux affaires de deuil. On alla s’asseoir, avec les boîtes à ouvrage, au bord de l’eau, sous la tonnelle.
Charles pensait à son père, et il s’étonnait de sentir tant d’affection pour cet homme qu’il avait cru jusqu’alors n’aimer que très médiocrement. Madame Bovary mère pensait à son mari. Les pires jours d’autrefois lui réapparaissaient enviables. Tout s’effaçait sous le regret instinctif d’une si longue habitude; et, de temps à autre, tandis qu’elle poussait son aiguille, une grosse larme descendait le long de son nez et s’y tenait un moment suspendue. Emma pensait qu’il y avait quarante-huit heures à peine, ils étaient ensemble, loin du monde, tout en ivresse, et n’ayant pas assez d’yeux pour se contempler. Elle tâchait de ressaisir les plus imperceptibles détails de cette journée disparue. Mais la présence de la belle-mère et du mari la gênait. Elle aurait voulu ne rien entendre, ne rien voir, afin de ne pas déranger le recueillement de son amour qui allait se perdant, quoi qu’elle fît, sous les sensations extérieures.
Elle décousait la doublure d’une robe, dont les bribes s’éparpillaient autour d’elle; la mère Bovary, sans lever les yeux, faisait crier ses ciseaux, et Charles, avec ses pantoufles de lisière et sa vieille redingote brune qui lui servait de robe de chambre, restait les deux mains dans ses poches et ne parlait pas non plus; près d’eux, Berthe, en petit tablier blanc, raclait avec sa pelle le sable des allées.
Tout à coup, ils virent entrer par la barrière M. Lheureux, le marchand d’étoffes.
Il venait offrir ses services, eu égard à la fatale circonstance. Emma répondit qu’elle croyait pouvoir s’en passer. Le marchand ne se tint pas pour battu.
– Mille excuses, dit-il; je désirerais avoir un entretien particulier.
Puis, d’une voix basse:
– C’est relativement à cette affaire…, vous savez?
Charles devint cramoisi jusqu’aux oreilles.
– Ah! oui…, effectivement.
Et, dans son trouble, se tournant vers sa femme:
– Ne pourrais-tu pas…, ma chérie…?
Elle parut le comprendre, car elle se leva, et Charles dit à sa mère:
– Ce n’est rien! Sans doute quelque bagatelle de ménage.
Il ne voulait point qu’elle connût l’histoire du billet, redoutant ses observations.
Dès qu’ils furent seuls, M. Lheureux se mit, en termes assez nets, à féliciter Emma sur la succession, puis à causer de choses indifférentes, des espaliers, de la récolte et de sa santé à lui, qui allait toujours couci-couci, entre le zist et le zest. En effet, il se donnait un mal de cinq cents diables, bien qu’il ne fît pas, malgré les propos du monde, de quoi avoir seulement du beurre sur son pain.