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Kitabı oku: «Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome 2», sayfa 14

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Le bas de la tente se releva, et une forme monstrueuse apparut. Salammbô ne distingua d'abord que les deux yeux, avec une longue barbe blanche qui pendait jusqu'à terre; car le reste du corps, embarrassé dans les guenilles d'un vêtement fauve, traînait contre le sol; à chaque mouvement pour avancer, les deux mains entraient dans la barbe, puis retombaient. En rampant ainsi, elle arriva jusqu'à ses pieds, et Salammbô reconnut le vieux Giscon.

Les Mercenaires, pour empêcher les anciens captifs de s'enfuir, à coups de barre d'airain leur avaient cassé les jambes; et ils pourrissaient tous pêle-mêle, dans une fosse, au milieu des immondices. Les plus robustes, quand ils entendaient le bruit des gamelles, se haussaient en criant; c'est ainsi que Giscon avait aperçu Salammbô. Il avait deviné une Carthaginoise, aux petites boules de sandastrum qui battaient contre ses cothurnes; et, dans le pressentiment d'un mystère considérable, en se faisant aider par ses compagnons, il était parvenu à sortir de la fosse; puis, avec les coudes et les mains, il s'était traîné vingt pas plus loin, jusqu'à la tente de Mâtho. Deux voix y parlaient. Il avait écouté du dehors et tout entendu.

« – C'est toi!» dit-elle enfin, presque épouvantée.

En se haussant sur les poignets, il répliqua:

« – Oui, c'est moi! On me croit mort, n'est-ce pas?»

Elle baissa la tête. Il reprit.

« – Ah! pourquoi les Baals ne m'ont-ils pas accordé cette miséricorde!» Et se rapprochant de si près, qu'il la frôlait: «Ils m'auraient épargné la peine de te maudire!»

Salammbô se rejeta vivement en arrière, tant elle avait peur de cet être immonde, qui était hideux comme une larve et terrible comme un fantôme

« – J'ai cent ans bientôt, – dit-il. J'ai vu Agathoclès; j'ai vu Régulus et les aigles des Romains passer sur les moissons des champs puniques! J'ai vu toutes les épouvantes des batailles et la mer encombrée par les débris de nos flottes! Des Barbares que je commandais m'ont enchaîné aux quatre membres, comme un esclave homicide. Mes compagnons, l'un après l'autre, sont à mourir autour de moi; l'odeur de leurs cadavres me réveille la nuit; j'écarte les oiseaux qui viennent becqueter leurs yeux; et pourtant, pas un seul jour; je n'ai désespéré de Carthage! Quand même j'aurais vu contre elle toutes les armées de la terre, et les flammes du siège dépasser la hauteur des temples, j'aurais cru encore à son éternité! Mais, à présent, tout est fini! tout est perdu! Les Dieux l'exècrent! Malédiction sur toi, qui as précipité sa ruine par ton ignominie!»

Elle ouvrit ses lèvres.

« – Ah! j'étais là! s'écria-t-il. Je t'ai entendue râler d'amour comme une prostituée; puis il te racontait son désir, et tu te laissais baiser les mains! Mais, si la fureur de ton impudicité te poussait, tu devais faire au moins comme les bêtes fauves qui se cachent dans leurs accouplements, et ne pas étaler ta honte jusque sous les yeux de ton père!

« – Comment?» dit-elle.

« – Ah! tu ne savais pas que les deux retranchements sont à soixante coudées l'un de l'autre, et que ton Mâtho, par excès d'orgueil, s'est établi tout en face d'Hamilcar. Il est là, ton père, derrière toi; et si je pouvais gravir le sentier qui mène sur la plate-forme, je lui crierais: Viens donc voir ta fille dans les bras du Barbare! Elle a mis pour lui plaire le vêtement de la Déesse; et, en abandonnant son corps, elle livre, avec la gloire de ton nom, la majesté des Dieux, la vengeance de la patrie, le salut même de Carthage!» Le mouvement de sa bouche édentée remuait sa barbe tout du long; ses yeux, tendus sur elle, la dévoraient; et il répétait en haletant dans la poussière:

« – Ah! sacrilège! Maudite sois-tu! maudite! maudite!»

Salammbô avait écarté la toile, elle la tenait soulevée au bout de son bras, et, sans lui répondre, elle regardait du côté d'Hamilcar.

« – C'est par ici, n'est-ce pas?» dit-elle.

« – Que t'importe! Détourne-toi! Va-t'en! Écrase plutôt ta face contre la terre! C'est un lieu saint, que ta vue souillerait!»

Elle jeta le zaïmph autour de sa taille, ramassa vivement ses voiles, son manteau, son écharpe. – «J'y cours!» s'écria-t-elle; et, s'échappant, Salammbô disparut.

D'abord, elle marcha dans les ténèbres sans rencontrer personne, car tous se portaient vers l'incendie; et la clameur redoublait, de grandes flammes empourpraient le ciel par derrière; une longue terrasse l'arrêta.

Elle tourna sur elle-même, de droite et de gauche au hasard, cherchant une échelle, une corde, une pierre, quelque chose pour l'aider. Elle avait peur de Giscon, et il lui semblait que des cris et des pas la poursuivaient. Le jour commençait à blanchir. Elle aperçut un sentier dans l'épaisseur du retranchement. Elle prit avec ses dents le bas de sa robe qui la gênait, et, en trois bonds, se trouva sur la plate-forme.

Un cri sonore éclata sous elle, dans l'ombre, le même qu'elle avait entendu au bas de l'escalier des galères; en se penchant, elle reconnut l'homme de Schahabarim avec ses chevaux accouplés.

Il avait erré toute la nuit entre les deux retranchements; puis, inquiété par l'incendie, il était revenu en arrière, tâchant d'apercevoir ce qui se passait dans le camp de Mâtho; et, comme il savait que cette place était la plus voisine de sa tente, pour obéir au prêtre, il n'en avait pas bougé.

Il monta debout sur un des chevaux. Salammbô se laissa glisser jusqu'à lui; et ils s'enfuirent au grand galop en faisant le tour du camp punique, pour trouver une porte quelque part.

Mâtho était rentré dans sa tente. La lampe fumeuse éclairait à peine, et, il crut que Salammbô dormait; alors, il palpa délicatement la peau du lion, sur le lit de palmier. Il appela, elle ne répondit pas; il arracha vivement un lambeau de la toile pour faire venir du jour; le zaïmph avait disparu.

La terre tremblait sous des pas multipliés. De grands cris, des hennissements, des chocs d'armures s'élevaient dans l'air, et les fanfares des clairons sonnaient la charge. C'était comme un ouragan tourbillonnant autour de lui. Une fureur désordonnée le fit bondir sur ses armes, il se lança dehors.

Les longues files des Barbares descendaient, en courant, la montagne; les carrés puniques s'avançaient contre eux avec une oscillation lourde et régulière. Le brouillard, déchiré par les rayons du soleil, formait de petits nuages qui se balançaient; peu à peu, en s'élevant, ils découvraient les étendards, les casques et la pointe des piques. Sous les évolutions rapides, des portions de terrain encore dans l'ombre semblaient se déplacer d'un seul morceau; ailleurs, on aurait dit des torrents qui s'entre-croisaient, et, entre eux, des masses épineuses restaient immobiles. Mâtho distinguait les capitaines, les soldats, les hérauts et jusqu'aux valets par derrière, qui étaient montés sur des ânes. Au lieu de garder sa position pour couvrir les fantassins, Narr'Havas tourna brusquement à droite, comme s'il voulait se faire écraser par Hamilcar.

Ses cavaliers dépassèrent les éléphants qui se ralentissaient; et tous les chevaux, allongeant leur tête sans bride, galopaient d'un train si furieux que leur ventre paraissait frôler la terre. Tout à coup, Narr'Havas marcha résolument vers une sentinelle. Il jeta son épée, sa lance, ses javelots, et disparut au milieu des Carthaginois.

Le roi des Numides arriva dans la tente d'Hamilcar; et il dit, en lui montrant ses hommes qui se tenaient au loin arrêtés:

« – Barca! je te les amène, Ils sont à toi.»

Alors il se prosterna en signe d'esclavage, et, comme preuve de sa fidélité, rappela toute sa conduite depuis le commencement de la guerre.

D'abord il avait empêché le siège de Carthage et le massacre des captifs; puis, il n'avait point profité de la victoire contre Hannon après la défaite d'Utique; quant aux villes tyriennes, c'est qu'elles se trouvaient sur les frontières de son royaume. Enfin, il n'avait pas participé à la bataille du Macar; et il s'était absenté tout exprès pour fuir l'obligation de combattre le suffète.

Narr'Havas, en effet, avait voulu s'agrandir par des empiétements sur les provinces puniques, et, selon les chances de la victoire, tour à tour secouru et délaissé les Mercenaires. Mais voyant que le plus fort serait définitivement Hamilcar, il s'était tourné vers lui; peut-être y avait-il dans sa défection une rancune contre Mâtho, soit à cause du commandement, ou de son ancien amour.

Le suffète l'écouta sans l'interrompre. L'homme qui se présentait ainsi dans une armée où on lui devait des vengeances n'était pas un auxiliaire à dédaigner; Hamilcar devina tout de suite l'utilité d'une telle alliance pour ses grands projets. Avec les Numides, il se débarrasserait des Libyens. Puis il entraînerait l'Occident à la conquête de l'Ibérie; et, sans lui demander pourquoi il n'était pas venu plus tôt, ni relever aucun de ses mensonges, il baisa Narr'Havas, en heurtant trois fois sa poitrine contre la sienne.

C'était pour en finir, et par désespoir, qu'il avait incendié le camp des Libyens. Cette armée lui arrivait comme un secours des Dieux; et dissimulant sa joie, il répondit:

« – Que les Baals te favorisent! J'ignore ce que fera pour toi la République, mais Hamilcar n'a pas d'ingratitude.»

Le tumulte redoublait; des capitaines entraient. Il s'armait tout en parlant:

« – Allons, retourne! Avec tes cavaliers, tu rabattras leur infanterie entre tes éléphants et les miens! Courage! extermine!»

Et Narr'Havas se précipitait, quand Salammbô parut.

Elle sauta vite à bas de son cheval, ouvrit son large manteau, et, en écartant les bras, elle déploya le zaïmph.

La tente de cuir, relevée dans les coins, laissait voir le tour entier de la montagne couverte de soldats, et comme elle se trouvait au centre, de tous les côtés on apercevait Salammbô. Une clameur immense éclata, un long cri de triomphe et d'espoir. Ceux qui étaient en marche s'arrêtèrent; les moribonds, s'appuyant sur le coude, se retournaient pour la bénir. Les Barbares savaient maintenant qu'elle avait repris le zaïmph; de loin ils la voyaient, ils croyaient la voir; et d'autres cris, mais de rage et de vengeance, retentissaient, malgré les applaudissements des Carthaginois; les cinq armées, s'étageant sur la montagne, trépignaient et hurlaient ainsi autour de Salammbô.

Hamilcar, sans pouvoir parler, la remerciait par des signes de tête. Ses yeux se portaient alternativement sur le zaïmph et sur elle; sa chaînette était rompue. Alors il frissonna, saisi par un soupçon terrible. Mais, reprenant vite son impassibilité, il considéra Narr'Havas obliquement, sans tourner la figure.

Le roi des Numides se tenait à l'écart dans une attitude discrète; il portait au front un peu de la poussière qu'il avait touchée en se prosternant. Enfin le suffète s'avança vers lui, et, avec un air plein de gravité:

« – En récompense des services que tu m'as rendus, Narr'Havas, je te donne ma fille.» Il ajouta: – «Sois mon fils et défends ton père!»

Narr'Havas eut un grand geste de surprise, puis se jeta sur ses mains, qu'il couvrit de baisers.

Salammbô, calme comme une statue, semblait ne pas comprendre. Elle rougissait un peu, tout en baissant les paupières; ses longs cils recourbés faisaient des ombres sur ses joues.

Hamilcar voulut immédiatement les unir par des fiançailles indissolubles. On mit entre les mains de Salammbô une lance qu'elle offrit à Narr'Havas; on attacha leurs pouces l'un contre l'autre avec une lanière de bœuf, puis on leur versa du blé sur la tête; – et les grains, qui tombaient autour d'eux, sonnèrent comme de la grêle en rebondissant.

XII
L'AQUEDUC

Douze heures après, il ne restait plus des Mercenaires qu'un tas de blessés, de morts et d'agonisants.

Hamilcar, sorti brusquement du fond de la gorge, était redescendu sur la pente occidentale qui regarde Hippo-Zaryte; et, l'espace étant plus large en cet endroit, il avait eu soin d'y attirer les Barbares. Narr'Havas les avait enveloppés avec ses chevaux; le suffète, pendant ce temps-là, les refoulait, les écrasait; ils étaient vaincus d'avance par la perte du zaïmph; ceux mêmes qui ne s'en souciaient avaient senti une angoisse et comme un affaiblissement. Hamilcar, ne mettant pas son orgueil à garder pour lui le champ de bataille, s'était retiré un peu plus loin, à gauche, sur des hauteurs d'où il les dominait.

On reconnaissait la forme des camps à leurs palissades inclinées. Un long amas de cendres noires fumait sur l'emplacement des Libyens; le sol bouleversé avait des ondulations comme la mer; et les tentes, avec leurs toiles en lambeaux, semblaient de vagues navires à demi perdus dans des écueils. Des cuirasses, des fourches, des clairons, des morceaux de bois, de fer et d'airain, du blé, de la paille et des vêtements s'éparpillaient au milieu des cadavres; çà et là quelque phalarique prête à s'éteindre brûlait contre un monceau de bagages; la terre, en de certains endroits, disparaissait sous les boucliers; des charognes de chevaux se suivaient comme une série de monticules; on apercevait des jambes, des sandales, des bras, des cottes de mailles et des têtes dans leurs casques, maintenues par la mentonnière et qui roulaient comme des boules; des chevelures pendaient aux épines; dans des mares de sang, des éléphants, les entrailles ouvertes, râlaient couchés avec leurs tours; on marchait sur des choses gluantes et il y avait des flaques de boue, bien que la pluie n'eût pas tombé.

Cette confusion de cadavres occupait, du haut en bas, la montagne tout entière.

Ceux qui survivaient ne bougeaient pas plus que les morts. Accroupis par groupes inégaux, ils se regardaient, effarés, et ne parlaient pas.

Au bout d'une longue prairie, le lac d'Hippo-Zaryte resplendissait sous le soleil couchant. A droite, de blanches maisons dépassaient une ceinture de murailles; puis la mer s'étalait indéfiniment; – et, le menton dans la main, les Barbares soupiraient en songeant à leurs patries. Un nuage de poudre grise retombait.

Le vent du soir souffla; toutes les poitrines se dilatèrent; à mesure que la fraîcheur augmentait, on pouvait voir la vermine abandonner les morts qui se refroidissaient, et courir sur le sable chaud. Au sommet des grosses pierres, des corbeaux immobiles restaient tournés vers les agonisants.

Quand la nuit fut descendue, des chiens à poil jaune, de ces bêtes immondes qui suivaient les armées, arrivèrent tout doucement au milieu des Barbares. D'abord ils léchèrent les caillots de sang sur les moignons encore tièdes; et bientôt ils se mirent à dévorer les cadavres, en les entamant par le ventre.

Les fugitifs reparaissaient un à un, comme des ombres; les femmes aussi se hasardèrent à revenir, car il en restait encore, chez les Libyens surtout, malgré le massacre effroyable que les Numides en avaient fait.

Quelques-uns prirent des bouts de corde qu'ils allumèrent pour servir de flambeaux. D'autres tenaient des piques entre-croisées. On plaçait dessus les cadavres, et on les transportait à l'écart.

Ils se trouvaient étendus par longues lignes sur le dos, la bouche ouverte, avec leurs lances auprès d'eux; – ou bien ils s'entassaient pêle-mêle, et souvent, pour découvrir ceux qui manquaient, il fallait creuser tout un monceau; puis on promenait la torche sur leur visage, lentement. Des armes hideuses leur avaient fait des blessures compliquées. Des lambeaux verdâtres leur pendaient au front; ils étaient tailladés en morceaux, écrasés jusqu'à la moelle, bleuis sous des strangulations, ou largement fendus par l'ivoire des éléphants. Bien qu'ils fussent morts presque en même temps, des différences existaient dans leur corruption. Les hommes du Nord étaient gonflés d'une bouffissure livide, tandis que les Africains, plus nerveux, avaient l'air enfumés, et déjà se desséchaient. On reconnaissait les Mercenaires aux tatouages de leurs mains; les vieux soldats d'Antiochus portaient un épervier; ceux qui avaient servi en Égypte, la tête d'un cynocéphale; chez les princes de l'Asie, une hache, une grenade, un marteau; dans les Républiques grecques, le profil d'une citadelle ou le nom d'un archonte; – et on en voyait dont les bras étaient couverts entièrement par ces symboles multipliés, qui se mêlaient à leurs cicatrices et aux blessures nouvelles.

Pour les hommes de race latine, les Samnites, les Étrusques, les Campaniens et les Brutiens, on établit quatre grands bûchers.

Les Grecs, avec la pointe de leurs glaives, creusèrent des fosses. Les Spartiates, retirant leurs manteaux rouges, en enveloppèrent les morts; les Athéniens les étendaient la face vers le soleil levant; les Cantabres les enfouissaient sous un monceau de cailloux; les Nasamons les pliaient en deux avec des courroies de bœuf, et les Garamandes allèrent les ensevelir sur la plage, afin qu'ils fussent perpétuellement arrosés par les flots. Les Latins se désolaient de ne pas recueillir leurs cendres dans les urnes; les Nomades regrettaient la chaleur des sables où les corps se momifient, et les Celtes, trois pierres brutes, – sous un ciel pluvieux, au fond d'un golfe plein d'îlots.

Des vociférations s'élevaient suivies d'un long silence. C'était pour forcer les âmes à revenir. Puis la clameur reprenait, à intervalles réguliers, obstinément.

On s'excusait près des morts de ne pouvoir les honorer comme le prescrivaient les rites: car ils allaient, par cette privation, circuler, durant des périodes infinies, à travers toutes sortes de hasards et de métamorphoses; on les interpellait, on leur demandait ce qu'ils désiraient; d'autres les accablaient d'injures pour s'être laissé vaincre.

La lueur des grands bûchers apâlissait les figures exsangues, renversées de place en place sur les débris d'armures; et les larmes excitaient les larmes, les sanglots devenaient plus aigus, les reconnaissances et les étreintes plus frénétiques. Des femmes s'étalaient sur les cadavres, bouche contre bouche, front contre front; il fallait les battre pour qu'elles se retirassent, quand on jetait la terre. Ils se noircissaient les joues; ils se coupaient les cheveux; ils se tiraient du sang et le versaient dans les fosses; ils se faisaient des entailles à l'imitation des blessures qui défiguraient les morts. Des rugissements éclataient à travers le tapage des cymbales. Quelques-uns arrachaient leurs amulettes, crachaient dessus. Les moribonds se roulaient dans la boue sanglante en mordant de rage leurs poings mutilés; et quarante-trois Samnites, tout un printemps sacré, s'entr'égorgèrent comme des gladiateurs. Bientôt le bois manqua pour les bûchers, les flammes s'éteignirent, toutes les places étaient prises; – et, las d'avoir crié, affaiblis, chancelants, ils s'endormirent auprès de leurs frères morts, ceux qui tenaient à vivre pleins d'inquiétudes, et les autres désirant ne pas se réveiller.

Aux blancheurs de l'aube, il parut sur les limites des Barbares des soldats qui défilaient avec des casques levés au bout des piques; en saluant les Mercenaires, ils leur demandaient s'ils n'avaient rien à faire dire dans leurs patries.

D'autres se rapprochèrent, et les Barbares reconnurent quelques-uns de leurs anciens compagnons.

Le suffète avait proposé à tous les captifs de servir dans ses troupes. Plusieurs avaient intrépidement refusé; bien résolu à ne point les nourrir ni à les abandonner au Grand-Conseil, il les avait renvoyés, en leur ordonnant de ne plus combattre Carthage. Quant à ceux que la peur des supplices rendait dociles, on leur avait distribué les armes de l'ennemi; et maintenant ils se présentaient aux vaincus, moins pour les séduire que par un mouvement d'orgueil et de curiosité.

Ils racontèrent les bons traitements du suffète; les Barbares les écoutaient tout en les jalousant, bien qu'ils les méprisassent. Aux premières paroles de reproche, les lâches s'emportèrent; de loin ils leur montraient leurs propres épées, leurs cuirasses, et les conviaient avec des injures à venir les prendre. Les Barbares ramassèrent des cailloux; tous s'enfuirent; et l'on ne vit plus au sommet de la montagne que les pointes des lances dépassant le bord des palissades.

Une douleur, plus lourde que l'humiliation de la défaite, accabla les Barbares. Ils songeaient à l'inanité de leur courage. Ils restaient les yeux fixes en grinçant des dents.

La même idée leur vint. Ils se précipitèrent en tumulte sur les prisonniers carthaginois. Les soldats du suffète, par hasard, n'avaient pu les découvrir, et comme il s'était retiré du champ de bataille, ils se trouvaient encore dans la fosse profonde.

On les rangea par terre, dans un endroit aplati. Des sentinelles firent un cercle autour d'eux; et on laissa les femmes entrer, par trente ou quarante successivement. Voulant profiter du peu de temps qu'on leur donnait, elles couraient de l'un à l'autre, incertaines, palpitantes; puis, inclinées sur ces pauvres corps, elles les frappaient à tour de bras comme des lavandières qui battent les linges; en hurlant le nom de leurs époux, elles les déchiraient sous leurs ongles; elles leur crevèrent les yeux avec les aiguilles de leurs chevelures. Les hommes y vinrent ensuite; et ils les suppliciaient depuis les pieds, qu'ils coupaient aux chevilles, jusqu'au front, dont ils levaient des couronnes de peau pour se mettre sur la tête. Les Mangeurs de choses immondes furent atroces dans leurs imaginations. Ils envenimaient les blessures en y versant de la poussière, du vinaigre, des éclats de poteries; d'autres attendaient derrière eux; le sang coulait, et ils se réjouissaient comme font les vendangeurs autour des cuves fumantes.

Mâtho était assis par terre, à la place même où il se trouvait quand la bataille avait fini, les coudes sur les genoux, les tempes dans les mains; il ne voyait rien, n'entendait rien, ne pensait plus.

Aux hurlements de joie que la foule poussait, il releva la tête. Devant lui, un lambeau de toile accroché à une perche, et qui traînait par le bas, abritait confusément des corbeilles, des tapis, une peau de lion. Il reconnut sa tente; – et ses yeux s'attachaient contre le sol comme si la fille d'Hamilcar, en disparaissant, se fût enfoncée sous la terre.

La toile déchirée battait au vent; quelquefois ses longues bribes lui passaient devant la bouche, et il aperçut une marque rouge, pareille à l'empreinte d'une main. C'était la main de Narr'Havas, le signe de leur alliance. Mâtho se leva. Il prit un tison qui fumait encore, et le jeta sur les débris de sa tente, dédaigneusement. Puis, du bout de son cothurne, il repoussait vers la flamme les choses qui débordaient, pour que rien n'en subsistât.

Tout à coup, sans qu'on pût deviner de quel point il surgissait, Spendius parut.

L'ancien esclave s'était attaché contre la cuisse deux éclats de lance; il boitait d'un air piteux, tout en exhalant des plaintes.

« – Retire donc cela, lui dit Mâtho, je sais que tu es un brave!» Car il était si écrasé par l'injustice des Dieux qu'il n'avait plus assez de force pour s'indigner contre les hommes.

Spendius lui fit un signe, et il le mena dans le creux d'un mamelon, où Zarxas et Autharite se tenaient cachés.

Ils avaient fui comme l'esclave, l'un bien qu'il fût cruel, l'autre malgré sa bravoure. Mais qui aurait pu s'attendre, disaient-ils, à la trahison de Narr'Havas, à l'incendie des Libyens, à la perte du zaïmph, à l'attaque soudaine d'Hamilcar, et surtout à ses manœuvres les forçant à revenir dans le fond de la montagne sous les coups immédiats des Carthaginois? Spendius n'avouait point sa terreur et persistait à soutenir qu'il avait la jambe cassée.

Enfin, les trois chefs et le schalischim se demandèrent ce qu'il fallait maintenant décider.

Hamilcar leur fermait la route de Carthage; on était pris entre ses soldats et les provinces de Narr'Havas; les villes tyriennes se joindraient aux vainqueurs; ils allaient se trouver acculés au bord de la mer, et toutes ces forces réunies les écraseraient. Voilà ce qui arriverait immanquablement.

Pas un moyen ne s'offrait d'éviter la guerre. Donc, ils devaient la poursuivre à outrance. Mais, comment faire comprendre la nécessité d'une interminable bataille à tous ces gens découragés et saignant encore de leurs blessures?

« – Je m'en charge!» dit Spendius.

Deux heures après, un homme, qui arrivait du côté d'Hippo-Zaryte, gravit en courant la montagne. Il agitait des tablettes au bout de son bras, et comme il criait très fort, les Barbares l'entourèrent.

Elles étaient expédiées par les soldats grecs de la Sardaigne. Ils recommandaient à leurs compagnons d'Afrique de surveiller Giscon avec les autres captifs. Un marchand de Samos, un certain Hipponax, venant de Carthage, leur avait appris qu'un complot s'organisait pour les faire évader, et on engageait les Barbares à tout prévoir; la République était puissante.

Le stratagème de Spendius ne réussit point comme il l'avait espéré. Cette assurance d'un péril nouveau, loin d'exciter de la fureur, souleva des craintes; et se rappelant l'avertissement d'Hamilcar jeté naguère au milieu d'eux, ils s'attendaient à quelque chose d'imprévu et qui serait terrible. La nuit se passa dans une grande angoisse; plusieurs même se débarrassèrent de leurs armes pour attendrir le suffète quand il se présenterait.

Le lendemain, à la troisième veille du jour, un second coureur parut, encore plus haletant et noir de poussière. Le Grec lui arracha des mains un rouleau de papyrus chargé d'écritures phéniciennes. On y suppliait les Mercenaires de ne pas se décourager; les braves de Tunis allaient venir avec de grands renforts.

Spendius lut d'abord la lettre trois fois de suite; et, soutenu par deux Cappadociens qui le tenaient assis sur leurs épaules, il se faisait transporter de place en place, et la relisait. Pendant sept heures, il harangua.

Il rappelait aux Mercenaires les promesses du Grand-Conseil; aux Africains, les cruautés des intendants; à tous les Barbares, l'injustice de Carthage. La douceur du suffète était un appât pour les prendre. Ceux qui se livreraient, on les vendrait comme des esclaves; les vaincus périraient suppliciés. Quant à s'enfuir, par quelles routes? Pas un peuple ne voudrait les recevoir; tandis qu'en continuant leurs efforts ils obtiendraient à la fois la liberté, la vengeance, de l'argent! Et ils n'attendraient pas longtemps, puisque les gens de Tunis, la Libye entière se précipitait à leur secours. Il montrait le papyrus déroulé: « – Regardez donc! lisez! voilà leurs promesses! Je ne mens pas.»

Des chiens erraient, avec leur museau noir tout plaqué de rouge. Le grand soleil chauffait les têtes nues. Une odeur nauséabonde s'exhalait des cadavres mal enfouis; quelques-uns même sortaient de terre jusqu'au ventre. Spendius les appelait à lui pour témoigner des choses qu'il disait; puis il levait ses poings du côté d'Hamilcar.

Mâtho l'observait d'ailleurs, et, afin de couvrir sa lâcheté, il étalait une colère où peu à peu il se trouvait pris lui-même. En se dévouant aux Dieux, il accumula des malédictions sur les Carthaginois. Le supplice des captifs était un jeu d'enfants. Pourquoi donc les épargner et traîner toujours derrière soi ce bétail inutile! « – Non! il faut en finir! leurs projets sont connus! un seul peut nous perdre! pas de pitié! On reconnaîtra les bons à la vitesse des jambes et à la force du coup.»

Ils retournèrent sur les captifs. Plusieurs râlaient encore; on les acheva en leur enfonçant le talon dans la bouche, ou bien on les poignardait avec la pointe d'un javelot.

Ensuite ils songèrent à Giscon. Nulle part on ne l'apercevait; une inquiétude les troubla. Ils voulaient tout à la fois se convaincre de sa mort et y participer. Trois pasteurs samnites le découvrirent à quinze pas de l'endroit où s'élevait naguère la tente de Mâtho. Ils le reconnurent à sa longue barbe, et ils appelèrent les autres.

Étendu sur le dos, les bras contre les hanches et les genoux serrés, il avait l'air d'un mort disposé pour le sépulcre. Cependant ses côtes maigres s'abaissaient et remontaient, et ses yeux, largement ouverts au milieu de sa figure toute pâle, regardaient d'une façon continue et intolérable.

Les Barbares le considérèrent avec un grand étonnement. Depuis le temps qu'il vivait dans la fosse, on l'avait presque oublié; gênés par de vieux souvenirs, ils se tenaient à distance et n'osaient porter la main sur lui.

Mais ceux qui étaient par derrière murmuraient et se poussaient, quand un Garamante traversa la foule; il brandissait une faucille; tous comprirent sa pensée; leurs visages s'empourprèrent, et, saisis de honte, ils hurlaient: « – Oui! oui!»

L'homme au fer recourbé s'approcha de Giscon. Il lui prit la tête, et, l'appuyant sur son genou, il la sciait à coups rapides; elle tomba; deux gros jets de sang firent un trou dans la poussière. Zarxas avait sauté dessus, et, plus léger qu'un léopard, il courait vers les Carthaginois.

Quand il fut aux deux tiers de la montagne, il retira de sa poitrine la tête de Giscon en la tenant par la barbe, il tourna son bras rapidement plusieurs fois, – et la masse, enfin lancée, décrivit une longue parabole et disparut derrière le retranchement punique.

Bientôt se dressèrent au bord des palissades deux étendards entre-croisés, signe convenu pour réclamer les cadavres.

Alors quatre hérauts, choisis sur la largeur de leur poitrine, s'en allèrent avec de grands clairons; et, parlant dans les tubes d'airain, ils déclarèrent qu'il n'y avait plus désormais, entre les Carthaginois et les Barbares, ni foi, ni pitié, ni dieux, qu'ils se refusaient d'avance à toutes les ouvertures et que l'on renverrait les parlementaires avec les mains coupées.

Immédiatement après, on députa Spendius à Hippo-Zaryte afin d'avoir des vivres; la cité tyrienne leur en envoya le soir même. Ils mangèrent avidement. Quand ils furent réconfortés, ils ramassèrent bien vite les restes de leurs bagages et leurs armes rompues; les femmes se tassèrent au centre; et, sans souci des blessés pleurant derrière eux, ils partirent par le bord du rivage, à pas rapides, comme un troupeau de loups qui s'éloignent.

Ils marchaient sur Hippo-Zaryte, décidés à la prendre, car ils avaient besoin d'une ville.

Hamilcar, en les apercevant au loin, eut un désespoir, malgré l'orgueil qu'il sentait à les voir fuir devant lui. Il aurait fallu les attaquer tout de suite avec des troupes fraîches. Encore une journée pareille, et la guerre était finie! Si les choses traînaient, ils reviendraient plus forts; les villes tyriennes se joindraient à eux; sa clémence envers les vaincus n'avait servi de rien. Il prit la résolution d'être impitoyable.